Vies des peintres, sculpteurs et architectes/tome 7/Daniele Ricciarelli Da Volterra

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DANIELE RICCIARELLI DA VOLTERRA,

PEINTRE ET SCULPTEUR,


Dans son enfance, Daniele Ricciarelli apprit d’abord à dessiner sous la direction de Giovan-Antonio Sodoma que quelques travaux avaient appelé à Volterra. Après le départ du Sodoma, Daniele entra dans l’atelier de Baldassare Peruzzi, où ses progrès furent beaucoup plus rapides  (1) ; mais, à vrai dire, les résultats qu’il obtint alors ne furent pas très-merveilleux, car autant il apportait d’application et de constance à l’étude, autant il avait peu de dispositions naturelles. Aussi les premières peintures qu’il lit à Volterra sont-elles d’une exécution extrêmement pénible et n’annoncent-elles rien de ce grand et beau style, de cette élégance, de cette grâce, de cette richesse d’invention, de cette facilité et de cette fierté que l’on rencontre souvent dans les essais des hommes nés pour être peintres. Les premières productions de Daniele dénotent les plus longs et les plus patients efforts, et semblent appartenir à un esprit triste et stérile. Mais arrivons à ceux de ses ouvrages qui méritent d’être mentionnés. Dans sa jeunesse, il décora de fresques.


en clair-obscur, la façade de la maison de Messer

Mario Maffei. Lorsqu’il eut achevé ce travail, qui le mit en réputation et en crédit, il sentit la nécessité de s’éloigner de sa patrie, où il n’avait ni modèles antiques ou modernes à étudier, ni concurrents capables de stimuler son activité. Il résolut d’aller à Rome qui, à cette époque, ne comptait guère d’autre peintre que Perino del Vaga. Avant son départ, Daniele peignit à l’huile, avec tout le soin imaginable, un Christ à la colonne, qu’il emporta pour se faire connaître. À peine arrivé à Rome, grâce à l’entremise de quelques amis, il présenta ce tableau au cardinal Trivulzi, lequel en fut tellement satisfait, qu’il le lui acheta, et lui témoigna un vif intérêt. Bientôt après, le cardinal envoya Daniele à son palais de Salone qu’il faisait orner de fontaines de stucs et de peintures par Gianmaria de Milan, et d’autres maîtres. Aiguillonné par l’émulation et par le désir de plaire à son protecteur, notre artiste enrichit plusieurs salles de grotesques pleins de gracieuses figurines. Mais on admire surtout l’histoire de Phaéton, où les personnages sont grands comme nature, et un Fleuve colossal d’une rare beauté. Le cardinal Trivulzi allait souvent inspecter ces travaux, et ne manquait jamais d’emmener avec lui quelques cardinaux de ses amis. Daniele profita habilement de cette occasion pour s’introduire dans les bonnes grâces de ces seigneurs.

Sur ces entrefaites, Perino del Vaga, ayant eu besoin d’un jeune homme qui l’aidât à décorer dans l’église de la Trinità la chapelle de Messer Agnolo de’Massimi, attira près de lui Daniele, qui s’acquitta consciencieusement de la tâche qui lui fut confiée.

Avant le sac de Rome, Perino avait représenté à San-Marcello, sur la voûte de la chapelle del Crocefisso, la Création d’Adam et d’Ève, et les deux Evangélistes saint Marc et saint Jean ; mais ce dernier, comme nous l’avons déjà dit, était resté inachevé. Lorsque la paix fut revenue à Rome, la confrérie del Crocefisso désira que Perino conduisît à fin cet ouvrage. Comme il avait autre chose à faire, il se contenta de dessiner un carton d’après lequel Daniele termina le saint Jean. En outre, Daniele peignit entièrement saint Luc et saint Matthieu, et entre ces deux Evangélistes, deux petits enfants portant un candélabre. Puis il plaça deux anges tenant les mystères de la Passion, dans un arc qu’il orna richement de grotesques et d’une foule de belles figurines nues. En somme, il montra un grand talent dans ce travail, bien qu’il y eût dépensé par trop de temps.

