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Voltaire philosophe (Pellissier)/Métaphysique et physique

La bibliothèque libre.
Armand Colin (p. 1-61).

CHAPITRE I

MÉTAPHYSIQUE ET PHYSIQUE

Un très grave critique, Alexandre Vinet, écrit dans son Histoire de la Littérature française au XVIIIe siècle que Voltaire, « frivole par nature et par système, a même fait l’éloge de la frivolité[1] ». Et, se référant à un article du Dictionnaire philosophique, voici quel passage il en cite : « Ce qui me persuade le plus de la Providence, disait le profond auteur de Bacha Bilboquet, c’est que, pour nous consoler de nos innombrables misères, la nature nous a faits frivoles… Si nous n’étions pas frivoles, quel homme pourrait demeurer sans frémir dans une ville où l’on brûla une maréchale, dame d’honneur de la reine[2], sous prétexte qu’elle avait fait tuer un coq blanc au clair de lune[3] ?… » Prendre texte de ces lignes pour accuser Voltaire d’être frivole, n’est-ce pas en méconnaître à plaisir la véritable signification[4] ?

Bien des fois, Voltaire exprima la même pensée[5]. Cependant il ne se résignait point lui-même aux crimes et aux injustices ; « don Quichotte des malheureux » (Lettre à Richelieu, 18 sept. 1769), il poursuivit trois ans la réhabilitation des Calas, neuf ans celle des Sirven, fit reconnaître l’innocence des Montbailli, de Martin, de Lally-Tollendal, voua au mépris public les juges d’Abbeville. Et du reste, assez philosophe pour féliciter les hommes d’être frivoles, sa philosophie ne l’empêche pas de flétrir souvent leur indifférence. Il peut bien dire que les honnêtes gens, passant par la Grève, ordonnent à leur cocher d’aller vite[6]; mais il s’indigne qu’une pièce nouvelle ou un bon souper les distrayent du meurtre d’un innocent[7].

Telle que l’entend Voltaire, la frivolité n’est-elle pas d’ailleurs une condition indispensable de la vie humaine ? Dans Atala, Chateaubriand fait dire au Père Aubry : « Les douleurs ne sont point éternelles… C’est une de nos grandes misères ; nous ne sommes même pas capables d’être longtemps malheureux. » Mais, l’abbé Morellet ayant traité cette pensée de paradoxe, il lui reproche de « confondre les mots ». « Je n’ai pas dit : C’est une de nos grandes infortunes, ce qui serait faux sans doute ; j’ai dit : C’est une de nos grandes misères, ce qui est très véritable. » Et il reconnaît « l’incapacité de l’homme pour la douleur » comme « un des grands biens de la vie[8] ». Si l’on défendait à l’homme tout divertissement, il faudrait donc, avec Pascal, vouloir qu’il demeurât « en repos dans une chambre ».

Nous voyons assez pourquoi Voltaire fait « l’éloge de la frivolité ». Sans cette frivolité dont Vinet lui reproche de faire l’éloge, nous serions inhabiles à vivre. Du reste, s’il déclare que parmi dix mille de ses contemporains, deux ou trois à peine n’ont pas encore oublié la Saint-Barthélemy, lui-même, le 24 août, se sentait chaque année pris de fièvre[9].

Reproche-t-on à Voltaire de traiter parfois sur un ton plaisant les questions les plus graves ? Il raille alors ceux qui les compliquent de gaîté de cœur, qui les embrouillent et les obscurcissent par leurs bizarres inventions. Mais, refusant de prendre au sérieux les rêveries de tel ou tel métaphysicien, il n’en respecte pas moins tout ce qui mérite le respect.

Au moment d’examiner dans le Traité de Métaphysique[10] « quelle relation il y a entre Dieu et nous », « s’il y a une morale et ce qu’elle peut être », « s’il y a une religion établie par Dieu même » : « Ces questions, dit-il, sont d’une importance à qui tout cède, et les recherches dans lesquelles nous amusons notre vie sont bien frivoles en comparaison » (XXXVII, 298). Peu s’en faut qu’il ne nous rappelle quelquefois Pascal en blâmant l’incuriosité de ceux qui se désintéressent des problèmes religieux et moraux. « Je n’ai pu encore a mon âge, dit-il en 1770, m’accoutumer à l’indifférence et à la légèreté avec laquelle les personnes d’esprit traitent la seule chose essentielle » (Lettre à la duchesse de Choiseul, 2 septembre)[11]. Mais n’est-ce pas encore de Pascal qu’il nous fait souvenir[12] en félicitant le duc d’Uzès malade ? « Lorsque les personnes de votre sorte ont de la santé, lui écrit-il, elles éparpillent leur corps et leur âme de tous les côtés ; la mauvaise santé retient un être pensant chez soi. » Et, dans cette même lettre, en réponse sans doute à quelque compliment sur ses œuvres poétiques, il les traite d’amusements et de bagatelles par comparaison avec « l’étude principale de l’homme » (19 nov. 1760).

Quels sont ceux qu’on peut taxer à bon droit de frivoles ? Ceux qui, s’épargnant la peine de penser, reçoivent des opinions toutes faites. La frivolité consiste à ne pas user de cette raison que l’homme tient de Dieu et par laquelle Dieu l’a distingué de la brute, à s’enquérir d’une orthodoxie auprès des docteurs officiels[13].

Est-il vrai que Voltaire, pour son compte, ait traité légèrement les questions essentielles dont lui-même recommande aux autres l’étude ? On l’accuse de « bâcler une métaphysique comme une tragédie contre Crébillon[14] ». Mais, si Voltaire écrit un livre de métaphysique en quinze jours, les matières qu’il traite dans ce livre n’ont jamais cessé de le préoccuper ; ce qu’il écrit en quinze jours, il y a pensé toute sa vie.

On lui reproche encore de croire la solution des problèmes par trop facile, de prétendre que la raison humaine, sa propre raison, peut tout expliquer. Voltaire, dit tel de nos critiques, est « impénétrable, non seulement à la pensée et au sentiment du mystère, mais à l’idée qu’il peut y avoir quelque chose de mystérieux[15] ». Voltaire, dit tel autre, « n’a pas senti que nous sommes enveloppés d’obscurité, que notre intelligence se heurte de toute part à l’inconnaissable[16] ». Ce qui est vrai, c’est que nul philosophe ne marqua avec tant d’humilité les bornes de notre entendement ; et, nous allons le voir, son objet principal en métaphysique fut justement d’écarter, comme illusoires, les théories et les systèmes par lesquels la présomptueuse faiblesse de l’esprit humain prétend résoudre des problèmes insolubles.

Il répète sans cesse que nous ne savons rien, que nous ne pouvons rien savoir. Aux philosophes qui se plaignent de cette ignorance, il cite le vers d’Ovide :

Sors tua mortalis ; non est mortale quod oplas,


traduit par lui-même dans le second Discours sur l’Homme :

Tes destins sont d’un homme et tes vœux sont d’un Dieu.

(XII, 59.)


Mais, pour ceux qui, n’ayant pas conscience de notre infirmité, imaginent des systèmes plus ou moins spécieux, il les traite de rêveurs ou de thaumaturges. « Tout, déclare-t-il, est plongé pour nous dans un gouffre de ténèbres » (Dict. phil., Âme, XXVI, 218). Et voilà comment Voltaire nie l’inconnaissable, voilà comment sa légèreté d’esprit le persuade que le monde ne renferme rien de mystérieux !

Après avoir, dans Le Philosophe ignorant, reconnu un Dieu, c’est-à-dire une intelligence supérieure, il se demande si cette intelligence est unie au monde ou si elle en est distincte. Mais comment pourrions-nous le savoir ? « Je me vois, dit-il, arrété tout à coup dans ma vaine curiosité. Misérable mortel,… comment connaîtrai-je l’intelligence ineffable qui préside visiblement à la matière entière ?… Où est la boussole qui me conduira vers sa demeure éternelle et ignore ? » (XLII, 555). Dans l’article du Dictionnaire philosophique intitulé Catéchisme chinois, Kou ayant interrogé Cu-su, qui vient de lui prouver l’existence de l’Être suprême, sur la nature et les attributs de cet Être : « Mon prince, répond le philosophe, je me promenais hier auprès du vaste palais qu’a bâti le roi votre père. J’entendis deux grillons, dont l’un disait à l’autre : Voilà un terrible édifice. Oui, dit l’autre ; tout glorieux que je suis, j’avoue que c’est quelqu’un de plus puissant que les grillons qui a fait ce prodige. Mais je n’ai point d’idée de cet être-là ; je vois qu’il est, mais je ne sais ce qu’il est » (XXVII, 466). Et Kou, rendant hommage à la modestie de Cu-Su, le loue de se reconnaître ignorant[17].

Sur l’âme, sommes-nous plus avancés ? Les sages auxquels on demande en quoi elle consiste, répondent qu’ils ne le savent point. Telle fut en tout temps la réponse de Voltaire. « Nous avons beaucoup parlé d’âme, dit-il dans l’article Occultes du Dictionnaire philosophique, et nous avons toujours confessé notre ignorance. Je ratifie aujourd’hui cette confession avec d’autant plus d’empressement, qu’ayant depuis ce temps beaucoup plus lu, plus médité, et étant plus instruit, je suis plus en état d’affirmer que je ne sais rien » (XXXI, 293). Ce que nous appelons âme, est-ce quelque chose de spirituel, quelque chose d’immortel ? Il y a des philosophes qui l’affirment, il y en a d’autres qui le nient. En réalité, personne ne peut le savoir. Nous avons reçu de Dieu l’entendement pour nous bien conduire et non pour pénétrer l’essence des choses[18].

Tout ce qui existe en nous ou hors de nous « est une énigme dont il n’est pas donné à l’homme de deviner le mot » (Dict.  phil., Occultes, XXXI, 293). L’homme exerce les puissances du corps et de l’entendement sans les connaître. Lisons ce que nous dit, à l’article Faculté, le grand Dictionnaire encyclopédique : « La faculté vitale une fois établie dans le principe intelligent qui nous anime, on conçoit aisément que cette faculté, excitée par les impressions que le sensorium vital transmet à la partie du sensorium commun, détermine l’influx alternatif du suc nerveux dans les fibres motrices des organes vitaux, pour faire contracter alternativement ces organes. » Fort bien. De même, à la question : Pourquoi l’opium fait-il dormir ? le bachelerius du Malade imaginaire répondait : Parce qu’il a une vertu dormitive. Ne nous moquons point de lui. Voyons plutôt dans cette réponse le dernier mot de la science humaine. Et quelle autre pourrions-nous faire sur n’importe laquelle de nos facultés ? Elles sont toutes « à la Diafoirus »[19].

Hors de nous, même mystère. Nous ne connaissons rien des phénomènes les plus simples et les plus familiers. « Vous persistez donc dans le goût de la physique ? écrit Voltaire à M. de Tressan. Pour moi, j’y ai renoncé, et en voici la raison. Un jour, en soufflant mon feu, je me mis a songer pourquoi du bois faisait de la flamme. Personne ne me l’a pu dire… » (13 févr. 1758)[20]. Nous ne savons ni en quoi consiste la vie, ni ce que c’est que le mouvement, ni de quelle façon il se communique ; nous ignorons comment et pourquoi il y a quelque chose ; nous ne pouvons saisir que des apparences, et sans doute trompeuses. Tout échappe à notre entendement, tout est pour nous qualité occulte[21].

Nous rendre compte de cette ignorance, voilà, selon Voltaire, le principe de la sagesse. Admirant Newton pour son génie sublime, il ne l’admire guère moins de reconnaître les limites assignées à l’esprit humain[22]. Douteur et non docteur[23], il intitule un de ses plus importants écrits métaphysiques Le Philosophe ignorant ou les Questions d’un homme qui ne sait rien ; et ce philosophe ignorant, cet homme qui ne sait rien, qui se contente de poser des questions, c’est lui-même.

Aux dogmatistes superbes, disant : Que ne sais-je pas ? Voltaire oppose le sceptique modeste, disant avec Montaigne : Que sais-je ? Décideurs impitoyables, ceux-là cherchent les bornes de leur esprit ; elles sont « au bout de leur nez » (Dict. phil., Bornes de l’Esprit humain, XXVII, 403). « Ô atomes d’un jour, s’écrie-t-il, ô mes compagnons dans l’infinie petitesse, nés, comme moi, pour tout souffrir et pour tout ignorer, y en a-t-il parmi vous d’assez fous pour croire savoir tout cela ? Non, il n’y en a point ; non, dans le fond de votre cœur vous sentez votre néant comme je rends justice au mien. Mais vous êtes assez orgueilleux pour vouloir qu’on embrasse vos vains systèmes ; ne pouvant être les tyrans de nos corps, vous prétendez être les tyrans de nos âmes » (Dict. phil., Ignorance, XXX, 315).

Ces docteurs que Voltaire apostrophe ainsi ne sont pas seulement les théologiens, ce sont encore les métaphysiciens. Selon lui, la métaphysique « contient deux choses : la première, tout ce que les hommes de bon sens savent : la seconde, ce qu’ils ne sauront jamais » (Lettre à Frédéric, 17 avr. 1737)[24]. Les systèmes dont elle se glorifie sont des débauches de l’imagination ; il la traite de roman[25] ; il la compare à la coxigrue de Rabelais[26]. Aussi se défend-il d’y perdre son temps ; à quoi bon chercher des secrets que nous ne pouvons découvrir ? On a beau lui crier : « Votre philosophie est celle d’un paresseux. » Non, elle est le repos raisonnable du sage qui a couru en vain ; et, après tout, philosophie paresseuse vaut mieux que chimères[27].

Pourtant, soit dans maints articles de son Dictionnaire philosophique, soit dans plusieurs écrits spéciaux, lui-même a raisonné sur Dieu, sur l’âme, sur le problème du mal, sur celui du libre arbitre. Il déclarait ces questions insolubles : comment donc y a-t-il si souvent appliqué sa méditation ?

