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Voyage à Aix-Savoie, Turin, Milan, retour par la Suisse, en 1859/21

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CHAPITRE XXI.


Départ de Genève. — Rentrée en France. — Lyon.
Route de Dijon.

Le 29 septembre, je me lève à quatre heures. On m’avait dit que c’était celle du départ ; il en est cinq, et j’attends encore l’omnibus. Enfin il arrive. Nous partons, et me voici à la gare, installé dans un coupé. Je vais rentrer en France après six semaines d’absence, cela me sourit fort. Le temps est beau et, sous le crépuscule, le paysage est magnifique.

Je m’aperçois bientôt que les wagons de Genève à Lyon sont loin de valoir ceux de la Suisse. Je me trouve à la station de Sattigny au soleil levant ; l’effet en est admirable sur les Alpes dont les cimes neigeuses, et surtout celle du Mont-Blanc, semblent dorées, et ne font qu’un avec les nuages également éclairés. Mais la scène change : nous nous trouvons tout d’un coup enveloppés d’un brouillard épais ; il nous annonce le Rhône que nous rencontrons encaissé, faisant mille détours entre des bords agrestes. Nous nous en éloignons peu.

Le brouillard se dissipe aussi promptement qu’il est venu, et je revois les Alpes. Le fleuve est à droite. Des collines arides et des montagnes sont à gauche. Pont couvert sur le Rhône. À droite, joli effet de lumière.

À la station de Chancy, le fleuve, que nous suivons toujours, a cessé d’être beau : ses bords, couverts de cailloux roulés, sont élevés de dix mètres au-dessus de l’eau. Plus loin, l’eau semble plus basse. Des îlots où commencent à croître des buissons se montrent de place en place. Ici, le fleuve a presque disparu entre deux rives rocheuses, et il n’a pas plus de quatre à cinq mètres de largeur.

Nous passons deux petits tunnels, puis un troisième qui dure sept à huit minutes. Après Collonge et le fort de l’Écluse, nous arrivons à la station de Bellegarde, près de laquelle est la porte du Rhône. On nous demande nos passeports qu’on regarde et qu’on nous rend. Je rencontre ici M. Pinchon, fils du directeur des douanes de Brest. Il est sous-inspecteur de cette ligne. Il a vu mon nom sur mon passeport, et il vient me donner des nouvelles de son père, dans la famille duquel j’ai été autrefois bien accueilli en Bretagne. Nous passons deux tunnels. Nous apercevons le Rhône à une grande profondeur sous nos pieds, entre deux rochers à pic. Encore un tunnel. Le courant s’élargit, mais il est toujours tortueux.

Nous sommes dans une vallée sombre. Ici, les rives du fleuve, dont j’estime la hauteur à quarante mètres, sont moins abruptes et plus vertes : on aperçoit des vignes, des terrains cultivés. En approchant de la station de Pyrimont, la voie ferrée est taillée dans le roc formant l’ancienne rive. Là, on est à cinquante mètres au-dessus du fleuve actuel. Qu’est devenue la masse d’eau qui y coulait jadis et qu’il a perdue, car si l’on en juge à ses bords, cette eau est réduite à un tiers ? Il en est ainsi de presque tous nos fleuves européens. Est-ce la diminution des masses neigeuses et des glaciers qui a amené ce retrait des eaux ? Bien certainement la fonte de ces glaciers contribue à alimenter les fleuves qui y ont leur source. Ce qui a amené la période glaciaire a dû être l’abondance de cette neige et l’extension des glaces qui ont couvert une partie de notre Europe. C’est lorsque le climat s’est adouci et à la fonte de ces amas glacés que les rivières ont roulé le plus d’eau et qu’il a dû s’en former de nouvelles. Ces moyens d’alimentation diminuant, il est facile de voir ce qui doit en résulter.

