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Voyage à la Guadeloupe/02

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Voyage de Saint-Pierre à la Pointe-à-Pitre.

À bord des légers bâtiments qui font le cabotage dans les Antilles, il n’est point en usage que les passagers soient nourris. Chacun doit donc emporter, du lieu de départ, les provisions qu’il croit lui être nécessaires. En conséquence, je mesurai celles que je devais faire sur le temps qu’il nous fallait pour nous rendre de Saint-Pierre à la Pointe-à-Pitre, une des villes de la Guadeloupe où le bateau devait nous mettre à terre.

Le 13 novembre, vers sept heures du matin, on mit à la voile, et nous partîmes. Un ciel presque sans nuages, une jolie brise, une mer tranquille, tout nous promettait une heureuse et prompte navigation. Nous franchissons rapidement le canal de la Dominique ; nous nous dirigeons sous le vent de cette île. À peine fûmes-nous parvenus à la hauteur des Roseaux, capitale et séjour du gouvernement de cette colonie, que nous trouvâmes un calme plat. Nous restâmes devant la rade, tout le reste du jour, sans pouvoir avancer. Le capitaine qui espérait, en partant, arriver le soir à la Pointe-à-Pitre, s’était embarqué sans biscuits. Il convenait, en pareil cas, que je misse mes provisions en commun ; mais, n’ayant pas compté sur cette mésaventure, le calme, qui pouvait durer plusieurs jour de suite, ne laissait pas de m’inspirer quelques inquiétudes.

Ces bateaux caboteurs sont ordinairement commandés par des gens de couleur ; assez rarement par des blancs. Ces capitaines n’ont pour se conduire que la connaissance des côtes et de la manœuvre ; ce qui leur suffit, absolument parlant, puisqu’on ne perd point la terre de vue. L’équipage est composé de quelques esclaves. Ces bateaux n’offrent aucune commodité pour les voyageurs. Il n’y a qu’une très-petite chambre où l’on ne peut se tenir debout, et où trois ou quatre personnes, tout au plus, peuvent se mettre à l’abri. J’étais descendu dans cette espèce de boîte pour me soustraire aux ardeurs du midi. Là, assis sur un petit baril, je me disposais à lire quelques pages d’Horace, que je portais assez habituellement dans ma poche ; je cherchais l’endroit où le poëte décrit si gaiement un petit voyage qu’il avait fait sur l’eau, lorsque j’entendis ronfler à mes pieds ; je soulevai une mauvaise toile, c’était un vieux nègre à barbe blanche qui reposait. L’odeur alliacée et nauséabonde qu’exhalait ce malheureux Africain était si forte et si désagréable qu’elle me fit bientôt fermer mon livre. Je remontai vite sur le pont que je ne quittai plus que pour mettre pied à terre.

Tout le temps que nous fûmes en calme, je fus constamment tourné vers la Dominique.

En voyant flotter sur la ville des Roseaux le pavillon anglais, je ne pus, sans éprouver un sentiment pénible, songer que cette colonie était peuplée de Français.

Cette île est très-élevée au-dessus du niveau de la mer ; elle est très-montagneuse, singulièrement hachée, caractère qui semble être commun à tous les pays vulcanisés. Elle a deux solfatares situées l’une sur le bord de la mer, l’autre dans les hauteurs. Elle a des eaux minérales, thermales et froides. On n’y trouve qu’une espèce de serpent qui n’est nullement dangereuse, le serpent à tête de chien.

Le capitaine, qui était originaire de cette île, n’étant point occupé, je lui faisais mille questions : il y répondait avec complaisance. Il m’entretint sur l’antique état de cette colonie. Il me montrait les différents quartiers qui offraient le plus de ressources à l’agriculture, ceux qui étaient le plus nuisibles à la santé ; m’indiquait les lieux escarpés et déserts où se retirent les nègres fugitifs ; me racontait les guerres que les habitants leur avaient faites, les difficultés qu’ils avaient éprouvées pour les chasser de leurs camps et les faire rentrer en partie dans l’esclavage. Il me dit qu’au pied, ou dans le flanc de certaines montagnes, on avait découvert d’immenses cavernes où étaient nés et où vivaient en paix, depuis de nombreuses années, plusieurs générations de ces malheureuses victimes de l’avarice des blancs.

