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Voyage au pays de la quatrième dimension/La capture de la vie

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Bibliothèque-Charpentier (p. 179-184).

XXVIII

LA CAPTURE DE LA VIE

Ce fut après la révolte des machines que l’on commença à comprendre, petit à petit, que l’homme n’était pas le maître unique de la création, mais que les animaux, les plantes et les choses devaient prendre une large place dans la vie générale de l’univers. Déjà, en y réfléchissant plus attentivement, on s’était rendu compte de l’immense supériorité industrielle des végétaux qui, sans usines colossales, sans mécanismes ingénieux ou compliqués, parvenaient, le plus simplement du monde, à produire les matériaux les plus complexes de l’univers. Une simple graine, germant dans un terrain quelconque, poussant quelques racines, une tige, des feuilles et c’en était assez, suivant la nature particulière de la plante, pour produire les effets les plus inattendus. Du même terrain, telle graine en se développant, pouvait tirer les matières colorantes les plus riches ; telle autre, de subtils parfums ; telle autre encore, des fruits capables de nourrir l’homme d’une façon substantielle ou délicieuse.

Quel savant, quel magicien, en appelant à son aide toutes les ressources de la science, eût accompli de tels prodiges avec autant de simplicité et sans effort apparent ?

Au point de vue chimique, les plantes avaient également l’avantage sur les laboratoires scientifiques les mieux organisés. Sans recourir à des appareils compliqués, elles fixaient du carbone là où le sol ne leur avait donné que de l’acide carbonique ; elles créaient de la matière vivante là où on ne leur avait fourni que des corps inertes. À elles seules, en un mot, au moyen de procédés invisibles et sans doute d’une déroutante simplicité, les plantes réalisaient ces invraisemblables transmutations d’un corps simple en un autre, que les philosophes, les alchimistes ou les savants des temps passés n’eussent point osé rêver.

Aussi bien, se produisit-il rapidement, dans le monde scientifique, une violente réaction contre la mécanique industrielle traditionnelle et l’on se prit à étudier avec ferveur le mécanisme autrement ingénieux de la vie végétale. Capter la vie, puisqu’on ne pouvait la reproduire, n’était-ce pas infiniment plus habile que de s’efforcer en vain de la contrefaire ? Bientôt, le progrès aidant, on assista à une véritable floraison de plantes industrielles, savamment adaptées, profondément modifiées et capables de reproduire en gros les phénomènes que la nature n’avait jusqu’alors réalisés, pour ainsi dire, qu’à titre d’échantillons. Sans doute, ces plantes nouvelles, ainsi adaptées à de nouvelles fonctions, furent-elles fort différentes des plantes anciennes ; elles ressemblèrent à ces animaux dont les éleveurs développaient jadis telle ou telle partie utile pour l’alimentation et qui prenaient bientôt des aspects monstrueux. On vit ainsi des usines agricoles s’installer sur des surfaces considérables de terrain, et des forêts, composées de troncs adaptés, des champs de végétaux, dont les tiges seules étaient conservées, prirent l’aspect d’ateliers immenses, entièrement asservis aux besoins de la production.

Les racines et les tiges subsistaient seules entre le sol et les machines. Le terrain, profondément modifié par des produits chimiques, des courants thermiques ou magnétiques, assurait une fécondité exceptionnelle aux tiges végétales dont l’autre extrémité aboutissait directement aux salles de réception des marchandises. Tout d’abord on réalisa de cette façon de véritables merveilles. Quelques minutes suffisaient pour que la matière à transmuer fût incorporée dans le sol, aspirée par les tiges, transformée, déversée sur les tables de manutention, empaquetée et expédiée aux quatre coins de l’univers. On eut ainsi, par quantité, des parfums, des couleurs, des pâtes alimentaires, des produits chimiques de toute espèce. Ce fut une époque de surproduction intense, mais qui ne dura que quelques années.

Durant les premiers temps de cette adaptation industrielle des champs et des forêts, certains vieillards du temps passé s’étaient plaints de cette transformation de la nature qui supprimait définitivement de la surface de la terre tout ce qui en faisait jadis la grâce et la beauté. Mais leur opinion esthétique n’avait aucune valeur à cette époque industrielle, et l’on ne fit que rire de leurs plaintes. Ce fut seulement, quelques années plus tard, lorsque les plantes adaptées perdirent petit à petit le souvenir de leur état primitif, que l’on commença à comprendre toute la portée profonde que pouvaient avoir de pareils regrets. Les plantes industrialisées, privées des joies de la reproduction, maintenues dans un perpétuel état d’excitation, devinrent méchantes, sournoises, cruelles, à la manière des animaux inférieurs. Petit à petit, les produits chimiques ne leur suffirent plus. Elles développèrent sur la surface de leurs feuilles des tentacules analogues à ceux du drosera rotondifolia, décrit jadis par Darwin et qui se nourrissait d’insectes qu’il saisissait pour en absorber toute la substance. Parfois, ces tentacules furent énormes, et les exigences des plantes, devenues voraces, sans limites. On dut les nourrir avec des chiens, des chats et des lapins dont elles absorbaient la substance, et ce fut un spectacle infiniment répugnant que celui de ces plantes, devenues carnivores, qui dédaignaient l’ancienne et douce nourriture du sol.

Leurs racines perdirent peu à peu leurs fonctions d’alimentation. Elles développèrent seulement la sensibilité ancienne de leurs extrémités d’une façon extraordinaire. Ce furent bientôt de véritables organes, analogues par bien des points au cerveau, qui se formèrent sous terre. Comme autrefois les sensations furent transmises par les racines, des mouvements effectués, mais sans qu’il fût possible cependant de retrouver dans la plante les nerfs ou les muscles de l’animal. Cette sensibilité primitive, en se développant, entraîna petit à petit la perte des plantes mal centralisées, et les extrémités radiculaires se transformèrent bientôt en petits champignons sensibles, isolés et inutiles, se buttant stupidement contre les pierres du terrain, fuyant ou recherchant la lumière, se déplaçant souvent à de grandes distances au travers du sol. Les plantes industrielles ne produisirent bientôt plus que des matières infâmes, des toxines dangereuses ou des fragments d’animaux mal digérés, et l’on commença à comprendre la cause véritable de cette dégénérescence qu’avaient prophétisée les obstinés défenseurs de la nature ancienne.

Les plantes se mouraient de laideur, privées de ces ornements que la nature, cependant si pratique dans ses créations, avait jugés indispensables. Elles mouraient, n’ayant plus, pour surexciter leur activité, cette beauté qui faisait jadis toute leur force.

On essaya bien alors de les consoler en peignant sur les murs des usines des couleurs brillantes, en décorant de bariolages barbares les machines qui les emprisonnaient, mais ce ne fut là qu’une tentative inutile et, bientôt, toutes les plantes industrielles moururent, une à une, d’avoir été privées de leurs fleurs.