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Visages de la vie et de la mort/Jours d’hospice

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Édition Privée (p. 173-178).


JOURS D’HOSPICE


À Marcel Dugas


ILS sont deux vieux qui finissent leurs jours à l’hospice, deux vieux qui attendent la mort. Lui, il a quatre-vingt-treize ans et elle, quatre-vingt-neuf. Ils ont été mariés soixante-dix ans. Pendant le nombre de jours formidable que cela représente, ils se sont usés au travail, ils se sont déformés, affaiblis, enlaidis. Ils ne se sont pas enrichis. Ils ont toujours été pauvres. Lui, il avait ses mains et ses bras et il exerçait un métier. Le matin, il prenait son niveau et sa truelle et, pendant tout le jour, patiemment, consciencieusement, il posait des briques ou de la pierre qui devenaient de grands et hauts édifices. Le soir, sa tâche accomplie, il déposait ses outils. Ensuite, il retournait à son humble logis ou l’attendaient la soupe et le bouilli.

Ce ménage n’a jamais eu d’enfants et tous leurs parents sont morts à ces deux vieux. Ils finissent leur existence à l’hospice. Leur vie active s’est écoulée lentement, prosaïquement, sans événements, sans dates marquantes, sans heurts, sans secousses, terne, monotone. Elle, un jour, elle a fait un pèlerinage à Sainte Anne de Beaupré, en bateau, avec un groupe. Jamais, elle n’est allée plus loin. Lui, il n’est jamais sorti de Montréal. Un soir, en revenant du travail, il a trouvé un porte-monnaie contenant un fort montant et aussi l’adresse du propriétaire sur une carte. Honnêtement, il lui a rapporté son bien, comme l’ordonnent les commandements de l’église. Alors, le riche, devant lui, qui avait plutôt la mine d’un accusé, a compté les billets de banque en le regardant d’un regard froid, inquisiteur. Puis, constatant que le montant était bien exact, il a congédié son humble visiteur avec un : « C’est bien, mon brave. » Alors, le pauvre est reparti un peu désappointé, car il s’était dit en lui-même que s’il recevait cinq piastres de cadeau, il s’achèterait une pipe d’écume de mer.

Pendant le temps qu’il a travaillé, ils ont déménagé quatre fois, la troisième fois, parce que la maison était infestée de coquerelles. Un jour, en voulant prendre le tramway, l’hiver, il a glissé sur la glace et il a failli se faire écraser une jambe. Il a eu simplement la peur, mais il n’a jamais oublié cela.

Elle, elle était de constitution frêle, délicate. Elle a été souvent malade, mais les religieuses qui l’hospitalisent maintenant lui disent qu’elle se rendra à cent ans. Elle se demande si c’est un reproche. Quand on est pauvre, vieux, sans soutien, on ne devrait pas vivre si longtemps.

Lui, avec les années, ses forces diminuaient lentement. Il ne pouvait plus fournir la même somme de travail. Puis, il paraissait vieux, il était vieux, et cela militait contre lui. Un jour, le contremaître lui avait signifié son congé : « Huneau, je n’ai plus besoin de vous ; vous pourrez rester chez vous. »

C’était ainsi. Il était resté à la maison. Sa vie de travailleur était finie. Il ne pouvait plus gagner d’argent, mais il fallait tout de même continuer à manger, à se vêtir, à se chauffer, à occuper une maison. Les petites économies s’étaient épuisées. Et pas d’enfants, pas de parents pour leur venir en aide. Ils avaient demandé leur admission dans un asile. On les avait acceptés. Alors, ils avaient vendu, sacrifié, leurs vieux meubles démodés, achetés lors de leur entrée en ménage et cela leur avait été extrêmement pénible.

Ils avaient été acceptés à l’asile, mais ils devaient vivre séparés. Cela était obligatoire. Dans la maison des bonnes sœurs, les règlements ne reconnaissaient pas le sacrement de mariage. Il n’y avait pas de mari et de femme. Seulement des vieux et des vieilles occupant des salles distinctes. Après avoir vécu ensemble pendant cinquante-sept ans, ils se trouvaient soudain désunis, arrachés l’un de l’autre. Sous le toit de la charité, ils vécurent des jours d’indicible misère. Ils souhaitaient mourir tellement ils se sentaient malheureux et misérables. Ils continuèrent cependant à vivre.

Trois longues années s’écoulèrent. Puis ils entendirent parler d’un hospice que l’on construisait dans leur ancien quartier, où les vieux couples seraient ensemble. Ils demandèrent à entrer là. On voulut bien les prendre et ils furent réunis. Ils eurent une chambre à eux. Jamais, leur semblait-il, ils n’avaient été aussi heureux.

