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Vies des hommes illustres/Othon

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Traduction par Alexis Pierron.
Charpentier (Volume 4p. 649-669).
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OTHON[1].


(De l’an 32 à l’an 69 après J.-C.)

Le lendemain, au point du jour, le nouvel empereur se rendit au Capitole. Là, après avoir offert un sacrifice, il se fit amener Marius Celsus : il l’accueillit favorablement, lui parla avec bonté, et l’exhorta à oublier la cause de sa détention, plutôt que de se souvenir de sa délivrance. Celsus, sans montrer ni bassesse ni ingratitude, répondit à Othon que le crime même dont on l’accusait ne pouvait que lui faire honneur, puisqu’on lui reprochait uniquement sa fidélité à Galba, auquel il n’avait eu jamais d’obligations particulières. L’assemblée tout entière applaudit aux discours de l’un et de l’autre ; et les gens de guerre eux-mêmes en furent satisfaits. Dans le Sénat, Othon parla avec autant de douceur que de popularité : il partagea le temps qui lui restait de son consulat avec Verginius Rufus, et maintint dans la dignité de consul tous ceux que Néron et Galba avaient désignés. Il honora du sacerdoce ceux que leur âge et leur réputation en rendaient dignes ; et il rendit aux sénateurs qui avaient été bannis sous Néron la portion de leurs biens qui n’avait point été vendue et qu’on avait retrouvée. Cette conduite rassura les premiers et les principaux personnages, qui, auparavant, saisis de crainte, regardaient Othon moins comme un homme que comme une furie ou un démon exterminateur qui venait fondre sur l’empire ; et ils conçurent de douces espérances d’un règne qui commençait sous de tels auspices.

Mais rien ne plut tant aux Romains, et ne contribua davantage à lui gagner leur affection, que sa conduite envers Tigellinus. Ce scélérat était déjà assez puni par la crainte où il était sans cesse d’un châtiment que la ville demandait comme une dette publique, et par les maladies incurables dont son corps était attaqué. Les débauches infâmes, les dissolutions impies auxquelles il se livrait avec de viles prostituées, et après lesquelles son incontinence désordonnée le faisait toujours courir, même dans les bras de la mort, étaient, aux yeux des gens sages, le plus cruel supplice qu’il pût endurer, et pire mille fois que la mort ; mais, néanmoins, on s’affligeait de voir jouir de la lumière du soleil un misérable qui en avait privé tant et de si grands hommes. Ce fut dans sa maison de plaisance, auprès de Sinuesse[2], où il se tenait avec des vaisseaux prêts pour la fuite, qu’Othon l’envoya prendre. D’abord Tigellinus tâcha de gagner à prix d’argent celui qui était chargé de l’ordre d’Othon, afin qu’il lui permît de fuir ; mais, n’ayant pu y parvenir, il ne laissa pas de lui faire des présents, et le pria de lui donner le temps de se raser, ce que l’autre lui accorda : alors, saisissant un rasoir, il se coupa la gorge.

Othon, après avoir donné au peuple cette juste satisfaction, oublia tout ressentiment particulier. Pour complaire à la multitude, il consentit d’abord à ce qu’on l’appelât Néron dans les théâtres. Il n’empêcha même pas qu’on relevât publiquement des statues de Néron ; et Claudius Rufus[3] rapporte que les lettres patentes qui furent envoyées en Espagne pour les commissions des courriers portaient le beau nom de Néron joint à celui d’Othon, mais qu’Othon, s’étant aperçu du déplaisir qu’en éprouvaient les plus gens de bien de Rome, avait cessé de le prendre.

Othon commençait ainsi à établir son empire, lorsque les soldats cherchèrent à l’inquiéter : sans cesse ils l’exhortaient à se tenir sur ses gardes, à éloigner de sa personne les hommes de marque, et à se défier d’eux, soit que l’affection qu’ils avaient pour Othon leur fit craindre pour ses jours, soit qu’ils ne cherchassent qu’un prétexte pour causer du trouble et des séditions. L’empereur avait ordonné à Crispinus de lui amener d’Ostie[4] la dix-septième cohorte, qui y était en garnison. Crispinus commençait, avant le jour, à faire charger les armes sur des chariots, lorsque les plus audacieux d’entre les soldats se mirent à crier qu’il n’était venu auprès d’eux que dans de mauvais desseins ; que le Sénat méditait quelque changement, et que ces armes étaient, non point pour César, mais contre César. Ces propos animent et irritent la plupart des soldats : les uns courent aux chariots et les arrêtent ; les autres se jettent sur les centurions, en tuent deux, et avec eux Crispinus lui-même, qui voulait s’opposer à cette violence ; puis, prenant leurs armes et s’encourageant mutuellement à voler au secours de l’empereur, ils marchent droit à Rome. Ils apprennent en arrivant que quatre-vingts sénateurs soupaient chez l’empereur : ils courent au palais, disant que c’était une occasion favorable pour exterminer d’un seul coup tous les ennemis de César.

