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Visages de la vie et de la mort/Dernier amour

La bibliothèque libre.
Édition Privée (p. 135-147).


DERNIER AMOUR


À Lucien Desjardins.


QUE deviennent les femmes que nous avons aimées ? Quelle est leur destinée banale, étrange ou tragique ? Celles-là dont la pensée remplissait notre cœur, le faisait battre avec violence, dont l’image illuminait nos jours, dont la caresse était notre raison de vivre, quelle voie ont-elles suivie lorsqu’elles se sont détachées de nos bras ? Après les ruptures parfois brutales, souvent douloureuses, quels nouveaux liens ont-elles formés, quelles nouvelles figures vont-elles éclairer ? Quels désirs font-elles germer ? Quels nouveaux serments prononcent-elles ? Où se porte leur caprice, leur cœur las ou meurtri ? Quelle vie paisible ou agitée mènent-elles ? Dans quelle chambre luxueuse ou sordide, finissent-elles leur existence ? Dans quel coin du monde dorment-elles leur dernier sommeil ?

Adrien Clamer se posait mélancoliquement ces questions, car il était vieux et seul. Mais il avait été jeune et il avait aimé. Certains jours, sa mémoire évoquait devant lui des figures de jadis, mais maintenant, son cœur était calme, vide, désert. Il n’y restait plus que la cendre grise et froide des passions qui l’avaient autrefois ravagé.

C’était un après-midi de mars ensoleillé. Dans le ciel bleu glissaient de légers nuages blancs et les grands ormes noirs, qui avaient enduré le froid tout l’hiver se chauffaient béatement au soleil, comme les vieillards dans les cours des hospices et des asiles. Le printemps était vaguement dans l’air, mais lui, Adrien Clamer, il était sans allégresse. Il n’espérait rien, n’attendait rien. Celle-là qui s’en venait, la Dernière Visiteuse, il n’avait nulle hâte de la voir, mais il savait qu’elle ne tarderait guère. Il songeait au passé. Et des brumes de son souvenir surgit une figure gentille, douce et pathétique. Cette femme n’avait pas été mêlée intimement à sa vie. Elle avait simplement passé à côté, mais si près, si près. Leurs routes s’étaient croisées, simplement. Alice Dasterre était son nom. Pendant trois ans, elle avait été la maîtresse de son ami le plus intime et il l’avait vue fréquemment. Il connaissait son histoire. À dix-huit ans, sa mère morte et son père collé avec une autre femme, elle s’était mariée avec l’une des pires brutes qu’il soit possible de trouver. Le soir de ses noces, dans une frénésie de posséder une jeune fille, de déchirer une virginité, il l’avait battue, blessée avec un couteau, et indignement maltraitée. Puis, ivre tous les jours et la main sans cesse levée. Pendant cinq semaines, elle avait vécu avec cet être malfaisant, avec ce sadique criminel, cinq semaines pendant lesquelles elle avait eu l’impression d’être dans la cage d’une bête féroce. Ensuite, il l’avait abandonnée, s’était enfui, et elle avait eu de nombreuses aventures. Pendant un an et demi, elle avait passé des bras de l’un dans ceux d’un autre, vivant de ce qu’ils voulaient bien lui donner, car elle était sans ressources et sans aide, n’ayant qu’une sœur mariée à un petit employé de magasin qui gagnait un salaire de famine. Puis soudain, la chance lui avait souri. Elle avait rencontré un homme intelligent, délicat, généreux, séparé de sa femme, le notaire Lormont, qui s’était épris d’elle. Il lui avait meublé un appartement, lui donnait largement de quoi vivre, venait souper avec elle tous les soirs et restait souvent pour la nuit. Elle avait alors vingt ans. Son ami, le notaire Lormont en avait trente-six.

Pendant quatorze ans, elle avait vécu sinon heureuse, du moins à l’aise et confortablement. Peut-être le notaire l’épouserait-il si sa femme se décidait à mourir. Pendant ces années, sa sœur était morte, laissant une fillette de huit ans. Avec l’assentiment du notaire Lormont, Alice l’avait recueillie, gardée avec elle, puis placée dans un couvent où elle recevait une instruction pratique. La vie coulait calme, paisible. Puis tout changea. Des existences furent bouleversées.

