Voyage à Aix-Savoie, Turin, Milan, retour par la Suisse, en 1859/06

La bibliothèque libre.


CHAPITRE VI.


Turin. — Un grand personnage.

Il est une heure et demie du matin ; nous entrons à Turin ; je descends à l’hôtel Feder.

Mon séjour à Turin devant être très-court, je ne veux pas l’employer à dormir, bien que j’aie veillé toute la nuit. N’allez pas croire pourtant que je regarde le sommeil comme un temps perdu pour l’étude ni même pour l’inspiration : c’est toujours en dormant que j’ai eu mes plus belles idées. Poète, j’y composais des vers dignes d’Horace ; musicien, des accords qu’auraient enviés Mozart et Rossini ; géologue, mon œil pénétrait jusqu’au centre de la terre ; métaphysicien, je lisais dans l’infini. Malheureusement au réveil, lorsqu’encore sous le charme, fier et heureux de tant de chefs-d’œuvre et de si merveilleuses découvertes, je courais à mon pupitre et saisissais la feuille destinée à recevoir ces trésors de la science et ces éclairs du génie, il m’était impossible de coordonner mes idées ni même d’en rendre une seule ; je ne trouvais ni mot, ni phrase, ni langue aucune dignes d’exprimer de si sublimes inspirations. Ma voix, que je croyais prête à déborder en torrents d’harmonie, ne s’échappait qu’en notes grêles ou nasillardes, et, dans mon impuissance, il me semblait que je voulais exécuter un chœur de Gluck ou le Stabat de Pergolèse avec un mirliton ou un galoubet. En vain je redoublais d’efforts, la matière reprenait ses droits, se riant de l’esprit : à mesure que les dernières vapeurs du sommeil se dissipaient, que mes organes se détendaient, mes souvenirs s’effaçaient ; je ne me rappelais que le premier hémistiche de chaque vers ou que l’accord final de mon tutti. Quand, ébloui de ces bribes scintillantes, j’allongeais ma main pour ressaisir mon œuvre, tout s’évanouissait : comme d’un feu d’artifice, il ne me restait que la fumée. Ma plume, que j’avais dix fois plongée dans l’écritoire, croyant toujours qu’il en sortirait un chef-d’œuvre, n’accouchait que d’un flot d’encre s’étalant bêtement sur le papier.

Quoi qu’il en soit, ma remarque subsiste, et je n’en maintiens pas moins que l’âme, tandis que le corps repose, peut découvrir ce qu’elle ne sent ni ne voit quand l’élément lui fait éclipse ou qu’elle est aux prises avec ses sens et ses instincts qui, en se réveillant, la ressaisissent, la rejettent dans sa boue terrestre et l’empêchent ainsi de retrouver les nobles et pures idées de la nuit. Il est donc démontré, nonobstant l’opinion contraire de nos savants, notamment de nos plus célèbres opticiens et marchands de lunettes, qu’on ne voit bien que les yeux fermés et lorsque l’âme, dégagée de ses langes, est livrée à elle-même ou à sa lucidité naturelle ; et je ne cite pas ici par ouï-dire, mais par ma propre expérience appuyée d’ailleurs, comme on vient de le voir, de preuves assez claires que je résume ainsi :

Il est tel docteur qui prétend
Qu’il ne voit rien, paupières closes ;
Mais quant à moi, c’est différent,
En dormant je vois bien des choses.

Je m’y suis vu mort ; oui ! d’un bond
Mon âme avait fait maison nette.
Mort, en étais-je plus mal ? Non,
N’ayant changé que de toilette.

Mais pour passer droit bienheureux
N’ayant d’œuvre assez méritoire,
Dieu me mit, pour un an ou deux,
Surnuméraire en purgatoire.

Le premier jour j’ai grimacé,
Croyant y rencontrer le diable.
Point !… Sur ma foi de trépassé,
C’est un séjour fort agréable.

Et si, recommençant mon temps,
J’avais le choix, j’aime mieux faire
En purgatoire mes deux ans
Que d’en refaire un sur la terre.

