Vies des peintres, sculpteurs et architectes/tome 3/20

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DOMENICO GHIRLANDAIO,

PEINTRE FLORENTIN.

Par le mérite, la grandeur et la multitude de ses ouvrages, Domenico, fils de Tommaso del Ghirlandaio  (1), peut être mis au nombre des principaux et des meilleurs maîtres de son temps. La nature l’avait créé pour être peintre, car s’il parvint à honorer et enrichir l’art et sa patrie, s’il parvint à être les délices de ses contemporains, ce ne fut pas sans avoir eu à lutter contre des obstacles qui trop souvent font avorter les plus rares génies, en les détournant des choses auxquelles ils sont propres.

Domenico apprit chez son père le métier d’orfévre et s’y distingua. La plupart des ex-voto en argent qui ornaient la Nunziata, et les lampes d’argent de la chapelle que l’on vit détruire pendant le siège de l’an 1529, étaient sortis de ses mains.

Tommaso fut surnommé del Ghirlandaio, à cause d’une parure en forme de guirlande dont il était l’inventeur et dont il fabriqua une quantité innombrable pour les jeunes Florentines, qui ne trouvaient bien que celles qui provenaient de sa boutique.

Domenico Ghirlandaio.

Le métier d’orfévre déplaisait à Domenico : aussi ne cessait-il de dessiner. Doué d’un esprit parfait et d’un goût admirable, il ne tarda pas à acquérir une telle facilité, que, tandis qu’il travaillait à l’orfévrerie, il s’amusait, dit-on, à reproduire d’une manière frappante les images des personnes qui passaient devant la boutique. De là vient peut-être que ses tableaux fourmillent de portraits d’une ressemblance extraordinaire.

Ses premiers ouvrages sont à Ognissanti, où il peignit, dans la chapelle des Vespucci, un Christ mort avec quelques saints, et, au-dessus d’un arc, une Miséricorde dans laquelle il introduisit le portrait du navigateur Amerigo Vespucci. Dans le réfectoire du même couvent, il fit une Cène à fresque. À Santa-Croce, à droite en entrant dans l’église, il figura l’Histoire de saint Paul.

Ces divers travaux l’ayant mis en réputation et en crédit, Francesco Sassetti le chargea de couvrir de sujets tirés de la vie de saint François une chapelle de la Santa-Trinità. Domenico mena cette entreprise à fin avec un soin et un amour indicibles (2). Sur la première paroi, où sont fidèlement retracés le pont de la Santa-Trinità et le palais des Spini, il représenta saint François apparaissant dans les airs et ressuscitant un enfant. La douleur fait place à la joie sur le visage des femmes témoins de ce miracle. Les religieux qui sortent de l’église avec les fossoyeurs qui suivent la croix sont d’une vérité merveilleuse, ainsi que d’autres personnages parmi lesquels on reconnaît Maso degli Albizzi, Messer Agnolo Acciaiuoli, et Messer Palla Strozzi, notables citoyens de Florence. Dans un autre compartiment, Domenico montra saint François refusant l’héritage de son père Pietro Bernardone, et endossant la bure. Sur la paroi du milieu, on voit saint François allant trouver à Rome le pape Honorius, pour obtenir la confirmation des règles de son ordre et lui présenter les roses de janvier. La scène se passe dans la salle du Consistoire, où siégent des cardinaux, et à laquelle conduisent des escaliers ornés de rampes et occupés par des figures à mi-corps, parmi lesquelles on remarque le portrait du vieux Laurent de Médicis. Domenico peignit ensuite saint François recevant les stigmates, et, pour dernier sujet, prit la Mort du même saint. Des religieux entourent le corps du bienheureux, et un d’entre eux lui baise les mains avec une telle effusion, que la peinture ne saurait exprimer rien de plus. Il y a, en outre, un évêque qui, le nez surmonté de lunettes, chante les vigiles avec tant de naturel qu’on le croirait vivant, si l’on entendait les sons sortir de sa bouche. D’un côté du tableau de l’autel, on voit Francesco Sassetti agenouillé, et, de l’autre côté, sa femme, Madonna Nera et ses fils, avec de belles jeunes filles de la même famille, dont je n’ai pu retrouver les noms, revêtues des costumes de l’époque. Sur la voûte, Domenico exécuta à fresque quatre Sibylles, et, en dehors de la chapelle, au-dessus de l’arc, un ornement qui renferme la sibylle Tiburtine faisant adorer le Christ à l’empereur Octavius. Le coloris de ces fresques est d’une fraîcheur et d’une beauté extraordinaires. Domenico accompagna ce travail d’une Nativité du Christ en détrempe, qui excite l’étonnement de tous les connaisseurs. Il plaça son portrait au milieu de bergers dont les têtes sont considérées comme des choses divines. Nous avons dans notre recueil les dessins en clair-obscur de la Sibylle et de plusieurs morceaux de ces peintures, tels que la vue du pont de la Santa-Trinità.

