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Voyage au pays de la quatrième dimension/

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Bibliothèque-Charpentier (p. 117-123).

XIX

LE FLOT QUI L’APPORTA…

Ce ne fut que très longtemps après la mort du Léviathan que l’on commença à comprendre nettement par quelles complicités morales cet être colossal avait pu se développer, et par quel laborieux et obscur travail de ses adversaires son corps avait pu se désagréger.

Cette lutte sourde et profonde avait débuté vers la fin du dix-neuvième siècle, entre naturalistes et humoristes ; et bien que les adversaires aient changé de nom en cours de route, ils n’avaient cessé de représenter les deux partis en présence jusqu’à la fin de la lutte.

Depuis le premier jour théorique où le premier homme ouvrit ses yeux à la nature, puis réfléchit à ce qu’il venait de voir, rien, en effet.

n’avait été modifié dans l’histoire de la pensée humaine. C’était toujours ce double mouvement de flux et de reflux, d’aspiration et de respiration, cette perpétuelle oscillation entre les données immédiates de la conscience et les renseignements sur les phénomènes extérieurs fournis par les sensations. Où se trouvait située, dans ce perpétuel mouvement de va-et-vient, la personnalité véritable de l’homme ? Personne ne pouvait le dire au juste. À mi-chemin entre le relatif et l’absolu, jugeant les événements mobiles d’après une mesure intérieure et immuable, l’homme regardait tantôt vers l’extérieur les phénomènes changeants, tantôt il considérait vers l’intérieur les notions immuables auxquelles il les comparait.

Presque toujours, cependant, par un besoin instinctif de se spécialiser, l’homme choisissait l’une ou l’autre de ces deux attitudes. Lorsqu’il affectait de ne considérer que les phénomènes extérieurs, de les analyser scrupuleusement et d’attribuer à eux seuls un caractère de vérité, il se posait en savant et en naturaliste, il se faisait disciple d’Aristote ; lorsqu’il affectait, au contraire, de ne s’intéresser qu’aux notions intérieures, de n’attribuer de réalité qu’à la vie mystique, il devenait un platonicien, et ne trouvait la vérité que dans le seul monde des idées.

On peut s’étonner qu’un exclusivisme aussi intransigeant, dans un sens comme dans l’autre, n’ait point paru ridicule de tout temps. Il n’est pas très difficile de comprendre, en effet, qu’une analyse scientifique est inexistante sans un principe immuable et immobile qui permette de constater des mouvements relatifs ; et que, d’autre part, une synthèse artistique ou morale n’est possible qu’en partant de l’analyse. On ne saurait analyser sans un analyste ; on ne saurait synthétiser en l’absence d’éléments.

Quoi qu’il en soit, cette vérité enfantine n’apparut point clairement aux savants et aux littérateurs du dix-neuvième siècle, qui, enthousiasmés par les découvertes toujours plus considérables de la science, abandonnèrent toute synthèse et décidèrent de ne plus admettre dans les recherches humaines, que la seule analyse.

Le naturalisme envahit tout ; il passa bientôt des sciences naturelles dans la littérature et dans l’art, par l’intermédiaire de la psychologie. On ne connut plus que des descriptions exactes, que des analyses minutieuses, que des monographies de famille, des fiches anthropométriques, des photographies réalistes, que l’on dénomma des tranches de vie.

Les peintres s’appliquèrent à devenir de scrupuleux photographes en couleurs, le triomphe de la sculpture fut réalisé par le moulage, la littérature ne connut d’autre gloire que d’imiter le style rigoureux des rapports scientifiques et d’enregistrer des documents réalistes. Et comme, tout naturellement, la synthèse restait toujours la base inconsciente et inavouée de ces travaux, elle devint bientôt tout instinctive et, par conséquent, lamentable.