Perino ayant ensuite chargé Daniele d’exécuter, dans une salle du palais de Messer Agnolo de’Massimi, une frise avec de nombreux compartiments de stuc et divers sujets de l’histoire de Fabius Maximus, notre artiste s’en tira si bien, que la signora Elena Orsina lui confia le soin de peindre dans sa chapelle de l’église de la Trinità-del-Monte, connue sous le nom della Croce-di-Cristo-nostro-Salvadore, une Déposition de croix et plusieurs traits de la vie de sainte Hélène. Daniele consacra plusieurs années à cet ouvrage, sur lequel il comptait pour se ranger parmi les premiers maîtres. Dans le tableau principal, il représenta Joseph, Nicodème et les antres disciples, recevant le corps du Sauveur pendant que Magdeleine et les saintes femmes secourent la Vierge évanouie. Daniele déploya un admirable talent dans cette composition, qui est d’une richesse extraordinaire. Le Christ et les personnages qui le portent offrent des nus et des raccourcis d’une difficulté et d’une beauté rares  (2). Ce tableau est entouré de stucs et accompagné de deux figures en bas-relief, soutenant d’une main le chapiteau d’un entablement, et tenant de l’autre la colonne qui doit y être soumise. La fenêtre qui éclaire la chapelle est placée entre deux Sibylles à fresque que l’on peut regarder comme de véritables chefs-d’œuvre.

La voûte est divisée en quatre compartiments formés par des stucs ornés de mascarons et de festons variés. Chacun de ces quatre compartiments renferme un tableau dont le motif appartient à l'histoire de la croix. Dans le premier compartiment on voit la Fabrication des trois croix ; dans le second, sainte Hélène enjoignant à des Juifs d’indiquer le lieu où se trouvent les croix ; dans le troisième, sainte Hélène commandant de descendre au fond d’un puits un Juif qui refuse de découvrir ce trésor sacré ; dans le quatrième, le même Juif montrant l’endroit où les trois croix sont enterrées. Sur les parois latérales, Daniele peignit quatre autres tableaux représentant l’Exhumation des trois croix, — la Croix du Sauveur guérissant un malade, — sainte Hélène reconnaissant la vraie croix dont l’attouchement ressuscite un mort, — et enfin, l’empereur Héraclius, pieds nus et en chemise, portant la croix du Christ, devant laquelle des femmes, des hommes et des enfants agenouillés sont en adoration. Chacun de ces tableaux est accompagné de deux femmes en clair-obscur, qui semblent le soutenir. Au-dessous du premier arc de la chapelle, on trouve un saint François de Paule et un saint Jérôme, cardinal, grands comme nature. Daniele dépensa sept années d’un travail opiniâtre à cet ouvrage qui, malgré ses qualités, pèche par un certain manque de facilité, comme toute peinture exécutée avec lenteur, Daniele s’aperçut probablement lui-méme de ce défaut, et, craignant qu’on ne le lui reprochât, plaça sous les pieds de saint François et de saint Jérôme (peut-être pour prévenir la critique) deux petits bas-reliefs en stuc dans lesquels il voulut montrer que la ressemblance de style qu’il avait avec Michel-Ange et Sebastiano del Piombo, dont il imitait les exemples et suivait les avis, pouvait suffire pour le défendre contre les morsures des envieux et des méchants. Dans un de ces bas-reliefs, des Satyres pèsent dans une balance des jambes, des bras et divers morceaux de figures, puis séparent ceux qui sont d’un bon poids, et envoient les mauvais à Michel-Ange et à Fra Sebastiano, pour qu’ils les jugent[1]. L’autre bas-relief représente Michel-Ange se regardant dans un miroir : allégorie dont le sens est très-clair[2]. Aux deux angles extérieurs de l’arc, Daniele peignit encore deux figures nues en clair-obscur qui ne sont point inférieures à celles dont nous avons parlé plus haut. Lorsque cette chapelle fut livrée au public, elle valut à son auteur de grands éloges et la renommée d’un excellent maître.