La ville, menacée du pillage, était dans une mortelle inquiétude, et dans le palais on ne faisait qu’aller et venir ; Othon lui-même était dans la plus grande perplexité : il tremblait pour les sénateurs, et les sénateurs ne redoutaient que lui-même. Il les voyait muets, les yeux fixés sur sa personne, et plusieurs d’entre eux d’autant plus effrayés qu’ils avaient amené leurs femmes à ce souper. Alors Othon envoie les capitaines des gardes prétoriennes parler aux soldats et tâcher de les adoucir ; puis, faisant lever de table les convives, il les fait sortir du palais par une porte dérobée. Ils étaient à peine dehors que les soldats entrent dans la salle, demandant où étaient les ennemis de César. Othon se lève aussitôt de dessus son lit, leur parle longtemps pour les apaiser, n’épargnant ni prières ni larmes : il fit tant qu’il finit par les renvoyer.

Le lendemain, après avoir fait distribuer à chacun douze cent cinquante drachmes[5], Othon se rendit au camp ; et là, ayant loué les soldats de leur zèle et de l’affection qu’ils lui avaient témoignée, il dit qu’il s’en trouvait parmi eux dont les intentions n’étaient point pures, et qui faisaient calomnier la fidélité de leurs compagnons ; puis il les pria d’entrer dans son ressentiment, et de l’aider à les punir. Tous applaudirent à son discours, et le pressèrent de châtier les coupables ; mais Othon n’en fit arrêter que deux, à la punition desquels personne ne s’intéressait, après quoi il s’en retourna au palais.

Ceux qui aimaient Othon, et dont il avait gagné la confiance, s’émerveillaient de ce changement ; mais les autres étaient persuadés qu’il ne faisait qu’obéir à la nécessité des conjonctures, et qu’il flattait ainsi le peuple, à cause de la guerre dont il se voyait menacé. Déjà il avait appris que Vitellius avait pris le titre et les marques de la dignité impériale ; et chaque jour de nouveaux courriers venaient lui annoncer l’accroissement du parti de Vitellius. D’un autre côté, Othon apprenait que les armées de Pannonie, de Dalmatie et de Mésie, avec leurs généraux, s’étaient déclarées pour lui. Vers le même temps, il reçut des lettres très-satisfaisantes de Mucianus et de Vespasien, lesquels commandaient chacun une puissante armée, l’un en Syrie, l’autre en Judée. Ces nouvelles lui rendirent la confiance ; et il écrivit à Vitellius pour lui offrir, s’il voulait renoncer à ses vues ambitieuses, une somme d’argent considérable, et la propriété d’une ville, où il pourrait couler en paix une vie tranquille et douce. Mais Vitellius lui fit une réponse moqueuse, quoiqu’en termes couverts ; et bientôt après, s’étant aigris l’un l’autre, ils s’écrivirent réciproquement des injures, des railleries et des paroles outrageantes ; jusque-là qu’ils se reprochèrent, avec une ridicule folie, mais non sans vérité, les vices qui leur étaient communs, tels que la débauche, la mollesse, l’inexpérience dans la guerre, leur pauvreté passée et leurs dettes immenses ; et il était difficile de décider lequel des deux, sous tous ces rapports, avait l’avantage sur l’autre.

Cependant on annonça des signes et des prodiges : la plupart, à la vérité, étaient incertains et non avoués ; mais on vit, dans le Capitole, une Victoire montée sur un char laisser échapper ses rênes, comme étant impuissante à les retenir. Et dans l’île du Tibre[6], une statue de Caïus César, sans tremblement de terre, ni tourbillon de vent, se tourna tout à coup de l’occident à l’orient. Un pareil prodige arriva, dit-on, à l’époque où Vespasien prit ouvertement le titre d’empereur. Le débordement du Tibre qui survint alors fut regardé généralement comme un mauvais présage, bien que l’on fût dans la saison où les rivières grossissent, car jamais il n’avait été si enflé, ni fait d’aussi grands ravages. Il submergea une grande partie de la ville, et surtout le marché au blé, de sorte que la famine fut pendant plusieurs jours dans Rome.

Sur ces entrefaites, on apprit que Valens et Cécina, tous deux généraux de Vitellius, s’étaient emparés des sommets des Alpes ; et, dans Rome, Dolabella, personnage de noble famille, fut soupçonné par les cohortes prétoriennes de tramer quelque nouveauté. L’empereur, soit qu’il craignît Dolabella ou quelque autre, l’envoya à Aquinum[7] en l’assurant qu’il n’y serait point troublé. Ensuite il choisit les personnages considérables qui devaient l’accompagner à l’expédition contre Vitellius : de ce nombre était Lucius, frère de Vitellius, à qui Othon n’augmenta ni ne diminua les honneurs dont il jouissait. L’empereur, après avoir assuré formellement la mère et la femme de Vitellius qu’elles n’avaient rien à craindre pour leurs personnes, remit le gouvernement de Rome aux mains de Flavius Sabinus, frère de Vespasien, soit qu’il le fît pour honorer la mémoire de Néron, qui avait autrefois donné à Sabinus cette charge, que Galba lui avait retirée, soit pour montrer à Vespasien, en élevant Sabinus, son affection et sa confiance. Il s’arrêta à Brixille, ville d’Italie, sur le Pô, et donna la conduite de son armée aux généraux Marius Celsus, Suétonius Paulinus, Gallus et Spurina, tous personnages de grande réputation, mais qui ne purent venir à bout de suivre le plan de campagne qu’ils s’étaient fait, à cause de l’insolence et de l’indiscipline des soldats, lesquels refusèrent de leur obéir, sous prétexte que l’empereur seul avait le droit de les commander, puisque lui seul avait reçu d’eux ce droit.