Tout d’abord la curiosité « est la maladie de l’esprit humain »; c’est ce qu’il écrit à Mme du Deffand (19 févr. 1766) quand il vient de commencer, plus que septuagénaire, un nouveau traité sur la métaphysique[28]. Et qui fut jamais plus curieux que lui ? « Voyant, dit-il dans ce traité, qu’un nombre prodigieux d’hommes n’avait pas seulement la moindre idée des difficultés qui m’inquiètent,… voyant même qu’ils se moquaient souvent de ce que je voulais savoir, j’ai soupçonné qu’il n’était point du tout nécessaire que nous le sussions… Mais, malgré ce désespoir, je ne laisse pas de désirer d’être instruit, et ma curiosité trompée est toujours insatiable » (XLII, 538). Voltaire avait beau railler la métaphysique ; il ne pouvait en divertir son esprit, il y revenait sans cesse.

Du reste, même si ses recherches ne devaient lui apprendre rien de nouveau, elles le soustrayaient en tout cas aux mesquines préoccupations de la vie courante. On l’accuse d’avoir « découronné », d’avoir « ravalé » l’esprit humain, « d’être venu ridiculiser une manière de penser » qui « attachait la réflexion de l’homme à la méditation de ses intérêts éternels » et le transportait « dans une région supérieure[29] » : en réalité, il ridiculise des rêveries, des inventions présomptueuses et chimériques. On lui oppose Descartes, Malebranche ou même Bossuet : autant qu’eux, il a médité sur les grands problèmes, et le principal avantage qu’il trouve dans l’étude de la métaphysique, c’est justement qu’elle détourne son attention des intérêts vulgaires[30].

Aussi bien les questions morales et sociales, dont il se préoccupe avant tout, y sont étroitement liées. Nous l’avons entendu dire que, ne pouvant découvrir pourquoi un morceau de bois produit de la flamme, il voulait renoncer à la physique. Mais un philosophe digne de ce nom ne saurait, même faisant profession de scepticisme, s’abstraire des hautes questions qui sollicitent l’esprit humain. Et quoique Voltaire, nous le verrons, subordonne la métaphysique à la morale, sa morale elle-même n’en repose pas moins sur une métaphysique, sur la métaphysique du « bon sens », qu’il oppose à celle de l’imagination et de la fantaisie.

Enfin, si ce qui s’appelle métaphysique contient, d’une part, les choses que savent tous les hommes sensés, et, de l’autre, ce qu’aucun homme ne sait ni ne pourra jamais savoir, rien n’est sans doute plus important que de tracer la limite des deux domaines, en distinguant les vérités acquises à notre raison des erreurs dans lesquelles tant de métaphysiciens se sont laissé fourvoyer. Qu’est-ce que nous savons et qu’est-ce que nous ne savons pas ? Qu’est-ce que nous pouvons espérer d’apprendre et qu’est-ce que nous ignorerons toujours ? Voltaire étudie la métaphysique afin de marquer, comme il dit, « les bornes de l’esprit humain »[31].

Aussi prudent que sincère, son principal souci, quand il aborde ce genre d’étude, est de ne rien affirmer qu’à bon escient.

La plupart des métaphysiciens, séduits par leur génie même ou aveuglés par leur orgueil, ont inventé de vains systèmes. Recherchons d’abord comment il les juge ; et, si ses jugements nous semblent parfois bien sévères, nous nous rappellerons qu’il ne leur demande pas de belles théories en l’air, qu’il leur demande avant tout sur quels faits authentiques, sur quels faits démontrés ou constatés leurs belles théories se fondent.

Voltaire rend hommage à l’éloquence de Platon. Il reconnaît même qu’on trouve parfois dans ses ouvrages « de très belles idées » (Essai sur les Mœurs, XV, 119). Il le loue « d’avoir eu un instinct assez heureux pour appeler Dieu l’éternel géomètre » (Dict. phil., Athéisme, XXVII, 171). Il déclare d’ailleurs que son apologie de Socrate a rendu service aux sages de tous les pays en faisant respecter la vertu malheureuse et haïr la persécution. Mais, comme métaphysicien, ce philosophe si vanté est pour lui le chimérique Platon qui fonde la terre sur un triangle équilatéral et l’eau sur un triangle rectangle, l’étrange Platon d’après lequel il ne peut y avoir que cinq mondes parce qu’il n’y a que cinq corps réguliers. On le qualifie de sublime sans le comprendre. À ses divagations en vingt volumes tout vrai philosophe préférerait une bonne expérience[32].

Aristote était doué d’un esprit plus étendu et plus solide. Sa morale, sa rhétorique, sa poétique méritent de grands éloges, et sa logique servit beaucoup l’esprit humain en prévenant les équivoques. Son histoire naturelle est elle-même un excellent livre qui se compose le plus souvent d’observations directes et personnelles. Mais, si sa physique ne vaut rien, — car, dépourvu des instruments et des machines nécessaires, il raisonnait, comme tous les physiciens d’autrefois, sur ce qu’il ne pouvait voir, — sa métaphysique ne le cède pas en absurdité à celle de Platon. L’âme, déclare-t-il, est une entéléchie. À la bonne heure. Cela veut dire tout simplement que nous avons la faculté de sentir et de penser ; Aristote savait ce qu’est une entéléchie comme les Topinambous et nos docteurs savent ce qu’est une âme. Pourquoi l’a-t-on interprété de tant de manières diverses ? Parce qu’il ne dit rien d’intelligible. Non moins que Platon il prend des idées abstraites pour des choses réelles, il se laisse duper par les mots. L’être qui n’est qu’être, la substance qui n’a qu’une essence, les dix catégories, etc., voilà loute la métaphysique d’Aristote ; amphigourique jargon, galimatias fallacieux et vide[33].

Les métaphysiciens modernes trouvent aussi peu grâce devant Voltaire que ceux de l’antiquité.

Il maltraite Descartes lui-même, dont, à certains égards, on peut le considérer comme le disciple. Ce n’est pas qu’il ne fasse maintes fois son éloge : l’éloge du géomètre, qu’il défend contre les Anglais[34] ; l’éloge du poète, qu’il célèbre pour son imagination vive et forte[35]. Mais quant au philosophe, il montre surtout comment l’ont égaré le poète et le géomètre.

Cependant Descartes est l’initiateur de ce que nous appelons aujourd’hui la libre pensée. Bien que faisant profession de catholicisme, tous ses ménagements, conseillés par la prudence, ne l’empêchent pas d’avoir donné le signal de l’émancipation intellectuelle et morale. Bossuet, qui s’en rendit bien compte, prévoyait, « sous le nom du cartésianisme, une terrible persécution contre l’Église ». Devons-nous penser que Voltaire s’y méprit ? Non certes ; et nul plus ou mieux que lui n’a loué Descartes de fonder sa méthode sur le doute, de rejeter tout ce qui n’apparaît pas comme évident. Il l’oppose même aux philosophes anglais en affirmant avec lui l’universalité et la nécessité de la loi morale.

Si Voltaire prend parti le plus souvent contre Descartes, c’est, en réalité, parce que Descartes n’est pas resté fidèle à ses propres principes[36]. Issu d’une méthode vraiment scientifique, le cartésianisme y déroge presque aussitôt. Une réaction était inévitable ; et comment nous étonner de la sévérité avec laquelle Voltaire traita ce cartésianisme dévoyé par l’abus de la raison abstraite ou par celui de l’imagination ?

Sa sévérité va quelquefois jusqu’à l’injustice. Célébrant Newton comme l’inventeur de l’attraction universelle, pourquoi ne célèbre-til pas en Descartes celui du mécanisme universel ? Sans spécifier les points particuliers sur lesquels ses critiques portent à faux[37], disons que, d’une façon générale, Voltaire, prévenu contre le théoricien des tourbillons et de la matière subtile, n’a pas assez insisté sur ce que doivent à Descartes non seulement les mathématiques et même la physique, mais la philosophie des sciences, transformée et renouvelée par son génie. En métaphysique, il le traite de romancier[38]. Il se plaît à dénombrer ses erreurs[39], à répéter que la philosophie cartésienne n’obtient plus aucune créance[40] ; et lui-même a fait tous ses efforts pour la ruiner.

Le grand métaphysicien du cartésianisme fut Malebranche, inventeur de la vision en Dieu. Voltaire reconnaît que Malebranche « réussit d’abord en montrant les erreurs du sens » ; c’était là matière d’observation. Seulement, continue-t-il, lorsque ce commentateur d’Aratus et de saint Paul « voulut développer le grand système que tout est en Dieu, tous les lecteurs dirent que le commentaire est plus obscur que le texte. Enfin, en creusant cet abîme, la tête lui tourna. Il eut des conversations avec le Verbe ; il sut ce que le Verbe a fait dans les autres planètes ; il devint tout à fait fou ». (Dict. phil., Idée, XXX, 268)[41]. Certes Voltaire ne lui refuse pas, non plus qu’à Descartes, le titre de grand homme ; mais, comme Descartes, Malebranche est « un grand homme avec lequel on apprend bien peu de chose ». (Catal. des Écriv. franç. du Siècle de Louis XIV, XIX, 155). Il l’appelle celui des métaphysiciens « qui a paru s’égarer de la façon la plus sublime » (Traité de Métaph., XXXVII, 302).

Comme les autres constructeurs de systèmes philosophiques, Malebranche ignorait et dédaignait la nature. Mais, il avait beau qualifier de puérile l'occupation des savants qui étudient un insecte ou une plante : ces recherches, méprisées par les métaphysiciens, constatent au moins des faits exacts. C’est ce que Voltaire lui remontre. Et, comparant les visées hautaines de cet hiérophante avec les humbles travaux du naturaliste, il conclut que la vision en Dieu est une rêverie inintelligible et que l’étude des plantes ou des insectes peut nous découvrir les plus grandes et les plus belles vérités[42].

Si Malebranche fut dupe d’une imagination sans frein, Spinoza le fut de l’esprit géométrique. La géométrie, appliquée à des questions qui ne sont pas de son domaine, lui fit inventer un Dieu simple à la fois et composé de parties, un Dieu agent et patient, qui aime et qui hait en même temps la même chose, un Dieu astre et citrouille, pensée et fumier, ayant pour modalités les déjections d’un crapaud aussi bien que les idées universelles[43]. Du reste, le panthéisme de Spinoza n’est, à vrai dire, qu’une forme particulière d’athéisme[44]. Et son athéisme s’explique, selon Voltaire, par le mépris des contingences. Plutôt que d’observer les faits, il « se mit tout d’un coup à la tête de l’origine des choses » (Le Philos. ignorant, XLII, 567). S’il avait voulu considérer le monde sensible, il aurait reconnu une Providence ; fermant les yeux à la réalité, il bâtit sa doctrine sur l’abus le plus monstrueux de vaines abstractions.

Leibniz ne fut pas plus sage. Et sans doute on doit admirer en lui le savant historien, le profond jurisconsulte, le mathématicien assez fort pour rivaliser avec Newton[45]. Mais qu’est-ce que sa métaphysique ? Comme Descartes et Spinoza, il systématise les jeux de son esprit.

Dans les Éléments de la Philosophie de Newton, Voltaire prend la peine de réfuter la théorie des monades, que Newton, Locke et Clarke se contentèrent de tourner en ridicule[46]. Ailleurs, lui-même fait comme eux. « Voilà Joseph-Godefroi Leibniz, écrit-il par exemple à S’Gravesande, qui a découvert que la matière est un assemblage de monades. Soit ; je ne le comprends pas, ni lui non plus » (1er juin 1741).

Et que dire de l’harmonie préétablie ? Peut-on soutenir sérieusement que l’âme n’a aucun commerce avec le corps, que ce sont comme deux horloges faites par Dieu « en correspondance », dont l’une montre les heures et l’autre les sonne ? Ainsi, quand Virgile composait l’Énéide, sa main l’écrivait sans obéir à son âme ? Dieu avait réglé de tout temps que l’âme de Virgile ferait des vers et qu’une main attachée au corps de Virgile mettrait ces vers par écrit ? Voilà pourtant ce que Leibniz veut nous faire croire[47]. Pourquoi ne sut-il pas ignorer ? Mieux valait reconnaître son ignorance que d’imaginer des chimères. L’inventeur de l’harmonie préétablie et des monades est, en propres termes, un charlatan[48].

Les seuls philosophes que Voltaire estime, qu’il trouve utiles au genre humain, ce sont ceux qui se mettent en garde contre l’esprit de système, qui ne substituent pas aux faits des constructions abstraites ; c’est Bacon d’abord, puis Newton, et surtout Locke.

Sans doute Voltaire reconnaît ce qu’il y a chez Bacon de superstitieux ou d’illusoire, et sait fort bien que sa méthode elle-même se ressent des préjugés contemporains. Mais, quelques restes de scolastique chez ce grand novateur ne l’empêchent pas d’avoir établi le premier la nécessité de l’observation et de l’expérience dans la recherche scientifique. Il « ouvrit une carrière toute nouvelle à la philosophie » (Essai sur les Mœurs, XVIII, 287), en la débarrassant des quiddités, des formes substantielles et de « tous ces mots que non seulement l’ignorance rendait respectables, mais qu’un mélange ridicule avec la religion avait rendus sacrés » (Lettres philos., XXXVII, 172). Il montra que notre seul moyen de connaître et de comprendre, c’est l’étude des faits, et que, pour maîtriser la nature, nous devons lui obéir.

Quant à Newton, Voltaire l’appelle, « le plus grand homme qui ait jamais été, mais le plus grand de façon que les géants de l’antiquité sont auprès de lui des enfants qui jouent à la fossette » (Lettre à d’Olivet, 18 oct. 1736). Pourtant cet homme extraordinaire a eu ses aberrations. Ne s’avisa-t-il pas de commenter l’Apocalypse ? Il payait ainsi son tribut à la faiblesse humaine ; ou peut-être voulut-il consoler les autres hommes de sa supériorité sur eux. Et ce n’est pas seulement comme théologien qu’il se rendit ridicule ; métaphysicien, la dernière partie de ses Principes mathématiques rivalise d’obscurité avec l’Apocalypse elle-même. Mais si, en faisant de la métaphysique ou de la théologie, Newton ressemble aux gladiateurs qui combattaient les yeux couverts d’un bandeau, il se débarrassa de ce bandeau en étudiant les mathématiques, et sa vue porta aux bornes du monde[49].

