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Vies des hommes illustres/Comparaison d’Aristide et de Marcus Caton

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Traduction par Alexis Pierron.
Charpentier (Volume 2p. 268-275).


COMPARAISON
D’ARISTIDE ET DE MARCUS CATON.


Nous avons raconté de ces deux hommes tout ce qui était digne de mémoire ; or, maintenant, si nous comparons la vie entière de l’un à toute la vie de l’autre, la différence n’est pas facile à saisir, effacée qu’elle est par une foule de traits de ressemblance. Mais si l’on veut établir le parallèle sur les points de détail, comme on fait pour juger un poëme ou une peinture, ce qu’ils ont de commun l’un et l’autre, c’est que, sans aucun secours étranger, ils se sont avancés dans les fonctions publiques et dans les honneurs par leur vertu et leur capacité. Mais Aristide, ce semble, s’illustra dans un temps où Athènes n’était pas encore bien puissante, et où les démagogues et les généraux qui pouvaient être ses concurrents, étaient tous réduits à peu près à la même médiocrité de fortune ; car les citoyens de la première classe n’avaient que cinq cents médimnes de revenu[1] ; les chevaliers, qui composaient la seconde, en avaient trois cents ; et les citoyens de la troisième, qu’on nommait zeugites, deux cents. Au contraire, lorsque Caton, sorti d’une petite ville et d’une condition rustique, se jeta dans le gouvernement de Rome, comme dans une mer sans rivage, cette ville n’était plus gouvernée par des Curius, des Fabricius, des Hostilius ; elle n’appelait plus de la charrue et du hoyau à la tribune, des citoyens pauvres et vivant du travail de leurs mains, pour en faire ses magistrats et ses chefs. Déjà elle avait pris l’habitude de regarder à la noblesse des familles, à la richesse, aux distributions d’argent, aux sollicitations et aux brigues : fière de ses succès et de sa puissance, elle traitait avec une hauteur insultante ceux qui aspiraient aux charges publiques. C’était chose bien différente d’avoir à lutter contre Thémistocle, homme d’une naissance commune et d’une fortune médiocre, car tout son bien, quand il commença à mettre la main aux affaires, ne montait, dit-on, qu’à cinq ou même à trois talents[2] ; ou d’avoir à disputer le premier rang à des Scipion l’Africain, à des Servilius Galba, à des Quintius Flamininus, sans autre secours qu’une voix qui plaidait franchement et sans détour pour le parti de la justice.

Aristide, aux batailles de Marathon et de Platée, n’était qu’un des dix généraux de la Grèce ; Caton fut élu l’un des deux consuls, quoiqu’il eût un grand nombre de concurrents ; puis l’un des deux censeurs, ayant été préféré à sept autres candidats, tous des plus illustres familles, et les premiers de la ville. Aristide, dans aucune de ses victoires, n’obtint les premiers honneurs : à Marathon, Miltiade remporta le prix de la valeur ; à Salamine, Thémistocle ; et c’est à Pausanias, suivant Hérodote, qu’on dut la glorieuse victoire de Platée. Le second prix fut même disputé à Aristide par les Sophanès, les Aminias, les Callimaque et les Cynégire, qui se signalèrent dans ces combats. Caton, au contraire, non-seulement dans la guerre d’Espagne, pendant son consulat, surpassa tous les autres capitaines en courage et en prudence, mais aux Thermopyles, simple tribun des soldats, et sous les ordres d’un consul, il eut tout l’honneur de la victoire : il ouvrit aux Romains, pour atteindre Antiochus, une large voie à travers les défilés, et vint par les derrières attaquer le roi, qui ne songeait qu’aux ennemis qu’il avait en face. Cette victoire, qui fut évidemment l’ouvrage de Caton, chassa l’Asie de la Grèce, et en fraya, par suite, le chemin à Scipion[3].