Il est vrai que les soldats ennemis n’étaient pas dans de meilleures dispositions, ni plus soumis à leurs chefs : ils n’avaient pas moins d’audace et d’insolence que ceux d’Othon, et par les mêmes causes ; mais ils avaient sur ceux-ci l’avantage de l’expérience militaire ; et, accoutumés au travail et aux fatigues, ils ne fuyaient point la peine, tandis que les prétoriens, amollis par l’oisiveté et la vie paisible qu’ils menaient à Rome, dans les théâtres, les assemblées et les spectacles, affectaient de dédaigner les fonctions militaires, non qu’ils manquassent de courage, mais parce qu’ils les regardaient comme indignes d’eux. Spurina, ayant voulu les contraindre, se vit en danger de perdre la vie. Ils l’accablèrent d’injures et d’outrages ; ils l’accusèrent de trahison, et lui reprochèrent de ruiner les affaires de César, en ne profitant point des occasions favorables. Il y en eut même plusieurs qui, étant ivres, allèrent la nuit dans sa tente lui demander un congé, disant qu’ils voulaient aller l’accuser auprès de César. Mais ce qui sauva Spurina et servit aux affaires dans la conjoncture présente, ce furent les affronts auxquels son armée fut en butte à Plaisance. Les troupes de Vitellius, étant allées attaquer cette place, raillèrent amèrement les soldats d’Othon qui étaient sur les murailles : ils les traitaient de comédiens, de danseurs, de spectateurs des jeux pythiques et olympiques ; de gens qui n’avaient aucune expérience des combats et des faits d’armes, et qui regardaient comme un grand exploit d’avoir coupé la tête à un vieillard sans armes (c’était de Galba qu’ils parlaient), mais qui n’avaient jamais eu le courage de se présenter en bataille devant des hommes. Ces paroles offensantes les piquèrent tellement, qu’ils allèrent se jeter aux pieds de Spurina, pour le conjurer de se servir d’eux et de leur commander tout ce qu’il lui plairait, protestant que ni les travaux ni les périls ne les feraient reculer.

Les vitelliens donnèrent un rude assaut à la ville ; ils mirent en usage toutes leurs batteries ; mais les troupes de Spurina eurent l’avantage. Elles repoussèrent les ennemis, en firent un grand carnage, et conservèrent ainsi une des plus célèbres et des plus florissantes villes d’Italie. Les généraux d’Othon, plus que ceux de Vitellius, étaient d’un accès doux et facile aux villes et aux particuliers. Cécina, général de Vitellius, n’était rien moins que populaire, et dans le ton de sa voix et dans ses manières. Son visage était étrange et hideux, son corps énorme. Il était vêtu à la gauloise : il portait des braies et des sayons à longues manches ; c’était dans ce costume qu’il parlait ordinairement aux enseignes et aux officiers romains. Il était toujours suivi de sa femme, à cheval et pompeusement parée, qu’escortait une troupe de cavaliers d’élite, choisis dans toutes les compagnies. Fabius Valens, l’autre général, était d’une insatiable avarice : ni le pillage des ennemis, ni les concussions, ni les vols, ni les exactions sur les alliés, n’étaient capables de l’assouvir : on croit même que ce fut cette avidité qui, en retardant sa marche, l’empêcha de se trouver au premier combat. Toutefois, d’autres accusent Cécina de s’être pressé de donner la bataille avant l’arrivée de Valens, afin d’avoir seul l’honneur de la victoire. Ils lui reprochent encore, outre plusieurs légères fautes, d’avoir donné la bataille mal à propos, de s’y être mal défendu, et d’avoir été, par sa défaite, sur le point de miner les affaires de Vitellius.

Cécina, ayant été repoussé de Plaisance, marcha sur Crémone, autre ville riche et puissante. Annius Gallus allait au secours de Spurina, qui était assiégé dans Plaisance, quand il apprit en chemin que Spurina était vainqueur, mais que Crémone était en danger. Aussitôt il fait marcher ses troupes sur cette ville, et va camper tout auprès des ennemis. Tous les autres capitaines allèrent de même au secours de leurs généraux. Cécina, après avoir caché dans des lieux couverts de bois un corps d’infanterie, fit avancer sa cavalerie pour escarmoucher, avec ordre, quand on en serait venu aux mains, de reculer peu à peu, comme pour fuir, jusqu’à ce qu’elle eût attiré les ennemis dans l’embuscade. Mais Marius Celsus, qui en fut averti par des déserteurs, alla, avec l’élite de ses gens de cheval, charger cette cavalerie, qui lâcha pied sur-le-champ : il la poursuivit avec précaution ; et, ayant enveloppé l’embuscade, il l’obligea de se lever, puis fit venir du camp ses légions. Il paraît que si ces légions fussent arrivées à temps pour soutenir la cavalerie, il ne serait pas resté un seul des ennemis, et que l’armée de Cécina eut été entièrement taillée en pièces. Mais Paulinus ne pressa point la marche ; et son retard le fit accuser d’avoir démenti, par un excès de précaution, sa réputation de grand capitaine. Les soldats eux-mêmes l’accusaient de trahison, et cherchaient à irriter Othon contre lui : ils parlaient d’eux-mêmes avec avantage, se vantant d’avoir seuls vaincu l’ennemi, et reprochant à leurs généraux de leur avoir ravi, par lâcheté, une victoire complète. Mais Othon, qui se fiait moins à eux qu’il n’avait soin de dissimuler sa défiance, envoya au camp Titianus, son frère, et, avec lui, Proculus, préfet du prétoire : ce dernier était investi de toute l’autorité ; Titianus n’en avait que l’apparence. Celsus et Paulinus, quoique honorés des titres de conseillers et d’amis, n’avaient ni pouvoir ni crédit.