Un soir, au théâtre, le notaire Lormont et son amie se trouvèrent placés à côté d’un jeune peintre, Léo Destrier, qui avait déjà fait le portrait du tabellion. C’était un artiste de talent. Les critiques lui reconnaissaient une forte personnalité, un fier tempérament et un métier habile. Il n’avait que vingt-deux ans et il promettait d’aller loin. Cette rencontre fortuite, un soir au spectacle, fut désastreuse pour l’homme de loi et elle changea la destinée de la jeune femme. Pendant une intermission, l’on causa et le notaire, pourtant homme prudent, pondéré et de jugement, invita son jeune ami à venir casser une croûte à l’appartement de sa maîtresse après la représentation. Ce souper dura une partie de la nuit. Lorsqu’à trois heures du matin, le peintre sortit de chez son hôte pour retourner à la petite chambre qu’il occupait à côté de son atelier, il était tout vibrant. Une souriante image de femme aux lèvres rouges, aux mains caressantes, voltigeait devant lui et il se sentait amoureux. Quant à elle, la pauvre femme, elle avait été subjuguée, charmée, conquise, par la spontanéité, le naturel, l’exubérance et la jeunesse de l’artiste, par ses yeux bruns si lumineux, par sa physionomie si sympathique. Elle avait rencontré, trouvé quelqu’un qu’elle aimait.

Comme résultat, un mois plus tard, le jeune peintre et Alice filaient le parfait amour dans un modeste logis. Le notaire délicat, fidèle, généreux, l’ami de quinze années avait été jeté par-dessus bord.

Alice avait bien hésité avant d’agir ainsi. Elle était attachée à cet homme qui, pendant longtemps, lui avait assuré le bien-être. Elle aurait bien accepté l’amour de l’artiste et ne lui aurait rien refusé, tout en gardant son vieil ami, mais le jeune homme ne voulait pas de partage. Il la voulait toute à lui, uniquement à lui. Vaguement, elle réalisait que c’était là une folie, que c’était cruel, ingrat, et surtout fort imprudent, mais l’artiste avait insisté. Elle se savait plus vieille que lui, habituée à une vie de confort, sans inquiétude, et en plus, elle avait une nièce sur les bras. Mais elle avait tout sacrifié pour se rendre aux instances de son jeune amant.

La rupture avec le notaire fut tragique. Pas de cris, pas de reproches, pas de prières, de supplications. Rien, une rupture silencieuse.

— Tu as toujours été bon pour moi ; je t’aime bien, mais il y en a un autre que j’aime mieux. Oui, c’est cela. Et je m’en vais avec lui.

Il comprit que sa vie était finie, que tout raisonnement serait inutile. Son expérience lui avait toujours démontré que l’illogisme est la règle de conduite d’une multitude de femmes. Clairement, lui apparaissait que la différence d’âge qui le séparait aujourd’hui de son amie serait cause qu’un jour, son nouvel amant s’éloignerait d’elle, la repousserait. Il prévoyait qu’habituée à la vie large et facile, sa nouvelle existence avec le peintre, certes plein de talent, mais possédant peu de ressources, serait dure pour elle, lui imposerait de cruels sacrifices. Un jour, elle le regretterait. Il ne dit rien. Le cœur meurtri, l’âme en détresse, le cerveau désemparé, il s’en alla chez lui. Le lendemain, on le trouvait mort dans son garage, tué par le monoxyde de carbone. Accident ou suicide ?

Malgré ce drame qui les affecta tous deux au début de leur liaison, le peintre et son amie vécurent des heures de ravissement, d’ivresse sensuelle. Pour son jeune amant, Alice avait une tendresse maternelle et d’amoureuse. Et à lui, qui avait des sens neufs, elle versait une volupté forte, troublante comme un violent alcool. Grâce à son expérience, elle lui apportait la révélation de la vraie femme.

Ils vivaient modestement. Ils vivotaient. Parfois, ils s’endettaient. Elle était heureuse et elle prodiguait à l’artiste de fortes joies charnelles.

Il travaillait aussi. Il vendit plusieurs tableaux, réalisa une jolie somme. Alors, il voulut faire un voyage à Paris. Il savait qu’il avait besoin de cela. On lui avait dit qu’il avait du talent. Il le savait et il avait foi en lui, mais il voulait voir le talent des autres, recueillir des impressions, voir de ses yeux les productions du moment et aussi les chefs-d’œuvre du passé. Il partit. Pendant un mois, il fréquenta les expositions artistiques, les musées, les salles des marchands de tableaux. Même, il fit la connaissance de quelques artistes et de trois ou quatre écrivains.

