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Voyage à Aix-Savoie, Turin, Milan, retour par la Suisse, en 1859/09

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CHAPITRE IX.


Solferino. — Retour à Milan. — Le lac Majeur.
Les îles Borromée. — Arona.

J’avais vu le champ de bataille de Magenta ; il me restait à voir celui de Solferino.

Le 16 septembre, à huit heures du matin, je pars pour Brescia. Nous traversons un pays magnifique, le plus riche de l’Italie peut-être, et où rien n’annonce le voisinage de la guerre.

Nous voici à Bergame, patrie de Bernardo Tasso, père du poète, et aussi celle d’Arlequin. On y voit la statue du premier qui, certes, le mérite, mais pourquoi n’y voit-on pas celle d’Arlequin ? N’est-ce pas aussi une célébrité, et bien autrement populaire que l’auteur de la Jérusalem délivrée, car, chez nous, qui connaît le Tasse ? Quelques érudits, quelques amateurs de beaux vers. Mais Arlequin, qui ne le connaît pas ?

À Brescia, je retrouve mes souvenirs. Peschiera et le lac de Garda où je me suis baigné plus d’une fois et dont les poissons me semblaient si bons, surtout quand je les pêchais moi-même, me rappellent aussi d’autres temps. J’aimerais à m’y baigner encore, mais là n’est pas le but de mon voyage : c’est un champ de bataille que je vais visiter.

Conduit par un guide du pays, et qui fut témoin d’une partie des faits, je vois à peu près tout ce qu’on pouvait voir, c’est-à-dire rien de bien attrayant ni surtout d’insolite. Aussi ne vous y arrêterai-je pas longtemps. La destruction a la même couleur partout, tous les champs de bataille se ressemblent ; j’en ai vu un certain nombre. La saison seule en change l’aspect : la mort sur la neige ou la glace, sur lesquelles le sang conserve toute sa fraîcheur, a pour les yeux un effet bien plus terrible, et je ne m’étonne pas que, nonobstant son expérience, Napoléon, à Iéna, n’ait pu réprimer un mouvement d’horreur.

Ici, comme à Magenta, grâce à la saison, à la fertilité du sol et à une administration active et intelligente, les traces de la guerre ont presque disparu. Les hommes ont beau faire, quelle que soit leur rage de destruction, ces inventions si terribles, la mine, l’artillerie, la vapeur, ne pourront jamais rivaliser avec les armes de la nature. Sans effort et comme pour jouer, une vague va soulever un vaisseau de cent canons et le briser, comme un œuf, sur la pointe de ce rocher ; et la moindre convulsion du Vésuve ou de l’Etna va faire en un jour plus de ruines et de cendres que toutes les armées de l’Europe n’en pourraient produire en dix ans. Si, dans ces mondes qui roulent dans l’espace et dont la dimension est telle, que la terre, à côté, n’est qu’une pauvre aérolithe, il existe des êtres dont la taille est en rapport avec les globes qu’ils habitent, ces êtres doivent considérer nos batailles du même œil que nous voyons celles de deux fourmilières se disputant le même trou.

Je ne sais pas si les fureurs des hommes s’entre-tuant réjouissent les autres races, mais je fus étonné de la quantité d’oisillons gazouillant dans ces champs, perchés sur chacune de ces mottes de terre qui recouvrent un cadavre. Je crus d’abord que c’était un passage, mais ce n’était pas la saison, et mon guide me dit que cela avait commencé dès le surlendemain de la bataille. D’un autre côté, je vis que les taupes et les mulots s’étaient mis de la partie. Quant aux larves et aux insectes, ils y fourmillaient : il semblait que des représentants de tous les êtres avaient été conviés à ce banquet.

Je n’entrerai pas dans des détails qui ne seraient que la répétition bien affaiblie de tout ce qu’on a écrit sur cette bataille et le lieu où elle se donna. Grâce à la photographie et à nos journaux illustrés, les plans et les scènes de carnage ne nous ont pas fait faute. La photographie, entr’autres avantages, a celui de prévenir beaucoup d’erreurs, et l’on n’aura plus à se disputer sur le théâtre de ces grandes scènes, comme on le fait encore pour les batailles de Cannes, de Trasimène, et sans aller si loin, sur celles de Crécy et d’Azincourt.

Simple touriste et nullement tacticien, je ne sortirai pas de mon rôle, et si je suis allé sur ces lieux, c’est pour éviter ce reproche qui n’eût pas manqué de m’accueillir au retour : « Quoi ! vous étiez à Milan, vous aviez vu Magenta, et vous n’êtes pas allé à Solferino ! » J’y ai donc été, comme bien d’autres, pour l’acquit de ma conscience.