Du côté des ennemis, il n’y avait pas moins de désordre et de trouble, surtout parmi les légions de Valens, que la nouvelle du combat de l’embuscade avait irritées contre le général : elles frémissaient de ne s’être point trouvées à cette action, et de n’avoir pas secouru tant de braves soldats qui avaient trouvé la mort dans cette rencontre. Peu s’en fallut même qu’elles ne tombassent sur Valens ; et ce ne fut qu’à force de prières qu’il finit par les apaiser ; puis, après avoir levé le camp, il alla se joindre à Cécina.

Cependant Othon, en arrivant au camp de Bédriacum, petite ville voisine de Crémone, tint conseil, avec ses officiers, pour savoir s’il livrerait la bataille aux ennemis. Proculus et Titianus étaient d’avis qu’on la livrât, disant qu’il fallait profiter de la confiance qu’avait inspirée aux soldats leur récente victoire ; et, qu’au lieu de laisser refroidir leur courage et leur ardeur, on devait s’empresser, avant l’arrivée de Vitellius, de les mener à l’ennemi. Paulinus, au contraire, alléguait que les ennemis, ayant toutes les troupes avec lesquelles ils se proposaient de combattre, ne manquaient de rien ; tandis qu’Othon, outre l’armée qu’il avait déjà, en attendait de la Mésie et de la Pannonie une plus nombreuse encore ; qu’ainsi il devait choisir son temps, plutôt que de prendre celui des ennemis ; et que, d’ailleurs, si les soldats témoignaient tant de confiance, maintenant qu’ils étaient en petit nombre, ils en auraient bien davantage et combattraient avec plus de courage, quand ils seraient plus nombreux. « Indépendamment de cela, ajoutait-il, les délais mêmes sont à notre profit, parce que nous avons toutes choses en abondance ; au lieu que le retard sera funeste à Cécina, qui campe dans un pays ennemi, et qui se verra bientôt réduit à manquer des choses mêmes les plus nécessaires. » L’avis de Paulinus fut appuyé par Marius Celsus. Annius n’était pas présent, parce qu’il se faisait traiter d’une chute de cheval : Othon lui écrivit pour le consulter ; et il lui répondit de ne rien précipiter, et d’attendre l’armée de Mésie, qui était en chemin.

Toutefois Othon ne se rendit point à ce conseil : il préféra le sentiment de ceux qui le poussaient à hasarder la bataille. On en donne plusieurs motifs ; mais, le plus vraisemblable, c’est que les soldats qui composaient la garde de l’empereur, se voyant alors assujettis à une exacte discipline, à laquelle ils étaient peu accoutumés, et regrettant les spectacles, les fêtes et la vie oisive qu’ils menaient à Rome sans avoir à combattre, ne pouvaient être retenus dans leur impatience de livrer la bataille, assurés qu’ils étaient de renverser l’ennemi du premier choc. D’ailleurs, il paraît qu’Othon lui-même ne pouvait plus supporter l’incertitude de l’avenir, ni endurer davantage une agitation d’esprit que sa mollesse et l’inexpérience du malheur lui rendaient insupportable. Peu accoutumé à envisager les périls, fatigué des soins accablants qui en étaient la suite, il ne sut que se hâter, et se jeter, pour ainsi dire, les yeux fermés dans le précipice, en abandonnant tout au hasard. Tel est le récit de l’orateur Sécundus, qui était secrétaire d’Othon.

