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Visages de la vie et de la mort/À l’école

La bibliothèque libre.
Édition Privée (p. 41-45).


À L’ÉCOLE



LA classe des commençantes dirigée par sœur Sainte Cadie à l’école Frontenac comptait trente-deux élèves. C’étaient des fillettes de sept ou huit ans d’un quartier populaire. On leur enseignait le catéchisme, les prières, l’histoire sainte, la table de multiplication et on leur apprenait à lire. Deux fois par jour, au milieu de l’avant-midi et de l’après-midi, les enfants dont les parents payaient pour ce service prenaient un verre de lait. Il y en avait de maigres et d’anémiques qui n’en recevaient pas.

Un jour de fin d’octobre, sœur Sainte Cadie informa ses élèves qu’il y aurait à l’avenir une leçon de tricotage chaque semaine.

— Nous prendrons une demi-heure chaque vendredi et vous pourrez tricoter des mitaines, des capines ou des chandails. Ce sera gentil, n’est-ce pas ? Alors, prévenez vos mamans et, vendredi prochain, apportez-vous de la laine et des broches.

Sœur Sainte Cadie parlait d’une voix lente, fatiguée, usée. Elle paraissait vieille. Depuis dix ans elle enseignait aux commençantes à l’école Frontenac et pendant treize autres années elle avait également préparé les toutes jeunes à l’école Saint Joachim. Ce n’était pas une intelligence d’élite ; à peine supérieure à ses élèves, mais elle avait l’âge, l’expérience et le costume ; c’était suffisant. D’ailleurs, elle enseignait parfaitement le catéchisme et les prières aux enfants. Elle avait des yeux gris sans expression, une grosse figure ronde dont la chair molle et flasque remuait comme de la gélatine à ses moindres mouvements. Ses lèvres décolorées n’avaient pas un dessin ferme ; elles n’avaient pas cette courbe pleine qui fait le charme d’une figure. La bouche de sœur Sainte Cadie avait une ligne un peu sinueuse et elle semblait une chose faite pour pisser. D’ailleurs, elle était sans vanité.

Le jeudi suivant, sœur Sainte Cadie rappela à ses élèves que le lendemain aurait lieu la première leçon de tricotage et leur réitéra l’ordre d’apporter de la laine et des broches.

Luce Galarneau dont la mère faisait des journées de ménage en ville lui avait parlé des leçons de tricotage qui devaient commencer le vendredi et lui avait demandé de la laine. Soucieuse, la mère avait poussé un profond soupir en regardant son enfant. Dieu, que l’argent était rare ! Il fallait payer le loyer, le chauffage, l’éclairage, la nourriture pour elle-même et ses trois enfants, sans compter une piastre et demie par semaine à une voisine pour garder sa plus jeune, une bambine de trois ans. La plus grande partie des vêtements de la famille lui était donnée par les dames pour qui elle travaillait. Malgré cela, disait-elle, elle ne pouvait joindre les deux bouts. Et en elle-même, elle blâmait son sans cœur de mari, un fainéant et un ivrogne qui l’avait abandonnée.

Et la pauvre femme se désâmait pour gagner sa vie et celle de ses petits.

— Je ne peux t’acheter de laine cette semaine, répondit-elle à Luce. Un peu plus tard, j’essaierai.

Lorsqu’arriva la leçon de tricotage, toutes les petites à l’exception de Luce Galarneau avaient leur laine et leurs broches.

— Et toi, fit sœur Sainte Cadie, pourquoi n’as-tu pas ta laine ?

— Maman n’a pas pu m’en acheter cette semaine, répondit l’enfant.

— Une balle de laine ne coûte que cinq sous, cinq sous, fit la religieuse.

L’enfant sentit le reproche de pauvreté qu’on lui faisait.

— Il faudra que tu en aies la semaine prochaine, ajouta sœur Sainte Cadie.

Ce jour-là, la petite Luce dut se contenter d’écouter les explications et de suivre des yeux le travail de ses camarades.

— Maman, vas-tu m’acheter de la laine ? demanda Luce ? C’est demain vendredi, la leçon de tricotage, et la sœur m’a dit d’en apporter.

— Ma pauvre enfant, je suis absolument sans argent. Je n’ai même pas été payée pour ma journée d’aujourd’hui. Tâche d’attendre encore une semaine.

Le vendredi, Luce s’en alla a l’école le cœur bien gros.

— Où est ta laine, Luce ? fit sœur Sainte Cadie lorsqu’on fut arrivé à la leçon de tricotage.

— Je n’en ai pas, répondit timidement, d’une voix faible, l’enfant toute confuse.

— Bon, bon, il faut que tu fasses comme les autres. Attends un peu.

La religieuse sortit un moment de la classe. Elle revint tenant deux petits bâtons et une ficelle.

— Tiens, aujourd’hui, tu vas pratiquer avec cela, fit-elle en les remettant à Luce.

Les figures ricaneuses de toutes les élèves étaient tournées vers la petite si honteuse, si humiliée qu’elle eût voulu mourir.

— Allons, au travail ! fit la sœur en retournant à son pupitre. Elle commença sa démonstration en disant aux fillettes de l’imiter, mais tout le temps, elle suivait la petite du coin de son œil gris. Tous les regards étaient fixés sur Luce qui maniait gauchement ses bâtons et sa ficelle. Les rires éclatèrent, fusèrent dans la salle. Toute la classe se tordait. Sœur Sainte Cadie riait elle-même. Tout le gras, tout le saindoux de sa figure remuait, s’agitait comme de la gélatine et de sa bouche décolorée, la bave coulait…

Au bout d’un moment, la religieuse tenta d’imposer le silence, mais son masque hilare était tel, qu’encouragé par cette attitude, les rires redoublèrent.

Et soudain, des sanglots éclatèrent, des sanglots qui secouaient une enfant infiniment malheureuse, une enfant humiliée jusqu’au tréfonds de sa chair et de son être. Son cœur se fendait. Luce s’était caché la figure entre ses mains et elle sanglotait éperdument, désespérément. Au seuil de la vie, la fillette avait reçu une blessure inoubliable, inguérissable.

Le vendredi suivant, Luce avait sa laine et ses broches. Probablement que pour économiser un billet de tramway et avoir les sous voulus pour éviter une nouvelle humiliation à son enfant, sa mère avait marché près d’une heure au froid, le matin, pour aller faire sa journée de ménage.

— En te faisant aider, tu serais capable de faire un chandail pour ta petite sœur, avait dit la mère en remettant la laine à l’enfant.

Et Luce commença un chandail pour la petite de trois ans, la plus jeune de la famille. Le vêtement avançait lentement, un peu plus à chaque semaine. Il serait peut-être terminé pour février.

Vinrent les vacances du jour de l’an.

Lorsque les classes recommencèrent aux Rois, les fillettes avaient une nouvelle maîtresse. Sœur Sainte Cadie était partie pour une autre école. Le vendredi, il n’y eut pas de leçon de tricotage. Les élèves s’informèrent de leurs travaux de lainage. Avant de partir, sœur Sainte Cadie les avait envoyés à un orphelinat. Luce ne put terminer le chandail de sa petite sœur.