Au bout de quatre semaines, il revenait au pays plus enthousiaste que jamais de son art et plus amoureux que jamais de son amie. Comme souvenirs de voyages, il rapportait des gravures, quelques poteries, des médailles et une tête en marbre, une ébauche qu’il avait obtenue d’un jeune sculpteur qu’il avait rencontré, qui l’avait invité à visiter son atelier et qui, après avoir écouté en silence les paroles admiratives du peintre pour les créations réunies là, lui avait dit :

— Eh bien, avec tous ces dons que vous m’accordez, avec ces œuvres que vous appréciez si chaleureusement, il ne me reste qu’à prendre un plongeon dans la Seine.

Et sans phrases tragiques, il lui avait avoué simplement qu’il était au bout de ses ressources, qu’il n’avait pas vendu le plus petit morceau de sculpture depuis quatre mois. Les gens ne pensaient qu’à boire, à manger, et à s’amuser. Les boutiques d’objets d’art étaient encombrées des produits du talent et les marchands se refusaient à faire la moindre acquisition. Léo Destrier avait acheté de son nouvel ami une tête de femme en marbre qui l’avait charmé en entrant. Une simple ébauche, mais frémissante de vie et de sentiment, une passionnée figure de femme, des lèvres qui semblaient appeler le baiser, des lèvres qui versaient l’amour.

À son retour à Montréal, Léo Destrier avait installé dans son atelier quelques-uns des objets rapportés de Paris et il avait donné à son amie la tête de marbre, obtenue du sculpteur en détresse. Alice avait pressé son amant dans ses bras et elle avait ensuite baisé sur la bouche la figure de marbre. Elle la plaça sur sa commode, à côté de la fenêtre et, le matin en s’éveillant, après avoir baisé la bouche de son ami elle se levait et allait déposer un baiser sur les lèvres de marbre qu’illuminait le soleil levant.

Des jours et des mois passèrent. Le peintre travaillait ferme. Il profitait de son enthousiasme. Avec son amie, il alla un été à Saint-Eustache, le Barbizon canadien, et exécuta une série de toiles remarquables. À l’automne, il organisa une exposition, sa première, qui eut un vif succès. Chose incroyable, il vendit trente-deux tableaux. Alice collait dans un cahier les articles de journaux ayant trait à ce début officiel de son artiste.

Le jeune homme songeait à retourner à Paris. Alice aurait aimé l’accompagner, mais elle savait qu’elle serait de trop. Elle aimait les œuvres de son ami, mais toute cette peinture étrangère qu’il allait voir, la fatiguerait sûrement, Puis, il ne parlait pas de l’amener. Il partit et elle resta.

Alors, le destin mêla de nouveau les cartes.

Sur le navire qui le conduisait là-bas, il rencontra une jeune fille de son âge accompagnée de sa mère. Ils causèrent comme on cause entre compagnons de voyage, mais elle qui avait vu ses tableaux, qui en avait même acheté un lors de l’exposition et qui admirait immensément son talent, s’éprit aussi de l’homme. Et lui fut charmé, séduit par cette jeune fille jolie, intelligente, distinguée, cultivée, qui comprenait si bien son art et qui lui témoignait une sympathie naturelle, exempte de toute comédie.

Pendant des jours, ils se promenèrent tous les deux dans Paris. La mère était tolérante, et reconnaissait que l’artiste était un brave et excellent garçon. Les deux jeunes gens admiraient les mêmes choses, ils comprenaient les œuvres d’art de la même façon, elles leur donnaient la même émotion.

Ce qui devait arriver arriva. Oubliant qu’il avait une liaison là-bas, Léo Destrier demanda à la jeune fille de devenir sa femme. Il fut accepté car dès les premiers jours de leur rencontre, la nouvelle venue lui avait voué un amour fervent et profond.

La cérémonie du mariage eut lieu à Paris. La veille, l’artiste écrivit à son amie de Montréal, l’informant de ce qui arrivait. Il ne cherchait pas à se justifier. Il ne s’attardait pas à la plaindre. Il annonçait des faits.