D’autres assurent que les deux armées furent plusieurs fois tentées de mettre bas les armes, et de s’assembler pour élire empereur celui d’entre les généraux qu’elles en jugeraient le plus digne, et, si elles ne pouvaient tomber d’accord, d’en remettre le choix au Sénat. Et il n’est pas sans vraisemblance que, les deux empereurs leur paraissant indignes l’un et l’autre de ce rang suprême, les véritables soldats romains, ceux qui avaient de la sagesse et de l’expérience, n’eussent été frappés de cette pensée : que ce serait une chose non moins honteuse que déplorable de se précipiter eux-mêmes dans des calamités semblables à celles où leurs ancêtres, par un pitoyable aveuglement, s’étaient jetés les uns les autres, d’abord pour les factions de Marius et de Sylla, ensuite pour celles de César et de Pompée ; et cela pour donner l’empire à Vitellius, afin qu’il eût de quoi satisfaire son ivrognerie et sa voracité, ou à Othon, pour qu’il pût fournir à son luxe et à ses infâmes débauches. C’étaient ces dispositions qui engageaient Celsus à différer, espérant que sans combat et sans effort les affaires se décideraient d’elles-mêmes ; tandis que ce fut la crainte même de ce dénoûment qui porta Othon à presser la bataille. Othon s’en retourna sur-le-champ à Brixille[8] ; mais ce fut une grande faute de sa part, non-seulement en ce que cette retraite ôta à ses troupes la honte et l’émulation que sa présence leur aurait inspirées, mais encore parce qu’ayant emmené avec lui, pour la garde de sa personne, les meilleurs et les plus zélés des cavaliers et des gens de pied, il coupa, pour ainsi dire, le nerf de son armée. Vers ce temps-là, il se livra, entre les deux armées, un combat sur les bords du Pô, pour un pont que Cécina voulait jeter sur ce fleuve, et à la construction duquel les troupes d’Othon prétendaient s’opposer. Mais, n’ayant pu y parvenir, elles remplirent plusieurs bateaux de torches enduites de poix et de soufre, y mirent le feu, et les abandonnèrent ensuite au vent, qui les poussa sur les ouvrages des ennemis. Il s’éleva d’abord une épaisse fumée, et bientôt après une flamme si considérable, que les vitelliens, saisis de frayeur, se précipitèrent dans le fleuve, renversèrent leurs navires, et se livrèrent ainsi aux coups et à la risée des ennemis. Mais les troupes de Germanie allèrent charger les gladiateurs d’Othon, pour leur disputer une petite île située au milieu du Pô, les repoussèrent, et en tuèrent un grand nombre.

Les soldats d’Othon qui étaient renfermés dans Bédriacum, irrités de cette défaite, demandent à grands cris qu’on les mène à l’ennemi. Aussitôt Proculus les fait sortir, et va camper à cinquante stades[9] de la ville ; mais il posa son camp d’une manière si ridicule, que, bien qu’on fût alors au milieu du printemps, et dans un pays arrosé de rivières et de sources qui ne tarissent jamais, il manquait d’eau. Le lendemain, quand il voulut mener ses soldats à l’ennemi, qui était campé à cent stades[10] de là, Paulinus s’y opposa, disant qu’il fallait attendre, et non point aller, déjà fatigués d’une longue marche, attaquer des troupes bien armées, et qui auraient tout le temps de se ranger en bataille, pendant qu’ils feraient un long trajet chargés de bagages et embarrassés de valets. Il s’était élevé, sur ce sujet, une contestation entre les généraux, lorsqu’un cavalier numide arriva chargé de lettres d’Othon. Othon ordonnait de ne pas différer davantage, et d’aller sur-le-champ attaquer l’ennemi. Alors l’armée se met en marche : Cécina, averti de son approche, en fut tellement troublé, qu’il abandonna soudain et le travail du pont et la rivière, et rentra dans son camp, où il trouva la plupart des soldats en armes et ayant déjà reçu de Valens le mot d’ordre. Pendant que les légions achèvent de se ranger en bataille, on envoie la cavalerie, pour commencer les escarmouches.

Tout à coup, et sans qu’on connût sur quel fondement, le bruit se répandit, dans les premiers rangs de l’armée d’Othon, que les généraux de Vitellius passaient de leur côté. Quand donc les deux armées furent proches l’une de l’autre, ceux d’Othon saluèrent les autres amicalement, en les appelant leurs compagnons ; mais, loin de recevoir ce salut avec douceur, les vitelliens y répondirent d’un ton de colère et de fureur qui n’annonçait que la volonté de combattre. Les autres, tout déconcertés de leur méprise, perdirent courage, et les vitelliens les soupçonnèrent de trahison : aussi ne firent-ils rien avec ordre dans la première charge, tant ils étaient troublés. D’ailleurs les bêtes de somme, étant mêlées avec les combattants, mettaient la confusion dans les rangs ; d’un autre côté, le champ de bataille était coupé de fossés et de ravins ; et ils étaient obligés, pour les éviter, de faire des circuits, et de combattre par pelotons séparés. Il n’y eut que deux légions, l’une de Vitellius, appelée la Ravissante, l’autre d’Othon, nommée la Secourable, qui, s’étant dégagées de ces défilés et déployées dans une plaine nue et découverte, livrèrent une véritable bataille, et combattirent fort longtemps.

