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Vies des hommes illustres/Comparaison de Cimon et de Lucullus

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Traduction par Alexis Pierron.
Charpentier (Volume 3p. 101-106).
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COMPARAISON
DE
CIMON ET DE LUCULLUS.


On peut regarder comme un des plus grands bonheurs de Lucullus d’être mort avant la révolution que les destins préparaient à la république par les guerres civiles, et d’avoir fini sa vie dans un pays malade, il est vrai, mais du moins encore libre. Voilà ce qu’il eut particulièrement de commun avec Cimon ; car Cimon, lui aussi, mourut avant les troubles qui agitèrent la Grèce, et pendant qu’elle était dans un état florissant. Du reste, il mourut dans son camp, en faisant les fonctions de général, et non point dégoûté des affaires et oisif, en homme qui cherche le prix de ses travaux, de ses conquêtes et de ses trophées, dans les festins et les débauches ; comme Orphée, dont Platon se moque, ne promet à ceux qui ont bien vécu d’autre récompense, dans les enfers, qu’une ivresse perpétuelle[1]. Sans doute le repos, la tranquillité, l’étude des lettres, où il y ait instruction jointe au plaisir, sont, pour un vieillard obligé de renoncer à la guerre et aux affaires publiques, la consolation la plus honorable. Mais, de ne donner d’autre fin à ses belles actions que la volupté, de ne quitter les travaux de la guerre et le commandement des armées que pour passer le reste de sa vie dans les fêtes de Vénus, dans les jeux et la mollesse, c’est se rendre peu digne de cette célèbre Académie, c’est se comporter non en émule de Xénocrate[2] mais en homme qui se laisse aller aux séductions d’Épicure.

Ce qui rend bien étonnante cette différence entre Cimon et Lucullus, c’est que la jeunesse du premier se montre à nous répréhensible et déréglée, et que celle de l’autre fut sage et tempérante. Or, celui qui change en mieux est préférable ; car le meilleur naturel est celui en qui le vice vieillit avec l’âge, tandis que la vertu rajeunit. Enrichis l’un et l’autre par les mêmes moyens, ils ne firent pas le même usage de leurs richesses : il serait injuste en effet de comparer à la muraille que Cimon fit bâtir au midi de la ville, de l’argent qu’il avait apporté de ses expéditions, les maisons de plaisance, les belvédères entourés d’eau, que Lucullus éleva dans Naples, des dépouilles conquises sur les Barbares. Il ne faut pas non plus mettre en parallèle la table de Cimon avec celle de Lucullus ; une table populaire, dressée par l’humanité, avec une table somptueuse et digne d’un satrape. La première, au moyen d’une faible dépense, nourrissait chaque jour une foule d’indigents ; l’autre, avec des trésors énormes, ne fournissait qu’au luxe de quelques voluptueux. On dira peut-être que c’est le temps qui a mis entre eux cette différence dans leur conduite ; car on ne sait pas si Cimon, après les exploits qui l’ont illustré à la tête des armées, passant à une vieillesse paisible, loin des guerres et de l’administration des affaires, ne se serait pas abandonné, plus encore que Lucullus, à une vie de luxe et de voluptés. Il aimait naturellement le vin, les fêtes, les assemblées, et il avait été fort décrié, comme je l’ai dit, par son penchant pour les femmes. Mais les succès dans les entreprises difficiles et dans les combats, portent en eux des plaisirs d’un autre genre, qui ôtent aux caractères ambitieux, et nés pour gouverner les affaires politiques, le temps et le désir de se livrer aux passions vicieuses. Que si donc Lucullus eût fini sa vie au milieu des combats et à la tête des armées, le censeur le plus sévère, le critique le plus pointilleux ne trouverait pas en lui, ce me semble, matière à blâmer.

Voilà pour la conduite qu’ils ont menée.

Quant au mérite militaire, on ne peut disconvenir qu’ils ne se soient également distingués l’un et l’autre et sur terre et sur mer. Mais, comme entre les athlètes ceux qui ont vaincu en un même jour à la lutte et au pancrace, sont, suivant une certaine coutume, proclamés vainqueurs par excellence ; de même Cimon, qui, dans un seul jour couronna la Grèce du double trophée de la victoire terrestre et de la victoire navale, mérite quelque prééminence entre les généraux. Ajoutons que Lucullus reçut de sa patrie le commandement, tandis que Cimon le donna à la sienne. Le premier trouva Rome imposant des lois à ses alliés, et étendit son empire par de nouvelles conquêtes ; Cimon, au contraire, trouva Athènes marchant sous des lois étrangères, et il la rendit triomphante et de ses amis et de ses alliés ; il força les Perses vaincus d’abandonner l’empire de la mer, et obtint de Lacédémone le renoncement volontaire à ses prétentions de ce côté.