Domenico fit, pour le maître-autel des Jésuites, un tableau avec quelques saints agenouillés ; c’est-à-dire, saint Juste, évêque de Volterra ; saint Zanobi, évêque de Florence ; un ange Raphaël, un saint Michel, couvert d’une armure magnifique, et d’autres saints. Nous devons ici payer à notre artiste un juste tribut d’éloges, pour avoir été le premier à imiter, à l’aide seulement des couleurs, les ornements d’or, et à supprimer en grande partie les lourdes franges d’or dont les anciens surchargeaient les vêtements. Rien n’est plus ravissant que sa Vierge accompagnée de l’enfant Jésus et de quatre petits anges. Pour un ouvrage en détrempe, ce tableau ne saurait être mieux. Il fut d’abord placé hors de la porte Pinti, dans l’église des Jésuites ; mais cet édifice ayant été détruit, comme nous le dirons ailleurs, il se trouve aujourd’hui dans l’église de San-Giovannino.

Domenico commença, pour l’église de Cestello, une Visitation de la Vierge, qui fut achevée par David et Benedetto, ses frères, et où l’on remarque plusieurs têtes de femmes fort gracieuses. Dans l’église degl’Innocenti, il exécuta une Adoration des Mages, remarquable par la variété des physionomies des jeunes gens et des vieillards. On y admire surtout la Vierge, qui brille de toute la candeur que l’art est capable de donner à la mère du Fils de Dieu.

À San-Marco, il laissa un tableau dans l’église (3), une Cène dans la salle des Étrangers, et un médaillon renfermant l’Histoire des Mages, dans la maison de Giovanni Tornabuoni.

Au Petit-Hôpital, il peignit, pour le vieux Laurent de Médicis, Vulcain et ses forgerons fabriquant à coups de marteau les foudres de Jupiter (4).

À Ognissanti de Florence, il fit à fresque, en concurrence de Sandro Botticello, un saint Jérôme entouré de quantité d’instruments et de livres d’étude. Les religieux d’Ognissanti, ayant voulu changer la disposition du chœur de leur église, ont armé de solides ferrements cette figure et celle de Botticello, pour les transporter au milieu de l’église, près de la porte qui conduit au chœur. Cette opération a été effectuée sans aucun accident, au moment où nous avons mis sous presse cette seconde édition de notre livre. Domenico peignit encore l’Arc de la porte de Santa-Maria-Ughi, un petit Tabernacle pour la compagnie des menuisiers, et un saint Georges vainqueur du serpent, dans l’église d’Ognissanti. Domenico était vraiment très-habile à peindre sur muraille, bien que ses compositions fussent en même temps très-léchées.

Appelé à Rome par Sixte IV, pour travailler avec d’autres maîtres dans la chapelle de ce pontife, Domenico y figura la Vocation de Pierre et d’André, et la Résurrection du Christ, presque entièrement détruite aujourd’hui, parce qu’elle était au-dessus d’une porte où il fallut remettre une architrave qui se brisa.

À cette époque, vivait à Rome Francesco Tornabuoni, honorable et riche marchand, qui avait fait élever à la Minerva, en mémoire de sa femme morte en couches, un tombeau par Andrea Verocchio, comme nous l’avons dit dans la vie de cet artiste. Tornabuoni voulut en outre que Domenico peignît toute une paroi de l’endroit où était ce tombeau, et y fît un petit tableau en détrempe. Domenico représenta alors, sur les murailles, quatre sujets dont les deux premiers étaient tirés de la vie de saint Jean-Baptiste, et les deux derniers de celle de la Vierge. Ces ouvrages furent très-admirés.

