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Visages de la vie et de la mort/Famille d’émigrés

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Édition Privée (p. 32-36).


FAMILLE D’ÉMIGRÉS



C’ÉTAIT une pauvre famille d’émigrés ukrainiens… Ils venaient d’une lointaine province de la Russie. La misère, la tyrannie, le découragement les avaient arrachés du coin de terre leurs ancêtres avaient vécu, où eux avaient peiné, souffert, où ils avaient durement travaillé. Leur destin les poussait vers l’Amérique où ils espéraient un lot moins misérable. Ils étaient de la race des opprimés, des malchanceux. Sous le régime des tzars, lors d’une répression, le grand-père avait été pendu, son frère fusillé et leur petit champ acquis au prix de durs labeurs, de continuels sacrifices avait été confisqué. Le père avait subi toutes les injustices. Il semait du blé. Les administrateurs de l’empire le lui prenaient… Lui et les siens mangeaient, pas à leur faim, de la galette d’orge, dure, massive, indigeste, et des pommes de terre. Enfin, un jour, ils étaient partis. Sept : le père, la mère et cinq enfants, avec deux coffres en bois renfermant leurs effets. Des wagons faits pour le bétail plutôt que pour des hommes les avaient trimbalés pendant des jours jusqu’à un port de mer. Là, on les avait entassés dans une cabine infecte, dans la cale d’un navire. Puis, le troisième jour, le plus jeune des enfants était mort. Son petit cadavre avait été jeté à la mer, comme des légumes gâtés, de la viande pourrie dont on se débarrasse. Détritus humain qui serait longuement ballotté dans l’immense océan comme ces triste épaves, ses parents, qui s’en allaient à l’aventure vers des terres étrangères. Finalement, l’on avait laissé le navire. L’on pensait au petit mort comme à un objet perdu en route. La famille avait abordé en Amérique où des officiels rogues, brutaux, voleurs, parlant une langue que les émigrés n’entendaient pas, les avaient soumis à toutes sortes d’indignités et de traitements inhumains. Enfin, ils étaient repartis dans un train qui les transportait, avec des hommes de races et de langues différentes, vers des régions incultes. Les émigrés ukrainiens avaient débarqué dans l’ouest canadien dans la province de l’Alberta. Le père avait pris un homestead. La famille habitait une cabane de bois rond, pauvre et basse, avec d’étroites fenêtres, que l’homme et sa femme avaient construite en arrivant. Ils étaient là depuis deux ans et avaient douze acres de défrichés, en culture. Et ils avaient deux chevaux, une charrue, une vache, des porcs. Lorsqu’il ne besognait pas sur sa ferme, le père travaillait pour un voisin. Il recevait un maigre salaire et, comme les deux colons ne comprenaient pas le langage l’un de l’autre, ils se parlaient par signes et finissaient par se comprendre. À peu près.

Au printemps, l’émigré avait ensemencé dix acres de blé et deux d’avoine. Ensuite, l’un de ses enfants était mort, un garçonnet de six ans. On l’avait mis dans la terre, comme le blé, mais le blé germerait, pousserait des tiges vertes, des épis blonds, tandis que le corps du petiot se décomposerait dans l’argile du cimetière. Mais le ventre de la mère s’arrondissait. Dans ce sol, un autre enfant conçu sur quelques planches recouvertes de sacs remplis de paille qui formaient la couche des parents, poussait et sortirait bientôt. Ainsi vont les générations.

C’était à la fin de mai. Dans la plaine verte, au milieu des hautes herbes, l’on rencontrait ici et là des lis jaunes sauvages épanouis au soleil. De maigres trembles, au feuillage pâle, éternellement agité, donnaient un air de tristesse, de désolation au paysage.

Pour se mettre en règle avec le gouvernement pour son homestead, le père, « cassait » de la terre dans son champ avec sa femme. Il défrichait. Les enfants restaient à la maison. La veille, l’émigré avait « fait boucherie ». Il avait tué un jeune porc et, après l’avoir dépecé, coupé en morceaux, l’avait mis dans le saloir et recouvert de saumure. Maintenant, il labourait le terrain inculte avec ses deux chevaux et un troisième qu’il avait loué. Le sol était dur, massif, résistant et le coutre le fendait difficilement. Les trois chevaux tiraient à plein collier. Pour tenir les mancherons de sa charrue, la diriger, l’homme avait besoin de mettre toute sa force. Sa femme conduisait les bêtes. Le visage de l’homme était couvert de sueurs. Elles lui inondaient le front, coulaient sur les yeux qu’elles brûlaient, lui descendaient sur tes joues. Toute sa vieille chemise était trempée par la transpiration. Sa femme qui portait un petit dans son ventre ne se sentait plus de fatigue. Il lui semblait qu’elle était chargée d’un fardeau énorme et ses jambes fléchissaient. Les chevaux qui tiraient sur la charrue pour ouvrir la terre, n’avançaient qu’en poussant un long et bruyant souffle et en balançant la tête à chaque pas. Et l’on respirait une fraîche et forte odeur d’humus et un âcre relent animal.

Comme il traçait péniblement un sillon, l’homme en levant les yeux vit venir l’aîné de ses enfants, âgé de huit ans. Il fut surpris et, d’un mot, attira l’attention de sa femme qui marchait à deux pas de lui en tenant les rênes. Tous deux, ils le regardaient venir. Attelés à l’araire, les chevaux avançaient lentement. Tête et pieds nus, sa culotte retenue par une bretelle de cuir, le garçon s’était arrêté et se tenait droit au bout de la pièce labourée. Et soudain, la mère le vit tout taché de rouge. Ses mains, sa figure, sa chemise étaient rouges, couverts de sang. Le cœur lui manqua et elle se sentit devenir comme une loque. Elle lâcha les guides de l’attelage et courut à lui.

— Qu’est-ce que tu as ?

Le garçonnet se mit à rire d’un rire idiot. Il releva ses mains pendantes de chaque côté de ses cuisses, ses mains rouges, et les élevant, les montra comme si c’eut été une chose fort amusante.

— Qu’est-ce qu’il y a ? Qu’est-ce que tu as fait ? cria-t-elle toute tremblante.

— On a joué à tuer le porc comme hier, répondit l’enfant.

— Qu’est-ce que tu veux dire ? clama le père.

— Ben, on a joué à tuer le porc et c’est le p’tit qui faisait le porc, grogna-t-il d’un air stupide, inconscient.

Lançant une imprécation, l’homme s’élança à la course, vers la cabane en bois rond, à cinq acres de distance, pendant que la mère, son ventre et ses seins ballottants traînait en arrière, incapable de le suivre.

Angoissé, il courait de ses jambes lourdes, la respiration sifflante, Essoufflé, il arriva près de sa pauvre maison. En le voyant venir, le second des garçons s’enfuit dans un petit bois de bouleaux. À côté de la remise, à l’endroit où la veille, il avait saigné son porc, le père aperçut, gisant dans une mare de sang, la tête entièrement décollée du tronc, le corps de son plus jeune fils, quatre ans, égorgé par ses frères.