Conduit par mon cicérone, je pus visiter Lonato, Montechiaro où l’Empereur avait son quartier-général, Castiglione où il le transporta ensuite, et l’esplanade de laquelle il embrassait et dirigeait la bataille : c’est de là qu’il en suivait toutes les péripéties. Que de battements de cœur n’a-t-il pas dû sentir dans ce lieu même et sur ce sillon qui me porte ! Vainqueur ou vaincu, élevé aux nues ou foulé aux pieds, tel est le sort du général. L’histoire est implacable, et la première elle a dit : victis. Je me mettais à sa place, et mon émotion aussi était vive.

Je visite cette ferme de Casanova, témoin de tant de meurtres, de douleurs et de traits d’héroïsme ; Solferino, village ignoré hier, aujourd’hui illustre ; Cavriana, où Napoléon entrait quand les colonnes autrichiennes en sortaient ; enfin Villafranca, où l’on devrait élever un temple à la Paix.

Les traces de l’artillerie sont ici plus visibles qu’à Magenta : tels édifices sont tout-à-fait percés à jour et arrivés à l’état de dentelle. Mais dans la campagne, la nature commence, sur plusieurs points, à prendre le dessus ; elle semble pressée de faire disparaître ces traces de la rage et de la folie des hommes qui, dans toutes les guerres, finissent par où ils auraient dû commencer : s’entendre.

De retour à Milan, je me rends au chemin de fer qui conduit vers Côme. J’ai pour compagnons de wagon une femme d’une beauté remarquable, accompagnée par une autre qui n’est ni sa mère, ni sa sœur, ni sa femme de chambre. La dame me fait l’effet d’une héroïne de théâtre, que suit sa confidente. Sur l’autre banc est un homme au nez rouge, dont les doigts sont surchargés de bagues. Ce personnage me paraît aussi appartenir à l’art mimique, mais d’un étage plus bas : ce doit être un entrepreneur de petit spectacle ou le directeur d’une ménagerie ambulante. Il veut entamer la conversation avec la grande dame qui le regarde de sa hauteur, tourne la tête et ne lui répond pas.

À une station avant Côme, je trouve une voiture allant à Varèze. J’y prends place. J’y ai cinq compagnons, tous Italiens et agréables causeurs. Pas un ne sait le français, et c’est avec un vif plaisir que je me remets à l’italien.

La campagne est toujours belle ; des vignes, suspendues en guirlande d’un arbre à l’autre, font un effet charmant. Un château, dont la façade est en partie cachée par des arbres, semble être placé là tout exprès pour devenir le théâtre d’un drame ou le sujet d’un roman. Isolé sur la colline, on n’y entend aucun bruit, on n’y voit pas le moindre signe d’êtres vivants.

Un peu plus loin, nous rencontrons des groupes de femmes et d’enfants qui suivent la route en chantant, et forment ainsi un contraste frappant avec ce que nous venons de quitter. Ils nous saluent, en passant, d’un joyeux e viva ! auquel répondent mes compagnons. Ce peuple commence à sentir le bien-être de la liberté.

À l’approche d’une colline, mes Italiens descendent de voiture pour marcher quelque peu. Voulant faire comme eux, je m’accroche à une ferrure et je déchire mon pantalon en brisant mon parapluie, meuble indispensable en Italie où il sert contre le soleil aussi bien que contre la pluie. Je n’avais pas l’intention de m’arrêter à Varèze, mais ce petit accident me décide. D’ailleurs, je n’étais pas fâché d’y voir le comte Tullio Dandolo, de qui j’avais si souvent entendu parler par mon frère Jules dont il était l’ami.

Me voici donc installé en un vaste hôtel, l’albergo del Europa, ancien palais, comme l’annonce son élégant escalier de pierre où, pour mon début, je manque de me rompre le cou : j’étais dans mon jour de chûtes.

Je change de pantalon, j’envoie raccommoder mon parapluie, et j’écris un mot au comte Dandolo pour lui annoncer ma visite et lui demander son heure. En attendant sa réponse et tandis qu’on prépare mon dîner, je vais voir la ville.

Plusieurs palais, si j’en juge à l’extérieur, doivent être fort beaux. On me dit que j’y serais bien accueilli, mais le temps me manquant et la faim me talonnant, je songe en ce moment plus à la cuisine qu’aux arts. La nécessité de manger est toujours là pour nous arrêter en chemin. Les trois quarts de notre vie appartiennent à la faim ; elle nous prend plus de temps que le sommeil ; enfin, directement ou indirectement, elle influe sur toutes nos pensées et toutes nos actions. Elle fait jusqu’à la conscience : combien de gens, sans que Satan s’en mêlât, ont vendu la leur pour un dîner ?