Tornabuoni avait conçu une telle amitié pour Domenico, que, lorsque celui-ci retourna à Florence, chargé d’honneurs et d’écus, il le recommanda chaudement à son parent Giovanni, en lui écrivant combien le pape et lui-même avaient été satisfaits de ses services. Giovanni résolut aussitôt de le mettre à la tête de quelque magnifique travail où il y aurait autant d’honneur pour le protecteur que de gloire et de profit pour le protégé. Par hasard, la grande chapelle de Santa-Maria-Novella, autrefois décorée par Andrea Orcagna, était gâtée en plusieurs parties, parce que la voûte mal construite livrait passage à l’eau. Déjà divers citoyens avaient voulu la réparer ou la faire peindre de nouveau ; mais les Ricci, à qui elle appartenait, s’y étaient constamment refusés. Ils ne pouvaient supporter eux-mêmes une si grande dépense, et ils ne voulaient pas permettre à un autre de la faire, pour ne pas perdre leurs droits de patronage et d’armoiries qu’ils tenaient de leurs ancêtres. Giovanni tenta divers moyens pour obtenir la permission qu’il convoitait, et il ne réussit qu’après s’être engagé à payer tous les frais, à indemniser les Ricci, et à placer leurs armes dans le lieu le plus apparent et le plus honorable de la chapelle. Dès que ces conditions eurent été arrêtées par écrit, Giovanni alloua cette entreprise à Domenico, et fixa son salaire à douze cents ducats d’or, se réservant de lui en donner deux cents de plus, dans le cas où l’ouvrage lui plairait. Domenico l’acheva au bout de quatre années, en 1485, au grand contentement de Giovanni, qui reconnut ingénument que Domenico avait bien gagné la prime de deux cents ducats ; mais il ajouta qu’il le priait de n’exiger que le premier prix. Domenico, qui estimait plus la gloire que les richesses, le tint aussitôt quitte, lui assurant qu’il se sentait plus heureux de l’avoir satisfait que de recevoir son argent. Giovanni fit ensuite sculpter deux grands écussons en pierre, l’un des Tornaquinci, l’autre des Tornabuoni, sur les pilastres extérieurs de la chapelle, et dans l’arc il plaça les armoiries des diverses branches de la famille, c’est-à-dire, celles des Giachinotti, des Popoleschi, des Marabottini et des Cardinali, sans compter celles des Tornabuoni et des Tornaquinci. Lorsque Domenico peignit le tableau de l’autel, il le couronna d’un beau tabernacle, sur le fronton duquel il fit un petit écusson d’un quart de brasse avec les armes des Ricci. Ceux-ci, aussitôt que la chapelle fut découverte, cherchèrent leurs armoiries, et, ne les voyant pas, allèrent, munis de leur contrat, se plaindre au tribunal des Huit. Les Tornabuoni montrèrent que, suivant les termes du contrat, ils avaient placé, dans le lieu le plus apparent et le plus honorable, les armes de leurs adversaires. Ces derniers se récrièrent, soutenant qu’il était impossible de les apercevoir ; mais on leur répliqua qu’ils devaient être enchantés d’être voisins du très-saint Sacrement, et ils perdirent leur cause. Si nous semblions nous être écartés de notre sujet, en faisant ce récit, nous nous excuserions en disant qu’il se trouvait au bout de notre plume, et que notre seul but a été de montrer que la pauvreté succombe toujours devant la richesse, qui, en s’appuyant sur la prudence, ne manque jamais d’arriver à ses fins sans être blâmée par personne.

Mais retournons aux ouvrages de Domenico. On voit d’abord, sur la voûte de la chapelle, les quatre Évangélistes plus grands que nature, et sur la muraille où est la fenêtre, les Histoires de saint Dominique, de saint Pierre martyr, et de saint Jean dans le désert, l’Annonciation de la Vierge et plusieurs saints, protecteurs de Florence, agenouillés au-dessus des fenêtres. En bas, à droite, se trouve le portrait d’après nature de Giovanni Tornabuoni, et à gauche, celui de sa femme. On les dit tous deux fort ressemblants. Sur la muraille, à droite, l’Histoire de la Vierge est distribuée dans sept compartiments, dont six occupent toute la largeur de la paroi ; le septième, placé au-dessus, est renfermé dans l’arc de la voûte, et est deux fois aussi large que chacun de ceux qui sont au-dessous. Sur la muraille, à gauche, la même distribution a été observée pour l’Histoire de saint Jean-Baptiste.

