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Voyage à Aix-Savoie, Turin, Milan, retour par la Suisse, en 1859/14

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CHAPITRE XIV.


Le château de Mayenberg. — La duchesse de Parme.

Je débarque à quatre heures à Rapperschwyl. On m’apprend que la duchesse y est arrivée la veille, et qu’elle a reçu deux Français qui doivent y retourner le soir. Je lui écris. Comme j’allais envoyer ma lettre, le valet de chambre de la duchesse, qui se trouvait là, s’est offert de s’en charger, ce que j’acceptai.

Je me rase par précaution, et je fais bien, car ceci m’eût cruellement embarrassé plus tard. Ma barbe faite, je vais revoir ce pont qui traverse le lac et le plus long qui soit peut-être. Tout en bois, il n’est pas luxueux, mais il est utile, et l’on a de là une vue admirable.

Cependant je désirais fort obtenir mon audience pour le lendemain de bonne heure, afin de pouvoir gagner Bâle le même jour et la France le surlendemain, car j’en avais assez des voyages, et des lacs par-dessus la tête. On s’habitue très-vite à ce qui est beau, et à l’admiration succède l’indifférence.

J’ai toujours sous les yeux la Grecque d’hier ; elle n’était pourtant ni belle ni même jolie, mais il est des figures qui vous poursuivent et qu’on se rappelle sans cesse, quoi qu’on fasse. Celle-ci est vraiment de caractère : ses sourcils qui se joignent, ses cheveux noirs comme l’aile du corbeau et où scintillent quelques perles d’aciers moins brillantes que les éclairs de ses yeux, son chapeau rond de feutre, à bord plat relevé d’un côté, avec une plume noire qui lui tombe sur l’oreille, son costume sombre, son entrée silencieuse, suivie bientôt de celle de son mari à l’air non moins étrange et mystérieux, tout cela fait penser : on croit voir une mise en scène et le prologue d’un drame.

Cependant ils ont parlé de la duchesse de Berri et d’autres hautes notabilités comme étant de leurs connaissances, et ils les ont vues certainement, je ne saurais m’y tromper, aux détails qu’ils en donnent.

À cinq heures et demie, de mes fenêtres ouvertes sur le lac, je vois un beau coucher du soleil. Une allée d’arbres le masque sur un point, mais en coupant ses rayons qui se reflètent dans l’eau unie du lac, elle en double l’effet : le soleil est coupé en deux, il est répété dans l’eau, on voit ainsi trois soleils.

J’étais au plus beau de mon extase, quand le maître de l’hôtel vient me demander si je veux dîner avec deux Français logés chez lui, ceux-là même qui doivent aller passer la soirée chez la duchesse. J’y consens d’autant plus volontiers que la faim me pressait : je le prie donc de hâter l’heure de la soupe. Il me dit que le dîner avait été retardé parce que mes compagnons de table avaient désiré faire maigre, car en Suisse c’était jour d’abstinence, et me demanda si cela ne me contrariait pas. Je lui répondis que je me conformais toujours aux usages du pays où j’étais, et que je ferais comme les autres. Là-dessus, il sortit, et je retournai à mon soleil. Son coucher devenait plus magnifique que jamais ; tout semblait d’or. Ce qui m’étonnait, c’était de ne pas voir, comme dans bien d’autres contrées, des oiseaux sur le lac, et de ne pas entendre chanter sur ses rives. Est-ce que les bateaux à vapeur les épouvantent et leur ont fait déserter le pays, ou bien est-ce qu’on préfère ici les manger que de les entendre et les voir ? Je me rappelle qu’en descendant le Saint-Gothard, on nous en donna une fricassée avec de la polente.

Cependant l’annonce du dîner ne vient pas. Est-ce que mes gens au maigre se sont décidés à jeûner tout-à-fait ? Il va être six heures, mon estomac me le dit de reste. Je prends mon agenda et mon crayon : écrire me fera prendre patience. Crier après un cuisinier ne sert qu’à lui faire brûler ses sauces sans qu’il en aille plus vite. J’écris donc ; c’est la première fois que, depuis dix jours, je puis tranquillement tracer des notes.

Enfin j’entends monter l’escalier : c’est le domestique qui vient me dire qu’on est à table. J’y trouve mes deux Français qui sont MM. Mercier de la Combe frères, âgés de vingt-trois à vingt-six ans, le gros curé que j’avais vu à bord et un autre ecclésiastique, probablement les promoteurs du maigre suisse.

La soupe était servie et j’en portais à ma bouche la première cuillerée, quand on me remet une lettre et une carte de visite. La lettre était ainsi conçue :

« Du château de Mayenberg, le 25 septembre 1859,
« cinq heures après midi.

« S. A. R. Madame la Duchesse me charge de vous dire qu’elle vous recevra ce soir à six heures et quart, heure de son dîner.