Après l’épuisement des fleuves et des rivières ou leur transformation en ruisseaux, ces ruisseaux devront disparaître à leur tour. Alors que deviendront les campagnes qu’ils arrosent ? — Il s’en formera d’autres, dira-t-on. — C’est possible ; mais depuis la période historique, nous n’en avons pas eu d’exemple : on ne connaît pas de rivière de formation moderne. Notre planète, si souvent ravagée par des crues d’eau, est-elle destinée à périr par la sécheresse et à devenir un Sahara ? Les océans eux-mêmes voient leurs eaux baisser. Sans doute il est des points où la mer empiète sur les terres, mais c’est chose locale ou accidentelle, et, considérée dans leur ensemble, la somme de leurs eaux est bien moindre qu’elle n’a été dans le principe. Évidemment la portion solide du globe croît au détriment de sa partie liquide ; elle continue à se condenser, et en augmentant en poids par les additions extérieures, aérolithes et autres, elle ne paraît pas gagner en volume ou en étendue : peut-être même est-ce le contraire qui arrive. Où cela s’arrêtera-t-il ? Un monde peut périr par un excès de condensation comme par une trop grande dilatation.

Dans cette condensation de la terre dont nous pouvons suivre les progrès, les mers intérieures ou méditerranées doivent disparaître les premières, et nous en avons sous les yeux de nombreux exemples dans ces bancs coquilliers qu’aujourd’hui nous foulons aux pieds ; mais lorsque ces mers ont tari ou on changé de place, les grandes espèces terrestres n’existaient pas ou étaient peu nombreuses : de là l’absence ou la rareté de leurs débris. Il n’en serait plus de même aujourd’hui, et quelles richesses n’offrirait pas le fond de ces mers sillonnées par nos vaisseaux ? Combien de millions de ces vaisseaux n’y ont-ils pas disparu ? Que de matières précieuses, que de chefs-d’œuvre de l’art leurs eaux ne couvrent-elles pas ! Et avec ces objets de l’industrie humaine, que de produits d’une nature jusqu’alors inaperçue ! Que de formes inconnues d’animaux submergés par ces déluges ! d’hommes même témoins des temps géologiques et dont les races n’ont plus de similaires sur la terre ! Oui ! le fond des mers, cet aboutissant de tous les fleuves, de tous les torrents, de toutes les eaux enfin qui balayèrent le globe, est devenu le dépôt général, le grand ossuaire des êtres qui ont vécu sur sa surface. Ces abîmes, où la tempête ne pénètre pas, sont conservateurs : là, des myriades d’animalcules, après avoir vécu des parties molles des corps, s’attachent aux charpentes osseuses et les couvrent d’un test qui les éternise. Ainsi que tout ce qui est matière, noble globe finira ; mais avant que cette fin arrive, ses habitants auront encore appris bien des choses, car de ce globe nous ne connaissons pas la millième partie.

Mais j’en reviens à mon voyage. Nous côtoyons toujours le Rhône. La campagne ne s’embellit pas ; on est encaissé entre des masses alluviennes. Une île de sable, où végètent quelques buissons souvent inondés, partage la rivière.

Le fleuve continue à se déployer ; il est ici large comme est la Seine à Paris, et, un peu plus loin, comme est la Tamise à Londres, mais peu profond.

À la station de Seyssel, le Rhône devient navigable ; il s’élargit encore, et la vallée s’étend avec lui. On aperçoit partout des vignes : le vin de Seyssel a une certaine réputation. L’eau du fleuve semble bleue. Je vois un bateau en marche, et quatre petits canots sur la rive.

Il est huit heures un quart. La vallée, qui tout entière a dû être l’ancien lit du Rhône, a cent deux kilomètres de large. Montagnes à droite ; à gauche, des vignes.

Voici la station de Culoz. Non loin de là, près d’Artemore, sont la cascade de Cerveyrieu qui tombe de cinquante mètres de hauteur, et le mont Colombey, du haut duquel on a, dit-on, une vue des plus étendues ; mais les voies ferrées sont impitoyables, et il faut passer sans rien voir. Il y a bien des choses à faire encore pour humaniser la vapeur et la rendre tout-à-fait pratique dans son application au transport des individus ; elle est à la fois trop dispendieuse et trop dangereuse pour qu’on la laisse dans l’état où nous l’acceptons aujourd’hui.

La journée, qui avait commencé par un si beau soleil, s’est gâtée : il pleut à verse. C’est sous cette ondée que nous touchons aux stations de Virieu, Rossillon, Tenay, Saint-Rambert, en admirant ces vignobles reverdissant sous la pluie qui semblait les mettre en liesse. À Amberieux, nous changeons de voie ; celle que nous quittons conduit à Mâcon, et c’est à Lyon que je vais.