Le premier compartiment, à droite, représente Joachim chassé du Temple ; on lit sur son visage la patience et la résignation, et sur ceux des Juifs la haine et le mépris que leur inspiraient les hommes frappés de stérilité qui venaient au temple. On remarque dans cette composition, du côté de la fenêtre, quatre personnages peints d’après nature. Celui qui est vieux et sans barbe est Alesso Baldovinetti, qui enseigna la peinture et la mosaïque à Domenico (5) ; celui qui a la tête nue, la main sur le flanc, et un petit pourpoint bleu sous un manteau rouge, est notre Domenico lui-même ; celui qui a une longue chevelure noire et de grosses lèvres est Bastiano da San-Gimignano, son élève et son parent (6) ; enfin, celui qui tourne le dos au spectateur, et qui est coiffé d’un petit béret, est le peintre David Ghirlandaio, son frère. Ces quatre portraits sont vivants, si l’on en croit ceux qui ont connu Baldovinetti, Domenico, Bastiano et David.

Dans le second compartiment est la Nativité de Notre-Dame. On y admire, entre autres choses, une fenêtre qui éclaire la chambre où se passe la scène, et qui est un véritable trompe-l’œil. Sainte Anne, étendue sur son lit, reçoit la visite de ses amies ; quelques femmes lavent la Vierge avec précaution ; celle-ci apporte de l’eau, celle-là prépare des langes ; en un mot, chacune s’utilise comme elle peut, tandis que celle qui tient la petite fille la fait rire par de gracieuses agaceries.

Dans le troisième compartiment, on voit la Vierge montant les degrés du Temple. Il y a dans ce tableau un édifice dont la perspective est admirablement bien entendue, et un homme nu qui, malgré ses défauts, fut beaucoup admiré dans ce temps où l’on était si loin de la perfection que l’on a obtenue de nos jours.

Le quatrième compartiment contient le Mariage de la Vierge. Parmi les nombreux personnages de ce tableau, on distingue ceux qui brisent de colère les verges qui n’ont pas fleuri comme celle de Joseph.

L’arrivée des Mages à Bethléem avec une multitude d’hommes, de chevaux, et de dromadaires, forme le sujet du cinquième compartiment.

Le sixième représente le Massacre des Innocents. De toutes les peintures que nous venons de passer en revue, celle-là est la meilleure. Les cruels soldats de l’impie Hérode, sans pitié pour les malheureuses mères, tuent ces pauvres petits enfants. L’un de ces derniers, encore attaché à la mamelle, meurt des blessures qu’il a reçues à la gorge en tétant non moins de sang que de lait. Si la pitié et la compassion disparaissaient jamais, ce spectacle suffirait pour les faire renaître. Vient ensuite une femme qui se jette sur le ravisseur de son enfant, et le tire par les cheveux avec tant de vigueur qu’elle l’arrête dans sa course et le force à se ployer en arrière. Au milieu de cette lutte, l’enfant expire, étouffé entre les bras du bourreau qui se venge ainsi, contre cette innocente créature, de la sainte fureur que déploie contre lui la mère infortunée. Dornenico rendit en philosophe, plutôt qu’en peintre, ces divers épisodes, qui témoignent hautement de sa supériorité.

Dans le septième compartiment, il figura la Mort de la Vierge et son Assomption, avec des anges, des paysages et des ornements que son habile et facile pinceau avait coutume de produire avec une abondance merveilleuse.

Dans le premier compartiment de l’autre paroi de la chapelle, où sont les Histoires de saint Jean, Domenico peignit l’Ange apparaissant dans le temple à Zacharie, et le frappant de mutisme, pour le punir de son incrédulité. Cette composition est enrichie de portraits de bon nombre des citoyens de Florence qui gouvernaient cet état, et entre autres de tous les Tornabuoni, jeunes et vieux. En outre, pour montrer qu’à cette époque les lettres étaient florissantes, Domenico plaça au bas de son tableau quatre personnages à mi-corps, qui ne sont autres que les hommes les plus instruits qui vivaient alors à Florence. Le premier, revêtu d’un habit de chanoine, est Messer Marsilio Ficino ; le second, couvert d’un manteau rouge, et le cou entouré d’un ruban noir, est Cristofano Landino ; le troisième est le grec Demetri, et le dernier, qui lève un peu la main, est Messer Angelo Poliziano.

