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Visages de la vie et de la mort/La vieille

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Édition Privée (p. 101-106).


LA VIEILLE



UN soir d’hiver, j’entrai dans le restaurant cosmopolite de Roncari, pour souper. En pénétrant dans l’établissement, j’aperçus à une table le poète Julien Rival. Son torse puissant d’athlète renversé en arrière sur sa chaise, il fumait lentement un long cigare italien. Devant lui était un verre à moitié rempli et une bouteille de chianti, vide. À côté de son assiette, sur la nappe tachée de vin était un vieil exemplaire des œuvres d’Horace qui ne le quittait jamais.

J’allai m’asseoir en face de lui.

Il était sept heures et demie environ et la plupart des clients étaient partis. Il ne restait plus que deux danseuses de théâtre qui figuraient dans un ballet, trois lutteurs : un français, un russe et un tyrolien, et un vieux bonhomme que les habitués de la place avaient surnommé saint Joseph parce que, travaillant dans une petite boutique de fleurs en papiers, il arrivait souvent tenant dans ses bras un bouquet comme celui que l’on voit dans les images pieuses aux mains de l’époux de Marie, et qu’il devait aller livrer à quelque client après son repas.

Comme Dorina la petite bonne m’apportait le plat de spaghetti et le civet que j’avais commandé, deux jeunes filles entrèrent et vinrent s’asseoir à la table voisine de la nôtre. Elles enlevèrent leurs manteaux, les accrochèrent et s’installèrent à côté l’une de l’autre. Des italiennes sûrement.

Fort gracieuses, l’une surtout, autant qu’il est possible de l’être. Châtaine celle-ci tandis que sa compagne était brune, elle faisait songer par le charme de ses attitudes à une statuette de Tanagra. Chacun de ses gestes, chacune de ses poses était admirable d’élégance et d’harmonie.

Après avoir vidé son verre, le poète Rival avait tourné vers elle sa belle figure aux yeux noirs, brillants, aux épaisses lèvres rouges, sensuelles, et il l’admirait en artiste.

— Savez-vous bien, me dit-il tout à coup de sa voix de basse si sympathique que la plus forte sensation que je dois à une femme je l’ai éprouvée non avec une jeune fille si jolie soit-elle, mais avec une matrone de soixante ans ?

Et comme surpris, je le regardais sans répondre, il continua :

— C’était quelque temps après mon retour de Paris où j’avais passé quelques années à étudier la littérature et à vivre la vie de bohème. Au cours de mes promenades la nuit, j’arrêtais souvent à un petit restaurant où je me faisais servir un léger souper. Celle qui me l’apportait avait les cheveux blancs. Elle était vieille mais propre et encore ragoûtante. Quelques fois, lorsqu’elle n’était pas trop pressée, elle causait avec moi. Or un soir, un soir d’hiver comme celui-ci, j’étais arrêté une fois de plus à la gargote elle remplissait l’humble fonction de bonne. Il était très tard et j’éprouvais le besoin de casser une croûte avant de regagner ma chambre.

La vieille à cheveux blancs m’apporta le pâté au mouton et la tasse de café que j’avais demandés.

— Qu’est-ce que vous faites pour vivre ? me demanda-t-elle tout à coup.

Je m’attendais si peu à cette question que je restai un moment interloqué, sans répondre. Elle crut sans doute que cela me gênait de lui avouer mon genre d’occupations, car elle ajouta rapidement :

— Oh, vous savez, cela n’a aucune importance. Je vous demandais cela pour dire quelque chose.

Alors, par paresse d’esprit et pour ne pas donner d’explication, je répondis :

— Je suis commis dans un magasin de nouveautés.

— N’essayez donc pas de rire de moi, fit-elle. Croyez-vous que je ne sache pas la différence qu’il y a entre vous et un vendeur de rubans. Vous, vous devez être dans les papiers.

Je vous avoue que je fus flatté de ne pas avoir été pris pour un chef de rayons dans l’un de nos établissements de commerce.

— J’ai hâte d’avoir fini ma besogne, dit-elle, changeant de sujet, car je commence à être fatiguée.

— Quand partez-vous ? demandai-je d’un ton indifférent.

— Je finis à deux heures du matin, me répondit-elle.

Je regardai l’horloge placée au fond de la salle. Il était une heure et demie. Et alors, brusquement, tout mon sang se mit à bouillonner en moi.

— Si vous voulez bien, je vous attends et je vous accompagnerai, dis-je précipitamment pour ne pas avoir le temps de réfléchir à ce que j’aillais faire.