Voltaire a souvent parlé de Newton, soit pour propager ses découvertes, comme dans les Lettres philosophiques, soit pour célébrer sa gloire, comme dans une épître fameuse à Mme du Châtelet. Ce dont il le loue principalement, c’est de ne faire aucun système[50]. Aussi réprouve-t-il le terme de newtonien, car « la vérité n’a pas de nom de parti » (Lettre à Clairaut, 27 août 1759). Sur les problèmes insolubles que tant de métaphysiciens résolvent chacun à sa façon, Newton ne se prononçait pas[51]. À la supériorité de son esprit, il alliait une que n’eurent ni les Spinoza ni les Leibniz.

C’est aussi cette sagesse que Voltaire estime dans Locke. On croit le discréditer en alléguant qu’il appelle John Locke son grand homme[52]. Mais que veut-il dire par là ? Entend-il que Locke avait du génie ? Il entend plutôt le contraire. Chez un philosophe, ce qu’on nomme de ce nom est, aux yeux de Voltaire, un don funeste, le don d’imaginer hors des réalités sensibles. Les Leibniz et les Spinoza avaient du génie, voilà justement pourquoi ils se sont égarés. Locke ne s’égare point ; et tous les éloges que lui adresse Voltaire portent sur sa modestie et sur sa prudence[53]. Admirant Descartes beaucoup plus que Locke, il a dans Locke beaucoup plus de confiance, parce qu’il le sait prudent et modeste[54].

Du reste, il sépare chez ce sage même le vrai du faux. Il ne lui reproche pas seulement de croire à des fables[55] ; deux chapitres du Philosophe ignorant[56] sont intitulés Contre Locke, et il l’y réfute sur un point capital en soutenant que l’idée du juste et de l’injuste est une idée universelle.

Mais, si Locke a pu quelquefois se tromper, sa méthode en fait le meilleur guide de ceux qui lisent un philosophe pour s’instruire et non pour être éblouis. Dans le Philosophe ignorant, Voltaire, quand il a parcouru les divers systèmes des plus grands métaphysiciens, revient à lui « comme l’enfant prodigue qui retourne chez son père[57] ». Locke « s’aide partout du flambeau de la physique », et, « au lieu de définir tout d’un coup ce que nous ne connaissons pas », il observe « ce que nous voulons connaître » (Lettres philos., XXXVII, 179); « il est le premier qui ait examiné la nature par analyse » (Dict. philos., Franc arbitre, XXIX, 505); il étudie le mécanisme de la raison comme un excellent anatomiste celui du corps, et, après tant de philosophes qui écrivirent « le roman de l’âme », il « en écrit modestement l’histoire » (Ibid., Âme, XXVI, 228). S’il n’a pas étendu le champ de la science, il l’a débarrassé des chimères. Il a marqué les limites de notre esprit[58].

Locke, Newton, Bacon, dont Voltaire se reconnaît le disciple, sont tous les trois Anglais. L’esprit pratique et positif de la race anglo-saxonne lui semblait éminemment propre à la philosophie. Aussitôt débarqué en Angleterre, le 12 août 1726 : « Si je suivais mon inclination, écrit-il à Thiériot, ce serait là que je me fixerais. » Et pourquoi s’y fixerait-il ? Pour « apprendre à penser ». Très souvent il déclare que les Anglais, « surtout en philosophie », sont « les maîtres des autres nations » (Siècle de Louis XIV, XX, 338), et lui-même se mit à leur école[59].

N’exagérons pourtant pas l’influence de la philosophie anglaise sur Voltaire. En tout cas, si, comme philosophe, il eut pour objet essentiel d’émanciper l’intelligence et la conscience humaines, notons que les Bolingbroke, les Collins, les Toland, les Woolston, les Shaftesbury, à l’exemple desquels il mena chez nous la lutte de la libre pensée contre la foi, s’étaient eux-mêmes inspirés de nos philosophes, et que les « libertins » de France précédèrent les free thinkers d’Angleterre[60]. Aussi bien, sans compter Montaigne, à qui il doit beaucoup, et Gassendi, dont il appréciait fort la sagesse[61], son premier guide fut Bayle, ce « maître à douter » de tout le xviiie siècle.

Voltaire ne loue guère moins Bayle que Locke. Sans doute il lui reproche de ne savoir en physique presque rien ; mais il vante son « excellente manière de raisonner », il l’appelle un « dialecticien admirable » (Catal. des Écriv. franç. du Siècle de Louis XIV, XIX, 56) « le premier des philosophes sceptiques » (Lettre sur les Français, XLIII, 517), « l’immortel Bayle, honneur de la nature humaine » (Dict. phil., Philosophe, XXXI, 396)[62]. Il lui sait gré principalement d’avoir montré « le faux de tant de systèmes » aussi vains qu’ingénieux (Ibid., Bayle, XXVII, 309)[63] ; par là, Bayle devançait et préparait la révolution intellectuelle et morale qui substitua la critique à la foi, le sens propre à l’autorité et à la tradition. Aussi Voltaire le met parmi ses « saints » (Lettre à Marmontel, 21 mai 1764), et il veut que les philosophes du xviiie siècle le tiennent pour leur père[64].

Ne pas faire de systèmes, mais étudier directement la nature, voilà ce que Voltaire demande à la philosophie[65]. Un inventeur de systèmes, c’est un chef de secte ; or, « tout chef de secte en philosophie a été un peu charlatan » (Dict. phil., Charlatan, XXVIII, 23), et, « quiconque est d’une secte semble afficher l’erreur » (Lettre à M. ***, 1774 ; LXIX, 161).

Voltaire ne craint même pas d’interdire au philosophe les hypothèses.

Il en reconnaît pourtant la légitimité et l’utilité dans l’invention scientifique. À moins de hasards qu’on doit mettre hors de compte, nous ne pouvons trouver ce qui nous est inconnu que si nous le relions à ce qui nous est connu par une conjecture plus ou moins vraisemblable. Tous les inventeurs ont fait des hypothèses. Dans le temps où il s’occupa de physique, Voltaire lui-même ne manqua pas d’en faire chaque fois qu’il observait un phénomène nouveau. Et quelques-unes le déçurent ; mais d’autres le mirent sur la voie de vérités que devait confirmer l’expérience[66].

S’il n’en condamne pas moins les hypothèses, c’est dans la crainte qu’elles ne soient admises sans vérification suffisante ou que, prévenant l’esprit, elles ne le rendent incapable d’observer impartialement. Et il insiste partout sur la nécessité de l’analyse. Avant d’expliquer un phénomène par tel ou tel principe, on doit l’analyser avec exactitude[67]. La rigoureuse pratique de cette méthode peut seule nous prémunir contre des théories fausses. Souvent, le plus humble fait découvert par un observateur modeste a ruiné les erreurs les plus sublimes.

« Il nous est donné de calculer, de peser, de mesurer, d’observer ; voilà la philosophie naturelle ; presque tout le reste est chimère » (Dict. phil., Cartésianisme, XXVII, 457)[68]. On peut faire à bon marché de grandes hypothèses ; mais, quand on veut n’avancer que des vérités sûres, il faut procéder par l’analyse. Rabattons notre orgueil ; les hommes sont des aveugles, et l’analyse leur sert de bâton. Mieux vaut encore s’aider de ce bâton en tâtonnant que de tomber dans l’abîme[69].

Voltaire ramène la philosophie à la physique. Un bon physicien, Mairan par exemple, en est, écrit-il, « le premier ministre » (Lettre à Mairan, 24 mars 1741). Il déclare expressément qu’elle consiste dans les expériences bien constatées[70]. Faisant leur procès à Platon et à Descartes, il ne se défend même pas de dire, dans son aversion pour les visionnaires : « Mon sage est celui qui, avec la navette, couvre mes murs de tableaux de laine et de soie… ou bien celui qui met dans ma poche la mesure du temps » (Dict. phil., Xénophanes, XXXII, 493). En tout cas, son sage est « l’investigateur de l’histoire naturelle » (Ibid., id.). Les seules expériences de l’abbé Nollet, remarque-t-il, nous en apprennent plus que tous les livres des anciens. « Savoir s’arrêter où il faut et ne jamais marcher qu’avec un guide sûr » (Traité de Métaph., XXXVII, 303), telle est la règle de la véritable philosophie. Arrêtons-nous donc aussitôt que « le flambeau de la physique nous manque » (Dict. phil., Âme, XXVI, 234). Les inventeurs de systèmes ne sont pas des philosophes ; on n’est pas un philosophe quand on substitue ses visions à la réalité.

Si, très défiante et très circonspecte, la philosophie de Voltaire repose sur le bon sens, avouons qu’un bon sens trop timide l’a prévenu contre certaines hypothèses qui devaient renouveler la science.

Des savants du xviiie siècle, Maillet notamment et Buffon, soutenaient que les espèces évoluent : il tourna leur théorie en ridicule. Et sans doute il eut tort. Mais remarquons avant tout que Maillet la compromettait par un grand nombre d’affirmations téméraires, voire saugrenues, et que, pour corroborer ces affirmations, il alléguait les récits fabuleux des aventuriers les moins dignes de foi, ou même invoquait les sirènes et les tritons de la mythologie grecque. Comment prendre au sérieux de pareilles extravagances[71] ?

L’hypothèse de Maillet se rattachait à tout un système sur les révolutions de la terre, que les eaux, disait-il en substance, ont jadis recouverte, et dans laquelle, baissant peu à peu depuis cette lointaine époque, nos mers finiront par s’absorber. Après lui, reprenant ce système non sans y introduire des modifications importantes, Buffon l’autorisa de son nom. Cependant, par plus que Maillet, il ne convainquit Voltaire.

On peut dire tout d’abord, pour expliquer les préventions de Voltaire contre leur théorie, qu’elle semblait confirmer la légende du déluge[72]. Mais il y opposa des arguments très spécieux, et il contesta les faits sur lesquels on l’appuyait.

D’une part il juge insoutenable que la mer ait pu recouvrir le continent tout entier jusque dans ses parties les plus hautes. Quarante océans tels que le nôtre, dit-il, y suffiraient tout juste ; et comment se serait donc évanouie une masse d’eau égale à trente-neuf océans[73] ? D’autre part il ne veut pas admettre l’existence des fossiles marins. Il refuse d’en voir aucune trace dans le falun de Touraine. Et, comme il est forcé pourtant de reconnaître qu’on trouve des coquilles et des poissons pétrifiés en certains endroits éloignés de la mer, il cherche une explication plus simple, plus « naturelle » et moins « systématique » que celle de Maillet. Les poissons ont été apportés par des voyageurs[74]. Quant aux coquilles, elles proviennent de quelque lac ; sinon, « est-ce une idée tout à fait romanesque de faire réflexion sur la foule innombrable de pèlerins » qui en avaient leur bonnet garni[75] ?

Dans une autre question, celle de la génération spontanée, il combattit encore certains savants de son époque. À la suite d’expériences mal faites, un prêtre anglais, Needham, avait prétendu, vers le milieu du xviiie siècle, que les animaux inférieurs naissent sans germe, et Buffon appuyait cette assertion par la théorie des molécules organiques. Aussi peu favorable à de pareilles hypothèses qu’à celles du neptunisme et du transformisme, Voltaire se réclama, pour les réfuter, soit du « sens commun », soit des travaux de Spallanzani[76]. Il défia Buffon de lui montrer ses molécules, il s’égaya de Needham et de sa merveilleuse farine[77]. Sur les générations spontanées, la science paraît jusqu’ici lui donner raison ; mais la théorie des molécules organiques a, telle que Buffon l’expliquait, beaucoup d’analogie avec la théorie cellulaire des physiologistes modernes.

Ainsi Voltaire ne devina pas ce que renfermaient de vrai certaines conceptions, encore bien rudimentaires, des physiciens ou des géologues contemporains. On peut le regretter ; on peut aussi, et l’on ne s’en est pas fait faute, railler la manière dont il expliqua les faits allégués par eux ; voyageurs déposant chacun son turbot sur les montagnes, pèlerins y laissant tomber les coquilles de leur bonnet, voilà sans doute une excellente matière à persifler ce persifleur. Pourtant, si les progrès de la science devaient confirmer telle ou telle des hypothèses qu’il rejeta, sa circonspection n’en fut pas moins celle d’un esprit scientifique.

Il commence de la façon suivante le traité sur les Singularités de la Nature : « On se propose ici d’examiner plusieurs objets de notre curiosité avec la défiance qu’on doit avoir de tout système jusqu’à ce qu’il soit démontré aux yeux ou à la raison » (XLIV, 216)[78]. Rien de mieux ; c’est la méthode du véritable savant. En physique comme en métaphysique, Voltaire refuse de croire sans preuves. Beaucoup de ses contemporains étaient convaincus « qu’une sole engendre une grenouille » : ne pouvait-il témoigner quelque méfiance ? Une femme pauvre et hardie avait persuadé à des chirurgiens de Londres qu’elle accouchait tous les huit jours d’un lapereau[79] : le désapprouverons-nous de se montrer moins crédule que ces chirurgiens ? Si l’histoire des lapereaux avait été reconnu dûment authentique, il lui aurait bien fallu l’admettre. Mais blâmera-t-on ceux qui ne se rendent que sur des preuves ? Voltaire en demande avant de croire aux anguilles de Needham et aux lapereaux.

Allons plus loin : des assertions manifestement fausses ne méritent même pas l’examen. Suffira-t-il de hasarder quelque hypothèse absurde pour que les savants perdent leur temps à en montrer l’absurdité ? Une sole ne saurait engendrer une grenouille.

Cependant Voltaire examina, avant d’y refuser sa créance, les hypothèses des Maillet et des Needham. Il commence toujours par discuter les raisons qu’on allègue, par vérifier les observations ou les expériences sur lesquelles on s’appuie[80] ; il est trop sceptique pour déclarer impossible ce qui, à première vue, lui a paru faux.

Dans la question du neptunisme par exemple, ses arguments de bon sens ne l’empêchent pas de procéder lui-même à une enquête. « On regarde, dit-il, la falun de Touraine comme le monument le plus incontestable de ce séjour de l’Océan sur notre continent… ; et la raison, c’est qu’on prétend que cette mine est composée de coquilles pulvérisées… Ces prétendus bancs de coquilles à trente, à quarante lieues de la mer, méritent le plus sérieux examen » (Singular. de la Nature, XLIV, 255, 257). Il y a là sans doute une pointe d’ironie. Pourtant Voltaire fait venir quelques échantillons de falun et les examine avec soin. Mais si, après cela, il se croit en mesure de nier que cette marne soit un assemblage d’animaux marins, c’est une erreur qui ne nous permet pas d’incriminer sa méthode.