Le second compartiment représente la Visitation de la Vierge. Beaucoup de femmes coiffées à la mode du temps, et parmi lesquelles Domenico a introduit le portrait de la jeune et belle Ginevra de’ Benci, accompagnent sainte Élisabeth.

Le troisième compartiment renferme la Naissance de saint Jean. Sainte Élisabeth est couchée ; ses voisines viennent lui rendre visite ; une femme demande le nouveau-né à la nourrice qui l’allaite, pour le leur montrer. Une belle campagnarde, qui porte des fruits et des flacons, complète ce tableau.

Dans le quatrième compartiment, Zacharie, qui n’a pas encore recouvré la parole, tout en regardant son fils que tient une femme agenouillée devant lui, écrit, sur une feuille de papier placée sur son genou, les mots suivants : Giovanni sarà il suo nome.

La Prédication de saint Jean occupe le cinquième compartiment. Les auditeurs, hommes et femmes, debout ou assis, sont revêtus de costumes variés. L’attention que ne manquent jamais d’exciter les paroles d’un novateur se manifeste sur tous les visages, et particulièrement sur ceux des scribes, qui expriment en outre la raillerie et même la haine.

Dans le sixième compartiment, on voit le Christ recevant le baptême avec toute la révérence due à ce saint sacrement. Au milieu de ces personnages, nus ou déchaussés, qui attendent leur tour pour être baptisés, il y en a un qui ôte ses souliers avec une vivacité extraordinaire.

Le septième compartiment représente le somptueux festin d’Hérode et la danse d’Hérodiade. Un magnifique édifice en perspective orne cette composition, et témoigne hautement du talent de notre artiste.

Domenico exécuta en détrempe le tableau isolé et les autres figures des six tableaux du fond. La Vierge, l’enfant Jésus, et les saints qui les entourent, le saint Laurent et le saint Étienne, sont vraiment doués de vie, et il ne manque que la parole au saint Vincent et au saint Pierre martyr. La mort empêcha Domenico d’achever entièrement ce tableau, mais il le poussa si avant, qu’il ne s’agissait plus que de finir certaines figures qui sont derrière la Résurrection du Christ, et trois autres, que ses frères Benedetto et David conduisirent à bonne fin. La vivacité des couleurs, la perfection du travail, l’absence de retouches à sec, et la richesse de l’invention, l’ordonnance des groupes et l’arrangement des principales scènes, impriment à cette chapelle un aspect de beauté, de grâce et de grandeur indicibles. Certes, Domenico n’y mérita que des éloges, surtout pour la vivacité de ses têtes, dont la plupart offrent les portraits fidèles des personnages les plus marquants de son époque.

Domenico peignit encore pour Giovanni Tornabuoni, à peu de distance de Florence, au Casso Maccherelli, une chapelle, à moitié détruite aujourd’hui par la rivière de Terzole. Les peintures de cette chapelle, bien qu’exposées depuis nombre d’années à toutes les intempéries des saisons, se sont conservées aussi intactes que si elles eussent été soigneusement mises à couvert, tant la fresque possède de solidité lorsqu’elle n’a point subi de retouches à sec.

Notre artiste fit aussi de nombreuses figures de saints florentins, avec de beaux ornements, dans la salle du palais de la seigneurie où est la merveilleuse horloge de Lorenzo della Volpaia.