Je déjeûne à table d’hôte ; elle est mieux servie en vivres qu’en convives. J’ai en face de moi un monsieur italien, décoré de je ne sais quel ordre, mais cette décoration, il ne l’a certainement pas obtenue pour son savoir-vivre ou son aménité : sans égard pour personne, il se fait apporter tous les plats, choisit son morceau et apostrophe très-durement les domestiques quand ils tardent à le servir, agissant enfin comme s’il eût été en pays conquis. Je crus un instant que c’était un officier-général qui pensait être encore au camp ou au bivouac, mais quelque chose de théâtral dans ses gestes et dans son ton donnait aussi à deviner que ce pouvait être une célébrité parlementaire, quelque grand homme du jour infatué de son succès de la veille. Tranchant sur toutes les questions, il ne ménageait personne. Il avait déjà rabroué d’une manière assez peu courtoise deux de ses voisins, gens âgés, à l’air respectable, qui avaient manifesté une opinion contraire à la sienne, et qui, quoiqu’ils eussent parfaitement raison, avaient supporté sans mot dire son outrecuidance. Mais il n’en fut pas ainsi d’un troisième individu qu’il voulut traiter de même à l’occasion d’une observation qu’il fit sur la liberté de l’Italie, question qui préoccupait alors tout le monde : celui-ci, pour réponse, lui envoya sa carte, ajoutant qu’après son dîner, il aurait l’honneur d’aller lui demander la sienne.

Le personnage qui avait agi ainsi était assis près de moi : c’était un homme de bonne mine, parlant bien français, mais qu’à son accent j’avais reconnu pour Italien. La chose pouvait devenir sérieuse, car dans la conversation il m’avait dit qu’il était militaire et avait fait la dernière campagne. Si l’homme au ruban l’était aussi, un duel était imminent. Quoique l’un et l’autre me fussent également étrangers et que le premier m’eût souverainement déplu, je regrettais qu’ils allassent se couper la gorge pour une simple divergence d’opinion et des mots sans portée, car en définitive, il n’y avait eu dans leurs paroles aucune injure directe ou personnelle : rien n’annonçait qu’ils se connussent même de nom. Je dis à mon officier ce que je pensais, et que puisqu’il avait le beau rôle, il devait le garder et attendre à son tour celui qu’il avait provoqué. Il n’était pas trop de cet avis, mais je l’y amenai en lui disant que je ne quitterais la table qu’avec lui, c’est-à-dire pas avant que l’autre se levât ; qu’alors il se lèverait à son tour, et que nous verrions si son adversaire l’attendrait ou battrait prudemment en retraite.

Ce fut, comme d’ailleurs je m’y attendais, ce qui arriva : la bravoure est rarement le fait de ces faiseurs d’embarras. Ce type-là n’est pas unique, et j’ai plus d’une fois rencontré des gens de cet acabit. Je n’aurais pas parlé de cette affaire fort insignifiante, si je n’en avais pas, comme on le verra bientôt, retrouvé le héros.

Après déjeûner, je me mets en promenade. Turin n’est pas une ville nouvelle pour moi, mais j’aime à revoir ce que j’ai vu. La première personne que je rencontre est la petite valseuse du bal d’Aix, qu’accompagne toujours son père. En vérité, si j’eusse été plus jeune et que ce père, cet oncle ou ce tuteur fût un jaloux, un Bartolo, il aurait pu croire que j’étais quelqu’Almaviva à la poursuite de sa Rosine. Probablement la même pensée vint à la jeune fille, car elle se mit à rire, à quoi je répondis par une grande salutation que son cavalier me rendit avec la même civilité.

Le domestique qui me conduisait me fit remarquer la statue nouvellement érigée à Gioberti, le défenseur de la liberté italienne. Les passants la saluaient, je fis comme eux. Elle ne me rendit pas mon salut, comme celle du commandeur à Don Juan, mais elle me rappela un de mes anciens camarades qui vit peut-être encore et dont le souvenir est toujours resté, dans mon esprit, mêlé à ce vieux conte si souvent mis en scène.

C’était en 1813. Alors on ne se déplaçait pas comme aujourd’hui : un voyage à Paris était une grosse affaire, et l’ami dont je parle, domicilié en province, n’y était jamais venu. J’y habitais à cette époque, et je me fis un plaisir de lui en montrer les monuments et surtout nos musées qui n’avaient pas encore été dépouillés d’une partie de leurs chefs-d’œuvre. Nous étions au Louvre, et après avoir parcouru la galerie de peinture, je voulus le conduire dans celle de sculpture. À mon grand étonnement, il ne parut pas s’en soucier. J’insistai ; il s’y refusa positivement. S’il eût été janséniste ou puritain, j’aurais cru que c’était par scrupule religieux et que le nu effarouchait sa pudeur, mais il s’était longuement arrêté devant des tableaux tout aussi décolletés et sans en paraître scandalisé le moins du monde. Il avait donc un autre motif. Lequel ? Cela m’intriguait, néanmoins je ne le lui demandai pas.

