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Voyage au centre de la Terre/Chapitre 7

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J. Hetzel et Cie (p. 32-38).

VII

Ainsi se termina cette mémorable séance. Cet entretien me donna la fièvre. Je sortis du cabinet de mon oncle comme étourdi, et il n’y avait pas assez d’air dans les rues de Hambourg pour me remettre. Je gagnai donc les bords de l’Elbe, du côté du bac à vapeur qui met la ville en communication avec le chemin de fer de Harbourg.

Étais-je convaincu de ce que je venais d’apprendre ? N’avais-je pas subi la domination du professeur Lidenbrock ? Devais-je prendre au sérieux sa résolution d’aller au centre du massif terrestre ? Venais-je d’entendre les spéculations insensées d’un fou ou les déductions scientifiques d’un grand génie ? En tout cela, où s’arrêtait la vérité, où commençait l’erreur ?

Je flottais entre mille hypothèses contradictoires, sans pouvoir m’accrocher à aucune.

Cependant je me rappelais avoir été convaincu, quoique mon enthousiasme commençât à se modérer ; mais j’aurais voulu partir immédiatement et ne pas prendre le temps de la réflexion. Oui, le courage ne m’eût pas manqué pour boucler ma valise en ce moment.

Je gagnai donc les bords de l’Elbe.

Il faut pourtant l’avouer, une heure après cette surexcitation tomba ; mes nerfs se détendirent, et des profonds abîmes de la terre je remontai à sa surface.

« C’est absurde ! m’écriai-je ; cela n’a pas le sens commun ! Ce n’est pas une proposition sérieuse à faire à un garçon sensé. Rien de tout cela n’existe. J’ai mal dormi, j’ai fait un mauvais rêve. »

Cependant j’avais suivi les bords de l’Elbe et tourné la ville. Après avoir remonté le port, j’étais arrivé à la route d’Altona. Un pressentiment me conduisait, pressentiment justifié, car j’aperçus bientôt ma petite Graüben qui, de son pied leste, revenait bravement à Hambourg.

« Graüben ! » lui criai-je de loin.

La jeune fille s’arrêta, un peu troublée, j’imagine, de s’entendre appeler ainsi sur une grande route. En dix pas je fus près d’elle.

« Axel ! fit-elle surprise. Ah ! tu es venu à ma rencontre ! C’est bien, cela, monsieur. »

Mais, me regardant, Graüben ne put se méprendre à mon air inquiet, bouleversé.

— Qu’as-tu donc ? dit-elle en me tendant la main.

— Ce que j’ai, Graüben ! » m’écriai-je.

En deux secondes et en trois phrases ma jolie Virlandaise était au courant de la situation. Pendant quelques instants elle garda le silence. Son cœur palpitait-il à l’égal du mien ? Je l’ignore, mais sa main ne tremblait pas dans la mienne. Nous fîmes une centaine de pas sans parler.

« Axel ! me dit-elle enfin.

— Ma chère Graüben !

— Ce sera là un beau voyage. »

Je bondis à ces mots.

« Oui, Axel, un voyage digne du neveu d’un savant. Il est bien qu’un homme se soit distingué par quelque grande entreprise !

— Quoi ! Graüben, tu ne me détournes pas de tenter une pareille expédition ?

— Non, cher Axel, et ton oncle et toi, je vous accompagnerais volontiers, si une pauvre fille ne devait être un embarras pour vous.

— Dis-tu vrai ?

— Je dis vrai. »

Ah ! femmes, jeunes filles, cœurs féminins toujours incompréhensibles ! Quand vous n’êtes pas les plus timides des êtres, vous en êtes les plus braves ! La raison n’a que faire auprès de vous. Quoi ! cette enfant m’encourageait à prendre part à cette expédition ! elle n’eût pas craint de tenter l’aventure ! Elle m’y poussait, moi qu’elle aimait cependant !

J’étais déconcerté, et, pourquoi ne pas le dire ? honteux.

« Graüben, repris-je, nous verrons si demain tu parleras de cette manière.