Domenico aimait le travail, et désirait ne mécontenter personne, à tel point qu’il avait recommandé à ses élèves d’accepter toutes les commandes que l’on apporterait à son atelier, si viles qu’elles fussent, ajoutant que, s’ils refusaient de s’en charger, il les exécuterait lui-même. Les soins vulgaires de la vie lui étaient odieux, aussi avait-il prié son frère David d’ordonner toutes les dépenses de sa maison. Il lui disait : « Laisse-moi travailler, veille à nos affaires ; maintenant que je commence être initié aux secrets de l’art, je regrette que l’on ne m’ait point donné la circonférence des murs de Florence à couvrir de peintures historiques. »

Il laissa un saint Pierre et un saint Paul à San-Martino de Lucques, et deux tableaux en détrempe à l’abbaye de Settimo, où il orna de fresques la façade de la grande chapelle. À Florence, sont enfouies une foule de ses peintures dans les maisons des citoyens. À Pise, il décora, entre autres choses, la niche du maître-autel de la cathédrale et la façade de l’œuvre où il représenta le roi Charles. Il y exécuta ensuite, pour les jésuates de San-Girolamo, deux tableaux en détrempe, dont l’un était destiné au maître-autel, et un saint Roch et un saint Sébastien, donnés par je ne sais quel Médicis ces religieux qui, pour conserver le souvenir de cette générosité, les enfermèrent dans un cadre surmonté des armes du pape Léon X.

Lorsque Domenico étudiait les antiquités de Rome, il dessinait, dit-on, les arcs de triomphe, les thermes, les colysées, les obélisques, les amphithéâtres, les aqueducs, sans règle et sans compas, avec autant de justesse que s’il les eût mesurés. Dans une copie du Colysée, il plaça une figure debout, dont la mesure donnait exactement celle de l’édifice. Après sa mort, différents maîtres vérifièrent ce fait sur son propre dessin.

Au-dessus d’une porte du cimetière de Santa-Maria-Nuova, il fit à fresque un saint Michel dont l’armure brille d’un éclat que jusqu’alors les peintres n’avaient guère osé rendre. À l’abbaye de Passignano, qui appartient aux moines de Vallombrosa, il conduisit à fin quelques ouvrages en compagnie de son frère David et de Bastiano da San-Gimignano. Avant l’arrivée de Domenico, David et Bastiano s’étaient déjà plaint à l’abbé de la manière dont les moines les nourrissaient, et l’avaient prié de les faire mieux servir à l’avenir, n’étant pas disposés à se laisser traiter comme des manœuvres. L’abbé avait promis d’y mettre ordre et s’était excusé en rejetant la faute sur l’ignorance plutôt que sur la malice des frères servants. Domenico vint, et les choses continuèrent d’aller sur le même pied. David, ayant rencontré l’abbé, lui exposa de nouveau ses réclamations en disant que, s’il insistait, c’était moins pour son propre compte que parce qu’il ne pouvait tolérer que l’on eût si peu d’égards pour son frère. L’abbé, comme un sot qu’il était, ne sut que lui répondre. Le soir, le frère servant, selon sa coutume, couvrit la table d’un souper digne de galefretiers. David, furieux, après lui avoir lancé tous les plats à la tête, s’empara d’une miche de pain et la manœuvra de telle sorte, que le pauvre frère fut emporté dans sa cellule à moitié mort. L’abbé, qui était déjà au lit, se leva et courut au bruit, croyant que le monastère s’écroulait. Il trouva le frère dans un piteux état et commença à se fâcher contre David ; mais celui-ci, dont la colère ne faisait qu’augmenter, lui cria de se sauver au plus vite, et que son frère Domenico valait mieux que tous les malotrus du monastère. L’abbé, voyant à qui il avait affaire, baissa l’oreille et s’efforça de traiter dorénavant nos artistes suivant leur mérite.

De retour à Florence, Domenico peignit un tableau pour le seigneur de Carpi, et en envoya un autre, à Rimini, à Carlo Malatesta qui le déposa dans sa chapelle de San-Domenico. Ce dernier, exécuté en détrempe, contenait trois personnages, et était accompagné de divers sujets en petite proportion et de figures en couleur de bronze. Domenico fit encore deux autres tableaux, par l’ordre du magnifique Laurent de Médicis, dans l’abbaye de San-Giusto, hors de Volterra, que possédait alors en commende le cardinal Jean de Médicis, son fils, qui plus tard devint pape sous le nom de Léon. Cette abbaye a été rendue à la congrégation des Camaldules, il y a peu d’années, par le très-révérend Messer Gio. Battista Bava de Volterra.