Les soldats d’Othon étaient pleins de force et de courage ; mais ils faisaient ce jour-là leur essai de la guerre ; ceux de Vitellius, au contraire, aguerris depuis longtemps, étaient affaiblis par l’âge et les fatigues. Les troupes d’Othon, les ayant donc chargés avec impétuosité, les enfoncèrent, enlevèrent l’aigle de la légion, et firent main basse sur les premiers rangs. Les soldats de Vitellius, outrés de honte et de colère, reviennent sur eux avec fureur, tuent Orphidius, leur commandant, et s’emparent de plusieurs enseignes. Alphénus Varus, à la tête de Bataves, qui sont les meilleurs cavaliers de la Germanie, et qui habitent une île située au milieu du Rhin, chargea les gladiateurs d’Othon, lesquels passaient pour avoir de l’expérience et du courage dans les combats corps à corps. Mais cette fois un très-petit nombre d’entre eux tint ferme : la plupart prirent la fuite du côté du Pô, et tombèrent au milieu de cohortes ennemies, qui étaient là en bataille, et qui les taillèrent en pièces après quelque résistance. Aucun corps ne se conduisit avec plus de lâcheté que celui des prétoriens ; car, sans attendre que les ennemis en vinssent aux mains avec eux, ils prirent la fuite à travers les troupes qui étaient en bataille, et y portèrent le désordre et l’effroi. Toutefois, plusieurs compagnies de l’armée d’Othon, ayant défait ceux qu’elles avaient en tête, s’ouvrirent un passage au milieu des ennemis victorieux, et regagnèrent leur camp. Quant à leurs généraux, ni Proculus ni Paulinus n’osèrent les y suivre : ils prirent la fuite chacun de son côté, craignant les soldats, qui imputaient à leurs chefs la cause de leur défaite. Annius Gallus reçut dans Bédriacum ceux qui s’échappèrent de la bataille, et chercha à les consoler, en disant que l’avantage avait été égal, et qu’en différents endroits ils avaient été vainqueurs. Mais Marius Celsus, ayant assemblé les principaux officiers, les exhorta à s’occuper du salut commun. « Après une telle défaite, leur dit-il, et un si grand carnage de citoyens, Othon lui-même, s’il est homme de bien, ne voudra pas tenter une seconde fois la Fortune. Il n’ignore nullement que Caton et Scipion, pour n’avoir pas voulu céder à César après la victoire de Pharsale, sont blâmés encore aujourd’hui, quoiqu’ils combattissent pour la liberté de leur patrie, d’avoir, sans nécessité, causé la perte de tant de braves en Afrique. Du reste, la Fortune, qui favorise indifféremment tous les hommes, ne peut ôter aux gens de bien ce seul avantage, de savoir, dans les revers, faire usage de leur raison pour réparer leurs malheurs. » Ce discours persuada les officiers ; et ils allèrent aussitôt sonder les soldats, qu’ils trouvèrent disposés à demander la paix. Titianus lui-même fut d’avis qu’on députe vers les ennemis pour ménager un accord. Celsus et Gallus furent chargés de cette commission, et se mirent en marche pour aller trouver Cécina et Valens et traiter avec eux. Ils rencontrèrent en chemin des centurions, qui leur apprirent que l’armée des ennemis s’avançait vers Bédriacum, et qu’ils étaient envoyés par leurs généraux pour proposer un accommodement. Celsus et Gallus, charmés de cette disposition, prièrent les centurions de retourner sur leurs pas, et de venir avec eux trouver Cécina.

Quand ils furent près des ennemis, Celsus se trouva dans le plus grand danger, parce que la cavalerie, qui avait été battue au combat de l’embuscade, et qui marchait en tête de l’armée, ne l’eut pas plutôt aperçu, qu’elle lui courut sus en jetant de grands cris. Mais les centurions qui l’accompagnaient se mirent devant lui, arrêtèrent les cavaliers ; et les autres capitaines crièrent aux soldats de l’épargner. Cécina lui-même, informé de ce qui se passait, accourut, et apaisa les cavaliers ; puis, après qu’il eut salué Celsus amicalement, ils se rendirent tous ensemble à Bédriacum. Cependant Titianus se repentait d’avoir envoyé des députés aux ennemis : il choisit parmi les soldats les plus audacieux, les place sur les murailles, et exhorte les autres à défendre la place. Mais, quand ces hommes virent Cécina s’avancer à cheval et leur tendant la main, ils ne firent aucune résistance : les uns saluèrent les soldats du haut des murailles ; les autres ouvrirent les portes, sortirent de la ville, et allèrent se mêler avec les troupes qui arrivaient. Aucun ne se permit la moindre violence : ils s’embrassèrent mutuellement avec de grandes démonstrations d’amitié ; après quoi, prêtant serment à Vitellius, ils se rendirent à lui.

C’est ainsi que racontent cette bataille la plupart de ceux qui s’y trouvèrent, avouant néanmoins que l’inégalité du terrain et le désordre avec lequel on combattit ne leur permirent pas d’en connaître tous les détails. Mais, dans la suite, comme je passais sur le lieu même où s’était livrée cette bataille, Mestrius Florus, personnage consulaire, avec qui je me trouvais, me montra un vieillard qui, dans sa jeunesse, s’était trouvé à cette journée, non point volontairement, mais forcé par ceux du parti d’Othon. Cet homme nous raconta qu’après le combat il avait vu un monceau de morts si élevé, que les derniers rangs se trouvaient au niveau des personnes qui en approchaient[11] ; et il ajouta qu’ayant voulu en chercher la raison, il n’avait pu la trouver, ni l’apprendre de quelque autre. En effet, il est vraisemblable que, dans les guerres civiles, quand la déroute est dans une des armées, le carnage est plus grand que dans les autres guerres, parce qu’on ne fait point de prisonniers, qui ne pourraient servir à rien à ceux qui les auraient pris ; mais, que ces morts aient été entassés si haut, la raison en est malaisée à rendre.