« Le comte Douglas-Scotti.

« À M. J. B. de Crèvecœur de Perthes, hôtel du Lac, à Rapperschwyl. »

Était-ce une invitation à regarder dîner ou à en manger ma part ? Telle était la réflexion que faisait piteusement mon appétit en regardant la soupe servie, quand, retournant la carte de visite portant ce nom : le marquis Pallavicino (c’était le ministre auquel j’avais écrit), je trouvai ces mots : « À M. Boucher de Crèvecœur de Perthes, qui recevra avec la présente une invitation à la table de S. A. R. pour ce soir. » Ceci résolvait la question, mais l’invitation était pour six heures un quart, il en était six, et si j’avais fait ma barbe, il me restait à m’habiller de pied en cap et faire deux kilomètres à pied, car, à cette heure, pas d’espoir de trouver une voiture.

La Providence vint encore à mon secours. Le ministre, me dit-on, était là, et on me le montre dans la salle où des dames, avec lesquelles il causait, dînaient à une autre table. Je fus à lui, le remerciai de sa visite et lui posai mon embarras. Il me dit de venir comme j’étais. Je m’y refusai. Je fis un saut jusqu’à ma chambre, et en un quart-d’heure j’étais en habit, linge blanc, et paré de la tête aux pieds. Il fut surpris de ma métamorphose et me dit qu’il regrettait de ne pas avoir une place à me donner dans sa voiture où étaient déjà deux dames, le comte Boselli et lui. Puis, jugeant qu’il me serait impossible de trouver un moyen de transport et d’arriver à temps, il se ravise ; il fait monter les dames dont l’une était sa fille et l’autre la comtesse Boselli, se place au milieu sans trop s’inquiéter des crinolines, me fait asseoir en face avec le comte Boselli, et nous partons gaîment au grand trot.

Le ministre, qui peut avoir de quarante-cinq à cinquante ans, est grand, bien fait, de belle figure, très-distingué, parlant au mieux le français et raisonnant juste. Nous causons des affaires du jour et du marquis Giorgio Pallavicino-Trivulce.

Arrivés vers six heures trois quarts, nous entrons dans un salon où sont déjà quelques dames. La duchesse paraît bientôt. Elle est encore engraissée, mais toujours belle. Elle me fait un gracieux accueil. Nous causons du passé. Elle me présente ses deux fils, dont l’aîné est le duc Robert. Il avait trois à quatre ans quand je l’ai vu à Venise ; il doit aujourd’hui en avoir dix à douze. Il est blond, bien constitué, et a une figure intelligente. Son frère, plus jeune, lui ressemble. Ils sont élevés en enfants de famille, ayant la gaîté de leur âge, affables et pas grimaciers. J’en fais compliment à la duchesse en lui disant que je ne la plains plus, parce que Dieu lui a fait un don bien autrement enviable que tous les royaumes du monde : une belle et bonne famille.

Elle regrette que je ne voie pas ses filles, de la beauté desquelles elle est fière. Elle en a deux. Je les avais vues à Venise. Ce sont les aînées. Elle les a mises en pension à Bregens, petite ville du Tyrol autrichien, sur le lac de Constance. « J’ai eu peine à m’en séparer, me dit-elle, mais il fallait opter : j’ai préféré élever mes garçons. J’ai commencé moi-même leur éducation, et j’ai bien répété des ba be bi bo bu. »

Je lui dis qu’en France comme en Italie, l’opinion publique — et c’est vrai — était pour elle, et que si on la soumettait au suffrage universel, elle aurait aussi ses millions de voix. On rapporte que lorsqu’il fut question de marcher sur Parme, nos soldats disaient qu’ils n’étaient pas venus en Italie pour faire la guerre à une Française.

On annonce le dîner. La princesse me fait placer près d’elle. De l’autre côté est le comte Boselli. En face, le jeune duc Robert, ayant à sa gauche une dame, et à sa droite son précepteur, puis l’autre enfant. À ma gauche est une dame d’honneur, et près d’elle le ministre, puis Mme Boselli, le comte Scotti, le comte Simoneto, une autre dame et un abbé. Il n’y avait de Français et d’étranger que moi.

La duchesse me dit : « Vous allez faire un triste dîner ; il est maigre, et je n’ai pas de cuisinier : ce sont deux valets de pied qui font ma cuisine. »

On débute par une soupe à l’ognon à la paysane : c’est ainsi qu’elle la nomme. Le dîner consiste en saumon, en pommes de terre, un plat d’œufs, un plat de croquettes de riz, quelques fruits pour dessert, point de vin d’extra, du café, pas de liqueurs.