Un fait plus grave se produisit bientôt qui hâta la naissance du Léviathan. À force de répudier l’existence d’une conscience intérieure, les hommes qui, cependant, ne pouvaient s’en passer, s’imaginèrent de la projeter à l’extérieur, d’en faire une conscience fétichiste et sociale. De même que dans la vie naturelle du corps, certaines actions réflexes, habituelles et vulgaires ne réclament plus l’intervention du cerveau, de même, dans le nouveau corps social du Léviathan, une série de lieux communs, de nécessités d’usage, de principes arbitraires, forma comme une vaste conscience extérieure, comme un bulbe monstrueux qui fut l’embryon de conscience du Léviathan.

Comme au temps des religions primitives, les hommes se déchargèrent d’une partie de leur libre arbitre en faveur de règles surnaturelles, de superstitions sociales, de nécessités soi-disant inévitables, de prétendues fatalités de la race, qu’ils décorèrent pompeusement du nom de lois naturelles.

Logiquement, l’instinct reprit la première place. Au lieu de se gouverner eux-mêmes, les hommes s’imaginèrent qu’ils étaient gouvernés par des lois extérieures, et, inconsciemment, avec les progrès du naturalisme, ils avaient favorisé le développement monstrueux et anormal du Léviathan.

C’est alors que commença à se faire jour l’inévitable mouvement de réaction platonicienne.

Ce fut au début, tant l’entreprise semblait périlleuse, sous une forme conciliante et ironique qu’elle se présenta et ce furent les commencements de l’humour. Les humoristes, individualistes irréductibles, affectèrent tout d’abord de s’intéresser prodigieusement aux conquêtes de la science, et, de fait, ils s’appliquèrent à les étudier avec soin, une analyse impeccable étant, au préalable, la condition de toute bonne synthèse. Leur précision scientifique fut celle de juristes et de sportsmen.

Les humoristes étudièrent donc la nature, ils affectèrent de se montrer plus naturalistes que les naturalistes, plus épris des découvertes que les savants eux-mêmes ; en quelques pas, ils atteignirent aux limites extrêmes de la science ; et là, ils affectèrent de ne point s’apercevoir qu’elle pouvaitavoir des limites : ils continuèrent leurs analyses, leurs déductions dans le vide, ils démontrèrent ainsi, par l’absurde, quelles étaient les limites de la science.

Jusqu’alors ils n’avaient employé que la méthode socratique, ils s’étaient contentés de traiter le mal par le mal à la manière des homéopathes. Bientôt, lorsqu’ils se sentirent plus forts, ils reprirent résolument le chemin de la synthèse et, forts désormais de leur science acquise, ils purent entreprendre l’œuvre d’art qu’ils rêvaient.

On comprit alors seulement tout le sérieux de leur campagne, toute la portée de leur prétendue bouffonnerie. Petit à petit, certains penseurs se reprirent, à leur exemple, et remirent en honneur, à sa véritable place, l’idéal humain et la société faite à son image.

Des milliers de gens qui avaient abdiqué leur personnalité au profit du colosse social, comprirent combien leurs espoirs avaient été chimériques et qu’il n’était de vérité, d’unité morale que dans l’individu.

Ce fut le commencement de la lente désagrégation du Léviathan et d’une réaction idéaliste, qui, comme toutes les réactions, dépassa un instant le but qu’elle se proposait. On en vint à maudire tous les groupements sociaux qui, cependant, pouvaient avoir une incontestable utilité matérielle ; on en vint à tout décider, suivant l’inspiration individuelle du moment.

Après le flot formidable du naturalisme, qui avait apporté avec lui le Léviathan, ce fut, en sens contraire, celui de l’idéalisme qui, longtemps encore, mais plus lentement cette fois, continua ce lent mouvement de va-et-vient que nous appelons la vie.

La renaissance idéaliste véritable ne s’affirma cependant que bien plus tard, au temps de l’Oiseau d’or, lorsque la quatrième dimension devint commune à tous les hommes. Entre la mort du Léviathan et cette époque lointaine il convient donc de placer une fausse renaissance idéaliste à trois dimensions qui ne fut en somme que le Règne absolu de la science dirigé par quelques savants.

Dans les chapitres qui vont suivre je relaterai certains événements curieux ou étranges qui me furent révélés au cours de mes voyages et qui caractérisent suffisamment cette période brutale et autoritaire de la grande histoire du monde.