Un peu étonnée, la vieille me regarda en souriant d’une façon bienveillante, sans parler. Après une pause d’un instant :

— Comme vous voudrez, fit-elle simplement.

Des hommes à la figure lasse entrèrent pour manger et s’assirent lourdement autour d’une table. La serveuse me laissa pour leur apporter des bols de fèves au lard fumantes qu’ils arrosèrent copieusement de sauce aux tomates.

Je fumai quelques cigarettes en attendant.

À deux heures, la bonne enleva son tablier, mit son chapeau et son manteau. Nous sortîmes et aussitôt que nous eûmes franchi la porte et que nous nous trouvâmes dans la nuit froide, blanche, silencieuse, éclairée par des milliers et des milliers de brillantes étoiles je pris son bras et le serrai sous le mien comme si c’eût été là un geste habituel et familier entre nous.

Depuis quelques minutes, ma raison m’avait abandonné, avait sombré, emportée dans un ténébreux vertige. J’obéissais seulement aux forces aveugles de l’instinct.

Moi, un jeune homme de vingt-deux ans, je marchais aux côtés de cette femme à cheveux blancs, je pressais mon épaule contre la sienne et, le cœur battant, les jambes fléchissantes, le sang bouillonnant dans les artères, j’allais dans la nuit. J’étais sorti du restaurant sans dire un mot, sans demander à ma compagne où elle demeurait. Je n’y avais même pas songé. Je l’entraînais chez moi et elle me suivait, pour le moment du moins. Cependant, je voulais préparer les voies, prévenir des objections possibles.

Je ne savais trop quoi dire. Me rappelant tout à coup que j’avais eu un prix de dessin au collège :

— Vous allez venir chez moi et je vais faire votre portrait, dis-je brusquement.

— Je suis bien vieille pour cela, répondit la femme. C’est bon pour des jeunesses.

Mais ce fut tout. Elle n’en dit pas plus long et continua de marcher à mon côté dans la merveilleuse nuit de décembre.

Au bout d’un quart d’heure, nous arrivâmes enfin à mon petit logis. Mon amie entra comme si c’eût été chose convenue entre nous. J’allumai ma lampe, puis j’indiquai un fauteuil à ma visiteuse. Elle se laissa tomber sur le siège sans même enlever son manteau.

— Je meurs de fatigue, déclara-t-elle.¸

J’avais dans une armoire une bouteille de rhum et j’en versai deux verres que nous vidâmes.

— Cela fait du bien, cela réchauffe, dit-elle.

Je lui enlevai alors son manteau et son chapeau.

La lumière de la lampe éclairait sa figure fatiguée certes, mais saine et légèrement colorée. Ses cheveux blancs, entièrement blancs, s’harmonisaient bien avec son expression et ses traits.

J’étais près d’elle frémissant de désirs, mais je ne savais que dire et j’étais trop poltron pour agir. Je me mis à lui narrer toutes sortes d’aventures qui m’étaient arrivées depuis mon enfance.

Souriante, ma visiteuse m’écoutait, ou paraissait m’écouter avec bienveillance. Soudain, je compris que je pataugeais, que je perdais ainsi mon temps et j’arrêtai mon bavardage.

Alors, pour la provoquer, je pris sur une petite table un album de planches anatomiques et je lui fis voir les pages les plus hardies si je peux m’exprimer ainsi.

Ma compagne conservait toujours son expression aimable, attentive, souriante, sympathique. La représentation des organes humains n’amenait aucun commentaire de sa part. Je me sentais maintenant plus gêné, plus lâche, mais dans mes veines, le sang bouillonnait ardent comme la lave.

Soudain, comme un bandit qui se précipite sur le passant qu’il veut assommer et dévaliser, je me ruai sur ma proie et je la repoussai, ou plutôt, je la bousculai jusque sur mon lit où rudement, rapidement, furieusement, je la violai plutôt que je la possédai.

L’acte brutal accompli, je restais stupide, hébété. Je regardais cette vieille femme à cheveux blancs, les jupes en désordre sur ma couche. J’éprouvais une honte indicible et j’aurais voulu que la terre s’entr’ouvrit pour m’engloutir et me dérober aux yeux de celle que je venais ainsi d’outrager. Je me trouvais méprisable, ignoble.

Ma victime s’était remise debout.

Éperdument, je me jetai à ses pieds, lui demandant pardon, la suppliant d’oublier ce que j’avais fait. Silencieusement elle me regarda un moment avec douceur, me releva, m’embrassa et, ses deux mains posées sur mes épaules :

— Jeune homme, me dit-elle, quand vous aurez mon âge vous serez bien aise de trouver une fille de vingt ans dans votre lit.