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Voyage au pays de la quatrième dimension/Le rajeunissement des cellules

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Bibliothèque-Charpentier (p. 84-90).

XIV

LE RAJEUNISSEMENT DES CELLULES

Je me suis efforcé d’expliquer dans les chapitres précédents comment le développement des idées scientifiques avait progressivement préparé l’apparition sur terre du Léviathan.

Dépourvus de tous principes intérieurs, ayant rejeté toute croyance en une substance éternelle et immuable, les hommes n’avaient plus admis, pour règle morale, que le déterminisme le plus absolu. Si, véritablement, les idées humaines ne dépendaient que de combinaisons extérieures, si la pensée n’était que le résultat de rencontres purement matérielles, il était ridicule d’admettre plus longtemps le libre-arbitre et la responsabilité individuelle.

Chaque acte accompli par un homme étant déterminé par d’innombrables causes dont il n’était point le maître, il devenait aussi absurde de l’en accuser que de lui en savoir quelque gré. Les bonnes et les mauvaises actions ne se distinguaient pas, elles n’étaient plus que de simples phénomènes, égaux entre eux, des faits que le savant devait constater et enregistrer sans amour ni colère.

Il devenait évident, d’autre part, que la seule valeur véritable sur terre ne pouvait être qu’une valeur matérielle, c’est-à-dire une force. Plus un homme était fort, plus il agissait violemment, comme une cellule bien vivante suivant ses instincts ou ses désirs, et plus il devait passer pour un homme enviable.

C’était, en somme, la justification de tous les actes qualifiés autrefois immoraux, l’excuse facile de toutes les lâchetés, le discrédit assuré de toute bravoure ou de toute action vertueuse. L’homme le mieux armé n’était, à bien prendre, que le jouet de sa destinée, on ne devait donc point, à proprement parler, l’admirer pour ses actions fortes, puisqu’il n’en était point l’auteur véritable, mais on devait le craindre, le respecter et lui obéir, comme on obéit sans discussion possible à une force naturelle irrésistible.

On comprend que dans de pareilles conditions, une mise au point ait été nécessaire, et que l’on ait accueilli avec joie l’idée d’un groupement matériel capable de codifier l’anarchie naissante et de remplacer les principes disparus par une organisation scientifique copiée sur l’organisme naturel du corps humain. Avec le Léviathan, on continuait à éviter les principes métaphysiques d’autrefois définitivement rejetés par la science, et l’on obtenait cependant une organisation capable, semblait-il, d’en tenir lieu.

Ce fut donc, en grande partie, l’anarchie morale de la période précédente qui prépara l’avènement du Léviathan,

Cet animal colossal cependant ne serait peut-être jamais apparu sur terre si une dernière découverte scientifique, celle du rajeunissement perpétuel, ne l’avait définitivement suscité. Sans s’en rendre compte, et bien qu’ils eussent rejeté pour toujours les principes moraux des temps passés, les hommes suivaient instinctivement les mêmes usages qu’autrefois, tout simplement parce qu’ils vivaient en somme de la même façon que leurs ancêtres.

Quels qu’aient été les progrès de la science, la rapidité de l’instruction, l’organisation matérielle plus parfaite de la vie, il n’en demeurait pas moins vrai que les hommes naissaient comme autrefois, passaient tout d’abord par une période d’enfance naïve et enthousiaste, puis par les réflexions de l’âge mûr, pour finir enfin par l’autoritarisme de la vieillesse. Et, forcément, comme au temps jadis, ils constataient que leurs idées se modifiaient avec le temps, que les hautes situations et l’autorité venaient avec l’âge. Comme autrefois, c’était entre les mains des plus âgés que se trouvait l’expérience, c’est-à-dire le pouvoir, et, tout naturellement, toujours comme autrefois, les idées générales s’inspiraient instinctivement du développement de la vie humaine. Les vieillards, de la meilleure foi du monde, discréditaient les idées de la jeunesse, ils préconisaient celles que l’on peut avoir sur le déclin de la vie, ils classifiaient les passions et les désirs, suivant l’âge auquel on les éprouve plutôt que d’après leur valeur propre.