Domenico fut ensuite conduit à Sienne, grâce au magnifique Laurent de Médicis qui s’était engagé à fournir vingt mille ducats pour la décoration en mosaïque de la façade de la cathédrale. Domenico se mit à l’œuvre avec courage ; mais la mort le força de laisser cette entreprise inachevée, de même que la mort du magnifique Laurent l’avait empêché de terminer, à Florence, les mosaïques de la chapelle de San-Zanobi qu’il avait commencées avec le miniaturiste Gherardo.

Au-dessus de la porte latérale de Santa-Maria-del-Fiore qui conduit aux Serviles, on voit, de Domenico, une Annonciation en mosaïque d’une telle beauté que les maîtres modernes n’ont encore rien produit de mieux. Domenico avait coutume de dire que la peinture était dans le dessin, et que la mosaïque était vraiment une peinture pour l’éternité.

Il eut pour élève Bastiano Mainardi de San Gimignano, qui, étant devenu très-habile fresquiste, l’aida à décorer la chapelle de Santa-Fina, à San-Gimignano. Domenico récompensa le mérite de son élève en lui donnant en mariage une de ses sœurs. Ainsi l’amitié qui les unissait fut changée en parenté. Bastiano exécuta à fresque, d’après les cartons de son beau-frère, à Santa-Croce, dans la chapelle qui appartient aux Baroncelli et aux Bandini, une Madone montant au ciel et un saint Thomas recevant la ceinture. Bastiano et Domenico peignirent ensuite une foule de petits sujets en détrempe dans une chambre du palais des Spannocchi, à Sienne ; l’arc d’une chapelle de la cathédrale de Pise et les volets de l’orgue. Ils commencèrent aussi à couvrir le plafond d’ornements en or.

Au moment où l’on allait entreprendre d’immenses travaux à Pise et à Sienne, Domenico fut attaqué d’une fièvre si violente qu’il mourut au bout de cinq jours.

Pendant sa douloureuse maladie, les Tornabuoni lui envoyèrent cent ducats d’or pour lui témoigner leur amitié et pour reconnaître les bons offices qu’il avait constamment rendus à Giovanni Tornabuoni et à toute leur famille.

Domenico Ghirlandaio vécut quarante-quatre ans.

Ses frères, Benedetto et David, le pleurèrent amèrement, et lui firent de splendides obsèques à Santa-Maria-Novella.

Cette mort causa de vifs regrets à tous les amis de Domenico, et même aux peintres étrangers dont un grand nombre écrivirent à ses parents des lettres de condoléance.

Les élèves de Domenico furent David et Benedetto Ghirlandaio, Bastiano Mainardi da San-Gimignano, Michel-Ange Buonarroti, Francesco Granacci, Niccolò Cieco, Jacopo del Tedesco, Jacopo dell’Indaco, Baldino Baldinelli, et d’autres maîtres florentins.

II mourut l’an 1495  (7).

Domenico perfectionna la mosaïque plus que tout autre toscan, comme le prouvent ses ouvrages en ce genre, si peu nombreux qu’ils soient. Aussi devons nous célébrer sa mémoire de la manière la plus glorieuse (8).




De tous les Florentins qui furent chargés par le pape Sixte IV de décorer la chapelle que ce pontife avait construite dans le Vatican, et que la terrible épopée de Michel-Ange fit connaître au monde entier, Domenico Ghirlandaio est, sans contredit, le plus célèbre. Néanmoins, ce n’est pas dans la Sixtine que l’on doit chercher ses titres de gloire et de popularité. Sa Résurrection du Christ, déjà à moitié abattue du temps de Vasari, a complètement disparu, et sa Vocation de saint Pierre et saint André a été altérée de la manière la plus déplorable par divers accidents, et surtout par de nombreuses et maladroites retouches. Pour apprécier ce grand artiste si remarquable par la richesse et l’originalité de ses idées, par la pureté de ses contours, par la facilité et la perfection de son travail, il faut entrer dans les églises et les galeries de Florence, où ses principaux ouvrages ont trouvé un sûr abri contre la destruction. Si l’on s’arrête à Santa-Maria-Novella devant son Histoire du Précurseur, et devant celle de la Vierge, où chaque tête est un portrait, on est frappé à tel point de la finesse et de la profondeur avec lesquelles il a saisi la double vie de l’âme et du corps, que l’on oublie que ses personnages par leurs costumes ne peuvent appartenir à l’époque où se sont passés les faits qu’il a voulu représenter. Toutes ces figures sont pleines d’intentions si vraies et si naïves, leurs attitudes ont tant de dignité et de naturel, leurs ajustements eux-mêmes sont si pittoresques, et enfin leur présence est si nécessaire à l’aspect majestueux de l’ensemble, qu’il serait impossible d’y rien changer sans nuire au caractère de l’idéal que le sujet commande.