De même sur une autre question, celle des polypes, que certains savants avaient reconnus comme appartenant au règne animal. « Pour croire fermement, dit-il, je veux voir par mes yeux, toucher par mes mains et à plusieurs reprises. Ces herbes légères qu’on appelle polypes d’eau douce… ne furent que des plantes jusqu’au commencement du siècle où nous sommes. Leuwenhoek s’avisa de les faire monter au rang d’animaux… En vain nous avons opposé à nos yeux tous les raisonnements que nous avions lus autrefois : le témoignage de nos yeux l’a emporté » (Dict. phil., Polypes, XXXI, 462 sqq.). Voltaire est prêt à admettre les théories nouvelles dès qu’elles s’appuient sur des faits bien constatés ; que peut-on lui demander de plus ? Quand il se trompe, ce sont ses yeux qui l’induisent en erreur. « Il est bon, déclare-t-il, de douter encore, jusqu’à ce qu’un nombre suffisant d’expériences réitérées nous aient convaincus que ces plantes aquatiques sont des êtres doués de sentiment, de perception et des organes qui constituent l’animal réel. La vérité ne peut que gagner à attendre » (Singular. de la Nature, XLIV, 224). Si la prudence de Voltaire l’empêche parfois d’admettre des vues justes et profondes, qui n’étaient alors qu’hypothétiques, elle lui épargne aussi maintes erreurs. Dans tous les domaines de la pensée, sa critique devait le préserver des chimères et des utopies[81].

On voit assez quelle méthode prétend appliquer Voltaire, soit en physique, soit en métaphysique. Quand la métaphysique ne se fonde pas sur l’observation des phénomènes, elle n’est, selon lui, qu’un baladinage. Pendant son exil en Angleterre, il reçut du philosophe Clarke quelques instructions touchant « la partie de la philosophie qui veut s’élever au-dessus du calcul et des sens. » Un jour, « plein de ces grandes recherches », il disait à « un membre très éclairé de la société » : « M. Clarke est un bien plus grand métaphysicien que M. Newton »; et celui-ci de répondre froidement : « C’est comme si vous disiez que l’un joue mieux au ballon que l’autre[82] ». En ce temps-là, Voltaire se laissait encore séduire par les spéculations des métaphysiciens ; Clarke sautant dans l’abîme, il osait l’y suivre. Mais, de plus en plus, il reconnut l’inanité de ces spéculations, si brillantes fussent-elles ; et, sur les problèmes qui dépassent l’intelligence humaine, il se résigna sagement à douter.

Tout ce que Voltaire affirme en métaphysique, c’est l’existence de Dieu. Encore ne la donne-t-il pas toujours comme certaine. Par exemple, dans le Traité de Métaphysique, écrit en 1734, il conclut ainsi le chapitre S’il y a un Dieu : « Cette proposition Il y a un Dieu [est] la chose la plus vraisemblable que les hommes puissent penser » (XXXVII, 298); et, dans une lettre à Frédéric datée de 1737 : « Quelle sera, dit-il, l’opinion que j’embrasserai ? Celle où j’aurai, de compte fait, moins d’absurdités à dévorer. Or je trouve beaucoup plus de contradictions, de difficultés, d’embarras, dans le système de l’existence nécessaire de la matière. Je me range donc à l’opinion de l’existence de l’Être suprême comme la plus vraisemblable et la plus probable » (17 avril). Ainsi Voltaire, à cette époque, ne fait encore qu’alléguer des probabilités et des vraisemblances.

Dans la suite, il devint plus catégorique. Préoccupé toujours davantage des questions morales ou sociales, et jugeant que la croyance en Dieu est utile aux mœurs, nécessaire à la société humaine, il considéra comme un devoir de l’affirmer contre les athées[83].

Parmi les preuves en usage, deux surtout lui paraissent convaincantes.

Voici la première, telle qu’il l’expose dans son Traité de Métaphysique : « J’existe, donc quelque chose existe. Si quelque chose existe, quelque chose a donc existé de toute éternité, car ce qui est, ou est par lui-même ou a reçu son être d’un autre. S’il est par lui-même, il est nécessairement, il a toujours été nécessairement, et c’est Dieu ; s’il a reçu son être d’un autre, et ce second d’un troisième, celui dont ce dernier a reçu son être doit nécessairement être Dieu (XXXVII, 285). Cette preuve, répétée dans le Dictionnaire philosophique à l’article Dieu[84] et à l’article Ignorance[85], Voltaire l’appelle, dans l’Homélie sur l’Athéisme, un élancement divin de la raison ; et, déclarant que « rien n’est plus grand », que « rien n’est plus simple », il l’égale aux théorèmes de l’arithmétique ou de la géométrie[86].

Cependant, quelque forte que lui semble la preuve métaphysique, il y préfère encore la preuve physique.

Certains philosophes la méprisent. Mais pourquoi ? parce qu’elle est trop sensible[87]. « Rien, dit-il dans le Philosophe ignorant, n’ébranle en moi cet axiome : Tout ouvrage démontre un ouvrier » (XLII, 554)[88]. Quand il n’allègue pas des considérations sociales, c’est toujours la preuve physique dont il se sert contre les athées. Mais à Pascal lui-même, qui l’infirme, il rappelle le texte de l’Écriture : Caeli enarrant gloriam Dei[89] ; et ce texte, il en a fait plus d’une fois d’éloquents commentaires[90].

L’argument « est vieux, et n’en est pas plus mauvais » (Dict. phil., Athéisme, XXVII, 171). Aussi bien, Voltaire le renouvelle.

D’abord, en tirant profit des progrès de la science. Car « depuis qu’on entrevoit la nature, que les anciens ne voyaient point du tout, depuis qu’on s’est aperçu que tout est organisé, que tout a son germe, depuis qu’on a bien su qu’un champignon est l’ouvrage d’une sagesse infinie aussi bien que tous les mondes, alors ceux qui pensent ont adoré là où leurs devanciers avaient blasphémé. Les physiciens sont devenus les hérauts de la Providence : un catéchiste annonce Dieu à des enfants et un Newton le démontre aux sages » (Dict. phil., Théisme, XXXII, 349).

Il renouvelle ensuite ce vieil argument par la façon dont il le présente. Citerai-je, entre autres exemples, le dialogue de Platon avec le jeune Madétès, qui ne veut pas admettre l’existence de Dieu ? « Si vous avez quelque désir de vous éclairer, dit Platon à Madétès, je suis magicien et je vous ferai voir des choses fort extraordinaires. » Et, lui montrant un squelette : « Considérez bien cette forme hideuse qui semble être le rebut de la nature ; et jugez de mon art par tout ce que je vais opérer avec cet assemblage informe qui vous a paru si abominable. Premièrement, vous voyez cette espèce de boule qui semble couronner tout ce vilain assemblage. Je vais faire passer par la parole dans le creux de cette boule une substance moelleuse et douce, partagée en mille petites ramifications, que je ferai descendre imperceptiblement par cette espèce de long bâton à plusieurs nœuds que vous voyez attaché à cette boule et qui se termine en pointe dans un creux. J’adapterai au haut de ce bâton un tuyau par lequel je ferai entrer l’air au moyen d’une soupape qui pourra jouer sans cesse ; et bientôt vous verrez cette fabrique se remuer d’elle-même. À l’égard de tous ces autres morceaux informes qui vous paraissent comme des restes d’un bois pourri et qui semblent être sans utilité comme sans force et sans grâce, je n’aurai qu’à parler, et ils seront mis en mouvement par des espèces de cordes d’une structure inconcevable. Je placerai au milieu de ces cordes une infinité de canaux remplis d’une liqueur qui, en passant par des tamis, se changera en plusieurs liqueurs différentes et coulera dans toute la machine vingt fois par heure. Le tout sera recouvert d’une étoffe blanche, moelleuse et fine… Cette machine sera un si étonnant laboratoire de chimie, un si profond ouvrage de mécanique et d’hydraulique, que ceux qui l’auront étudié ne pourront jamais le comprendre… Mais ce qui vous surprendra davantage, c’est que, cet automate s’étant approché d’une figure à peu près semblable, il s’en formera une troisième figure. Ces machines auront des idées, elles raisonneront, elles parleront comme vous, elles pourront mesurer le ciel et la terre », etc. — « Si la chose est ainsi, répond Madétès, j’avouerai que vous en savez plus qu’Épicure et que tous les philosophes de la Grèce. — Hé bien, tout ce que je vous ai promis est fait. Vous êtes cette machine… Jugez après cela si un être intelligent n’a pas formé le monde » (La Défense de mon Oncle, XLIII, 383).

L’objection des athées à la preuve physique de Dieu, c’est que le hasard a des combinaisons infinies dans l’infini du temps. Si l’on jette mille dés pendant l’éternité, ces dés ne peuvent manquer, une fois ou l’autre, de présenter tous le même point, mille six par exemple ou mille as. Voltaire en convient. Mais il n’y a là que jeu fortuit, que « chance » ; un tel « coup » ne dénote aucun dessein. Telles ne sont point les « combinaisons » qu’allègue le déiste. Sans parler de l’univers en son ensemble, considérons seulement un organisme doué de vie, qui sent et qui pense : peut-on croire que le mouvement de la matière l’ait produit par hasard ? Dans la façon dont cet organisme est construit il faut reconnaître la sagesse d’un être supérieur[91].

À ceux qui disent que rien n’existe et ne peut exister hors de la nature, que la nature fait tout, que la nature est tout, Voltaire répond qu’il n’y a point de nature, et que, soit en nous, soit autour de nous et à cent mille millions de lieues, tout est art sans aucune exception. Cette idée, il l’a souvent exprimée en combattant l’athéisme, notamment dans l’article Nature du Dictionnaire philosophique[92] ; et, l’un des principaux athées contemporains, le baron d’Holbach, ayant intitulé Système de la Nature l’ouvrage dans lequel il prétendait réfuter l’existence de Dieu, Voltaire lui représente que le seul mot de système marque une intelligence divine, organisatrice de l’univers.

Les athées se moquaient des déistes en les appelant cause-finaliers. « Si une horloge n’est pas faite pour montrer l’heure, j’avouerai alors, leur répond-il, que les causes finales sont des chimères, et je trouverai fort bien qu’on m’appelle cause-finalier, c’est-à-dire un imbécile » (Dict. phil., Causes finales, XXVII, 527). En attendant, il invoque Newton, qui n’était point un imbécile, et qui considérait pourtant la preuve physique comme irréfragable.

Est-ce à dire que les cause-finaliers aient toujours raison ? À la théorie finaliste, compromise par beaucoup de ceux qui la professent, il fait des restrictions nécessaires. Tel philosophe prétendait que l’herbe est verte afin de réjouir nos yeux ; tel autre, que la mer a un flux et un reflux afin de faciliter l’arrivée et le départ des vaisseaux. Se moquant de pareilles sottises, il indique dans quels cas on peut affirmer une finalité. Par exemple, dire que les nez ont été faits pour porter des besicles, c’est absurde ; mais comment nier qu’ils aient été faits pour sentir ? Et, d’une façon générale, « quand on voit une chose qui a toujours le même effet, qui n’a uniquement que cet effet, qui est composée d’une infinité d’organes dans lesquels il y a une infinité de mouvements qui tous concourent à la même production…, on ne peut sans une secrète répugnance nier une cause finale » (Traité de Métaph., XXXVII, 295)[93]. Ceux qui nient que les nez soient faits pour sentir, c’est comme s’ils niaient que les lampes soient faites pour éclairer ou les horloges pour montrer l’heure.

La question de la Providence se rattache à celle du finalisme, et Voltaire la traite de la même façon. Il y a une Providence aussi bien qu’il y a des causes finales. « Nous ne regardons point ce dogme… comme un système » ; c’est « une chose démontrée à tous les esprits raisonnables » (Dict. phil., préf. de 1765, XXVI, 2). Mais, s’il y a une Providence, ce n’est pas une Providence particulière. L’Être suprême gouverne le monde par des lois générales et n’en trouble pas l’ordre par des caprices.

Sœur Fessue se félicite que Dieu la protège. Son moineau allait mourir, déclare-t-elle à un philosophe ; elle a débité neuf Ave, le voilà guéri. Ma chère sœur, lui dit ce philosophe, « je crois la Providence générale… ; je ne crois point qu’une Providence particulière change l’économie du monde en faveur de votre moineau ou de votre chat » (Dict. phil., Providence, XXXII, 23). Et il lui remontre que l’Être suprême a d’autres affaires, mais surtout que les lois par lesquelles il règle la nature sont nécessairement immuables.

D’après l’historien Mézeray, Dieu fit mourir le roi d’Angleterre Henri V d’une fistule à l’anus pour le punir de s’être assis sur le trône du roi très chrétien. Non, Henri V mourut « parce que les lois générales émanées de la toute-puissance avaient tellement arrangé la matière, que la fistule à l’anus devait terminer la vie de ce héros » (Hist. de Jenni, XXXIV, 407)[94]. Le soleil luit sur les méchants comme sur les bons, et jamais on ne voit un criminel châtié soudain par je ne sais quelle éclatante incartade de la justice divine.

Loin que Dieu envisage particulièrement tel ou tel homme, l’humanité entière compte à ses yeux pour bien peu de chose ; car elle est moindre qu’une petite fourmilière en comparaison de tout ce qui peuple l’infini. Du reste chaque intervention particulière de la Providence constituerait un miracle. Or les miracles sont impossibles ; ils le sont à Dieu lui-même, ils le sont à Dieu surtout. À Dieu lui-même, malgré son pouvoir ; à Dieu surtout, parce que l’Être infiniment sage ne fait pas ses lois pour les violer[95].

S’il y a une Providence, comment peut-il y avoir du mal ? Voltaire ne nie point la difficulté de ce problème. C’est là, dit-il, « un abîme dont personne n’a pu voir le fond » (Dict. phil., Bien, XXVIX, 355); et lui-même qualifie de fatale, de terrible, l’objection que le mal fournit aux athées[96].