Il adressa aussi une lettre à son ami Adrien Clamer, le mettant au courant des événements et le priant de lui donner des nouvelles. En même temps, il envoyait une somme d’argent pour remettre à l’abandonnée qui devait être un peu à court. Clamer vit un déluge de larmes et entendit bien des récriminations et des sanglots. Ce fut une entrevue pénible, bien pénible.

À son retour de Paris, Léo Destrier, le chargea encore de quelques messages pour son ancienne amie. Et les larmes coulèrent encore, mais le calme commençait à se faire.

Puis, voilà qu’au commencement de l’hiver, le jeune peintre contracta une pneumonie. Elle l’emporta en huit jours, laissant une veuve inconsolable et une ancienne maîtresse malheureuse, mais vengée. Le lendemain du décès, malgré la gêne financière dans laquelle elle se trouvait alors, Alice pour montrer à la femme légitime qu’elle existait toujours, envoya avec sa carte une belle couronne de roses et de chrysanthèmes.

Tant que son ami avait vécu, Clamer n’avait jamais songé à lui acheter une toile, à l’encourager. Il était de cette innombrable catégorie de gens qui attendent que l’artiste soit vieux ou mort avant d’acquérir une de ses œuvres. Maintenant que Léo Destrier était disparu, Adrien Clamer voulait avoir quelques souvenirs de lui. Il s’adressa à Alice qui lui céda volontiers une couple d’études dans lesquelles le peintre avait mis la mesure de son talent. Ce fut pour elle une belle occasion de causer du mort. Elle en parlait maintenant sans amertume, évoquant leurs beaux jours, les trois années qu’ils avaient vécues ensemble.

— Tenez, voici un petit portrait de moi qu’il a fait. Il regardait la toile et puis le modèle. C’était vraiment une séduisante image de la femme qui était devant lui.

— Un autre encore qu’il a brossé un matin, en moins d’une demi-heure.

C’était une troublante étude de nu.

— C’était à cette petite table qu’il écrivait ses lettres.

Et elle montrait la table en chêne avec sa lampe électrique à abat-jour vert.

— Ici, il se reposait.

Elle indiquait un large divan et s’y asseyait, souriante, au milieu des coussins.

— Il ne pouvait se reposer seul. Il fallait que je sois avec lui. Un enfant, vous savez.

Elle souriait, assise sur le divan. L’une de ses mains glissait doucement sur le velours du meuble, comme elle aurait glissé sur le pelage d’un chat, sur un torse d’homme. Ses grands yeux bruns étaient caressants et ses lèvres rouges fort troublantes.

Elle lui montrait le buste en marbre.

— Tenez, chaque matin en me levant et chaque soir en me couchant, je l’embrasse sur la bouche. C’est ma manière de faire ma prière.

Adrien Clamer devinait la pensée de cette femme, ses intentions, mais il était intéressé ailleurs. En plus, il n’était pas l’homme à recueillir des successions. Il était incapable de marcher sur les traces de ses amis.

Cela lui répugnait physiquement.

Malgré tout, ils s’étaient laissés bons amis.

Vers cette époque un groupe d’hindous de l’Inde française vint visiter le Canada. Le hasard fit qu’Alice rencontra l’un de ces voyageurs, médecin à Pondichéry. Dès cette brève rencontre, une passion naquit, un attachement se forma entre ces deux êtres si différents. Tous les jours, tous les soirs, ils se voyaient. Ils semblaient ne pouvoir se passer l’un de l’autre. Le médecin hindou proposa à Alice de partir, de s’en aller avec lui aux Indes.

— Nous nous marierons là-bas, lui promit-il.

— Mais j’ai ma nièce qui habite avec moi, qui est seule et que je ne puis abandonner.

— Mais, amenez-la. La maison est assez grande pour nous trois.

À la hâte, elle se défit de ses meubles, les vendant presque pour rien, les sacrifiant, les donnant pour ainsi dire. En dehors de son linge, de quelques bibelots qu’elle gardait comme souvenirs elle n’emportait avec elle que la tête en marbre provenant de Léo Destrier.

La nièce âgée de quinze ans était enchantée à l’idée de faire un si grand voyage.

Avant de partir, Alice voulut dire adieu à Adrien Clamer qui s’était montré serviable et avait agi envers elle en véritable ami.

— Oui, je m’en vais avec un noir. Mais c’est un beau noir, ajouta-t-elle en souriant.

La passion, l’amour, brillaient dans ses yeux.