Daniele fut ensuite chargé de peindre une frise dans une salle du palais du cardinal Alexandre Farnèse, et un tableau sur chacune des parois. Il y représenta un Triomphe de Bacchus, une Chasse, et d’autres semblables sujets. Il figura, en outre, dans la frise, en plusieurs endroits, et sous divers aspects, une Licorne au giron d’une vierge, armoiries de l’illustre famille Farnèse. Cet ouvrage fut cause que le cardinal, juste appréciateur des hommes de talent, accorda toujours à notre artiste une protection qui aurait été plus efficace encore si Daniele n’eût pas été si lent dans son travail. Ne le blâmons point cependant, car cette allure lui avait été imposée par la nature, louons-le plutôt d’avoir mieux aimé faire peu et bien que beaucoup et moins bien. Mais sans parler de l’affection que lui portait le cardinal, il fut constamment maintenu dans les bonnes grâces des Farnèse par le signor Annibal Caro qui le servit chaudement auprès de ces seigneurs. Il fut aussi traité avec faveur par Madame Marguerite d’Autriche. Il peignit pour cette princesse, dans le palais Médicis à Navona, huit sujets tirés de l’histoire de l’empereur Charles-Quint. Ces huit tableaux, de petite dimension, sont finis avec tant de soin, qu’ils ne pourraient guère être mieux dans leur genre.

L’an 1547, Perino del Vaga étant mort, et ayant laissé inachevée, dans le Vatican, la salle des Rois, Daniele obtint sa place et son traitement, grâce au zèle avec lequel il fut recommandé au pape Paul III par plusieurs de ses amis, et surtout par Michel-Ange. Comme la salle était percée de six grandes portes en marbre sur deux de ses côtés, Daniele disposa au-dessus de chacune de ces portes une espèce de tabernacle en stuc dans lequel il avait l’intention de peindre un des rois qui ont défendu l’Église apostolique. Sur les parois, il voulait représenter quelques particularités remarquables de la vie de ces mêmes bienfaiteurs de l’Église, de sorte qu’il y aurait eu six tableaux et six tabernacles. Lorsque Daniele eut terminé ces niches ou tabernacles, il exécuta, avec l’aide de plusieurs artistes, les autres stucs de la salle, tout en étudiant les cartons des peintures qu’il avait projetées ; puis il commença un des tableaux, mais il n’en peignit pas plus de deux brasses. Il ne fit aussi que deux des rois dans les tabernacles de stuc placés au-dessus des portes. Malgré les sollicitations du cardinal Farnèse et de Paul III, il avait traîné l’entreprise tellement en longueur, qu’il en était seulement au point que nous venons de dire, lorsque Sa Sainteté mourut l’an 1549. Le conclave devant avoir lieu dans la salle des Rois, il fallut jeter à terre tous les échafaudages qui l’encombraient, et livrer aux regards du public l’ouvrage de Daniele. Les stucs furent admirés comme ils le méritaient, mais les deux figures de rois n’eurent pas un égal succès : on les trouva bien inférieures aux fresques de la Trinità-del-Monte, et l’on pensa que Danieie avait plutôt reculé qu’avancé.

L’an 1550, Jules III étant monté sur le trône pontifical, Danieie mit en jeu tous ses amis pour qu’il lui fut permis de continuer son travail ; mais le pape, qui s’en souciait peu, s’arrangea toujours de façon à esquiver la demande.

Sur ces entrefaites, Jules III ayant résolu d’élever une fontaine au bout du corridor du Belvédère, Michel-Ange lui proposa de sculpter en marbre un Moïse faisant jaillir l’eau du rocher. Le pape repoussa ce projet dont la réalisation aurait exigé beaucoup trop de temps. Giorgio Vasari, que le souverain pontife avait appelé auprès de lui et consultait dans toutes les entreprises d’art, conseilla alors à Sa Sainteté de prendre la Cléopâtre antique pour principal ornement de sa fontaine. Cette idée plut à Jules III, qui ordonna aussitôt de placer la divine statue dans une grotte décorée de stucs. Michel-Ange fit allouer cet ouvrage à Daniele qui le conduisit avec une telle lenteur, qu’il acheva seulement les stucs et les peintures de la grotte, et que d’autres travaux conçus par Sa Sainteté restèrent sans exécution.