On peut sans doute prétendre que tout est bien. Voltaire en a eu parfois quelque velléité. Il montre alors, comme les optimistes, que ce qui paraît mal, vu à part, peut être bien dans l’arrangement général des choses[97]. En tout cas le bien, remarque-t-il, l’emporte sur le mal. Et comment y contredire ? Ne voit-on pas que les vols et les assassinats sont rares, que les pestes et les cataclysmes sont exceptionnels, que les guerres, sur cent millions d’Européens, en font périr chaque siècle quelques milliers à peine ? Ce qui nous trompe, c’est d’abord l’histoire, parce qu’elle est remplie de calamités, parce que, se bornant à retracer les crimes ou les infortunes des individus et des peuples, elle passe sous silence leur état ordinaire[98]. Puis, les maux nous sont plus sensibles que les biens et nous en gardons plus longuement la mémoire. Enfin l’homme, partout et-toujours, a pris plaisir à se plaindre. Voilà pour quelles raisons tant de gens déclarent la vie mauvaise. Mais, si bien peu cependant souhaitent de mourir, on doit en conclure que la somme des biens excède celle des maux[99].

C’est surtout pendant la première moitié de sa carrière que Voltaire inclina vers l’optimisme. Il n’en a pas moins, durant la seconde et jusqu’en ses dernières années, célébré plus d’une fois le bonheur de vivre. Voici, par exemple, un passage des Dernières Remarques sur les Pensées de Pascal[100] : « J’arrive de ma province à Paris ; on m’introduit dans une très belle salle où douze cents personnes écoutent une musique délicieuse ; après quoi toute cette assemblée se divise en petites sociétés qui vont faire un très bon souper, et après ce souper elles ne sont pas absolument mécontentes de la nuit. Je vois tous les beaux arts en honneur dans cette ville, et les métiers les plus abjects bien récompensés, les infirmités très soulagées, les accidents prévenus ; tout le monde y jouit, ou espère jouir, ou travaille pour jouir un jour, et ce dernier partage n’est pas le plus mauvais. Je dis alors à Pascal : Mon grand homme, êtes-vous fou ? » (L, 375). Nous reconnaissons dans ces lignes l’auteur du Mondain ; il y répète en prose les aimables couplets d’autrefois en raillant comme par le passé ceux que leur austérité fanatique oblige de calomnier l’existence humaine.

On peut dire néanmoins que, plutôt disposé, dans la première moitié de sa vie, à montrer le bien, Voltaire, dans la seconde, montre de préférence le mal. Aussi trouvons-nous chez lui sur ce point maintes contradictions. Mais il ne fut jamais ni vraiment optimiste dans l’une, ni, dans l’autre, vraiment pessimiste.

Devons-nous croire que Voltaire, comme on le prétend, ait été converti au pessimisme par le tremblement de terre de Lisbonne ? Ne le jugeons pas si peu philosophe. Sans doute ce fut là un affreux désastre. Mais ignorait-il tant d’autres fléaux non moins affreux qui avaient désolé le monde ?

Pourtant cette catastrophe produisit sur lui une très forte impression, et il en prit souvent texte, comme d’un fait tout récent, pour combattre les théories des optimistes. Le 28 novembre 1755[101], écrit à M. Bertrand : « Voilà la triste confirmation du désastre… Si Pope avait été à Lisbonne, aurait-il osé dire : Tout est bien ? » Deux jours après, au même : « Voilà un terrible argument contre l’Optimisme. » Le 1er décembre, à d’Argental : « Le Tout est bien… est un peu dérangé. » Le 2, à M. Dupont : « Le Tout est bien et l’Optimisme en ont dans l’aile. » Et, non content de faire son poème sur le Désastre de Lisbonne, il le complète par une préface où les assertions de Leibniz sont éloquemment réfutées. « Si jamais, y dit-il, la question du mal physique a mérité l’attention de tous les hommes, c’est dans les événements funestes qui nous rappellent à la contemplation de notre faible nature… L’axiome Tout est bien paraît un peu étrange à ceux qui sont les témoins de ces désastres… L’auteur du poème,… pénétré des malheurs des hommes, s’élève contre les abus qu’on peut faire de cet ancien axiome… Il adopte cette triste et plus ancienne vérité, reconnue de tous les hommes, qu’il y a du mal sur la terre… lorsque Lisbonne, Méquinez, Tétouan et tant d’autres villes furent englouties avec un si grand nombre de leurs habitants,… des philosophes avaient crié aux malheureux qui échappaient à peine des ruines : Tout est bien ; les héritiers augmenteront leurs fortunes, les maçons gagneront de l’argent à rebâtir des maisons, les bêtes se nourriront des cadavres enterrés dans les débris ; c’est l’effet nécessaire des causes nécessaires ; votre mal particulier n’est rien, vous contribuez au bien général, un tel discours certainement eût été aussi cruel que le tremblement de terre a été funeste » (XII, 185 sqq.).

Voltaire avait jusqu’alors soutenu que la somme des biens dépasse celle des maux ; il va maintenant soutenir tout le contraire. « Des deux tonneaux de Jupiter, le plus gros est celui du mal écrit-il à Mme du Deffand (5 mai 1756)[102]. Il fait son roman de Candide sous l’impression du désastre de Lisbonne ; et maintes fois, dans ses ouvrages ultérieurs, il retrace éloquemment les misères du genre humain. Nier le mal peut convenir à un Lucullus bien portant, qui soupe avec ses amis et sa maîtresse ; mais que ce Lucullus « mette la tête à la fenêtre, il verra des malheureux ; qu’il ait la fièvre, il le sera » (Dict. phil., Bien, Tout est bien, XXVII, 354). Si, même alors, Voltaire atténue en certains cas le mal et exagère le bien, c’est que, combattant les athées, il veut affaiblir un de leurs principaux arguments contre l’existence de Dieu[103].

Quand il réfutait l’optimisme de Leibniz, quand il faisait Candide, il n’avait point, pour son compte, à se plaindre de la vie. En le remerciant de lui avoir envoyé son poème sur le Désastre de Lisbonne, Rousseau lui reprocha de prendre plaisir à désespérer les hommes. Plus tard, dans ses Confessions, il rappelle cette lettre non sans le traiter de déclamateur, et il se compare à lui pour en tirer avantage d’une part, un misérable qui trouve que tout est bien ; de l’autre, un homme « accablé de prospérités et de gloire » qui dénonce amèrement les maux de l’existence humaine[104]. Étrange accusation ! Voltaire y avait répondu par avance en écrivant à d’Argental, le 1er décembre 1755 : « Il n’est pas permis à un particulier de songer à soi dans une désolation si générale », et à Thiériot, le 27 mai de l’année suivante : « Quand j’ai parlé en vers des malheurs des humains mes confrères, c’est par pure générosité, car… je suis si heureux que j’en ai honte[105]. » À l’égard de Candide , certains ont voulu y voir une œuvre diabolique de mépris et de dérision. Mais ceux qui insultent aux misères terrestres, ce sont les philosophes assez impudents pour prétendre que tout est bien[106]. Du reste, n’en croyons pas sur Candide les ennemis de Voltaire ; « manuel d’indulgence et de pitié, bible de bienveillance[107] », une humanité passionnée et douloureuse y vibre dans l’ironie elle-même.

Quoi qu’il en soit, Voltaire, durant la seconde moitié de sa vie, s’est très souvent complu à décrire les misères de notre existence en protestant qu’il ne faut pas y ajouter encore la fureur absurde de les nier. L’optimisme prétend faire, avec tous les maux particuliers, je ne sais quel bien général : n’est-ce pas vraiment se moquer ? « Voilà un singulier bien général, composé de la pierre, de la goutte, de tous les crimes, de toutes les souffrances, de la mort, et de la damnation ! » (Dict. phil., Bien, Tout est bien, XXVII, 359). En réalité la théorie du Tout est bien est, chez quelques-uns, le paradoxe de beaux esprits, chez les autres un fanatisme haïssable[108]. Et certes le mal provient de la constitution même du monde. Tout est bien signifie-t-il que tout arrive selon les lois physiques ? Rien de plus vrai. Mais disons alors que tout est nécessaire. Tout n’est pas bien pour tant d’êtres qui souffrent.

Il y a du mal : comment peut-on concilier ce mal avec l’existence de Dieu ?

Les manichéens résolvent le problème en admettant un mauvais Génie qui partage le pouvoir suprême avec un Génie bienfaisant. Mais pourquoi ce mauvais Génie n’attaquerait-il pas son adversaire dans tous les mondes dont est rempli l’espace et s’ingénierait-il à tourmenter quelques faibles animaux sur notre chétive planète ? Les deux principes de Zoroastre et de Manès ressemblent aux deux médecins de Molière qui se disent l’un à l’autre : « Passez-moi l’émétique et je vous passerai la saignée[109]. »

Ce qui peut expliquer le mal, c’est que la toute-puissance elle-même a des bornes. Dieu ne saurait par exemple faire que les vents, indispensables pour balayer la terre et pour empêcher les eaux de croupir, ne produisissent pas des tempêtes et des orages. Nous mourons ? il lui était impossible de créer des animaux qui vécussent toujours. Nous avons des passions d’où naissent les querelles, les fraudes, les meurtres ? il lui était impossible de créer des animaux qui pussent rechercher leur bien sans le désirer. Dieu ne pouvait sans doute former l’univers que dans les conditions suivant lesquelles il le forma[110]. Ce que peut faire un être tout-puissant, il le fit. Sa toute-puissance elle-même avait pour borne la raison, qui, comme la toute-puissance, est un attribut nécessaire de l’Être suprême.

Voltaire a souvent combattu soit l’optimisme, soit le pessimisme. Le pessimisme détruit en nous toute vertu d’action ; l’optimisme est « une fatalité désespérante » (Homél. sur l’Athéisme, XLIII, 235). Il y a du mal et il y a du bien. Mais, quand même le mal l’emporterait sur le bien, ce qui empêche Voltaire d’être pessimiste, c’est sa croyance que la condition humaine s’améliorera. Ni pessimiste, ni optimiste, il est, si l’on peut dire, mélioriste.

Il l’est d’abord en espérant une vie future. Le Désastre de Lisbonne se termine sur cet espoir ; y contestant que tout soit bien aujourd’hui, il nous invite à croire que tout, un jour, sera bien. Même conclusion dans les Adorateurs : « Mon cher frère, je ne vous ai point nié qu’il n’y eût de grands maux sur notre globe… Mais, encore une fois, espérons de beaux jours. Où et quand ? je n’en sais rien ; mais, si tout est nécessaire, il l’est que le grand Être ait de la bonté » (XLVI, 403). Et enfin, dans l’Homélie sur l’Athéisme : « Quel parti nous reste-t-il donc à prendre ?… Celui de croire que Dieu nous fera passer de cette malheureuse vie à une meilleure » (XLIII, 236). Cette croyance suffit pour consoler nos misères d’un jour.

N’espérons pas seulement une vie future ; améliorons notre vie présente. L’optimisme et le pessimisme sont aussi décourageants l’un que l’autre. Or nous devons avoir du courage, nous devons agir, travailler. Qu’on se rappelle les dernières lignes de Candide. « Il faut cultiver notre jardin », dit l’élève de Pangloss. À quoi Pangloss répond : « Vous avez raison ; car, quand l’homme fut mis dans le jardin d’Eden, il y fut mis pour qu’il le travaillât » (XXXIII, 343). Mais, si l’auteur de Candide, comme certains l’expliquent, nous conseillait par là d’imiter le vieillard à l’exemple duquel son héros veut travailler la terre, un bon vieillard insoucieux des affaires publiques et de tout ce qui peut bien se passer à Constantinople, alors nous opposerions à cette maxime la vie de Voltaire, sa vie de travail et de lutte pour le progrès humain.

Quelle qu’en soit la force, les arguments des pessimistes ne sauraient valoir contre la croyance à l’Être suprême. Dieu existe, c’est un dogme que démontrent des preuves invincibles : attachons-nous-y fermement. « Tout le monde dit : Comment, sous un Dieu bon, y a-t-il tant de souffrances ? Et là-dessus chacun bâtit un roman métaphysique. Mais aucun de ces romans ne peut ébranler cette grande vérité, que tout émane d’un principe unique » (Tout en Dieu, XLVI, 52). « La terre est couverte de crimes comme elle l’est d’aconit, de ciguë, d’arsenic ; cela empêche-t-il qu’il y ait une cause universelle » (Ibid., id.)[111]. Si notre raison concilie difficilement le mal avec l’existence de Dieu, cette raison même nous contraint de croire à un Être suprême[112].

Sur l’âme, Voltaire a émis tour à tour des opinions contradictoires. Tantôt il en reconnaît l’immortalité, soit, comme nous l’avons vu, pour combattre le pessimisme, soit, comme nous le verrons, pour donner une sanction à la morale ; tantôt il admet qu’elle périt avec le corps.

La question est de celles qui dépassent notre intelligence[113]. « Quand nous voulons connaître grossièrement un morceau de métal, nous le mettons au feu d’un creuset. Mais avons-nous un creuset pour y mettre l’âme ? Elle est esprit, dit l’un. Mais qu’est-ce qu’esprit ? Personne assurément n’en sait rien ; c’est un mot si vide de sens qu’on est obligé de dire ce que l’esprit n’est pas, ne pouvant dire ce qu’il est. L’âme est matière, dit l’autre. Mais qu’est-ce que matière ? Nous n’en connaissons que quelques apparences et quelques propriétés, et nulle de ces propriétés, nulle de ces apparences, ne parait avoir le moindre rapport avec la pensée » (Dict. phil., Âme, XXVI, 204). La physique ne nous apprend pas en quoi consistent le son, la lumière, l’espace, le corps, le temps : comment aurions-nous plus de notions sur le pouvoir de comprendre et de sentir ? Les philosophes qui prétendent en avoir sont des aveugles pleins de témérité et de babil[114]. Voltaire, pour son compte, se contente de réfuter ce qui, dans leurs théories, lui semble inacceptable à la raison.

