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Voyage à mon bureau, aller et retour/Chapitre XX

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LE DOYEN


Permettez-moi de vous esquisser en passant le portrait du doyen.

Voyez-vous là-bas, dans un coin du bureau mal éclairé, un homme d'un âge mûr, ayant des lunettes que supporte un nez d'une monstruosité remarquable, et dont les cheveux rouges sont devenus gris filasse ? Il a une casquette en forme de melon, et, sous sa visière qui me paraît complètement inutile, il porte un abat-jour vert qu'il s'est fabriqué lui-même, non pour se garantir du soleil, mais pour adoucir les rayons d'une fausse clarté que reflète sur son pupitre un mur blanc placé vis-à-vis de la fenêtre.

A ce portrait, reconnaissez M. Briffoteau, le doyen d'âge du bureau, mais qui n'a cependant pas des émoluments en harmonie avec ses nombreuses années de service.

Il fait des économies de bout de ficelle ; il ramasse les petits carrés de papier formant le côté non employé des lettres reçues, et il pique au collet de son habit de bureau les épingles qu'il économise tout particulièrement. C'est qu'il a beaucoup d'ordre, M. Briffoteau ; malgré cela, il a des oppositions à son traitement. Des malheurs extraordinaires en sont la cause, et il faut le plaindre sincèrement. Il a vu des passe-droits de toutes sortes à son égard, sans savoir pourquoi, et des chagrins de ménage se sont ajoutés à ceux que lui a fait éprouver l'administration. Sans nous occuper des tourments que lui ont causé les chaînes de l'hyménée, nous dirons que M. Briffoteau a toujours eu une tournure ridicule et grotesque, et que son habitude de puiser constamment dans sa tabatière, en donnant un volume énorme à son nez, n'a jamais entretenu la devanture de sa chemise. Il travaille avec courage, et, s'il trace un état où il y ait des accolades à diriger en forme d'arc, sa plume s'y prend assez adroitement. Il a soin en la guidant d'allonger sensiblement la langue avec laquelle il se lèche amoureusement le coin de la bouche en remontant sur la lèvre supérieure. Mais, hélas, au beau moment où l'état proprement fait va se terminer, je ne sais pas quelles fatalités suivent, tout ce que je sais, c'est qu'aucun pâté n'est tombé sur son travail, mais qu'il est obligé de le recommencer à cause d'une certaine tache brune qui s'y trouve. « Maudit nez ! s'écrit-il alors dans un accent de colère et de contrariété. Il n'en fera jamais d'autres. » Et la trompette nasale de résonner dix fois pour une pendant le cours de la journée. Briffoteau, - je me dispenserai de répéter monsieur qui a toujours paru un mot banni de la politesse en usage dans les bureaux, - Briffoteau, dis-je, est très frileux, et il se caresse assez fréquemment en hiver au poêle près duquel sa table est placée. Il y lit son journal les pieds appuyés en l'air et le corps renversé sur son fauteuil. Si l'on se plaint de l'odeur de sa chaussure roussie, Briffoteau n'en fait qu'à sa tête, et il oblige ses camarades à supporter non seulement cette odeur désagréable, mais encore celle du vieux fromage de Gruyère qu'il savoure tous les jours à l'heure de son déjeuner. Son peu de gêne lui suscite des querelles dans le bureau, mais Briffoteau n'a garde de s'y soustraire. Il aime assez les discussions ; il les provoque assez ordinairement, et il les fait durer de manière à se faire donner le blâme, et à s'entendre dire de dures vérités. Ajoutez à cela qu'il a eu la maladresse de conter tous ses petits secrets de ménage, et qu'il est obligé de supporter qu'on les lui rappelle avec ironie ou qu'on les apprenne aux nouveaux venus dans le bureau.

Ce qui le préoccupe à toute époque de l'année, c'est la nouvelle des augmentations et celle des gratifications.On façonne cette nouvelle à plaisir, à l'effet d'allécher la cupidité de Briffoteau qui se réveille alors en sursaut, et délaisse sa place pour s'enquérir ailleurs si la bonne nouvelle s'est répandue dans d'autres bureaux. On se plaît à ne pas le dissuader, et le malheureux Briffoteau fonde, d'après la réponse affirmative, sa conduite présente sur les éventualités futures.

Il lui est arrivé un jour, non pas de vendre la peau de l'ours, mais de commander à son tailleur un vêtement chaud pour l'hiver, et payable sur la gratification qu'on lui avait fait entrevoir. Par un malencontreux hasard, la gratification est tombée dans l'eau, ou pour mieux dire, elle a pris le chemin du pot au lait de Perrette. Plus à plaindre que la laitière qui a laissé tomber son pot, Briffoteau a été obligé de trouver les fonds nécessaires pour acquitter la note de son tailleur.


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