Si le plus grand talent d’un général c’est d’obtenir l’obéissance par l’affection qu’il inspire, Lucullus fut méprisé de ses soldats, tandis que Cimon fut admiré des alliés : l’un se vit abandonné de ses propres troupes ; l’autre gagna à son parti les étrangers mêmes. L’un retourna dans son pays, délaissé par ceux-là même qu’il commandait à son départ ; l’autre, parti avec des troupes qu’il devait soumettre, ainsi que lui-même, aux ordres d’autrui, revint à leur tête, affranchi de toute sujétion, après avoir assuré à son pays trois choses les plus difficiles du monde : la paix avec les ennemis, l’empire sur les alliés, et la bonne intelligence avec les Lacédémoniens. Tous deux entreprirent de renverser de grands empires, et de subjuguer l’Asie entière ; mais ils laissèrent imparfaite l’exécution de leurs desseins : l’un par la jalousie de la Fortune, car il mourut en commandant les armées, et au milieu des succès ; l’autre n’est pas tout à fait exempt du reproche d’avoir causé lui-même son malheur, soit qu’il ait ignoré, ou qu’il n’ait pas su guérir les mécontentements et les plaintes de son armée ; par suite de quoi il se vit en butte à d’implacables haines. Au reste, cette disgrâce lui est commune avec Cimon : souvent cité en justice par ses concitoyens, Cimon finit par être condamné à l’ostracisme : ils voulaient, dit Platon, être dix ans sans entendre sa voix[3]. En effet, les partisans de l’aristocratie sont rarement agréables au peuple : obligés d’employer souvent la contrainte pour le redresser, ils lui causent de cuisants déplaisirs, comme font les bandages dont se servent les médecins pour remettre les articulations disloquées. Mais peut-être n’en faut-il imputer la faute ni à l’un ni à l’autre.

Lucullus s’avança, les armes à la main, bien plus loin que Cimon : le premier des Romains il franchit le Taurus avec une armée ; il traversa le Tigre, prit et brûla, sous les yeux mêmes de leurs rois, les villes royales de l’Asie, Tigranocertes, Cabires, Sinope et Nisibe ; il soumit, avec le secours des rois arabes, dont il avait gagné l’affection, les provinces du nord jusqu’au Phase, celles du levant jusqu’à la Médie, et celles du midi jusqu’à la mer Rouge. Il terrassa la puissance des rois, et il ne lui manqua que de s’être emparé de leurs personnes ; mais ils s’étaient enfuis, comme des bêtes sauvages, dans des déserts inaccessibles et des forêts impénétrables. Une preuve sensible de la supériorité de Lucullus sous ce rapport, c’est que les Perses, comme s’ils n’avaient rien souffert de la part de Cimon, se mirent, aussitôt après sa mort, en bataille contre les Grecs, les défirent en Égypte, et taillèrent en pièces la plus grande partie de leur armée, au lieu que Tigrane et Mithridate, après les exploits de Lucullus, restèrent réduits à l’impuissance. Le dernier, affaibli déjà et presque détruit par ses défaites précédentes, n’osa pas même une seule fois montrer ses troupes à Pompée hors de leurs retranchements, et s’enfuit dans le Bosphore, où il mourut. Tigrane, nu et sans armes, se prosterne devant Pompée ; il s’arrache le diadème de la tête, et le dépose aux pieds de Pompée ; il le flatte par le don d’un ornement qui ne lui appartenait plus, et qui était dû au triomphe de Lucullus. Aussi témoigna-t-il sa joie lorsque Pompée lui rendit ces insignes de la royauté : preuve qu’il avait perdu le droit de les porter. Celui-là donc doit être réputé meilleur général comme meilleur athlète, qui a livré son adversaire plus faible à qui le doit combattre après lui.

Ajoutons que Cimon trouva la puissance du roi tout harassée, et la fierté des Perses ravalée par de grandes défaites, par les déroutes que leur avaient fait essuyer Thémistocle, Pausanias et Léothychide. Il lui fut aisé, en attaquant alors, d’abattre les corps de ceux dont les âmes étaient déjà d’avance vaincues et défaites. Au contraire, Lucullus rencontra dans Tigrane un ennemi invaincu, et dont plusieurs victoires avaient enflé le courage. Si nous comptons le nombre des ennemis, on ne saurait comparer ceux que défit Cimon avec ceux que Lucullus eut en tête.

Par conséquent, à tout peser, il n’est pas facile de prononcer lequel des deux mérite la préférence. La divinité même semble les avoir traités l’un et l’autre avec une égale bienveillance, avertissant l’un de ce qu’il devait faire, l’autre de ce qu’il devait éviter. De sorte qu’ils ont été déclarés, par le suffrage des dieux mêmes, hommes de bien l’un et l’autre, et qui tenaient de la nature divine.




  1. Platon, au deuxième livre de la République, se moque des rêveries d’Hésiode, d’Homère, de Musée sur le bonheur des morts ; mais il ne nomme point Orphée.
  2. Disciple de Platon, fameux par sa tempérance et l’austérité de ses mœurs.
  3. C’est dans le Gorgias que Platon s’exprime ainsi.