— Demain, cher Axel, je parlerai comme aujourd’hui. »

Graüben et moi, nous tenant par la main, mais gardant un profond silence, nous continuâmes notre chemin. J’étais brisé par les émotions de la journée.

« Après tout, pensai-je, les calendes de juillet sont encore loin, et, d’ici là, bien des événements se passeront qui guériront mon oncle de sa manie de voyager sous terre. »

La nuit était venue quand nous arrivâmes à la maison de Königstrasse. Je m’attendais à trouver la demeure tranquille, mon oncle couché suivant son habitude, et la bonne Marthe donnant à la salle à manger le dernier coup de plumeau du soir. Mais j’avais compté sans l’impatience du professeur. Je le trouvai criant, s’agitant au milieu d’une troupe de porteurs qui déchargeaient certaines marchandises dans l’allée ; la vieille servante ne savait où donner de la tête.

« Mais viens donc, Axel ; hâte-toi donc, malheureux ! s’écria mon oncle du plus loin qu’il m’aperçut. Et ta malle qui n’est pas faite, et mes papiers qui ne sont pas en ordre, et mon sac de voyage dont je ne trouve pas la clef, et mes guêtres qui n’arrivent pas ! »

Je demeurai stupéfait. La voix me manquait. C’est à peine si mes lèvres purent articuler ces mots :

« Nous partons donc ?

Je trouvai mon oncle criant et s’agitant.

— Oui, malheureux garçon, qui vas te promener au lieu d’être là !

— Nous partons ? répétai-je d’une voix affaiblie.

— Oui, après-demain matin, à la première heure. »

Je ne pus en entendre davantage, et je m’enfuis dans ma petite chambre.

Il n’y avait plus à en douter. Mon oncle venait d’employer son après-midi à se procurer une partie des objets et ustensiles nécessaires à son voyage ; l’allée était encombrée d’échelles de cordes, de cordes à nœuds, de torches, de gourdes, de crampons de fer, de pics, de bâtons ferrés, de pioches, de quoi charger dix hommes au moins.

Je passai une nuit affreuse. Le lendemain, je m’entendis appeler de bonne heure. J’étais décidé à ne pas ouvrir ma porte. Mais le moyen de résister à la douce voix qui prononçait ces mots : « Mon cher Axel ? »

Je sortis de ma chambre. Je pensai que mon air défait, ma pâleur, mes yeux rougis par l’insomnie, allaient produire leur effet sur Graüben et changer ses idées.

« Ah ! mon cher Axel, me dit-elle, je vois que tu te portes mieux et que la nuit t’a calmé.

— Calmé ! » m’écriai-je.

Je me précipitai vers mon miroir. Eh bien ! j’avais moins mauvaise mine que je ne le supposais. C’était à n’y pas croire.

« Axel, me dit Graüben, j’ai longtemps causé avec mon tuteur. C’est un hardi savant, un homme de grand courage, et tu te souviendras que son sang coule dans tes veines. Il m’a raconté ses projets, ses espérances, pourquoi et comment il espère atteindre son but. Il y parviendra, je n’en doute pas. Ah ! cher Axel, c’est beau de se dévouer ainsi à la science ! Quelle gloire attend M. Lidenbrock et rejaillira sur son compagnon ! Au retour, Axel, tu seras un homme, son égal, libre de parler, libre d’agir, libre enfin de… »

La jeune fille, rougissante, n’acheva pas. Ses paroles me ranimaient. Cependant je ne voulais pas croire encore à notre départ. J’entraînai Graüben vers le cabinet du professeur.

« Mon oncle, dis-je, il est donc bien décidé que nous partons ?

— Comment ! tu en doutes ?

— Non, dis-je afin de ne pas le contrarier. Seulement je vous demanderai ce qui nous presse.

— Mais le temps ! le temps qui fuit avec une vitesse irréparable !