En sortant, nous gagnâmes les Tuileries et traversâmes le jardin. Là je remarquai encore que lorsque nous approchions d’une statue il tournait le dos, et même, s’il les apercevait de loin, il faisait un détour. Je commençai à croire qu’il y avait à ceci une cause plus sérieuse que je ne pensais et qui se rattachait à quelque triste souvenir. Il devina ma pensée : — « Je vois, me dit-il, que mon aversion pour les statues vous étonne et que vous êtes disposé à me considérer comme un maniaque ; c’est qu’en effet je le suis, mais sur un seul point que vous avez déjà pu entrevoir, lequel se rattache à un fait que je vais vous raconter, fait bien futile et qui vous fera sourire, mais qui n’en prouve pas moins combien peuvent être puissantes et durables les impressions de l’enfance.

« J’avais six ans lorsque mon père qui, comme vous savez, habitait la campagne, me conduisit à Marseille pour m’y mettre en pension. C’était la première fois que je venais à la ville, et vous jugez si tout m’y semblait beau. Le soir, il me conduisit au spectacle. On commença par une petite pièce mêlée de chants, qui me divertit beaucoup. On donna ensuite le Festin de Pierre, de Molière. Les premiers actes m’intéressèrent, et les grimaces du valet me firent rire aux larmes. La statue du commandeur, sur son piédestal, me parut fort belle ; elle ressemblait à un saint qui était dans notre église, et je n’y voyais qu’une image de pierre. Aussi mon étonnement fut grand quand je vis cette figure remuer la tête ; cependant je fis bonne contenance, et les choses se seraient assez bien passées si la frayeur du valet, qui alors ne me faisait plus rire et que je prenais fort au sérieux, ne m’eût pas gagné, et je dis à mon père que je voulais m’en aller. Il se moqua de moi et me répondit que nous partirions quand la pièce serait finie. Je pris donc patience, mais j’étais loin de m’amuser, et toujours aux aguets, je tremblais de voir reparaître cette grande figure blanche. Aussi, au dernier acte, quand j’entendis les coups frappés par des pas lourds et retentissants, et que je vis entrer la statue, un tremblement nerveux me prit, mes membres se raidirent, et mon père m’emporta évanoui. Je passai une nuit affreuse. Le lendemain, j’avais la fièvre accompagnée de délire : à chaque bruit, je croyais toujours voir entrer le terrible commandeur, et je tombais dans des convulsions telles, qu’on me crut atteint d’épilepsie. Ces attaques se passèrent, mais pendant des années encore je fus sujet à des hallucinations qui firent craindre pour ma raison. J’en guéris, mais non si bien que l’aspect des figures qui me rappellent celle qui m’a fait tant de mal ne m’impressionne encore de la manière la plus désagréable. J’ai fait tout au monde pour surmonter cette faiblesse : je me suis astreint à passer des journées entières à côté de ces statues qui m’inspirent une telle horreur ; mieux encore, j’ai équipé un mannequin dans le costume du commandeur et je l’ai mis dans un cabinet qui touche à ma chambre à coucher, d’où je pouvais sans cesse l’apercevoir. Rien n’y a fait ; il m’a fallu le faire enlever. Mes hallucinations avaient recommencé : chaque nuit, je croyais l’entendre ouvrir la porte du cabinet, et je le voyais, remuant la tête, au chevet de mon lit. Si j’avais persisté, je serais devenu fou. »

Ainsi finit le récit de mon compagnon. Il ne m’étonna pas, car, dans ma petite enfance, j’avais éprouvé quelque chose d’équivalent. On m’avait aussi conduit à un drame sépulcral que j’avais pris au sérieux et dont les scènes cadavériques ont également, pendant des années, troublé mon cerveau. Avis aux parents.

Laissons là ces terreurs enfantines et revenons à la liberté de l’Italie, qui, ainsi que je l’ai dit, était la grande préoccupation du moment. Pauvre peuple, il a bien combattu pour elle ! Il y a quelque mille ans que la Péninsule est un champ de bataille. Nos pères Francs et Gaulois furent les premiers barbares qui se disputèrent ses dépouilles. Depuis, combien n’en a-t-elle pas vu d’autres ? Dans les temps modernes, Espagnols, Allemands, Français, Russes, Anglais, chacun tour à tour, comme les chiens à la curée, en arrachèrent une pièce. La France seule finit par la posséder tout entière, mais pas assez longtemps, malheureusement pour cette Italie ; car si, dès cette époque, administrée à la française, elle était devenue une, à quelle hauteur ne serait-elle pas aujourd’hui ! Les fautes de Napoléon Ier et sa chûte ont fait bien du mal à la France, mais cette chûte a été plus funeste encore aux puissances qui l’ont amenée et à leurs peuples : elle a fait faire un pas rétrograde à la liberté, et retardé d’un siècle la civilisation de l’Europe et la paix du monde.