J’entre dans une église où je remarque une chaire soutenue par les quatre évangélistes, et quelques autres sculptures en bois. J’y vois aussi des fresques et des tableaux qu’on me dit fort beaux, mais que l’obscurité croissante m’empêche de juger.

Les environs de Varèze sont cités pour leur beauté, même en ce pays où la campagne est partout admirable. Des points élevés, on jouit de la vue, non-seulement du lac dont la ville porte le nom, mais du lac Majeur que l’on découvre aussi.

Rentré à l’hôtel, on m’annonce que le comte Dandolo est à Milan. Cela me chagrine, car je me faisais un plaisir de le voir.

Pour fiche de consolation, on vient me dire que le souper est servi. Je n’avais rien pris depuis le matin, et j’acceptai la nouvelle avec une satisfaction non dissimulée. Le menu était digne de mon appétit : des truites du lac, du chamois de la montagne, des légumes et des fruits de ces beaux jardins que j’avais admirés, forment un repas très-confortable, et devaient, avec la bonne mine des hôtes, me laisser de Varèze, malgré mes quasi-accidents, un souvenir agréable.

Le fils de mon hôte, M. Cattaneo, me fait voir la place où l’on avait élevé des barricades lors de l’attaque des Autrichiens. Garibaldi était arrivé le 23 mai 1859, dans la soirée, avec ses chasseurs des Alpes. Dès le 24, les Varéziens, se formant en compagnies de volontaires, s’étaient joints aux soldats du célèbre partisan. Le 25, les Autrichiens attaquent la ville. Y trouvant une résistance qu’ils n’attendaient pas, ils se retirent, mais reviennent bientôt avec de l’artillerie. C’est ce qui manquait aux Varéziens, et la ville était en grand danger, quand Garibaldi, sortant, sans être aperçu, avec une troupe d’élite, alla prendre à revers les assiégeants qui, ainsi placés entre deux feux, battirent en retraite en abandonnant une partie de leurs canons.

Le lendemain, de bonne heure, je quitte Varèze et l’hôtel de l’Europe, beau et bon logis, et je me dirige sur Laveno. Les environs de Varèze sont délicieux ; rien n’annonce que la guerre y a passé, ce qui fait honneur aux soldats garibaldiens : les condottieri d’autrefois ne laissaient pas si tôt oublier leur passage.

Des villas jaunes ou rouges, avec de beaux jardins, égaient partout la campagne. Une montagne, qu’une nue coupe en deux d’une manière très-pittoresque, forme le fond du tableau. Sur des points plus rapprochés sont des villages. Tout ici annonce l’abondance, nulle part je ne rencontre de mendiants. Les habitations se succèdent. Devant nous sont les montagnes ; à gauche est le lac Majeur que nous continuons à suivre. La vue est toujours admirable.

J’ai pour voisine, dans le coupé de la voiture, une très-jolie femme avec laquelle babille un abbé. Ces abbés musqués et coquets, en culottes, bas de soie et chapeaux à ailes, sont ici partout. Ne se refusant jamais à la conversation qu’ils entament presque toujours les premiers, ils sont ordinairement aimables et de bonne compagnie, et je ne suis jamais fâché d’en rencontrer.

Les montagnes qui entourent le lac, dont quelques-unes, dit-on, s’élèvent à deux mille mètres au-dessus de sa surface, lui donnent de ce côté quelque chose de sévère. Le lac Majeur est à peu près de deux cents mètres au-dessus du niveau de la mer ; sa longueur est de quarante-sept milles (quinze lieues), et sa largeur de huit milles.

Il est peu de champs où nous ne voyions des mûriers et d’autres arbres fruitiers.

À Laveno, je prends un bateau et quatre rameurs pour aller aux îles. Non loin de Laveno, on me montre un fort qu’a défendu Garibaldi ; il y a encore de ses soldats. Entre Laveno et Intra, on me fait remarquer deux autres fortins. Nous avons à droite la Lombardie que domine le Saint-Gothard ; le Simplon est devant nous, ainsi que le Mont-Rosa : c’est un spectacle grandiose.

Un des mariniers qui me conduisent a été témoin et même acteur dans les derniers combats de Garibaldi ; il m’indique leur position et les forts qu’ils défendaient.