Les stations que nous parcourons sont : Ligment, Meximieux, Montluel, Beynost, Miribel, etc. Nous nous écartons peu du Rhône devenu maintenant un beau fleuve. Partout des terres bien cultivées, des arbres fruitiers, des vignes. Sur le fleuve, de nombreux bateaux.

J’étais venu à Lyon avec l’intention d’y rester un jour, mais qu’y faire par cette pluie battante ? Il était midi, j’aurais pu attendre une éclaircie jusqu’au soir ; je me décide à passer outre et à aller coucher à Dijon.

Pour en gagner la gare, il fallait traverser toute la ville. Je n’en fus pas fâché : à l’abri de la pluie dans une bonne voiture, je vois les quais, les deux rivières, la place Belcourt, la rue Royale, les boulevards, les Brottaux. J’admire encore la magnifique position de cette ville dont on pourrait, sans frais excessifs, et peut-être avec grand profit, faire une des plus belles cités du monde et la première de la France après Paris. Peut-être un jour s’y décidera-t-on en commençant par la débarrasser de ses fortifications. Certes, Florence est une belle ville, grâce surtout à son fleuve, ses quais et ses palais, mais avec les deux fleuves et les doubles quais de Lyon on peut aisément faire surgir deux Florence.

C’est à Lyon que je vis un modèle qui, à ma connaissance, n’a encore figuré dans aucune exposition. On m’y servit, à mon dîner, une bouteille de mâcon dit fleuri. Elle était de bonne taille, et je ne croyais pas en consommer la moitié. La fatigue m’avait altéré, j’en bus avec de l’eau. Au dessert, voulant le goûter pur, j’essaie de verser, mais il ne coule rien. Je crois qu’un bouchon interrompait le passage du liquide, car la bouteille avait encore son poids. L’ayant examinée, je reconnus qu’elle était bien réellement vide, et je restai en extase devant ce chef-d’œuvre de l’industrie rapinière. Dressé vers le bouchon, le fond de la bouteille s’élevait, comme un clocher, dans l’intérieur. Sur les flancs, l’épaisseur du verre était d’un bon centimètre ; de façon que ce litre apparent, et qu’on payait comme tel, en contenait à peine la moitié. L’auteur de cette invention méritait bien une médaille de première classe.

L’indulgence de nos tribunaux pour ce genre de vol est vraiment inexplicable. Je demande d’abord pourquoi l’on tolère la fabrication de semblables bouteilles qu’on peut qualifier d’outils de voleur ? N’étant commandés et fabriqués à autre fin que de tromper le public, ils devraient être saisis et brisés chez tous les fabricants, marchands et débitants de liquide qui en sont trouvés possesseurs, à moins qu’une étiquette n’indiquât leur contenu réel.

Mais voilà le plus curieux de la chose et la preuve de l’indulgence que la justice elle-même accorde à l’industrialisme : lorsqu’un de ces habiles est ainsi parvenu à faire payer pour litre ce qui n’en est que la moitié, et de gagner cent pour cent sur une pièce de vin, ou deux cents si l’on tient compte de l’eau qu’il y ajoute, s’il est pris en flagrant délit, jugé et condamné, ce sera en quinze francs d’amende, condamnation qui, en légitimant le bénéfice escroqué, loin d’être une peine, devient une sorte d’encouragement.

Malheureusement ces fraudes, et de pires encore, ont été pratiquées sur l’étranger : on y a envoyé des caisses de vin en bouteilles dont celles du premier rang étaient bonnes et les autres détestables. On a fait mieux : pour seconde rangée, on a mis des bouteilles cassées en humectant de lie la paille qui les enveloppait, de façon à faire croire qu’elles avaient été brisées en route, mais on n’en exigeait pas moins le paiement intégral. Ces filouteries ont fait un tort considérable au commerce français.

La gare où l’on prend la voie de Paris est une élégante construction d’où la vue s’étend sur un somptueux paysage. De nombreuses maisons de campagne et de vastes fabriques se révèlent de tout côté. Les collines sont couvertes de vignes ; nulle part, sauf sur la voie, on n’aperçoit le sol nu : c’est qu’ici chaque toise est une mine d’or, et que celles de la Californie n’en ont jamais tant produit.

Il est trois heures. Le temps, qui s’éclaircissait, revient à la pluie. J’ai bien fait de partir.