Ma conversation avec la duchesse dura tout le dîner, et sur bien des sujets. Elle connaît la princesse de Solms, au moins de réputation, et, quoique de la famille Bonaparte, elle la défend. Je lui parle du comte Gilbert Borromeo qu’elle connaît, du marquis Giorgio Pallavicino et de la marquise, et du courage qu’elle a montré en accourant à son château près duquel s’est donnée la bataille de Montebello, en y recevant et soignant elle-même les blessés sans distinction de nationalité.

À son grand plaisir, je lui rappelle les jours de son enfance, notamment ceux qu’elle passait annuellement à Dieppe avec sa mère qui en aimait tant la plage, les bains et les fêtes. Elle est touchée presqu’aux larmes de la fidélité des Dieppois qui, bien des années après la révolution de 1830, avaient conservé vide la place où elle s’asseyait dans leur salle de bal. Un ruban à ses couleurs la défendait de l’envahissement des indiscrets. Il faut dire, à l’honneur de Louis-Philippe et de sa famille, que lors des fêtes qui leur furent données depuis dans cette même salle, ils voulurent aussi que cette place fût respectée.

Elle n’a pas oublié non plus les promenades dont elle faisait partie et où j’avais l’honneur d’accompagner sa mère, et les fouilles archéologiques où elle voulait assister et même prendre part.

Un tiers de siècle et bien des évènements ont passé sur ces circonstances si futiles : d’enfant, elle est devenue femme, reine et mère, et moi un vieillard, et pourtant, ni chez elle ni chez moi, aucun de ces souvenirs ne s’est effacé.

Je lui parle ensuite d’incidents moins anciens, de son petit royaume de Parme que j’avais vu avant elle et lorsqu’encore j’étais presqu’enfant, car c’était en 1806. Parmi les curiosités historiques de la bibliothèque de Parme, je lui en citai une qui avait son mérite et qu’on lui avait laissé ignorer : c’était un croquis de carte tracé par Christophe Colomb avant la découverte des terres devenues depuis le continent d’Amérique, et telles qu’il les supposait. Elle appela le précepteur de ses enfants, qui avait été son bibliothécaire, lequel lui confirma ce que j’avançais, en assurant que cette carte existait encore et qu’elle était précieusement conservée.

Après dîner, elle me parla de sa position et de l’avenir de ses enfants. Je tâchai de lui donner quelqu’espérance. En effet, dans cette spoliation italienne, il n’y avait qu’elle dont la France eut plaint le sort. On la voyait avec peine ainsi dépouillée de son petit État qu’elle dirigeait sagement, paternellement et libéralement, tenant à rester Française en n’acceptant pas le patronage de l’Autriche ni l’asile qu’elle lui offrait. L’opinion était que l’Empereur partageait à son égard le sentiment général ; on parlait de la voiture qui avait servi au mariage de Napoléon Ier avec Marie-Louise, qu’elle avait offerte à Napoléon III, et qu’il avait, dit-on, acceptée ; on croyait enfin que s’il n’était plus possible de lui rendre son État, on pouvait lui en donner l’équivalent. À ceci elle me répondit qu’elle accepterait cette indemnité en terres, pourvu qu’on ne les prît à personne. Je lui demandai l’autorisation d’en dire un mot à Paris. Elle me la donna, et je l’ai dit.

Dans la soirée, elle me parla science. Elle savait quelque chose de mes recherches archéogéologiques et de mon livre des Antiquités antédiluviennes, de l’attaque des journaux puritains, de la défense de mon livre par le cardinal Wiseman dans un sermon prononcé à Londres en juin 1859 : « Cela ne m’étonne pas, dit-elle, c’est un homme instruit et éclairé. »

Il fut question d’un évêque, celui de Bergame, je crois, qui avait mis en interdit une église parce qu’un laïc y avait prononcé un discours politique : « J’ai, dans un cas pareil, dit la duchesse, fait saisir et conduire l’orateur au corps-de-garde pour avoir troublé l’ordre public, et je ne donnai pas d’autre suite à l’affaire. » — Ici elle avait fait preuve de plus de sens que le prélat.

À propos d’une autre circonstance, je lui dis qu’elle s’était montrée Française : « Je l’ai toujours été, me répondit-elle, et je le suis encore. »

Jusqu’ici la conversation avait eu lieu en français. Quelques dames italiennes se trouvant là, on causa en italien, et je me crus revenu aux jours de ma jeunesse : pendant des années, je n’ai guère parlé d’autre langue.

La soirée finit par une lecture que fit la duchesse, et elle y excelle : son organe est sonore, sa prononciation nette et pure.

À dix heures, elle se retira. Je retournai à Rapperschwyl avec le comte Boselli et le comte Simoneto auquel je parlai des Simonet ou Simoneti de France, dont une, ma cinquième aïeule, était nièce d’un cardinal. Il y avait eu aussi un cardinal dans sa famille : était-ce le même ? C’est ce qu’il ne savait pas, ni moi non plus.