Devant nous sont les îles Borromée qui font la gloire du lac : l’isola Bella, l’isola Madre, l’isola dei Pescatori, l’isola San Giovanni. Elles sont placées entre Stresa et Pallanza, à l’entrée d’une baie. Au fond, à gauche, est Arona.

À gauche, une maison blanche, entourée de verdure, tranche sur le noir de la montagne que domine le Mont-Rosa. De la côte, on aperçoit aussi un village d’où part la route du Simplon.

J’aborde à l’isola Bella. Il n’est que deux heures, j’ai le temps de la visiter, ainsi que les deux îles voisines. La description en a été si souvent faite que je crois inutile de la recommencer. L’isola Bella est l’habitation d’été de la noble famille des Borromée. Leur magnifique domaine est toujours ouvert aux étrangers. Il faudrait des semaines pour voir en détail toutes les richesses artistiques en tableaux, en statues, etc., qui s’y trouvent réunies. Il y a aussi une belle collection de fossiles, mais je l’ignorais et ne l’ai pas vue.

Les jardins qui entourent l’habitation et celui qu’on a établi dans l’île voisine ne sont pas moins remarquables. Des arbres et des plantes qui ne viennent que dans les latitudes les plus chaudes y réussissent en pleine terre. Comment expliquer ceci quand ils ne peuvent pousser nulle part en Italie, sauf à Naples ou en Sicile ? Quelque courant d’eau chaude vient sans doute aboutir à ces îles, ou bien leur situation les garantit des vents froids.

La vue dont on jouit de ce lieu, notamment de la terrasse du castello Borromeo, est probablement l’une des plus belles de l’Europe, car l’œil découvre ici la cime et les flancs de ses plus hautes montagnes.

Dans un des jardins de l’isola Bella, mon conducteur me fait remarquer un laurier sur lequel Bonaparte, logé dans le palais, écrivit son nom quelques jours avant la bataille de Marengo.

Cette visite des îles et du château m’occupa jusqu’à la nuit. J’avais l’intention de présenter mes hommages aux maîtres, mais c’était l’heure de leur dîner : je me bornai, en partant, à laisser ma carte avec un remercîment.

Il existe à l’isola Bella un bon hôtel, il Delphino. J’y avais, en arrivant, déposé mon bagage pour y passer la nuit et prendre le jour suivant, à sept heures, le bateau allant à Arona. On me sert un très-bon souper en gibier et poisson du lac.

Le lendemain, un canot me conduit à bord du vapeur. Un personnage aux manières distinguées y arrivait en même temps que moi ; chacun s’empressait de lui faire politesse, et le capitaine du vapeur me dit que c’était le comte Gilbert Borromeo, l’aîné de la famille. J’allai le saluer en m’excusant de n’avoir pas été lui faire visite. Il me témoigna son regret de ce que je n’étais pas venu demander au château une hospitalité que sa famille aurait été heureuse de me donner : la connaissance fut donc bientôt faite. Le comte d’Arona, car c’est sous ce nom qu’il est également connu, est aussi aimable que savant, et je pus, durant les instants trop courts que je passai avec lui, apprécier tout ce qu’il vaut.

Il aurait voulu me faire les honneurs d’Arona dont le monument est célèbre, mais une affaire l’appelait d’un autre côté : nous nous quittâmes donc en nous donnant rendez-vous à Abbeville.

Me voici à Arona, patrie de saint Charles Borromée. Ma première visite est à sa statue érigée en 1697 ; elle a soixante-deux pieds de hauteur, sans compter son piédestal qui en a trente-sept. La tête a vingt-deux pieds de circonférence, l’on peut s’asseoir dans son nez, ce que je n’ai pas manqué de faire, me promettant bien de ne plus recommencer, car cette ascension n’est rien moins que commode.

Je vais ensuite voir son église, et sa croix pastorale dans laquelle est renfermé un morceau de la vraie croix.

Mon conducteur m’assure que, le 23 mai, les boulets des canons d’un vapeur autrichien et ceux des forts de Laveno venaient tomber à Arona. Est-ce vrai ?