Dans une chapelle de l’église de Sant’-Agostino, Daniele représenta sainte Hélène trouvant la vraie croix, et sur les côtés, dans deux niches, une sainte Cécile et une sainte Lucie. Ces fresques furent peintes partie par notre artiste, partie d’après ses dessins, par quelques-uns de ses élèves. Aussi ne sont-elles point à la hauteur de ses autres productions.

À la meme époque, il fut chargé par la signora Lucrezia della Rovere de décorer, dans l’église de la Trinità, une chapelle située en face de celle de la signora Elena Orsina. Daniele l’enrichit d’un compartiment de stuc, et composa des cartons d’après lesquels Marco de Sienne  (3) et Pellegrino de Bologne  (4) tracèrent sur la voûte plusieurs sujets de l’histoire de la Vierge, tandis que l’Espagnol Bizzerra  (5) et Giovan Paolo Rossetti de Volterra peignaient sur les parois la Nativité de Marie et la Présentation du Christ à Siméon. Daniele fit encore exécuter par Rossetti, dans les arcs, l’Annonciation de la Vierge et la Nativité de Jésus. À l’extérieur, dans les angles, il plaça deux grandes figures, et plus bas, sur les pilastres, deux Prophètes. Puis il peignit de sa propre main, sur la paroi principale, les Apôtres regardant la Mère de Dieu monter au ciel. Faute d’espace suffisant pour tant de figures, il mit les Apôtres sur le même plan que l’autel de la chapelle, comme si cet autel eût été le sépulcre de la Vierge. Cette disposition fut approuvée par quelques personnes, mais le plus grand nombre et les connaisseurs la blâmèrent fortement. Enfin, sur la dernière paroi, il fit représenter le Massacre des Innocents, par le Florentin Michele Alberti, son élève. Daniele passa quatorze années à décorer cette chapelle qui, cependant, est loin d’égaler celle qu’il avait peinte autrefois pour la signora Orsina.

Monsignor Giovanni della Casa, homme très-savant, comme le témoignent ses écrits en latin et en langue vulgaire, ayant commencé un traité sur la peinture, et voulant être initié aux ressources du métier, engagea Daniele à modeler en terre un David, puis à peindre les deux faces opposées de cette composition sur les deux côtés d’un tableau. Ce curieux ouvrage appartient aujourd’hui à Messer Annibale Ruccellai. Daniele fit encore pour Monsignor Giovanni un Christ mort avec les Maries, un Mercure conversant avec Énée ; un saint Jean pénitent et un saint Jérôme merveilleusement beau.

Lorsque Paul IV eut succédé à Jules III, le cardinal de Carpi insista auprès de Sa Sainteté pour que Daniele fût autorisé à terminer la salle des Rois ; mais le nouveau pape, fort peu amateur de peinture, répondit qu’il valait mieux fortifier Rome. Et, en effet, on se mit aussitôt à bâtir en travertin la grande porte du château de Sant’-Agnolo, d’après les dessins de Sallustio, fils de Baldassare Peruzzi, de Sienne. Cette porte, assez semblable à un arc de triomphe, devait être ornée de cinq statues, hautes de quatre brasses et demie, placées dans des niches. L’une de ces statues, celle de saint Michel, fut confiée au ciseau de Daniele.

Dans le même temps, Monsignor Giovanni Riccio, cardinal de Montepulciano, chargea notre artiste de faire à San-Pier-in-Montorio le tableau d’autel, les fresques et les statues de marbre d’une chapelle située en face de celle que Giorgio Vasari avait décorée par l’ordre du pape Jules III. Daniele, qui avait déjà résolu d’abandonner la peinture et de se consacrer à la sculpture, partit aussitôt pour Carrare, afin de choisir les marbres dont il avait besoin pour cette nouvelle entreprise et pour le saint Michel de la porte du château de Sant’-Agnolo. Il profita de ce voyage pour aller voir Florence. Il y fut accueilli de la manière la plus gracieuse par tous ses amis, et particulièrement par le Vasari, auquel il avait été recommandé par Michel-Ange. Durant son séjour à Florence, Daniele visita les divers ouvrages de la ville et ceux que Vasari exécutait dans le palais Médicis pour le duc Cosme. L’amour que le duc portait aux arts inspira à Daniele le désir de s’attacher à sa personne. Il en fit parler à Son Excellence qui ordonna au Vasari de le lui présenter. Daniele offrit alors lui-même ses services au duc, qui lui répondit qu’il les acceptait volontiers et qu’il serait le bienvenu à sa cour dès qu’il aurait rempli ses engagements à Rome.