Que faire ? Que dire ? À quoi bon prononcer d’inutiles paroles ? Laisser la vie suivre son cours, laisser le hasard tisser sa trame, étrange, bizarre et bigarrée. Voilà tout.

Ils se dirent adieu et bonne chance.

Elle partit avec sa nièce et le médecin hindou.

Elle avait trente-huit ans.

Pendant quelques jours, Adrien Clamer pensa à ce petit drame de la vie.

Il songeait à cette femme si impulsive, si inflammable, si peu réfléchie, partie si loin. Il la voyait s’éveillant le matin, baisant un masque noir sur la bouche puis se levant du lit et allant poser ses lèvres sur celles du visage de marbre. Mais l’image de la femme s’effaça de son esprit. Il l’oublia.

Elle avait promis de donner des nouvelles, mais il n’en attendait pas.

Trois ans s’écoulèrent, puis un jour, une lettre arriva de Pondichéry. Longuement il la regarda, puis un peu à regret, il l’ouvrit. Franchement, il aurait préféré ne pas connaître la fin de l’histoire. Il lut :

Mon cher ami,

C’est un fantôme qui vous apparaît aujourd’hui. Je me demande si vous vous souvenez encore de moi. Oui, je crois que vous vous rappelez une pauvre malheureuse, une pauvre folle que vous avez rencontrée jadis. Folle, je l’ai été. Et malheureuse, je l’ai été… je le suis, mais je ne vous écris pas pour me plaindre. Seulement pour vous dire qu’une femme est une bien faible créature, ce que vous savez sans doute. Un regard caresseur, un sourire, quelques paroles amoureuses, une pression de mains, et aussitôt, nous sommes affolées, nous perdons la boussole et nous voilà entraînées dans les remous ou nous faisons naufrage. Alors que je faisais une vie paisible et facile avec le notaire Lormont, je l’ai laissé pour votre ami Léo. Avec lui, j’ai passé trois belles années, mais j’ai payé cher ce bonheur. Ensuite, je suis partie avec cet étranger que je ne connaissais pas, avec ce noir que je trouvais beau comme je vous le disais. Ah ! notre petit roman n’a pas duré longtemps et ma nouvelle conquête n’a pas été bien glorieuse. Sa passion s’est vite calmée. Même pendant notre voyage, mon bel hindou s’est mis à tourner autour de ma nièce et flattée, la petite l’a encouragé ! Elle que j’ai élevée, pour qui j’ai été une mère, m’a pris l’homme que j’aimais. À peine arrivés ici, c’est elle qu’il a prise dans son lit. Lorsque j’ai voulu lui faire des reproches, il a ri de moi.

— Mais, ma chère, vous avez eu le tort de me prendre au sérieux alors que je badinais. Et vous le savez bien, puisque c’est vous-même qui avez payé votre passage pour venir ici. Et c’est vrai. Je croyais qu’il n’avait pas apporté l’argent voulu en partant de chez lui et j’avais utilisé la somme rapportée par la vente de mes meubles et le peu que je possédais pour acheter mon billet et celui de ma nièce. Je vis que j’avais commis une folie irrémédiable. Je le laissai donc avec sa jeune amie de quinze ans. Retourner au pays, je ne le pouvais pas étant absolument sans ressources. Je dus alors me débattre, travailler, gagner ma vie dans ce pays étranger. Arrêtez-vous un moment à penser à cela. Non, non, n’y pensez pas plutôt, c’est trop atroce. Parfois, je songe à vous et j’échafaude des châteaux de cartes… mais pour le passé, simplement. Aujourd’hui, je suis vieille, très vieille. Les désappointements, le climat, m’ont beaucoup changée. Je me demande si vous me reconnaîtriez. Je vous écris aujourd’hui parce que je pense à autrefois, parce que je me suis laissée émouvoir par mes souvenirs, mais il me faut oublier tout cela, car pour moi, rien ne subsiste du passé que des rêves brisés et des tragédies. Mes heures de bonheur ont été brèves et mes jours sont longs et bien amers. Mais tout prendra fin et j’espère que ce sera bientôt, car tout est si noir… Matin et soir, comme autrefois je baise la bouche de marbre que vous savez. Elle est mon dernier amour. Adieu.

Alice.

Ce fut là aussi le dernier message que reçut Adrien Clamer de sa lointaine et malheureuse amie.