Nous arrivons à une gare non moins vaste que celle de Lyon. À mesure que nous avançons, la campagne semble s’embellir encore. De toutes parts, sur la colline et par étages, on aperçoit des villages plus élégants les uns que les autres. Ils sont si rapprochés qu’on croirait toujours être dans Lyon ou sa banlieue. Je ne connais aucune capitale dont les abords soient si magnifiques ; cela dure deux à trois stations. Culture parfaite, collines coupées de petites vallées ayant chacune ses châteaux, ses jardins, ses plantations ; puis viennent des vignes, des champs cultivés, et toujours de jolies habitations et des fabriques. — À la quatrième station, cela continue encore.

Nous avons passé deux ou trois petits tunnels. Le temps se remet au beau. Station de Collonge, que j’ai déjà traversée. Même richesse d’habitations et de culture.

À la station suivante, la vallée s’élargit et la rivière s’éloigne, mais à celle de Neuville, nous nous en rapprochons. Toujours des villas, des usines : nous sommes dans la terre promise. Je n’ai vu, en France, de campagne aussi riche et couverte d’autant d’habitations et de fabriques que celle qu’on traverse d’Yvetot à Rouen.

À quatre heures et demie, nous sommes à Saint-Germain-du-Plain. La vallée se rétrécit ; nous suivons toujours la rivière. Au loin, de nombreux villages ou hameaux sur la colline ou à mi-côte.

Voici Trévoux, qui a aussi ses ruines et son quai sur la Saône, mais plus connu au XVIIIe siècle par son imprimerie, son journal, son dictionnaire, ses jésuites et leurs combats contre les philosophes.

Ici, les villages et les habitations sont moins rapprochés, cependant la campagne y est riche ; le jardinage et la culture dite maraîchère n’y sont pas moins perfectionnés que dans les alentours de Paris et aux environs d’Abbeville où nos jardiniers, avec un coin de terre, en y multipliant leurs récoltes et en variant habilement leurs produits, parviennent tous à s’enrichir.

J’aperçois aussi des champs de courges, mais moins monstrueuses que celles de la Somme qui ont quelquefois remporté le prix au concours de Paris. On sait que ces gros légumes y ont leurs jours de fête, et qu’il y a des palmes pour le vainqueur. Ce n’est pas, comme chez les chevaux, la légèreté qui triomphe, c’est la rotondité et la pesanteur.

Des royautés de nos pays
Formant l’empire de Pomone,
Il en est une qu’on patronne :
C’est celle qu’à la fin d’automne
La bonne ville de Paris,
Au bruit de la cloche qui sonne,
Chaque année, aux halles, couronne.

Minerve, Junon et Cypris
Et tous leurs appas réunis,
Jamais n’auraient formé la somme
Qu’aurait pu montrer à Pâris,
Quand il dut adjuger la pomme,
La déité que je vous dis.

Oui ! seule elle aurait eu le prix
Et sans discussions ni brouilles,
Car près d’elle, courges, melons
Et pastèques et giraumons
N’eussent semblé que des cornouilles.
Pour l’embrasser, il faut six bras :
Neuf pieds de tour pris au compas,
Trois quintaux, poids de marc. Hourras !
Vive la reine des citrouilles !


Mais, seule, que faire ici-bas ?
Être seule, c’est n’être pas :
Veuve, on n’est guère souveraine.
Il fallait un roi pour la reine,
Ou sinon, pas de rejetons.
En vérité, c’était dommage !
Dieu compléta donc son ouvrage
Et fit le roi des potirons.

Nous traversons un pont sur une rivière à sec. Je me demande : dans ce cas, que deviennent les poissons ? Probablement qu’ils ont leur lieu de refuge inconnu aux pêcheurs, car après un orage et quand l’eau est devenue claire, on les voit reparaître. Bien certainement ils ne tombent pas du ciel, pas plus que ces légions de petits crapauds qu’on voit aussi, après la pluie, courir sur la terre.

À gauche, nous retrouvons des villages, des prairies entourées de saules, et des bestiaux. À droite, des vignes sur la colline.

Nous passons successivement les stations d’Anse, de Villefranche et de Saint-Georges, jolie situation dans une plaine, avec des collines plus loin. Est-ce le Saint-Georges dont le vin est renommé ? — Là, me quitte un couple, mari et femme, causant bien, de manières fort aimables, et que je regrette de voir partir.