Ainsi, tous les deux ils ont été invincibles à la guerre ; mais, dans le gouvernement, Aristide succomba aux intrigues de Thémistocle, qui le fit bannir par l’ostracisme. Caton, au contraire, ayant pour rivaux presque tous les plus puissants personnages et les plus considérables de Rome, et soutenant la lutte, comme un athlète, jusque dans une extrême vieillesse, se maintint toujours inébranlable. Souvent accusé, souvent accusateur devant le peuple, il fit condamner plusieurs de ses adversaires, et ne fut jamais condamné lui-même. Le rempart qui protégea sa vie, l’instrument qui fit ses succès, ce fut son éloquence : il lui dut, à mon avis, bien plus qu’à la Fortune ou à son bon Génie, la gloire de conserver jusqu’au bout sa dignité sans atteintes. Oui, c’est un glorieux témoignage qu’Antipater a rendu à Aristote, quand il a écrit, après la mort de ce philosophe, qu’il possédait, outre ses qualités, le talent de la persuasion. La vertu politique est, de l’aveu de tous, la plus parfaite que l’homme puisse posséder ; et c’est une opinion presque générale que l’économie n’en est pas une des moindres parties. En effet, la cité n’est qu’un assemblage de maisons, un tout formé de plusieurs parties ; la chose publique tire donc sa force des facultés particulières des citoyens. Lycurgue lui-même, en bannissant de Sparte l’or et l’argent, pour les remplacer par une monnaie de fer altérée au feu, ne voulut point par là interdire l’économie à ses concitoyens : il ne fit que supprimer le luxe, la corruption et l’orgueil, effets ordinaires de la richesse ; mais il mit ses soins prévoyants, autant que pas un législateur au monde, à faire jouir en abondance tous les citoyens des choses nécessaires et utiles ; car ce qu’il redoutait pour la république, c’était bien plus un homme pauvre, sans feu ni lieu, qu’un citoyen opulent et superbe. Or, Caton n’administra pas moins bien, ce semble, sa maison que la république ; car il augmenta son bien et enseigna aux autres l’économie et l’agriculture, dans les ouvrages où il a rassemblé sur ces objets une foule d’observations utiles. Pour Aristide, il a, par sa pauvreté, diffamé la justice même ; il a donné à croire qu’elle est la ruine des familles, la source de l’indigence, et qu’elle sert aux étrangers plutôt qu’à ceux qui la possèdent. Et pourtant Hésiode nous exhorte souvent à la justice et à l’économie, et il blâme la paresse, comme la source de l’injustice. Homère a dit sagement[4] :

… Ce que j’aimais, ce n’était ni le travail,
Ni ce soin de notre avoir, qui fournit à l’entretien de beaux enfants ;
J’aimais de tout temps les navires s’élançant sous l’effort des rames,
Et la guerre, et les javelots au bois poli, et les flèches ;

faisant entendre que ceux qui négligent leurs affaires domestiques s’enrichissent d’ordinaire par des voies injustes. Les médecins disent que l’huile est bonne aux parties extérieures du corps, et nuit aux parties intérieures : on ne peut pas dire de même de l’homme juste, qu’utile aux autres, il n’a soin ni de lui-même ni de ce qui est à lui. Par conséquent, la vertu politique d’Aristide a, de ce côté, quelque chose de défectueux, s’il est vrai, comme on le dit généralement, qu’il ne laissa pas de quoi doter ses filles et se faire enterrer lui-même. La maison de Caton a fourni à Rome, jusqu’à la quatrième génération, des généraux et des consuls ; ses petits-fils et ses arrière-petits-fils furent revêtus des dignités les plus considérables ; tandis que les descendants de cet Aristide qui avait tenu le premier rang dans la Grèce se virent réduits, par l’excès de leur indigence, les uns à se faire interprètes de songes, les autres à vivre d’aumônes publiques, et que nul d’entre eux ne fit jamais ni ne pensa rien de grand, et qui répondît à la réputation de leur illustre aïeul.

Mais ce point pourrait être sujet à la contestation. En effet, la pauvreté n’est pas honteuse par elle-même, mais uniquement là où elle est une preuve de paresse, d’intempérance, de prodigalité et de folie : chez un homme sage, laborieux, juste, courageux, qui, dans l’administration publique, fasse paraître toutes les vertus, la pauvreté n’est que la marque d’un esprit élevé et d’un cœur magnanime. Il est impossible de faire de grandes choses, quand la pensée est toute à des choses mesquines ; ou de secourir les autres dans leurs besoins, quand on a soi-même des besoins de toute sorte. Une grande provision pour bien gouverner, ce n’est pas la richesse, mais la modération dans nos désirs : quand on sait se passer du superflu, on peut se livrer sans distraction au soin des affaires publiques. Dieu seul n’a absolument besoin de rien : la vertu humaine qui sait réduire le plus ses besoins, est donc la plus parfaite et la plus divine. Un corps bien constitué n’a besoin ni d’habits ni d’aliments superflus ; de même une vie et une maison saines s’entretiennent par les choses les plus communes. En général, il faut que notre avoir soit proportionné à nos besoins ; celui qui amasse beaucoup et dépense peu n’a donc pas ce qui lui suffit : s’il ne dépense pas ce qu’il possède, parce qu’il n’en a ni le besoin ni le désir, c’est folie ; s’il en a le désir, et qu’il se prive de jouir par avarice, c’est misère.