D’abord, l’âme peut être matérielle. Il ne faut jamais attribuer à une cause inconnue ce qui s’explique aussi bien par une cause connue. Pourquoi n’attribuerions-nous pas à la matière la faculté de sentir et la faculté de penser ? Nous serons traités d’impies ! Qu’importe ? Les véritables impies sont plutôt ceux qui veulent borner arbitrairement la puissance divine en prétendant que, si l’Être suprême a donné aux corps la gravitation par exemple ou la végétation, il lui était impossible de leur donner la sensibilité et l’intelligence[115].

Non seulement l’âme peut être matérielle, mais nous avons toute raison de penser qu’elle l’est.

Pendant des siècles, on a transformé les mots en êtres réels. La scolastique voyait partout entités, quiddités, eccéités. Nos ancêtres, dont elle avait façonné l’esprit, croyaient que l’odeur et la couleur partent des objets, et leur prêtaient une véritable existence. Ce ne sont que des mots inventés pour soulager l’entendement. Il n’existe pas non plus d’êtres réels correspondant aux mots de volonté, de désir, d’imagination. Il n’en existe pas davantage qui correspondent au mot d’âme. Cette âme, qu’on nous donne pour une substance, est une faculté, une propriété de nos organes[116].

Les escargots ont, comme les hommes, des goûts, des sensations, des souvenirs ; et cependant personne ne voudrait sans doute prétendre qu’ils ont une âme spirituelle[117].

Si notre corps renfermait je ne sais quel petit dieu nommé âme, ce petit dieu devrait ou bien exister de tout temps, ou bien se former soit dans le moment de la conception, soit entre la conception et la naissance, soit quand nous venons à naître. Toutes ces hypothèses sont également ridicules[118].

D’un autre côté, si ce qu’on appelle âme était un être à part, son essence consisterait dans la pensée. Et voilà pourquoi les spiritualistes doivent soutenir que l’âme pense toujours. Mais pense-t-on lorsqu’on est évanoui ou lorsqu’on dort d’un profond sommeil[119] ?

Enfin ce qui montre que l’âme ne se distingue pas du corps, c’est qu’elle en suit les dispositions. Voici, par exemple, un fou. Dirons-nous que son âme est malade ? Non, nous ne dirons pas une telle absurdité. Reste donc que son corps le soit. Un goutteux souffre aux pieds et aux mains : or, on peut avoir la goutte au cerveau comme aux mains et aux pieds. Le fou est un malade dont le cerveau pâtit. Et comment croirions-nous l’âme faite d’une autre essence que le corps, si les maladies du corps la rendent elle-même malade[120] ?

Nier la spiritualité de l’âme, ce n’est point, au surplus, nier son immortalité, car l’immortalité peut « être attachée tout aussi bien à la matière, que nous ne connaissons pas, qu’à l’esprit, que nous connaissons encore moins » (Lettre à Formont, avr. 1733 ; LI, 370)[121]. Mais pourtant notre raison ne saurait affirmer que l’âme soit immortelle. Au point de vue purement spéculatif et en dehors de toute considération morale ou sociale, Voltaire ne l’affirme jamais. Si, dans maints passages de son œuvre, il soutient l’immortalité de l’âme, c’est en vue des sanctions ultérieures qu’il croit utile de persuader au genre humain. Et du reste il se contente le plus souvent de dire que ces sanctions sont possibles[122].

La question du libre arbitre se lie à celle des peines et des récompenses futures ; car ces récompenses et ces peines supposent que l’homme jouit au moins d’une certaine liberté[123].

Aucune matière n’est plus difficile. John Locke, le seul philosophe qui en traite sensément, avoue lui-même « qu’il était là comme le diable de Milton pataugeant dans le chaos » (Lettre à Helvétius, 11 sept. 1738). Tous les autres l’embrouillent à l’envi ; et, quant aux théologiens, ils la rendent inintelligible « par leurs absurdes subtilités sur la grâce » (Dict. phil., Franc arbitre, XXIX, 505).

Voltaire a varié à l’égard du libre arbitre comme à l’égard du mal. On peut dire d’une façon générale qu’il l’admet dans la première moitié de son existence, et qu’il le rejette dans la seconde.

C’est dans la seconde pourtant qu’il se met surtout au point de vue moral et social. Or nier le libre arbitre, n’est-ce pas nier aussi les sanctions futures dont il allègue si souvent l’utilité pour les mœurs privées et pour les mœurs publiques ?

Lui-même fait plus d’une fois valoir cet argument contre les fatalistes. Mais quand il nie le libre arbitre, il n’en veut pas moins justifier tant bien que mal, soit en cette vie, soit en l’autre, les peines et les récompenses. « A-t-on raison de dire que, dans le système de cette fatalité universelle, les peines et les récompenses seraient inutiles et absurdes ? N’est-ce pas plutôt évidemment dans le système de la liberté ?… En effet, si un voleur de grand chemin possède une volonté libre, se déterminant uniquement par elle-même, la crainte du supplice peut fort bien ne le pas déterminer à renoncer au brigandage ; mais si les causes physiques agissent uniquement, si l’aspect de la potence et de la roue fait une impression nécessaire et violente, elle corrige nécessairement le scélérat témoin du supplice d’un autre scélérat » (Élém. de la Philos. de Newton, XXXVIII, 35). Dans ce passage, il s’agit surtout de la vie présente ; dans le suivant, il peut tout aussi bien s’agir de la vie future : « La crainte d’ôter à l’homme je ne sais quelle fausse liberté, de dépouiller la vertu de son mérite et le crime de son horreur, a quelquefois effrayé des âmes tendres ; mais, dès qu’elles ont été éclairées, elles sont bientôt revenues à cette grande vérité, que tout est enchaîné et que tout est nécessaire… Le vice est toujours vice comme la maladie est toujours maladie. Il faudra toujours réprimer les méchants ; car, s’ils sont déterminés au mal, on leur répondra qu’ils sont prédestinés au châtiment » (Il faut prendre un parti, XLVII, 94).

Quand Voltaire soutient la liberté, comment la soutient-il ? Selon lui, remarquons-le tout d’abord, l’homme n’est ni entièrement ni constamment libre ; la liberté consiste dans la puissance faible, limitée et passagère de s’appliquer à quelques pensées et d’opérer certains mouvements. Mais en reconnaître les bornes, ce n’est point la nier. On allègue nos passions, qui nous entraînent parfois malgré nous ; que ne dit-on de même : « Les hommes sont parfois malades, donc ils n’ont point la santé » ? Si nous ne sommes pas complètement libres, nous le sommes plus ou moins, comme nous sommes plus ou moins sains, plus ou moins robustes. Voilà ce que dit Voltaire lorsqu’il traite pour la première fois la question du libre arbitre dans son Traité de Métaphysique et dans un de ses Discours sur l’Homme[124] : Trois ans après, il exprime les mêmes idées dans les Éléments de la Philosophie de Newton, et s’attache à montrer que, plus notre raison domine sur nos passions, plus nous sommes libres. En 1737 et 1738, il défend sa thèse dans quelques lettres à Frédéric soit par des arguments analogues, soit en s’appuyant sur le sens intime ; dans une lettre à Helvétius, du 11 septembre 1738, il invoque des raisons d’ordre moral.

Pourtant il ne dissimule pas, même alors, les objections des fatalistes ; et il avoue que ces objections « effraient » (Élém. de la Philos. de Newton, XXXVIII, 31), qu’« on ne peut guère y répondre que par une éloquence vague » (Ibid., 34). Vingt ans plus tard, dans le Philosophe ignorant, paru en 1766, il se déclarait converti au fatalisme et en prenait catégoriquement la défense. « L’ignorant qui pense ainsi n’a pas toujours, disait-il, pensé de même ; mais enfin il est forcé de se rendre » (XLII, 551).

Lorsque Voltaire publia le Philosophe ignorant, il s’était depuis longtemps rendu. Le 26 janvier 1749, il écrit à Frédéric : « J’ai relu ici ce petit morceau très philosophique[125] ; il fait trembler. Plus j’y pense, plus je reviens à l’avis de Votre Majesté. J’avais grande envie que nous fussions libres, j’ai fait tout ce que j’ai pu pour le croire. L’expérience et la raison me convainquent que nous sommes des machines faites pour aller un certain temps et comme il plaît à Dieu. » Dès lors Voltaire combat la liberté. Il la combat dans le Dictionnaire philosophique en reproduisant à peu près l’argumentation de Locke et en y ajoutant de nouveaux exemples, sinon de nouvelles preuves[126] ; il la combat encore dans le Philosophe ignorant, où il réfute ses arguments de jadis et allègue les lois physiques, auxquelles les hommes sont soumis comme les bêtes[127]. La liberté consiste-t-elle dans le pouvoir de faire ce qu’on veut ? Alors, il apparaît suffisamment que nous ne sommes pas libres. Mais, définie à la façon des scolastiques, qui veulent soustraire l’homme aux lois de la nature, elle est « une chimère absurde » (Lettre à M. ***, 1776 ; LXX, 108).

On peut relever maintes inconséquences dans la métaphysique de Voltaire ; sur le problème du mal, sur l’âme, sur le libre arbitre, il a successivement émis des opinions différentes ou même contradictoires. En réalité, la seule chose qu’il affirme à toutes les époques de sa vie, c’est notre ignorance. « Nous ne raisonnons guère, en métaphysique, que sur des probabilités ; nous nageons tous dans une mer dont nous n’avons jamais vu le rivage » (Dict. phil., Dieu, XXVIIII, 388). Il reconnaît du reste ses propres variations. « Je ne suis sûr de rien, dit-il dans l’A, B, C, sous le nom d’A ; je crois qu’il y a un être intelligent, une puissance formatrice, un Dieu. Je tâtonne dans l’obscurité sur tout le reste. J’affirme une idée aujourd’hui, j’en doute demain ; après-demain, je la nie, et je puis me tromper tous les jours » (XLV, 132)[128]. Ne lui reprochons pas ces contradictions en pareille matière. Elles montrent qu’il ne cessa jamais de méditer les problèmes de la métaphysique et qu’il n’avait pas de parti pris.