Daniele passa tout l’été à Florence, où il fut logé par Giorgio Vasari chez Simone Botti. Pour utiliser ce temps, il moula en plâtre presque toutes les statues laissées par Michel-Ange dans la nouvelle sacristie de San-Lorenzo ; de plus, il fit une belle Léda pour le Flamand Michel Fucher.

Il se rendit ensuite à Carrare, et lorsqu’il eut expédié à Rome les marbres qui lui étaient nécessaires, il regagna Florence où il voulait payer un pieux tribut à la mémoire d’un de ses élèves, nommé Orazio Pianetti, qu’il avait amené de Rome à Florence, et qui était mort dans cette dernière ville en y arrivant. Daniele, ne sachant autrement témoigner sa douleur, revint donc à Florence pour sculpter en marbre, d’après un modèle moulé sur nature, le buste de ce jeune homme qu’il plaça avec une épitaphe dans l’église de San-Michele-Berteldi. Daniele montra qu’il entendait l’amitié de toute autre façon que la plupart des hommes d’aujourd’hui, qui ne se souviennent de leurs amis qu’autant qu’ils peuvent les exploiter.

Avant de retourner à Rome, Daniele alla à Volterra qu’il avait quittée depuis longues années. Il y fut reçu avec toutes sortes de caresses par ses parents et ses amis qui le prièrent de laisser à sa patrie quelque souvenir de lui. Il peignit alors un petit tableau du Massacre des Innocents, qu’il donna à l’église de San-Piero. Comme il pensait qu’il voyait Volterra pour la dernière fois, il vendit le peu de biens qu’il y possédait à Lionardo Ricciarelli, son neveu. Ce Lionardo demeura long-temps à Rome avec Daniele, et, après avoir appris sous sa direction à travailler le stuc, aida durant trois années, et en compagnie d’une foule d’autres jeunes gens, Giorgio Vasari à décorer le palais Médicis.

Daniele arriva à Rome au moment où le pape Paul IV voulait jeter à terre le Jugement dernier, de Michel-Ange, qui lui semblait renfermer des nudités trop choquantes. Heureusement, des cardinaux et quelques hommes sensés remontrèrent que ce serait un grand péché que de détruire ce chef-d’œuvre, et ils réussirent à le conserver en en corrigeant la licence au moyen de légères draperies ajoutées par Daniele qui compléta cette tâche, sous le pontificat de Pie IV, en refaisant la sainte Catherine et le saint Blaise, qui paraissaient blesser la décence.

Dans le même temps, Daniele commença les statues de la chapelle du cardinal de Montepulciano et le saint Michel de la porte du château de Sant’-Agnolo ; mais, arrêté par son irrésolution, il fut loin de pousser ces travaux avec l’activité que l’on était en droit de réclamer de lui.