Les premières nouvelles qu’Othon reçut de sa défaite furent d’abord incertaines, comme il arrive ordinairement dans les événements de cette importance ; mais, bientôt après, les blessés qui arrivèrent de la bataille lui en donnèrent la certitude. Ce n’est pas chose étonnante que, dans un tel revers, ses amis aient fait tous leurs efforts pour prévenir son désespoir et soutenir son courage ; mais, ce qui surpasse toute croyance, c’est l’affection que lui témoignèrent ses soldats : on n’en vit pas un seul le quitter et passer à l’ennemi, ni chercher à fuir, alors même qu’il voyait son général désespérer du salut. Au contraire, assemblés devant sa porte, ils l’appelaient toujours leur empereur ; quand il sortait, ils tombaient à ses pieds[12] lui tendaient les mains en poussant des cris ; et, baignés de larmes, ils le conjuraient de ne point les abandonner, de ne les pas livrer à l’ennemi, mais de se servir d’eux à son gré tant qu’il leur resterait un souffle de vie. Tous lui faisaient la même prière ; et un simple soldat, tirant son épée, lui dit : « César, sache que mes compagnons, ainsi que moi, sont tous résolus de mourir pour toi ; » et, en disant ces mots, il se tua en sa présence.

Mais rien ne put fléchir Othon. Après avoir promené ses regards autour de lui avec un air assuré et un visage riant, il leur dit : « Mes compagnons, les dispositions dans lesquelles je vous vois et les témoignages touchants de votre affection me rendent cette journée plus heureuse que celle où vous m’élevâtes à l’empire ; mais j’attends de vous une marque d’intérêt plus grande encore, c’est de me laisser mourir honorablement pour tant de braves citoyens. Si j’ai été véritablement digne de l’empire romain, je ne dois pas craindre de me sacrifier pour ma patrie. La victoire, je le sais, n’est ni entière ni bien assurée pour les ennemis. J’apprends que notre armée de Mésie n’est plus qu’à quelques journées de nous, et qu’elle vient par la mer Adriatique. L’Asie, la Syrie, l’Égypte et les légions qui faisaient la guerre en Judée se sont, j’en conviens, déclarées pour nous ; le Sénat lui-même est dans notre parti ; les femmes et les enfants de nos ennemis sont entre nos mains ; mais ce n’est point contre Annibal, ni contre Pyrrhus ou les Cimbres, que nous faisons la guerre pour leur disputer la possession de l’Italie ; c’est contre les Romains mêmes que nous combattons : vainqueurs ou vaincus, nous ruinons également notre patrie, et la victoire est toujours funeste aux Romains. Croyez que je puis mourir plus glorieusement que je ne puis régner ; car je ne vois pas que ma victoire doive être aussi utile aux Romains que ne le sera ma mort, en me sacrifiant pour ramener la paix et la Concorde dans l’empire, et pour empêcher que l’Italie ne voie une seconde journée aussi funeste que celle-ci. »

Malgré ce discours, ses amis renouvelèrent encore leurs efforts, pour l’encourager et pour le détourner de sa résolution ; mais il fut inflexible. Après leur avoir commandé de pourvoir à leur sûreté, il fit porter le même ordre aux absents, et il écrivit aux villes de les recevoir honorablement, et de leur donner une escorte pour assurer leur retraite. Puis, faisant approcher son neveu Coccéius, qui était encore fort jeune, il l’exhorta à prendre courage, et à ne pas craindre Vitellius. « Car, ajouta-t-il, je lui ai conservé sa mère, ses enfants et sa femme, avec autant de soin que j’en aurais pu prendre de ma propre famille. C’est par cette raison-là même que je ne t’ai pas adopté pour mon fils, comme j’en avais d’abord le désir ; mais je voulais attendre l’issue de cette guerre. Souviens-toi que je n’ai différé cette adoption que pour te faire régner avec moi si j’étais vainqueur, et afin qu’elle ne causât pas ta mort si j’étais vaincu. La dernière recommandation que je te fais, mon enfant, c’est de ne pas oublier entièrement, comme aussi de ne te pas trop souvenir que tu as eu pour oncle un empereur. »

Il n’eut pas plutôt cessé de parler, qu’il entendit des cris et du tumulte à sa porte : c’étaient les soldats qui menaçaient de tuer les sénateurs s’ils se retiraient et abandonnaient l’empereur. Othon, qui craignait pour leur vie, parut une seconde fois en public, non plus d’un air doux et d’un ton suppliant, mais avec un visage courroucé et une voix menaçante, et lança sur ceux des soldats qui faisaient le plus de bruit un regard si terrible, qu’ils se retirèrent pleins d’effroi. Sur le soir, il eut soif et but un verre d’eau ; ensuite, s’étant fait apporter deux épées et en ayant longtemps examiné le fil, il rendit l’une, et mit l’autre sous son bras. Puis il appela ses domestiques, leur parla avec bonté, et leur distribua, à l’un plus, à l’autre moins, tout l’argent qu’il avait, non point pourtant avec prodigalité, comme choses appartenant à un autre maître, mais dans une mesure proportionnée au mérite de chacun. Après avoir fait ce partage, il les congédia, et s’endormit si profondément, que ses domestiques l’entendaient ronfler.