L’Histoire de saint François, que Ghirlandaio a laissée dans l’église de la Trinità, se distingue par ce même cachet de vérité si fortement empreint sur la plupart des productions du quinzième siècle, et, en outre, par une amélioration sensible apportée à l’ordonnance des groupes et à l’arrangement de la scène que jusqu’alors la tradition avait condamnés à une froide symétrie. Sans infidélité aux convenances de son sujet, Ghirlandaio put introduire tout à son aise dans cette composition, sous les costumes de son temps, les portraits les plus exacts de ses compatriotes. L’habileté avec laquelle il su donner à ces objets de pure imitation une grandeur de forme et d’idéalité, que la nature toutefois ne saurait désavouer, montre qu’il avait atteint les sphères les plus élevées de l’art. Tous ses autres tableaux fourmillent également de portraits qui, sans doute, ne contribuèrent pas médiocrement à le rendre cher à Florence, dont Vasari nous a dit qu’il fut les délices ; car cette noble ville aimait à voir jusque dans ses églises les images des citoyens qui l’avaient illustrée. Il est peu de maîtres d’ailleurs qui aient surpassé l’énergique vérité d’expression que Ghirlandaio imprima aux représentations de la physionomie humaine, et nous sommes loin d’entendre par là ce mérite banal de ressemblance qui consiste dans la précision des détails du visage, et que les plus détestables peintres sont parfois en droit de revendiquer ; nous voulons dire que l’extérieur de l’homme devenait, sous son pinceau, le fidèle miroir de l’intérieur ; en autres termes, des mœurs, des affections, des passions de l’individu. Et, pour obtenir ce résultat, il ne faut pas seulement du talent, il faut du génie.

Avant d’arriver à la fin de cette note, n’oublions pas de signaler une importante acquisition que l’art doit au Ghirlandaio, et dont Vasari, il nous semble, ne lui fait pas assez clairement honneur. Nous parlons de la perspective aérienne. Domenico en offrit le premier exemple dans un tableau de la galerie du grand duc, dont le dernier plan représente une vue étendue des lagunes de Venise ; et il la poussa à la plus haute perfection dans une Adoration des Mages que possède la chapelle d’un hospice de la place de la Nunziata, à Florence. En vulgarisant la perspective aérienne, le Ghirlandaio ne fut pas moins utile que les Paolo Uccello et les Pietro della Francesca, qui, l’on s’en souvient, furent les intrépides promoteurs de la perspective linéaire. Grâce au Ghirlandaio, pour marcher à pleines voiles vers un suprême épanouissement, il ne manqua donc plus rien à l’art de la peinture qui dès lors put pretendre à faire oublier tout ce que les images qu’il nous présente ont en elles de fictif et, par conséquent, d’incomplet. Aussi est-ce de grand cœur que l’on doit, avec Vasari, ranger le Ghirlandaio parmi les bienfaiteurs des artistes, lors même qu’il n’aurait pas été le fondateur de cette immortelle école qui produisit le divin Michel-Ange Buonarroti.

NOTES.

(1) Le véritable nom du Ghirlandaio est Corradi.

(2) Ces peintures n’existent plus.

(3) Ce tableau a disparu.

(4) Le tableau de Vulcain a été dégradé par l’humidité.

(5) On lit dans un ancien mémoire que le vieillard est non Baldovinetti, mais Tommaso, père de Domenico Ghirlandaio.

(6) Bastiano Mainardi épousa une sœur de Ghirlandaio.

(7) Dans la première édition du Vasari on lit : il mourut l’an M CCCC XCIII, et on composa en son honneur les vers suivants

DOMENICO GHIRLANDAIO.
Troppo presto la morte
Troncô il volo alla fama, che a le stelle
Pensai correndo forte
Passar Zeusi e Parrasio e Scopa e Apelle.

(8) Le Musée du Louvre possède un tableau de Domenico Ghirlandaio qui représente la Visitation de sainte Anne à la Vierge.