Sur ces entrefaites, le signor Ruberto Strozzi, envoyé par Catherine de Médicis, régente du royaume de France, vint à Rome avec mission de s’entendre avec Michel-Ange pour élever un monument à la mémoire du roi Henri II, qui avait été tué dans un tournoi. Michel-Ange, à cause de son grand âge, refusa de se charger de cette entreprise, et conseilla de la confier à Daniele, qu’il promit d’aider de ses avis. Strozzi y consentit, et après de mûres réflexions sur le projet auquel on devait s’arrêter, il fut décidé que Daniele exécuterait tout d’un morceau un cheval en bronze, de vingt palmes de hauteur sur quarante palmes de longueur, surmonté de la statue du roi Henri. Notre artiste fit donc, avec les conseils de Michel-Ange, un petit modèle en terre qui plut extrêmement à Ruberto Strozzi. Ce seigneur, après en avoir écrit en France, conclut avec Daniele un traité dans lequel furent stipulés le prix de la statue équestre et l’époque à laquelle elle devait être livrée. Daniele commença par modeler en terre le cheval, et quand il eut terminé son moule, il alla consulter divers fondeurs sur les meilleurs moyens à suivre pour faire réussir à la fonte cet important morceau. Il en était là, lorsqu’on lui apprit que le pape Pie IV, successeur de Paul IV, voulait qu’il abandonnât tout pour achever la salle des Rois. Il répondit qu’il avait pris des engagements très-sérieux avec la reine de France, mais que néanmoins il donnerait des cartons d’après lesquels les peintures de la salle des Rois pourraient être exécutées, partie par ses élèves, partie par lui-même. Mécontent de cette réponse, le pape résolut d’allouer l’ouvrage entier au Salviati. Alors Daniele, piqué de jalousie, se remua si bien, qu’il obtint la moitié de l’entreprise, par la protection du cardinal de Carpi et par celle de Michel-Ange. Il tenta même d’enlever au Salviati l’autre moitié afin d’avoir ses coudées franches, et ce ne fut pas sans dépit qu’il vit ses efforts rester sans succès. Puis les choses tournèrent de telle façon, que Daniele n’ajouta absolument rien à ce qu’il avait déjà fait dans cette salle, et le peu que le Salviati y avait commencé fut méchamment détruit. Mais revenons au cheval de Daniele. Au bout de quatre années de travail, notre artiste était prêt à le fondre, lorsqu’il fut obligé de passer quelques mois à attendre les ferrements et le métal que le signor Ruberto avait à lui fournir. Ces matériaux étant enfin arrivés, il enterra son moule entre deux fourneaux, dans un atelier qu’il avait à Montecavallo. Le métal coula d’abord parfaitement dans le moule, mais son poids ayant ensuite crevé le corps du cheval, toute la matière prit un autre chemin. Après s’être bien désolé de cet accident, Daniele trouva moyen d’y remédier. Deux mois plus tard, il recommença sa fonte qui, cette fois, réussit à merveille. Il est étonnant que ce cheval, qui est d’un sixième plus grand que celui d’Antonin, ne pèse que vingt milliers. Cet ouvrage fatigua considérablement Daniele qui n’était pas d’une complexion très-robuste ; et bientôt il fut attaqué d’un catarrhe cruel qui le conduisit au tombeau le 4 avril 1566, après lui avoir causé de vives souffrances.

Lorsque Daniele sentit la mort approcher, il se confessa très-dévotement, et demanda les sacrements de l’Église. Puis il fit son testament, et ordonna que son corps fût enseveli dans la nouvelle église bâtie aux Thermes pour les Chartreux, par le pape Pie IV. Il voulut aussi que l’on plaçât sur sa tombe la statue de l’ange qu’il avait autrefois commencée pour la porte du château de Sant’-Agnolo. Il laissa, à cet effet, 200 écus à ses exécuteurs testamentaires, Michele degli Alberti, de Florence, et Feliciano de San-Vito, de Rome, qui obéirent ponctuellement à ses dernières volontés. Daniele leur légua ses plâtres, ses modèles, ses dessins, et en un mot, tous ses objets d’art. Michele et Feliciano s’offrirent à l’ambassadeur de France pour achever le cheval et la statue du roi Henri II. Comme ils ont long-temps travaillé sous la direction de Daniele, on peut espérer d’eux de grandes choses.

On compte également parmi les élèves de Daniele, Biagio de Garigliano de Pistoia, et Giovampaolo Rosetti de Volterra. Ce dernier est un homme de talent. Il s’est retiré depuis plusieurs années à Volterra, où il a fait et où il fait encore aujourd’hui des ouvrages dignes de louanges.

Marco, de Sienne, a aussi beaucoup profité à l’école de Daniele. Il a choisi pour patrie la ville de Naples, où il habite et où il travaille continuellement.