Le lendemain, au point du jour, il fit appeler l’affranchi qu’il avait chargé de pourvoir au départ des sénateurs, et lui ordonna d’aller s’informer s’ils étaient partis. Cet homme lui ayant appris, à son retour, que tous avaient pris la fuite, abondamment pourvus des choses qui leur étaient nécessaires : « Maintenant, lui dit-il, va te montrer aux soldats, si tu ne veux pas qu’ils te fassent périr misérablement, pensant que tu m’as aidé à me donner la mort. » Aussitôt après la sortie de l’affranchi, il prit son épée, et la tint droite des deux mains sous sa poitrine ; puis il se laissa tomber de son haut sur la pointe. Il ne donna d’autre signe de douleur qu’un simple soupir. Ses domestiques, l’ayant entendu jetèrent un grand cri, qui fut suivi des gémissements du camp et de la ville. Bientôt les soldats accoururent en tumulte à sa porte, faisant retentir la maison de leurs lamentations et de leurs regrets, et se reprochant leur lâcheté de n’avoir pas veillé sur leur empereur, afin de l’empêcher de se sacrifier pour eux. Aucun n’abandonna le corps, quoique l’ennemi fut déjà proche ; mais, après l’avoir enseveli honorablement, ils dressèrent un bûcher, et accompagnèrent son convoi, en se disputant l’honneur de porter le lit funèbre. Les uns se jetaient sur son corps, et baisaient sa plaie ; les autres lui prenaient les mains ; et ceux qui ne pouvaient approcher se prosternaient sur son passage, et l’adoraient de loin. Il y en eut plusieurs qui, après avoir jeté leurs flambeaux sur le bûcher, se tuèrent eux-mêmes ; et ce ne fut ni par reconnaissance, n’ayant jamais reçu d’Olhon aucun bienfait, du moins connu, ni par crainte des maux que pouvaient leur faire endurer les vainqueurs ; mais il paraît que jamais roi ni tyran n’eut une passion aussi ardente de régner, que ces soldats d’être commandés par Othon et de lui obéir. Ce désir ne les abandonna pas même après sa mort ; et il aboutit à une haine implacable contre Vitellius, comme nous le dirons dans son lieu[13].

Après avoir confié à la terre les cendres d’Othon, ils lui élevèrent un tombeau, qui ne pouvait, ni par sa grandeur, ni par le faste des inscriptions, exciter l’envie. En passant par Brixille, j’ai vu ce monument, qui est fort modeste, et ne porte que cette simple épitaphe : « À la mémoire de Marcus Othon. »

Othon mourut à l’âge de trente-sept ans, après un règne de trois mois. Les censeurs de sa vie sont nombreux et d’un grand poids ; les apologistes de sa mort ne le sont pas moins ; car, s’il ne vécut guère mieux que Néron, il mourut du moins avec plus de courage. Après sa mort, les soldats se mutinèrent contre Pollion[14], l’un de leurs généraux, parce qu’il voulait leur faire prêter tout de suite serment de fidélité à Vitellius ; et, sachant qu’il était resté dans la ville quelques sénateurs, ils laissèrent là tous les autres, et allèrent s’adresser au seul Verginius Rufus. Ils se rendirent chez lui en armes, et le voulurent forcer d’être ou leur empereur, ou leur député auprès des vainqueurs ; mais Verginius aurait cru faire une folie d’accepter d’une armée vaincue l’empire, quand il l’avait refusé lorsqu’elle était victorieuse. D’un autre côté, il craignait d’aller en députation vers les Germains, eux qu’il avait forcés maintes fois à agir contre leur gré. Il se déroba donc à leurs sollicitations, en sortant par une porte de derrière : ce que les soldats ayant appris, ils prêtèrent serment à Vitellius, et se joignirent aux troupes de Cécina, lequel leur accorda un plein et entier pardon.

FIN du TOME QUATRIÈME.



  1. Cette Vie est la suite de celle de Galba ; et il semble qu’elles ne devraient pas être séparées, car c’est dans la Vie de Galba qu’est le commencement de celle d’Othon.
  2. Ville maritime de la Campanie.
  3. Cet historien, cité aussi par Tacite, se nommait Cluvius Rufus, et non point Claudius.
  4. Ville du Latium, à l’embouchure du Tibre.
  5. Environ onze cent vingt-cinq francs de notre monnaie.
  6. On ne sait pas si l’île dont parle ici Plutarque est l’île du Tibre, à Rome, que les Romains nommaient Entre deux Ponts, ou l’île sacrée, à l’embouchure du fleuve,
  7. Ville de Campanie, sur la rive gauche du Liris.
  8. On avait délibéré si l’empereur devait oui ou non se trouver en personne à la bataille. Paulinus et Marius Celsus, malgré leur désir, n’osèrent s’opposer à la retraite d’Othon pour ne pas avoir l’air de vouloir l’exposer au danger.
  9. Environ deux lieues et demie.
  10. Environ cinq lieues.
  11. Le texte est fort corrompu dans tout ce passage ; et l’on ne peut que conjecturer ce que Plutarque a voulu dire.
  12. Le texte est encore altéré et fort peu intelligible à cet endroit.
  13. Plutarque avait écrit une Vie de Vitellius, qui n’existe plus.
  14. Ce Pollion est inconnu. Mais on conjecture qu’il est le même que Plotius Firmus, préfet du prétoire, cité par les autres historiens.