Il y a maintenant dix ans qu’ils sont là. Lors de l’ouverture de l’institution, huit autres couples avaient été admis en même temps qu’eux. Sur le nombre, il n’en reste plus que trois. Maintenant, on n’en accepte plus parce que cela prend trop de place. Aussitôt que l’un des vieux époux meurt, le survivant est placé dans les salles communes et la chambre qu’il occupait disparaît pour agrandir le dortoir. Car, c’est une marée montante de miséreux, une horde lamentable, pitoyable, d’épaves de la vie qui réclame sans cesse le gîte et la pitance. Les demandes d’admission sont tellement nombreuses que les vieux pensionnaires ont l’impression que ceux qui attendent, les poussent, les hâtent de mourir pour leur faire place. Toujours de nouveaux malheureux affaiblis par l’âge, sans ressources, mendient la pâtée et le lit, pour ne pas crever de faim, pour ne pas agoniser dans la rue.

Le vieux et sa vieille, ils vivent dans l’ombre de la mort.

Souvent, en eux-mêmes, ils se demandent lequel des deux partira le premier. Sur les six couples, disparus, quatre fois, l’homme est mort avant sa femme. Lors du dernier décès, la femme s’était éveillée la nuit. Elle avait voulu voir l’heure, mais comme elle avait oublié de remonter le cadran le soir, il était arrêté.

— Le cadran est arrêté, avait dit la vieille à son mari. Il n’avait pas répondu. Elle l’avait poussé pour le réveiller. Il était mort, déjà froid. Maintenant, lorsque l’un des deux vieux époux s’éveille dans le silence et les ténèbres de la nuit, il tend le bras vers son compagnon pour s’assurer qu’il est toujours vivant.

Elle, elle ne rêve jamais, mais lui, sa nuit est peuplée de songes.

Et chaque matin, en s’éveillant, il raconte par le menu ses rêves à sa vieille.

Ah ce qu’ils sont vieux et usés ! Lui, il a l’oreille dure. Il faut hausser le ton de la voix pour qu’il entende et elle, elle a très mauvaise vue.

L’après-midi, l’hiver, ils jouent aux cartes : à la bâtisse, au casino, au cocu. Alors, ils s’animent, se passionnent. Lui, profite de ce que sa vieille y voit peu pour tricher, car il a l’ambition de gagner. Mais elle, s’en doute et elle lui fait des reproches. Parfois, il leur arrive de se disputer. Si par hasard, elle gagne, lui boude le reste de la journée.

Parfois, affaissée sur sa chaise, la tête penchée et ruminant des choses, la vieille pianote longuement, machinalement, d’une main, sur sa petite table de bois blanc.

Certains jours d’été, lui descend dans la cour avec les autres pensionnaires et il se hisse sur la barre de l’enceinte afin de se hausser et de voir ce qui se passe dans la calme petite rue qui longe l’hospice.

Le passant aperçoit alors six, huit ou dix têtes dépassant le sommet de la clôture, tête de vieux, laides, grotesques, tristes, lamentables, caricaturales, et il s’éloigne à la hâte de cette pitoyable et affligeante vision qui le poursuit et qui reste dans son imagination comme un vilain cauchemar.

Avec quelques papiers jaunis et fanés, ils gardent au fond d’un tiroir un daguerréotype pris le jour de leur mariage. Elle avait ce jour-là une robe de satin et elle portait des boucles d’oreilles et un pendentif. Sur la plaque de zinc, ces bijoux ainsi que son alliance sont indiqués par une tache dorée. De temps à autre, ils sortent le pauvre portrait et le regardent.

Ils s’étonnent de voir comme ils paraissaient alors. Ah, ce qu’ils sont changés ! Ils ne se reconnaissent presque plus.

Dans une carte mortuaire de deux feuillets, enfermée dans son livre de prières, elle a caché un billet de banque de deux piastres. C’est toute leur fortune en ce monde. C’est le reliquat de la vente de leurs vieux meubles de ménage. Si on le lui enlevait, elle en pleurerait, elle en ferait une maladie.

Les règlements du refuge les autorisent à sortir à certaines heures, mais ils ne profitent jamais de la permission. Ils ont comme l’appréhension que leur place serait prise s’ils la quittaient un moment pour aller au dehors. Le soir, ils voient les lumières s’allumer dans les maisons environnantes. Parfois, ils cherchent à s’imaginer la vie des autres gens…

Eux, ils n’ont jamais de visite. Personne ne vient les voir. Ils songent que lorsqu’ils mourront, personne ne pensera jamais à eux. Ils seront morts complètement, plus que les autres encore dont le souvenir persistera pendant quelque temps dans quelques mémoires. Eux, ils sombreront dans l’oubli total.

Elle, elle est souvent malade. Deux fois dans ces dernières années, elle a eu une pneumonie grave, compliquée. Elle a été en danger et on croyait bien qu’elle passerait. Même, elle a été administrée. Mais, elle s’est rétablie.

Lui, depuis longtemps, il souffre de rhumatisme dans la jambe et dans l’épaule. Souvent la nuit, la douleur le réveille. Il trouve les heures bien longues. Il souffre, il ne se plaint pas.

À l’hospice, ils sont deux vieux qui attendent la mort…