Je déjeûne à Arona, à un hôtel nommé, je crois, l’hôtel Royal. On me sert, entr’autres choses, de ce poisson du lac, célèbre dans la cuisine lombarde, et du strachino (fromage) qui ne l’est pas moins, le tout arrosé de vin d’Asti qui vaut mieux que son accompagnement obligé, le biscuit de Reims, sorte de calamité qui suit le voyageur dans tous les pays où il existe des hôtels. J’en ai trouvé jusqu’en Asie. Ce n’est pas sa bonté qui le fait ainsi circuler dans tout le monde, c’est son immortalité. Frais, il est bon, mais cette première fraîcheur une fois passée, il ne change plus, il se fossilise, disons plus, il s’éternise : qu’il ait un an ou qu’il en ait vingt, il reste absolument le même. Il en est qui ont fait trois fois le tour du monde, et qui font en quelque sorte partie de l’ameublement ou du matériel du navire. Dans cet état, ils n’ont d’autres êtres vivants à redouter que les rats dont les dents sont assez dures pour les entamer.

À midi, un bateau qui part de Sesto pour faire le tour du lac, m’emmène d’Arona avec une grosse dame vêtue fort coquettement en soie gris de perle.

À la station de Belgerato, nous arrivent quelques nouveaux voyageurs. Ces promenades côtières, de station en station, ont, quand on n’est pas pressé et qu’il fait beau, un charme infini : d’instant en instant, on a un nouveau point de vue et de nouvelles figures.

Nous repassons devant l’isola Bella ; je reconnais la fenêtre de la chambre où j’ai couché et dans laquelle je crois me voir encore.

Nous arrivons à l’île des Pêcheurs (dei Pescatori), où dix bateaux sont amarrés. J’ai le temps d’y faire une promenade.

Ces îles, qui n’étaient que des rochers incultes, ont, au moyen de terres rapportées, été rendues fertiles par les Borromée, notamment au XVIIe siècle, par le prince Vitaliano Borromeo, qui les a faites ce qu’elles sont aujourd’hui. Toutes, ou la plupart, appartiennent à cette famille depuis un temps immémorial. Charles Borromée, devenu cardinal et archevêque de Milan, puis saint, né en 1538 à Arona, mort en 1584, était neveu du pape Pie IV ; il n’avait que vingt-quatre ans quand il fut revêtu de la pourpre. Ce fut un autre cardinal de ce nom, et cousin de celui-ci, qui fonda la bibliothèque ambrosienne de Milan.

Vers une heure, nous sommes à la station où l’on trouve la diligence du Simplon. Je remarque ici des individus en costume bizarre et munis de longs bâtons ferrés ; on me dit que ce sont des touristes allemands qui vont à pied traverser les Alpes. C’est sur ce point que commence ou finit la route du Simplon, dont l’un des auteurs est M. Polonceau, mon parent et ami, depuis ingénieur en chef à Versailles et auteur de travaux qui ont illustré son nom.

Deux grands bateaux accolés voyagent de conserve à l’aide de leur voile, carré long, placée à l’avant. Ces bateaux rappellent les pirogues doubles ou de guerre des Océaniens.

À deux heures, nous sommes en face d’un village placé au pied d’un éboulement. Je remarque, sur la rive, un enfant qu’on vient de raser, car je vois à ses pieds une masse de cheveux et le barbier tenant encore son rasoir. Je me demande si, dans ce pays, on tond les gamins comme ailleurs les moutons. Celui-ci paraît très-heureux de l’opération qu’on vient de lui faire ; il rit, il chante, il gambade et nous fait la grimace : c’est d’ailleurs un fort bel enfant.

Bientôt nous découvrons Pallanza, beau bourg dont on cite l’église que nous n’avons pas le temps de voir.

Nous avons ici une véritable apparition : c’est un canot aussi élégant que léger, dont je lis le nom, la Sylphide. Il est manœuvré par trois jeunes filles, dont deux rament, tandis que la troisième tient la barre du gouvernail. On reconnaît, à leur ressemblance et à la parité de leur costume, que ce sont trois sœurs. La plus âgée paraît à peine avoir vingt ans. À la facilité avec laquelle elles manœuvrent leur embarcation autour de notre vapeur, on voit qu’elles en ont l’habitude. L’élégance de leur mise annonce qu’elles appartiennent à quelque riche famille. Sont-ce des Anglaises ou des Italiennes ? À leur chevelure d’ébène, à leur pâle visage où resplendissent de beaux yeux noirs, je crois reconnaître des Italiennes. Elles sont vêtues de blanc, coiffées de chapeaux de feutre ronds et plats, ornés d’une plume et d’un ruban noirs. Il est impossible de rien voir de plus charmant que ce trio ramant. Leur famille habite sans doute une de ces jolies villas qui entourent Pallanza, et dont on aperçoit les beaux jardins. Mais la vapeur, qui recommence à ronfler, nous éloigne de ces belles naïades sur le compte desquelles je ne puis vous en apprendre davantage.