  1. T. II, p. 52.
  2. Éléonora Galigaï, femme de Concini, maréchal d’Ancre.
  3. Dict. phil., Frivolité, XXIX, 523. — (Pour les passages de Voltaire cités dans le texte ou en note, les renvois se rapportent, sauf indication contraire, à l’édition Beuchot.)
  4. Et lisons du reste la suite : « Qui pourrait passer dans la rue de la Ferronnerie, continue-t-il, sans verser des larmes et sans entrer dans des convulsions de fureur contre les principes abominables et sacrés qui plongèrent le couteau dans le cœur du meilleur des hommes et du plus grand des rois ? On ne pourrait faire un pas dans les rues de Paris le jour de la Saint-Barthélemy, sans dire : « C’est ici qu’on assassina un de mes ancêtres pour l’amour de Dieu », etc. Puis il ajoute : « Heureusement les hommes sont si légers, si frivoles, si frappés du présent, si insensibles au passé, que, sur dix mille, il n’y en a pas deux ou trois qui fassent cette réflexion. »
  5. Cf., par exemple, Lettre à Mme du Deffand, 15 août 1772 (édition Moland), et Ode sur l’Anniversaire de la Saint-Barthélemy, notamment la dernière strophe, XII, 500.
  6. « Il y a des aspects sous lesquels la nature humaine est la nature infernale. On sécherait d’horreur si on la regardait toujours par ces côtés. Mais les honnêtes gens, en passant par la Grève, ou l’on roue, ordonnent à leur cocher d’aller vite » (Lettre à M. Pinto, 21 juill. 1762).
  7. « J’ai bien peur qu’a Paris on songe peu a cette affaire [l’affaire Galas]. On aurait beau rouer cent innocents, on ne parlera que d’une piece nouvelle, et on ne songera qu’à un bon souper » (Lettre à M. Audibert, 9 juill. 1762). — « Un des plus grands malheurs des honnêtes gens, c’est qu’ils sont des lâches. On gémit, on se tait, on soupe, on oublie » (Lettre à d’Alembert, 7 août 1766). — À Moultou, qui lui avait envoyé un livre donnant la liste des protestants emprisonnés, condamnés aux galères, etc., Voltaire répond : « … Ils[mes yeux] lisent en pleurant cet amas d’horreurs. Je voudrais que de tels livres fussent en France dans les mains de tout le monde ; mais l’Opéra-Comique l’emporte, et presque tout le monde ignore que les galères sont pleines de malheureux condamnés pour avoir chanté de mauvais psaumes » (Oct. 1766, Édition Moland).
  8. Préface d’Atala et de René, édition de 1805.
  9. Lettre à d’Argental, 30 août 1769. Cf. p. 90, et note 1.
  10. Écrit en 1734.
  11. Cf. Lettres de Memmius : « Ce que je puis encore moins comprendre, c’est la dédaigneuse et sotte indifférence dans laquelle croupissent presque tous les hommes sur l’objet qui les intéresse le plus, sur la cause de leurs pensées, sur tout leur être » (XLVI, 587). — Exam. important de mil. Bolingbroke : « La stupide insolence dans laquelle la plupart des hommes croupissent sur l’objet le plus important semblerait prouver qu’ils sont de misérables machines animales dont l’instinct ne s’occupe que du moment présent » (XLIII, 43).
  12. Prière sur le bon usage des maladies.
  13. « Rien n’est si pauvre, rien n’est si misérable que de demander a un animal en bonnet carré ce que l’on doit croire » (Lettre au duc d’Uzès, 19 nov. 1760).
  14. E. Faguet, Dix-huitième siècle, p. 209.
  15. E. Faguet, Dix-huitième siècle, p. 232.
  16. Brunetière, Études critiques, t. IV, p. 320.
  17. Cf. Dict. phil., Dieu. « Les écoles ont beau nous dire que Dieu est infini négativement et non privativement, formaliter et non materialiter, qu’il est le premier, le moyen et le dernier acte, qu’il est partout sans être dans aucun lieu : cent pages de commentaires sur de pareilles définitions ne peuvent nous donner la moindre lumière. Nous n’avons ni degré ni point d’appui pour monter à de telles connaissances. Nous sentons que nous sommes sous la main d’un être invisible ; c’est tout, et nous ne pouvons faire un pas au delà. Il y a une témérité insensée à vouloir deviner ce que c’est que cet être » (XXVIII, 361). — Ibid., Infini : « Nous connaissons Dieu par ses effets, nous ne pouvons le connaître par sa nature » (XXX, 363).
  18. Dict, phil., Âme, XXVI, 259.
  19. Dict. phil., Faculté, XXIX, 313. — En réalité c’est Argan et non Diafoirus qui fait la réponse citée par Voltaire.
  20. Dict. phil., Bornes de l’Esprit humain : « Quelqu’un a-t-il jamais pu dire précisément comment une bûche se change dans son foyer en charbon ardent et par quelle mécanique la chaux s’enflamme avec de l’eau fraîche ? Le premier principe du mouvement du cœur dans les animaux est-il bien connu ? Sait-on bien nettement comment la génération s’opère ? A-t-on deviné ce qui nous donne les sensations, les idées, la mémoire ? Nous ne connaissons pas plus l’essence de la matière que les enfants qui en touchent la superficie » (XXVII, 402).
  21. Élém. de la Phil. de Newton, XXXVIII, 136.
  22. « On demandait un jour à Newton pourquoi il marchait quand il en avait envie et comment son bras et sa main se remuaient a sa volonté. Il répondit bravement qu’il n’en savait rien. Mais du moins, lui dit-on, vous qui connaissez si bien la gravitation des planètes, vous me direz par quelle raison elles tournent dans un sens plutôt que dans un autre. Et il avoua encore qu’il n’en savait rien » (Dict. phil., Bornes de l’Esprit humain, XXVII, 401).
  23. Dict. phil. Introduction aux Questions sur l’Encyclopédie, XXVI, 4.
  24. Cf. Lettre à M. des Alleurs, 26 nov. 1738 : « Il y a deux points dans cette métaphysique : le premier est composé de trois ou quatre petites lueurs que tout le monde aperçoit également ; le second est un abîme immense où personne ne voit goutte. » — Lettre à Frédéric, 4 ou 5 juin 1740 : « Je mets volontiers à la fin de tous les chapitres de métaphysique cet N et cet L des sénateurs romains qui signifiaient non liquet, et qu’ils mettaient sur leurs tablettes quand les avocats n’avaient pas assez expliqué la cause. » — Cf. encore l’article Bien du Dictionnaire philosophique, XXVII, 360. Et, dans l’Histoire de Jenni : « Les disputes métaphysiques ressemblent à des ballons remplis de vent que les combattants se renvoient. Les vessies crèvent, l’air en sort, il ne reste rien » (XXXIV, 385).
  25. « Plus je vais avant et plus je suis confirmé dans l’idée que les systèmes de métaphysique sont pour les philosophes ce que les romans sont pour les femmes » (Courte réponse aux longs Discours d’un docteur allemand, XXXVIII, 526). — « La métaphysique est plus amusante [que la géométrie] ; c’est souvent le roman de l’esprit. En géométrie, au contraire, il faut calculer, mesurer. C’est une gêne continuelle, et plusieurs esprits ont mieux aimé rêver doucement que se fatiguer. » (Dict. phil., Métaphysique, XXXI, 205).
  26. « Vanitas vanitatum et metaphysica vanitas. Toute métaphysique ressemble assez à la coxigrue de Rabelais, bombillant ou bombinant dans le vide » (Lettre à d’Argenson, 15 avr. 1744).
  27. Dict. phil., Faculté, XXIX, 314.
  28. Le Philosophe ignorant.
  29. Brunetière, Études critiques, t. IV, p. 320.
  30. « Je trouve d’ailleurs dans cette recherche, quelque vaine qu’elle puisse être, un assez grand avantage. L’étude des choses qui sont si fort au-dessus de nous rend les intérêts de ce monde bien petits à nos yeux, et, quand on a le plaisir de se perdre dans l’immensité, on ne se soucie guère de ce qui se passe dans les rues de Paris » (Lettre à Mme du Deffand, 19 févr. 1766).
  31. Tel est le titre d’un article du Dictionnaire philosophique, XXVII, 401.
  32. L’article Platon du Dictionnaire philosophique se borne presque à railler les théories platoniciennes sur la trinité, le verbe, etc.; et Voltaire conclut : « J’avoue qu’il n’y a point de philosophe aux petites-maisons qui ait jamais si puissamment raisonné » (XXXI, 442). — Cf. Dict. phil., Chaîne des étres créés : « Ô Platon tant admiré, j’ai peur que vous ne nous ayez conté que des fables, et que vous n’ayez jamais parlé qu’en sophismes » (XXVII, 563). — Ibid., Sophistes : « Y a-t-il rien dans la littérature de plus dangereux que des rhéteurs sophistes ? Parmi ces sophistes, y en eut-il jamais de plus inintelligibles et de plus indignes d’être entendus que le divin Platon ? » (XXXII, 240). — Cf. encore Siècle de Louis XIV, XX, 340, Lettre à l’abbé d’Olivet, 12 févr. 1736 ; Dict. phil., Athéisme, XXVII, 171 ; Dialogues d’Évhémère, L, 189.
  33. Lettres philos., XXXVII, 178 ; Dict. phil., Aristote, XXVII, 26 sqq., Bacon (Roger), ibid., 258; Dial. d’Évhémère, L, 191, 195; etc.
  34. « On a osé avancer que Descartes n’était pas un grand géomètre. Ceux qui parlent ainsi peuvent se reprocher de battre leur nourrice. Descartes a fait un aussi grand chemin du point où il a trouvé la géométrie jusqu’au point où il l’a poussée que Newton en a fait après lui » (Lettres philos., XXXVII, 191). — Comme géomètre, il est « le premier génie de son siècle » (Défense du Newtonianisme, XXXVIII, 367).
  35. Lettres philos., XXXVII, 188. — Dans le Dialogue de Pégase et du Vieillard, Voltaire fait dire à Pégase :

    J’avais porté René parmi ses tourbillons ;

    (XIV, 294.)


    si c’est se moquer du métaphysicien, c’est rendre hommage au poète.

  36. « Ce Descartes…, après avoir fait semblant de douter, parle d’un ton si affirmatif de ce qu’il n’entend point, il est si sûr de son fait quand il se trompe grossièrement en physique, il a bâti un monde si imaginaire…, que je dois me défier de tout ce qu’il me dit », etc. (Le Phil. ignorant, XLII, 539). — « Au lieu d’étudier la nature, il voulut la deviner. Il était le plus grand géomètre de son siècle ; mais la géométrie laisse l’esprit comme elle le trouve. Celui de Descartes était trop porté à l’invention » (Siècle de Louis XIV, XX, 296). — Cf. encore Dict. phil., Cartésianisme, XXVII, 457; Lettre à M. des Alleurs, 26 nov. 1738, Cataloque des Écrivains français du Siècle de Louis XIV, XIX, 95.
  37. Par exemple, la théorie des ondulations lumineuses, à laquelle il préfère celle des émissions soutenue par Newton.
  38. « Le premier des mathématiciens ne fit guère que des romans de philosophie » (Siècle de Louis XIV, XX, 296). — « Il n’y avait pas un mot de physique, ni de géométrie, ni de bon sens, dans cet étrange roman » (Dial. d’Évhémère, L, 203). — « Qu’on fasse son éloge, à la bonne heure, pourvu qu’on ne fasse pas celui de ses romans philosophiques » (Le Phil. ignorant, XLII, 539).

    Ce romancier hardi dupa longtemps les sots.

    (Le Marseillais et le Lion, XIV, 210.)
  39. Dans l’article Cartésianisme du Dictionnaire philosophique, il en énumère vingt-sept (XXVII, 458).
  40. En 1738, il écrit à Mairan : « Je n’ai guère étudié la philosophie que dans des pays [en Angleterre et en Hollande] où… les dix tomes de Descartes sont vendus trois florins » (11 septembre). — Plusieurs fois il raconte, et notamment dans les Lettres philosophiques, que Newton, lisant Descartes à vingt ans, « crayonna les marges dès la première page et n’y mit qu’une seule note, souvent répétée, error », puis, « las d’écrire error partout, jeta le livre et ne le relut jamais ». — Dans une remarque des Systèmes, il compare le système cartésien à celui de Lass, l’un et l’autre étant « fondés sur la synthèse ». « Les tourbillons de Descartes, ajoute-t-il, durèrent une quarantaine d’années ; ceux de Lass ne subsistèrent que dix-huit mois ; on est plus tôt détrompé en arithmétique qu’en philosophie » (XIV, 243).
  41. Cf. Lettre à M. L. C., déc. 1768, LXV; 285 : « S’il avait pu s’arrêter sur le bord de l’abîme, il eût été le plus grand ou plutôt le seul métaphysicien ; mais il voulut parler au Verbe ; il sauta dans l’abîme et il disparut. »
  42. Courte réponse aux longs Discours d’un docteur allemand, XXXVIII, 527.
  43. Le Philosophe ignorant, XLII, 564 sqq.
  44. Cf. les Systèmes :

    Alors un petit Juif, äu long nez, au teint blême,
    Pauvre, mais satisfait, pensif et retiré,
    Esprit subtil et creux, moins lu que célébré,
    Caché sous le manteau de Descartes son maître,
    Marchant à pas comptés, s’approcha du grand Être :
    « Pardonnez-moi, dit-il, en lui parlant tout bas,
    Mais je pense entre nous que vous n’existez pas. »

    (XIV, 246.)
  45. Siècle de Louis XIV, XX, 341. — Cf. Lettre à M. Dulens, 29 févr. 1768, édition Moland, XLV, 540.
  46. Élém. de la Philos. de Newton, XXXVIII, 60.
  47. Ibid., id., 46, 47.
  48. « Que dites-vous de la collection des ouvrages de Leibniz ? Ne trouvez-vous pas que cet homme était un charlatan et le Gascon de l’Allemagne ? » (Lettre à d’Alembert, 23 déc. 1768). — « Je suis fâché pour Leibniz, qui sûrement était un grand génie, qu’il ait été un peu charlatan » (Lettre à Condorcet, 1er sept. 1772).
  49. Dict. phil., Fanatisme, XXIX, 337, Newton et Descartes, XXXI, 275.
  50. « Newton n’a jamais fait de système ; il a vu, il a fait voir, mais il n’a pas mis ses imaginations à la place de la vérité » (Lettre à M. L. C., 23 déc. 1768).
  51. « Si l’on veut savoir ce que Newton pensait sur l’âme et sur la manière dont elle opère, et lequel de tous ces sentiments il embrassait, je répondrai qu’il n’en suivait aucun. Que savait donc sur cette matière celui qui avait soumis l’infini au calcul et qui avait découvert les lois de la pesanteur ? Il savait douter » (Élém. de la Philos. de Newton, XXXVIII, 50).
  52. « Un esprit léger et peu puissant, qui ne pénètre en leur fond ni les grandes questions ni les grandes doctrines…, et dont le grand homme est John Locke » (É. Faguet, Dix-huitième siècle, p. 232).
  53. « Jamais il ne fut peut-être un esprit plus sage, plus méthodique » (Lettres philos., XXXVII, 177). « Je le regardais comme le seul métaphysicien raisonnable, je louai surtout cette retenue si nouvelle » (Mémoires, XL, 61). Locke est le seul métaphysicien raisonnable que je connaisse » (Lettre à Thiériot, 3 oct. 1758). — [Malebranche] « a séduit parce qu’il était agréable, comme Descartes parce qu’il était hardi ; Locke n’était que sage » (Dict. phil., Locke, XXXI, 47). Cf. encore, dans une note sur la Loi naturelle : « Le modeste et sage Locke » (XII, 170).
  54. « Je rends autant de justice à Descartes que ses sectateurs… ; mais autre chose est d’admirer, autre chose est de croire » (Défense du Newtonianisme, XXXVIII, 366).
  55. Hist. de Jenni, XXXIV, 384; Élém. de la Philos. de Newton, XXXVIII, 38, 39.
  56. Les chapitres xxxiv et xxxv (XLII, 589-594).
  57. Après tant de courses malheureuses, fatigué, harassé, honteux d’avoir cherché tant de vérités et d’avoir trouvé tant de chimères, je suis revenu à Locke comme l’enfant prodigue qui retourne chez son père ; je me suis rejeté entre les bras d’un homme modeste qui ne feint jamais de savoir ce qu’il ne sait pas, qui, à la vérité, ne possède pas des richesses immenses, mais dont les fonds sont bien assurés et qui jouit du bien le plus solide sans ostentation (Le Philos. ignorant, XLII, 576).
  58. « Locke a resserré l’empire de la raison pour l’affermir » (Lettre à S’Gravesande, 1er juin 1741). — « La métaphysique n’a été jusqu’à Locke qu’un vaste champ de chimères. Locke n’a été vraiment utile que parce qu’il a resserré ce champ où l’on s’égarait (Dieu et les Hommes, XLVI, 243).

    … Ce Locke en un mot dont la main courageuse
    A de l’esprit humain posé la borne heureuse.

    (Loi naturelle, XII, 170.)
  59. Nous n’avons que depuis trente ans appris un peu de bonne philosophie des Anglais » (Lettre à Mme du Deffand, 13 oct. 1759). — « Je ne puis assez bénir Dieu de la résolution que vous prenez de combattre vous-même pour la religion chrétienne dans un temps où tout le monde l’attaque et se moque d’elle ouvertement. C’est la fatale philosophie des Anglais qui a commencé tout le mal », etc. (Lettre à Helvétius, 25 août 1763). — « Je conviens que la philosophie s’est beaucoup perfectionnée dans ce siècle. Mais à qui le devons-nous ? Aux Anglais. Ils nous ont appris à raisonner hardiment » (Lettre à Marmontel, 1er nov. 1769).
  60. L’Épître de Voltaire intitulée Le Pour et le Contre, qui contient déjà en germe toute sa polémique contre la religion chrétienne, est antérieure, et probablement de plusieurs années, à son séjour en Angleterre.
  61. [Gassendi] « eut moins de réputation que Descartes parce qu’il était plus raisonnable et qu’il n’était pas inventeur » (Catal. des Écriv. franç. du Siècle de Louis XIV, XIX, 116).

    L’incertain Gassendi, ce bon prêtre de Digne,
    Ne pouvait du Breton [Descartes] souffrir l’audace insigne.
    Il proposait à Dieu ses atomes crochus
    Quoique passés de mode et dès longtemps déchus.
    Mais il ne disait rien sur l’essence suprême.