À la station de Belleville, une nuée de nonnes attendait le convoi. L’administration ne comptait pas sur cette invasion. Les secondes, où elles voulaient se placer, étaient pleines, et elles ne se souciaient pas des troisièmes. On se décida à les mettre aux premières, et comme j’étais seul dans mon wagon, on m’en donna sept.

La présence d’un homme inconnu et à moustaches parut d’abord les intimider, mais elles se rassurèrent bientôt. Ma place du coin, que je donnai à la plus vieille qui paraissait sinon la supérieure, du moins la conductrice, me mit au mieux avec l’escouade entière qui, peu après, très-satisfaite de voir du pays, se mit à babiller et à rire de bon cœur.

Station de Romanèche : des coteaux, des vignes, des champs bien cultivés, mais peu de maisons isolées.

Station de Pontanevaux, etc.

À Mâcon, mes nonnes me quittent en me souhaitant bon voyage, ce que je leur souhaitai aussi, car le leur commençait à peine : d’après ce qu’elles m’avaient dit, elles allaient s’embarquer pour les pays lointains. En reviendront-elles ?

Me voilà resté seul dans mon wagon, attendant le signal. On allait partir, quand j’apprends, ce qu’on ne m’avait pas dit, qu’il fallait ici changer de train pour aller à Dijon. Je n’eus que le temps de sauter dehors et de gagner l’autre train qui sonnait son dernier coup et allait quitter la gare. Je cherchai bien vite un wagon des premières, mais ils étaient tous remplis, et je désespérais de partir, lorsque je m’entendis appeler des secondes : c’étaient mes nonnes qui, voyant mon embarras, m’offraient une place. Il n’y avait pas de temps à perdre, on donnait le coup de sifflet du départ. Je m’élançai au milieu de ces bonnes filles qui m’accueillirent comme une vieille connaissance. Il n’est pas moins vrai que sans elles je restais en route.

De Mâcon à Dijon, nous traversons les plus riches vignobles. Il suffira d’en nommer quelques-uns : Meursault, Beaune, Nuits, Vougeot, etc. Mais la nuit est venue ; j’entrevois partout des coteaux, des vignes, des habitations. Je suis heureux de mon pays, et je ne jalouse plus les Suisses pour leurs vins de Vaux, d’Ivorne, de Cortaillons, de Bouvillon, etc., que j’ai trouvés fort bons sans doute, mais l’hospitalité de cet excellent commandant Scholl y était bien pour quelque chose.

En résumé, la route m’a paru courte, et le babil de mes gentilles nonnettes ne m’ennuyait pas.

Arrivé à Dijon, tandis qu’on déchargeait mon bagage, je vis quelques personnes ramassées autour d’un monsieur qui sortait tout ébouriffé d’un closet, s’en prenant au ciel et à la terre. Voilà ce qui venait de lui arriver : pendant les quelques minutes d’arrêt du train qui le conduisait à Marseille, étant allé audit closet, il s’y était si bien enfermé qu’il ne pouvait plus l’ouvrir, et c’est de là qu’il entendait la cloche du départ, puis le sifflet dernier avertissement ; bref, le train filait à toute vapeur quand on entendit ses cris et qu’on vint le délivrer de sa prison.

C’était un Anglais. Passe s’il eût été seul, il en était quitte pour attendre un autre train ; mais il était marié, et tout nouvellement, nous dit un voyageur, et le wagon emportait sa femme jeune et jolie, à laquelle, suivant l’usage, il faisait voir le pays pour sa lune de miel. Véritablement le tour était piquant et la position désagréable. Aussi, notre pauvre marié était si abasourdi qu’il ne pouvait plus même jurer :

De maudissons son cœur était à sec,
Et les goddam expiraient sur son bec.

Ne sachant quel parti prendre, il allait comptant son aventure à chaque arrivant qui lui riait au nez. J’en eus pitié : je le conduisis au chef de gare qui fit à l’instant partir une dépêche télégraphique adressée à son confrère de Lyon pour que l’épouse abandonnée y attendît son mari.

J’allai descendre à l’hôtel de la Cloche dont on m’avait vanté le confortable. Mon nouvel ami, à qui son chagrin n’avait pas ôté l’appétit, m’y suivit, et nous y soupâmes ensemble. Quelques verres de mâcon le rassurèrent complètement, et quand l’omnibus vint le chercher pour le reconduire à la gare, son état était des plus satisfaisants.