— Cependant nous ne sommes qu’au 26 mai, et jusqu’à la fin de juin…

— Eh ! crois-tu donc, ignorant, qu’on se rende si facilement en Islande ? Si tu ne m’avais pas quitté comme un fou, je t’aurais emmené au bureau-office de Copenhague, chez Liffender et Co. Là, tu aurais vu que de Copenhague à Reykjawik il n’y a qu’un service, le 22 de chaque mois.

— Eh bien ?

— Eh bien ! si nous attendions au 22 juin, nous arriverions trop tard pour voir l’ombre du Scartaris caresser le cratère du Sneffels ! Il faut donc gagner Copenhague au plus vite pour y chercher un moyen de transport. Va faire ta malle ! »

Il n’y avait pas un mot à répondre. Je remontai dans ma chambre. Graüben me suivit. Ce fut elle qui se chargea de mettre en ordre, dans une petite valise, les objets nécessaires à mon voyage. Elle n’était pas plus émue que s’il se fût agi d’une promenade à Lubeck ou à Helgoland. Ses petites mains allaient et venaient sans précipitation. Elle causait avec calme. Elle me donnait les raisons les plus sensées en faveur de notre expédition. Elle m’enchantait, et je me sentais une grosse colère contre elle. Quelquefois je voulais m’emporter, mais elle n’y prenait garde et continuait méthodiquement sa tranquille besogne.

Enfin la dernière courroie de la valise fut bouclée. Je descendis au rez-de-chaussée.

Pendant cette journée, les fournisseurs d’instruments de physique, d’armes, d’appareils électriques, s’étaient multipliés. La bonne Marthe en perdait la tête.

« Est-ce que monsieur est fou ? » me dit-elle.

Je fis un signe affirmatif.

« Et il vous emmène avec lui ? »

Même affirmation.

« Où cela ? » dit-elle.

J’indiquai du doigt le centre de la terre.

« À la cave ? s’écria la vieille servante.

— Non, dis-je enfin, plus bas ! »

Le soir arriva. Je n’avais plus conscience du temps écoulé.

« À demain matin, dit mon oncle, nous partons à six heures précises. »

À dix heures je tombai sur mon lit comme une masse inerte.

Pendant la nuit mes terreurs me reprirent.

Je la passai à rêver de gouffres ! J’étais en proie au délire. Je me sentais étreint par la main vigoureuse du professeur, entraîné, abîmé, enlisé ! Je tombais au fond d’insondables précipices avec cette vitesse croissante des corps abandonnés dans l’espace. Ma vie n’était plus qu’une chute interminable.

Je me réveillai à cinq heures, brisé de fatigue et d’émotion. Je descendis à la salle à manger. Mon oncle était à table. Il dévorait. Je le regardai avec un sentiment d’horreur. Mais Graüben était là. Je ne dis rien. Je ne pus manger.

À cinq heures et demie, un roulement se fit entendre dans la rue. Une large voiture arrivait pour nous conduire au chemin de fer d’Altona. Elle fut bientôt encombrée des colis de mon oncle.

« Et ta malle ? me dit-il.

— Elle est prête, répondis-je en défaillant.

— Dépêche-toi donc de la descendre, ou tu vas nous faire manquer le train ! »

Lutter contre ma destinée me parut alors impossible. Je remontai dans ma chambre, et laissant glisser ma valise sur les marches de l’escalier, je m’élançai à sa suite.

En ce moment mon oncle remettait solennellement entre les mains de Graüben « les rênes » de sa maison. Ma jolie Virlandaise conservait son calme habituel. Elle embrassa son tuteur, mais elle ne put retenir une larme en effleurant ma joue de ses douces lèvres.

« Graüben ! m’écriai-je.

— Va, mon cher Axel, va, me dit-elle, tu quittes ta fiancée, mais tu trouveras ta femme au retour. »

Je serrai Graüben dans mes bras, et je pris place dans la voiture. Marthe et la jeune fille, du seuil de la porte, nous adressèrent un dernier adieu. Puis les deux chevaux, excités par le sifflement de leur conducteur, s’élancèrent au galop sur la route d’Altona.

Marthe et la jeune fille nous adressèrent un dernier adieu.