    (Les Systèmes, XIV, 245.)

    Et, en note : « Gassendi… ne s’éloigne pas de penser que l’homme a trois âmes, etc. Mais aussi il avoue l’ignorance éternelle de l’homme sur les premiers principes des choses, et c’est beaucoup pour un philosophe (Ibid., 242).

  62. Cf. Lettre à Mme Bruyère de Lavaisse, 13 déc. 1763, édition Moland, L, 433 : « Vous avez de grands droits à mes hommages par l’immortel Bayle, dont vous êtes parente. »
  63. Cf. Désastre de Lisbonne :

    J’abandonne Platon, je rejette Épicure ;
    Bayle en sait plus qu’eux tous ; je vais le consulter.
    La balance à la main, Bayle enseigne à douter.
    Assez sage, assez grand pour être sans système,
    Il les a tous détruits et se combat lui-même.

    (XII, 199.)
  64. « Ah ! monstres,… quel despotisme affreux vous exercez si vous avez contraint mon frère à parler ainsi de notre père ! » (Lettre à d’Argental, 2 oct. 1764).
  65. Cf. les Systèmes, XIV, 242 sqq.; et, dans l’exorde de la Loi naturelle, XII, 156 :

    Écartons ces romans qu’on appelle systèmes, etc.

  66. Par exemple l’oxydation, ou même la théorie moderne de la chaleur.
  67. Cf. Traité de Métaphysique : « Il ne faut point dire : Commençons par inventer des principes avec lesquels nous tâcherons de tout expliquer. Mais il faut dire : Faisons exactement l’analyse des choses, et ensuite nous tâcherons de voir avec beaucoup de défiance si elles se rapportent avec quelques principes (XXXVII, 299).
  68. Cf. Lettre à M. L. C., 1768; LXV, 283 : « Apprenez-moi l’histoire du monde, si vous la savez, mais gardez-vous de l’inventer. Voyez, tâtez, mesurez, pesez, nombrez, assemblez, séparez, et soyez sûr que vous ne ferez jamais rien de plus. »
  69. Traité de Métaphysique, XXXVII, 309, 310.
  70. Dict. phil., Xénophanes, XXXII, 493. Cf. Le Philosophe : « Certains métaphysiciens disent : Évitez les impressions des sens… Nos philosophes au contraire sont persuadés que toutes nos connaissances nous viennent des sens…, que nous sommes au bout de nos lumières quand nos sens ne sont ni assez déliés ni assez forts pour nous en fournir… De là, la certitude et les bornes des connaissances humaines », etc. (XLVII, 232).
  71. « [Maillet] n’ose pas dire qu’il a vu des hommes marins, mais il a parlé à des gens qui en ont vu ; il juge que ces hommes marins, dont plusieurs voyageurs nous ont donné la description, sont devenus à la fin des hommes terrestres… Il croit de même ou il veut faire croire que nos lions, nos ours, nos loups, nos chiens, sont venus des chiens, des loups, des ours, des lions marins, et que toutes nos basses-cours ne sont peuplées que de poissons volants qui à la longue sont devenus canards et poules. Et sur quoi a-t-il fondé ces extravagances ? Sur Homère, qui a parlé des tritons et des sirènes. » (Dial. d’Évhémère, L, 229.
  72. À vrai dire, le long séjour de la mer sur nos continents n’a rien de commun avec le déluge biblique, et Voltaire ne l’ignorait pas. Mais les devanciers de Maillet et de Buffon, notamment Burnet, Whiston, Wordword, s’étaient préoccupés de conformer leurs vues aux récits de la Genèse.
  73. Cf. la Dissertation sur les Changements arrivés dans notre Globe, XXXVIII, 565 sqq., la Défense de mon Oncle, XLIII, 360 sqq., Des Singularités de la Nature, XLIV, 246 sqq. — Voltaire prétend aussi que la théorie neptunienne contredit les lois de la gravitation.
  74. « On a trouvé dans les montagnes de la Hesse une pierre qui paraissait porter l’empreinte d’un turbot, et, sur les Alpes, un brochet pétrifié : on en conclut que la mer et les rivières ont coulé tour à tour sur les montagnes. Il était plus naturel de soupçonner que ces poissons, apportés par un voyageur, s’étant gâtés, furent jetés et se pétrifièrent dans la suite des temps » (Dissertation sur les changements, etc., XXXVIII, 566).
  75. « Un seul physicien m’a écrit qu’il a trouvé une écaille d’huître pétrifiée vers le Mont-Cenis. Je dois le croire, et je suis très étonné qu’on n’y en ait pas vu des centaines. Les lacs voisins nourrissent de grosses moules dont l’écaille ressemble parfaitement aux huîtres… Est-ce d’ailleurs une idée tout à fait romanesque de faire réflexion sur la foule innombrable de pèlerins qui partaient à pied de Saint-Jacques en Galicie et de toutes les provinces pour aller à Rome par le Mont-Cenis, chargés de coquilles à leurs bonnets ? » (Singular. de la Nature, XLIV, 247, 248).
  76. Cf. Lettre au marquis Albergati Capacelli, 10 janv. 1766, édition Moland, XLIV, 175.
  77. Cf. Dict. phil., Dieu, XXVIII, 381 sqq. ; l’Homme aux Qua-rante écus, XXXIV, 47 ; l’Histoire de Jenni, ibid., 363; la Défense de mon Oncle, XLIII, 374 ; etc.
  78. Cf. Lettre à M. de la Sauvagère, 25 oct. 1776, édition Moland, L, 112.
  79. Singularités de la Nature, XLIV, 272 sqq.
  80. Le physicien André Leduc, voulant prouver à Voltaire que Moïse avait dit la vérité sur les grandes questions géologiques, offrit de lui apprendre la géologie. Il déclina l’offre en alléguant sa santé et son âge ; de quoi s’autorise Leduc, dans ses Lettres sur l’Histoire physique de la Terre, pour déclarer que Voltaire n’avait point l’esprit philosophique. — En admettant l’authenticité de cette anecdote, il faudrait seulement se demander si tous les géologues croyaient aux théories de Moïse. Comme beaucoup d’entre eux n’y croyaient point, Buffon tout le premier, l’assertion de Leduc n’a plus aucun sens.
  81. Ajoutons que Voltaire ne resta pas toujours fidèle à la méthode scientifique si bien esquissée par lui-même. Ce n’est point sa circonspection qu’il faudrait blâmer ; c’est plutôt, en certains cas, une impatience qui lui fait devancer l’étude assidue et diligente des phénomènes.
  82. Courte réponse aux longs Discours, etc., XXXVIII, 526, 527.
  83. Cf. p. 168 sqq.
  84. XXVIII, 359.
  85. XXX, 311.
  86. XLIII, 229.
  87. Élém. de la Philos. de Newton, XXXVIII, 13.
  88. Cf. les Cabales :

    L’univers m’embarrasse, et je ne puis songer
    Que cette horloge existe et n’ait pas d’horloger.

    (XIV, 261.)
  89. Dern. Remarques sur les Pensées de Pascal, L, 377.
  90. Cf. notamment, Hist. de Jenni, XXXIV, 409 sqq.
  91. Homélie sur l’Athéisme, XLIII, 230.
  92. « Mon pauvre enfant, remontre la Nature à un philosophe, veux-tu que je te dise la vérité ? c’est qu’on m’a donné un nom qui ne me convient pas ; on m’appelle Nature et je suis tout Art » (XXXI, 268). — Cf. Hist. de Jenni, XXXIV, 388.
  93. Cf. Dict. phil., Causes finales, XXVII, 528 ; Singular. de la Nature, XLIV, 236 sqq.
  94. Cf. Remarques de l’Essai sur les Mœurs, XLI, 146, 147.
  95. Cf. Dict. phil., Miracles, XXXI, 206.
  96. Ibid., Dieu, XXVIII, 385.
  97. Cf. par exemple Élém. de la Philos. de Newton, XXXVII, 17.
  98. Extrait de la Biblioth. raisonnée, XXXIX, 440.
  99. Cf. Élém. de la Philos. de Newton, XXXVIII, 17.
  100. Écrites en 1777.
  101. Le tremblement de terre de Lisbonne avait eu lieu le 1er novembre.
  102. Cf. la satire des Systèmes, où Dieu dit aux philosophes assemblés par son ordre :
     
    Çà, mes amis,
    devinez mon secret
    Dites-moi qui je suis et comment je suis fait,…

    Et pourquoi dans ce globe un destin trop fatal,
    Pour une once de bien, mit cent quintaux de mal.

    (XIV, 243.)
  103. Cf. par exemple l’Histoire de Jenni, XXXIV, 306 sqq.
  104. Partie II, livre IX.
  105. Cf. Lettre à Mme du Deffand, 5 mai 1756 : « Pourquoi Jupiter a-t-il fait ce tonneau [le tonneau du mal] aussi énorme que celui de Citeaux ? Ou comment ce tonneau s’est-il fait tout seul ? Cela vaut la peine d’être examiné. J’ai eu cette charité pour le genre humain ; car pour moi, si j’osais, je serais assez content de mon partage. »
  106. Préface du poème sur le Désastre de Lisbonne, XII, 189.
  107. Anatole France, Jardin d’Épicure, p. 40.
  108. Lettre à Mme de Lutzelbourg, 14 août 1759.
  109. Cf. Homélie sur l’Athéisme, XLIII, 234 ; Dict. phil., Dieu, XXVIII, 360, Puissance, XXXII, 27 sqq.
  110. Dial. d’Évhémère, L, 160.
  111. De même, Épître à l’auteur du livre des Trois imposteurs :

    De lézards et de rats mon logis est rempli,
    Mais l’architecte existe.

    (XIII, 265.)
  112. « Je conviens avec douleur qu’il y a beaucoup de mal moral et de mal physique ; mais, puisque l’existence de Dieu est certaine, il est aussi très certain que tous ces maux ne peuvent empêcher que Dieu existe » (Hist. de Jenni, XXXIV, 403).
  113. Cf. p. 7 et 8.
  114. Dict. phil., Âme, XXVI, 228.
  115. Dict. phil, Âme, XXVI, 202, 234, 239, 251 et passim ; Traité de Métaphysique, XXXVII, 313 sqq.
  116. A, B, C, XLV, 27 ; Il faut prendre un parti, XLVII, 87 sqq. ; De l’âme, XLVIII, 71 sqq. ; Lettre à d’Argental, 20 avr. 1769, édition Moland, L, 454.
  117. Il faut prendre un parti, XLVII, 87.
  118. Ibid., XLVII, 89.
  119. Traité de Métaphysique, XXXVII, 314.
  120. Dict. phil., Folie, XXIX, 447 sqq. — Cf. Lettre à Cideville, 10 mai 1764 : « Je suis d’une faiblesse extrême… ; et mon âme, que j’appelle Lisette, est très mal à son aise dans son corps cacochyme. Je dis quelquefois à Lisette : Allons donc, soyez donc gaie comme la Lisette de mon ami. Elle répond qu’elle n’en peut rien faire, et qu’il faut que le corps soit à son aise pour qu’elle y soit aussi. Fi donc ! Lisette, lui dis-je ; si vous me tenez de ces discours-là, on vous croira matérielle. Ce n’est pas ma faute, a répondu Lisette ; j’avoue ma misère, et je ne me vante point d’être ce que je ne suis pas. »
  121. Cf. Dict. phil., Locke, XXXI, 48.
  122. « Dieu m’a donné assez de raison pour me convaincre qu’il existe ; mais il ne m’a pas donné une vue assez perçante pour voir ce qui se passe sur les bords du Phlégéton et dans l’Empyrée. Je me tiens dans un respectueux silence sur les châtiments dont il punit les criminels et sur les récompenses des justes » (Dial. d’Évhémère, L, 113). — « La philosophie, selon vous, ne fournit aucune preuve d’un bonheur à venir. Non, mais vous n’avez aucune démonstration du contraire… La raison ne s’oppose point absolument à cette idée, quoique la raison seule ne la prouve pas » (Dict. phil., Dieu, XXVIII, 387). — Cf. encore Ibid., Catéchisme chinois, XXVII, 469, Fraude, XXIX, 523.
  123. Ah ! sans la liberté, que seraient donc nos âmes ?…
    Il [Dieu] n’a rien à punir, rien à récompenser.

    (Second Discours sur l’Homme, XII, 57, 58.)
  124. Le second, écrit en 1734 comme le Traité de Métaphysique. Citons-en tout au moins ce vers bien connu :

    La liberté dans l’homme est la santé de l’âme.

    (XII, 60.)
  125. Les lettres de Frédéric lui-même contre le libre arbitre.
  126. Franc arbitre, XXIX,. 504 sqq., Liberté, XXXI, 13 sqq. — Cf. encore Il faut prendre un parti, XLVII, 93 sqq.
  127. « Il n’y a rien sans cause… Toutes les fois que je veux, ce ne peut être qu’en vertu de mon jugement bon ou mauvais ; ce jugement est nécessaire, donc ma volonté l’est aussi. En effet, il serait bien singulier que toute la nature, tous les astres obéissent à des lois éternelles, et qu’il y eût un petit animal haut de cinq pieds qui, au mépris de ces lois, pût agir toujours comme il lui plairait au seul gré de son caprice… Mes idées entrent nécessairement dans mon cerveau ; comment ma volonté, qui en dépend, serait-elle à la fois nécessitée et absolument libre ? Je sens en mille occasions que cette volonté ne peut rien ; ainsi, quand le maladie m’accable, quand le passion me transporte, quand mon jugement ne peut atteindre aux objets qu’on me présente, etc. ; je dois donc penser que, les lois de la nature étant toujours les mêmes, ma volonté n’est pas plus libre dans les choses qui me paraissent les plus indifférentes que dans celles où je me sens soumis à une force invincible. Nous pouvons réprimer nos passions… ; mais alors nous ne sommes pas plus libres en réprimant nos désirs qu’en nous laissant entraîner à nos penchants, car, dans l’un et l’autre cas, nous suivons irrésistiblement notre dernière idée, et cette dernière idée est nécessaire » (XLII, 548).
  128. Ailleurs il rappelle, en le prenant à son compte, ce mot de l’abbé de Saint-Pierre : « Je suis de cette opinion quant à présent » (Dict. phil., Influence, XXX, 373).