Cependant, avec le soir, s’éleva un petit vent qui nous fut favorable et qui dura toute la nuit. Autant le jour avait été chaud, autant la nuit nous sembla fraîche. Je m’enveloppai dans mon carrick, je me couchai sur le pont et dormis paisiblement jusqu’au matin. Vers six heures, lorsque le soleil levant dorait l’horizon, nous nous trouvâmes devant la rade de la Pointe-à-Pitre. Nous avions, à notre droite, Marie-Galante, qui nous paraissait à peine effleurer les eaux ; derrière nous les Saintes, qui ne sont guère que des rochers stériles ; à notre gauche et en face, la Guadeloupe, terme de mes courses. On voyait au loin, sur le rivage voisin de la Pointe-à-Pitre, les tristes débris des bâtiments qui avaient échoué dans le terrible ouragan qui s’était fait sentir quelques mois auparavant.

Il était dix heures du matin quand enfin nous mîmes pied à terre. La fièvre jaune ne moissonnait pas moins de monde à la Pointe-à-Pitre qu’à Saint-Pierre. Je fus cependant obligé d’y rester quelques jours en attendant l’occasion de passer à la Basse-Terre, autre ville et séjour du gouvernement de la même colonie, où j’avais résolu de me fixer. J’allai prendre logement dans un hôtel de la Grande-Rue. Extrêmement fatigué, je me fis préparer un lit et je me couchai. Les maringouins ne me permirent pas de m’endormir. Ils étaient en si grand nombre et me piquaient avec un tel acharnement que, malgré le drap dont j’étais couvert, je ne fus pas une demi-heure au lit sans avoir la peau toute rouge de pustules. N’y pouvant tenir, je me levai. Je me fis servir à déjeuner : on me donna de l’eau où fourmillaient mille petits vers. J’en demandai la raison, on me répondit que c’était de l’eau de citerne. Dans cette partie de l’île, il n’y a point de rivière ; on n’y boit que de l’eau de pluie qu’on conserve dans de vastes citernes. Cette eau peut être plus légère que l’eau de rivière, mais, certes, elle est beaucoup moins agréable à la vue et au goût.

Je voyais, à chaque instant, passer des convois funèbres sous mes fenêtres. C’étaient autant de victimes de la contagion qu’on portait tristement à leur dernière demeure. On ne les entrait point dans le temple, de crainte qu’ils n’y répandissent le germe de la mort ; les cloches n’annonçaient pas leur trépas, afin de ne point effrayer le reste des vivants. Partout on ne respirait qu’un air infect.

Les étrangers, seuls, succombaient, ce qui n’était pas, pour moi, fort consolant. On reconnaissait facilement dans les rues ceux que cette peste avait épargnés ou qu’elle n’avait pas encore atteints. La terreur et une sorte de stupeur étaient empreintes sur leur front. Des nombreux équipages de trois gros navires français, il ne restait plus qu’un second capitaine et un mousse. Deux de ces navires avaient perdu tout leur monde, officiers et matelots. Plusieurs bâtiments des États-Unis étaient dans le même cas. Il n’y avait absolument que les indigènes qui fussent épargnés. J’avoue que quelquefois ce lugubre spectacle me glaçait d’effroi.

Dans ces tristes conjonctures, je crus qu’il était prudent, pour prévenir le mal, d’avoir recours à la purgation. Deux grains d’émétique, et le lendemain soixante-douze grains de jalap, m’évacuèrent assez copieusement, et soit qu’ainsi je me sois garanti du terrible fléau, soit que, par une faveur toute particulière, la Providence ait daigné me protéger ; lorsque mes compatriotes et autres tombaient autour de moi, toujours est-il que j’eus le bonheur d’échapper à cette dévorante contagion qui semblait vouloir, dans sa course, dévorer l’humanité entière.

Je n’osais sortir de mon appartement, tant mes craintes étaient vives. J’avais chargé le nègre qui me servait de m’avertir dès qu’il y aurait une occasion pour la Basse-Terre. Le 19, au matin, il me vint dire qu’une petite goëlette allait mettre à la voile et partir. Vite, je fermai mes malles et m’embarquai, content de quitter un séjour qui pouvait m’être funeste. On leva l’ancre à dix heures du matin. Le temps était beau, la mer très-peu agitée, mais le vent très-faible. Nous n’allâmes que très-lentement. Nous remontâmes, avec peine, le canal des Saintes ; arrivés sous le Wellmont, groupe de montagnes dont je parlerai dans la suite, nous ne pûmes plus avancer, faute de vent. Cependant, comme nous n’étions pas fort éloignés de la Basse-Terre, on plia les voiles ; on mit la chaloupe à la mer, et l’équipage rama. Nous mîmes pied à terre à onze heures du soir. J’étais d’autant plus joyeux qu’il n’y avait là aucune maladie et que c’était le terme de mes courses. J’allai prendre un logement dans un petit hôtel tenu par un homme de couleur, où vivaient une grande partie des officiers du régiment français en garnison dans cette ville.