Giulio Mazzoni, de Plaisance, autre élève de Daniele, étudia les premiers principes de l’art chez Giorgio Vasari, dans le temps où celui-ci exécutait pour Messer Biagio Mei un tableau qui fut envoyé à Lucques, et placé à San-Piero-Cigoli. C’est à cette époque que Vasari peignait à Monte-Oliveto, de Naples, le tableau du maître-autel, un grand sujet dans le réfectoire, la sacristie de San-Giovanni-Carbonaro, et les volets de l’orgue de l’évêché. De l’atelier de Vasari, Giulio Mazzoni passa dans celui de Daniele, où il apprit à travailler le stuc. Il égala bientôt son maître dans ce genre, et orna de sa main l’intérieur du palais du cardinal Capodiferro. Il y exécuta des ouvrages merveilleux, non-seulement en stuc, mais encore à fresque et à l’huile, qui lui ont valu de justes éloges. Giulio a sculpté en marbre et d’après nature le buste de Francesco del Nero, et si bien, que je ne crois pas qu’il soit possible de faire mieux. Aussi doit-on espérer que cet artiste arrivera à une haute perfection.

Daniele Ricciarelli fut un homme de bien, et tellement appliqué à l’étude, qu’il négligea beaucoup trop ses intérêts. Son humeur mélancolique le portait à rechercher la solitude. Il mourut à l’âge de cinquante-sept ans.

L’année dernière, lorsque j’allai à Rome, je demandai son portrait à ses élèves, qui l’avaient moulé en plâtre. Ils me le promirent, mais ensuite, malgré les lettres que je leur ai écrites, jamais ils n’ont consenti à le donner. Sans me laisser arrêter par leur ingratitude, j’ai mis en tête de cette vie le portrait de Daniele qui avait été mon ami. Si cette image offre peu de ressemblance, il faut donc s’en prendre au peu d’amour de Michele degli Alberti et de Feliciano de San-Vito pour la mémoire de leur maître.

Nous ne voulons point faire défaut, dans notre livre, à l’admirable école de Sienne. Jusqu’ici, l’abondance de nos matières nous a forcés à la négliger un peu, et nous n’avons pu en parler que par digressions ou par allusions. Il est temps de combler cette lacune. À la suite de la vie de Daniele Da Volterra, nous allons établir d’abord dans son ordre, et d’une manière assez complète pour guider la mémoire, la série de ses maîtres et des vicissitudes qu’ils ont rencontrées jusqu’à lui. Dans nos notes sur Lorenzo di Credi, bien qu’il soit Florentin, nous envisagerons les idées générales qui doivent influer sur l’appréciation de l’école siennoise, et nous dirons pourquoi nous l’essayons là plutôt qu’ailleurs.

Guido, Duccio, Mino Da Turrita et Bonaventura Berlinghieri de Lucques, travaillèrent à Sienne à peu près dans la même année que Margaritone, Cimabue et Tafi, à Florence. Dès cette époque, nul doute que Sienne, comme Florence, ne comptât déjà un grand nombre d’artistes s’exerçant dans ses murs. Leurs noms ont été recueillis, mais à quoi serviraient ici des noms sans signification ? Vers l’an 1250, les architectes et les sculpteurs (magistri lapidum) établirent un corps civil et se donnèrent des statuts. Il y avait à Sienne un véritable concours de ces artistes pour les vastes travaux de la cathédrale commencés depuis quelques années. Cette disposition des architectes et des sculpteurs ne peut avoir été sans influence sur le développement de la peinture. En 1260, bataille de Monte-Aperto ; Sienne acquit par elle un grand pouvoir, et vit s’ouvrir une époque de prospérité et d’opulence qui donna une grande impulsion à son école.

C’est dans ces circonstances que se produisirent deux talents éminents entre les peintres de la primitive école de Sienne, Ugolino et Duccio ; dont notre auteur nous a donné la biographie dans son premier volume.

Puis vinrent, à peu près dans l’ordre où le Vasari les a présentés, les Simone et les Lippo Memmi, les Ambrogio et les Pietro Lorenzetti.