Du reste, j’adresserais volontiers à Caton une demande. Si la richesse est faite pour qu’on en jouisse, pourquoi se vante-t-il, ayant amassé une grande fortune, de savoir se contenter de peu ? Mais s’il est beau, comme je n’en doute pas, de manger du pain le plus commun, de boire le même vin que ses ouvriers et ses domestiques, de n’avoir besoin ni d’étoffes de pourpre ni de maisons crépies à la chaux, alors ni Aristide, ni Épaminondas, ni Manius Curius, ni Caïus Fabricius n’ont en rien manqué à leur devoir, quand ils ont négligé d’acquérir des biens dont ils n’estimaient pas l’usage. Car, un homme qui trouvait les raves le meilleur des mets, et qui les faisait cuire lui-même, tandis que sa femme pétrissait son pain, un tel homme n’avait que faire de se tant tourmenter pour un as, ni d’écrire dans un livre par quelle industrie on peut s’enrichir le plus vite. C’est un grand bien que la simplicité qui se borne au nécessaire, parce qu’elle ôte à la fois et le désir et le souci du superflu. De là le mot qu’on attribue à Aristide dans l’affaire de Callias : « On ne doit, dit-il, rougir de la pauvreté que lorsqu’elle est forcée ; mais ceux qui sont, comme moi, pauvres volontairement, doivent s’en glorifier. » Aussi bien serait-il ridicule d’attribuer à la paresse la pauvreté d’Aristide, quand il lui était si facile de s’enrichir, sans rien faire de honteux, en dépouillant seulement un Barbare, ou en prenant une tente des vaincus. Mais en voilà assez sur ce point.

Quant aux expéditions qu’ils ont commandées, celles de Caton ajoutèrent bien peu à la grandeur d’une puissance déjà prodigieuse ; tandis que celles d’Aristide offrent les victoires les plus belles, les plus éclatantes et les plus décisives qu’aient remportées les Grecs : Marathon, Salamine et Platée. Il ne serait pas juste non plus, à coup sûr, de comparer Antiochus à Xerxes, ni ces villes d’Espagne démantelées par Caton, à tant de milliers de Perses qui périrent sur terre et sur mer. Aristide, dans ces batailles, ne le céda à personne en courage ; mais la gloire et les couronnes, il les abandonna, comme aussi l’or et les autres richesses des vaincus, à ceux qui en avaient plus besoin que lui, parce qu’il était supérieur à tous ses rivaux.

Je ne blâmerai pas Caton de se vanter sans cesse, et de se mettre au-dessus de tous les Romains, encore qu’il dise lui-même, dans un de ses écrits, qu’il est aussi ridicule de se louer soi-même que de se blâmer. Mais celui qui se loue lui-même à tout propos me paraît d’une vertu moins parfaite que celui qui n’a pas même besoin de la louange des autres. La modestie ne sert pas médiocrement à introduire la mansuétude dans les transactions politiques ; au contraire, l’orgueil rend difficile, c’est une source d’envie ; et l’orgueil n’entra jamais un instant dans l’âme d’Aristide, tandis que Caton y fut très-sujet. Aristide, en favorisant les plus grandes entreprises de Thémistocle, en servant, pour ainsi dire, de satellite à son autorité militaire, releva la prospérité d’Athènes ; et il ne tint pas à Caton qu’en se déclarant l’ennemi de Scipion il n’empêchât et ne fît manquer cette expédition contre les Carthaginois qui abattit l’invincible Annibal : il finit même, à force de soulever contre Scipion de nouveaux soupçons et de nouvelles calomnies, par le chasser de la ville ; et il fit condamner son frère sous l’accusation du crime honteux de péculat.

La tempérance, que Caton a relevée si souvent par tant d’éloges et de si magnifiques, Aristide la conserva toujours pure et entière ; mais ce second mariage de Caton, si indigne de lui, si peu convenable à son âge, a répandu sur lui, à cet endroit, une tache assez grande, et non sans raison. En effet, si vieux, et lorsqu’il avait chez lui un fils et une bru, épouser la fille d’un appariteur, d’un homme qui servait en public pour un salaire, c’est manquer à toute bienséance. Qu’il l’ait fait par volupté ou par colère, et pour se venger du mépris de son fils pour la femme avec laquelle il vivait, il y a de la honte et à l’action et au prétexte. Sa réponse ironique à son fils était destituée de toute vérité. S’il voulait avoir d’autres enfants aussi vertueux que celui-là, il devait prendre femme dans une noble famille, et s’y décider beaucoup plus tôt, et non point se contenter d’un commerce illicite, tant qu’il put le tenir caché, et, quand il fut découvert, choisir pour beau-père un homme qui ne pouvait le refuser pour gendre, et non un homme dont l’alliance lui fût honorable.


  1. Voyez la Vie de Solon dans le premier volume.
  2. Trente mille ou dix-huit mille francs environ de notre monnaie.
  3. Lucius, surnommé l’Asiatique.
  4. Odyssée, XV, 222.