C’est ainsi que, très rapidement, l’amour avait été discrédité par les légistes du Gouvernement comme il avait été dédaigné par les sages d’autrefois ; les procédés artificiels furent seuls en honneur ; l’étude désabusée et les tristes recherches scientifiques sans issue de l’âge mûr furent réputées, comme au temps des philosophes anciens, représenter ce qu’il y avait de plus élevé dans l’humanité tout entière.

Mais brusquement la découverte sensationnelle du rajeunissement des cellules vint modifier plus profondément la morale ancienne que n’avaient pu le faire des siècles de philosophie et de science. Au début, les légistes du Gouvernement affectèrent de traiter cette découverte comme un simple amusement de laboratoire. Évidemment, il leur plaisait de penser que leur vieillesse ou leur maturité pourraient désormais se prolonger à leur gré, d’une façon indéfinie, et qu’ils échapperaient ainsi, presque avec certitude, à la mort tant redoutée ; ils se bornèrent donc, tout d’abord, à profiter de la nouvelle découverte pour se maintenir-tels qu’ils étaient.

Puis, petit à petit, on observa sur la figure de chacun d’eux des signes certains de rajeunissement. Tel vieillard qui, quelques mois auparavant, était encore tout ridé et en cheveux blancs, revenait, après une courte absence, avec des cheveux grisonnants et une figure jeune. Il s’en excusait en souriant, disant qu’il avait peut-être trop exagéré le traitement, sans s’en rendre compte, et se défendait vivement de toute ambition juvénile. Rien ne valait, en effet, la maturité, chacun le disait et, comme le rajeunissement influait sur le caractère, il était bien entendu que personne ; parmi le personnel gouvernemental, n’eût voulu échanger sa gravité morose contre les joies enfantines de la jeunesse.

Malgré toutes ces déclarations, il fallut bien constater, au bout de quelques années, que les légistes les plus âgés du conseil des ministres n’avaient plus guère, à la suite de leurs transformations successives, que dix-huit à vingt ans, et l’on ne tarda point à sentir les effets de cette transformation dans les délibérations du Gouvernement.

Je n’ai pas besoin de vous dire que cette transformation si rapide des plus grands légistes, fut encore plus prompte dans le public. En quelques mois, la population tout entière redevint définitivement jeune, enthousiaste et joyeuse, et l’on ne peut se faire une idée, même approchée, du bouleversement profond qui se produisit alors dans les mœurs.

Les théories déterministes étant indiscutables, on continua, comme avant, à les prendre pour guide ; mais on s’aperçut, pour la première fois, du danger véritable que pouvaient présenter des théories de violence, de jeunesse et de force, lorsqu’elles étaient appliquées par de jeunes hommes véritablement violents et forts. Tant qu’elles n’avaient été professées que par des philosophes moroses, elles n’avaient eu aucune influence véritable sur les mœurs : c’était d’amères théories de vieillards, mais leur action demeurait purement théorique puisque ces mêmes vieillards préconisaient, tout en même temps, l’autorité des plus âgés et la suprématie irréductible de l’expérience.

On comprit seulement alors, en présence de ce peuple d’enfants, la terrible valeur pratique que ces théories pouvaient avoir. Grâce à la facile excuse du déterminisme, on admit que toutes les violences, toutes les infamies, tous les crimes, allaient être non seulement excusables, mais, ce qui est plus grave, matériellement perpétrés. Pour la première fois dans le monde, la morale ancienne qui sommeillait au fond des hommes, fut définitivement atteinte et les troubles les plus graves eussent été à craindre si par bonheur ce peuple enfant n’eut, dans son insouciance, égaré les méthodes de rajeunissement et accueilli, comme une délivrance, l’empire naissant du Léviathan, qui mit un peu d’ordre dans ce chaos.