Après la terrible peste de 1348 qui désola l’Italie et toute l’Europe, et sévit avec tant de fureur à Sienne et à Florence, les peintres siennois formèrent leur association, si remarquable par la sagesse de ses statuts. On a conjecturé, dit Lanzi, que ces statuts avaient été traduits du latin en langue vulgaire vers l’année 1291, année dans laquelle Tizio dit que : « Statuta materna lingua édita sunt ad ambiguitates tollendas. » Mais le Tizio avait à écrire sur les statuts relatifs à l’art de fabriquer la laine, et sur d’autres qui existaient déjà : ceux de la peinture purent être établis plus tard. En effet, la manière dont ils sont rédigés, sans jamais faire mention d’aucun règlement précédent, paraît annoncer une fondation primitive ; car, s’il y eût eu déjà des statuts, et qu’ils eussent été publiés dès l’année 91, pourquoi aurait-on différé de 66 ans leur légalisation ? ou enfin, pourquoi n’aurait-on pas distingué, comme on le fait par rapport à d’autres codes semblables, les anciens des nouveaux ? Dans ce code, on trouve inscrits les noms des peintres siennois ou agrégés à l’école siennoise qui vécurent jusqu’à la moitié du quinzième siècle. Le nombre en est très-considérable. On doit y remarquer les Andrea di Guido, les Jacopo di Frate Mino, les Maestro di Frate Minuccio, les Vannino da Perugia, Lazzaro d’Orvietto, Nicolò di Norcia et Antonio de Pistoia. Un peu plus tard fleurirent Andrea di Vanni, et le Berna, dont le Vasari fait tant d’éloges. Au commencement du quinzième siècle, on trouve une foule, non-seulement de peintres, mais de familles entières, où pendant une longue série d’années l’art s’était propagé de père en fils. C’était un bon moyen, sans doute, d’en accroître les progrès. La famille des Fredi ou des Bartoli est la plus célèbre. Taddeo (appelé dans les parchemins de la ville, Thaddœus magistri Bartoli magistri Fredi) était regardé comme le meilleur peintre de son temps.

Domenico Bartoli, son élève et son neveu, succéda à son talent et à sa renommée.

Sur ces entrefaites Sienne donna au Saint-Siège Pie II, qui se distingua par l’élévation de ses idées et son amour passionné pour sa patrie. Ses libéralités et sa puissance accrurent le champ de l’école siennoise ; les plus grands travaux furent entrepris. Ansano, le Vecchietta, Giovan di Paolo, Matteo di Giovanni, Francesco di Giorgio, Angelo Parrasio, s’illustrèrent surtout. Le seizième siècle s’ouvrait alors. Pietro Perugino et Luca Signorelli furent appelés à Sienne. Dès ce moment l’école siennoise se mit à suivre le style moderne ; tout se perfectionna. Que ne fut pas devenue cette école, si elle eût été encouragée par une famille telle que celle des Médicis !

Alors, dit Lanzi, elle renfermait quatre hommes de génie capables de réussir aux plus grandes entreprises : le Pacchiarotto, l’élève fidèle du Pérugin, qui vint en France, où il travailla avec le Rosso, et y mourut, ignoré hors de sa patrie, où sont conservées quelques-unes de ses œuvres les plus remarquables ; le Razzi, dont le Vasari nous donnera bientôt la vie ; le Beccafumi, qu’on connaît maintenant ; et le grand Baldassare Peruzzi. Daniele Da Volterra peut prendre rang à côté de ces maîtres, et, sous tous points, peut clore dignement la dernière et glorieuse période de l’école de Sienne avant la décadence générale de l’art italien.

NOTES.

(1) Voyez la vie de Baldassare Peruzzi et celle du Sodoma.


(2) Ce tableau a été gravé sur cuivre par Dorigny, et à l’eau forte par divers artistes.


(3) Marco de Sienne fut élève du Beccafumi et ensuite de Daniele da Volterra. Il mourut dans un âge peu avancé.


(4) Pellegrino de Bologne n’est autre que le célèbre Pellegrino Tibaldi.


(5) Vasari se servit de ce Bizzerra pour peindre la salle de la Chancellerie, à Rome.

  1. L’annotateur de l’édition romaine du Vasari pense que notre auteur a mal décrit ce bas-relief. Des satyres, ajoute-t-il, pèsent une à une les figures de la chapelle, et, les trouvant de bon poids, chassent les satyres ennemis du peintre.
  2. « Il est possible, dit encore l’annotateur de l’édition romaine, il est possible que le sens de cette allégorie soit très-clair pour Vasari, mais il aurait mieux fait de l’expliquer. » Lanzi écrit que Daniele a représenté son maître se regardant dans un miroir, pour indiquer que Michel- Ange se reconnaissait lui-même dans l’ouvrage de son élève.