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Voyage au pays de la quatrième dimension/Les ferropucerons

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Bibliothèque-Charpentier (p. 166-171).

XXVI

LES FERROPUCERONS

J’ai eu le très grand plaisir de m’entretenir, quelques instants, avec Hydrogène, l’un des Douze Vieillards immortels qui procédèrent à la formation de l’État Cellulaire, et qui, seuls, ont conservé le souvenir des temps passés.

La façon dont je me suis introduit, à deux mille ans de distance, dans ce monde nouveau, au moyen de la quatrième dimension, a séduit infiniment Hydrogène qui, sachant que je ne puis communiquer, en aucune manière, avec les citoyens de l’État Cellulaire, me laisse volontiers circuler en liberté, avec un numéro de service, et prend quelque plaisir à me conter des vieilles histoires d’autrefois.

Entre l’époque primitive de l’humanité, qui se termina environ vers l’an 2.000, et le règne définitif de la Science Absolue, il s’écoula plusieurs années d’un moyen âge infiniment curieux.

En effet, l’homme était déjà en possession de toutes les découvertes mécaniques qui firent la gloire du monde scientifique, mais il était encore soumis à toutes les traditions de la pensée préhistorique, et cela formait un étrange mélange d’idées nouvelles et d’idées anciennes aboutissant, le plus souvent, aux conceptions les plus folles.

On connut alors toutes les joies renouvelées de la décadence byzantine, formidablement accrues par l’appui colossal que leur donnèrent les nouvelles découvertes scientifiques. Et, très certainement, on put penser que l’humanité eût roulé aux abîmes de la folie, si la prodigieuse intervention des Douze Vieillards n’était venue mettre un terme à ces débordements en enrégimentant et en disciplinant par la tempête magnétique, les nouveaux citoyens à cerveau de bronze de l’État Cellulaire.

Parmi ces folles aventures qui marquèrent la décadence du monde scientifique ancien, Hydrogène m’en conta une qui troubla, à l’époque, bien des cerveaux.

Ce fut à l’occasion des grandes chasses d’aviation qui furent données dans les forêts de l’Est par le maire de Suippes ; celui-ci, alors âgé de 212 ans, avait organisé une chasse aérienne conçue à l’imitation des chasses au faucon que l’on donnait dans la préhistoire.

De petits monoplans libres, figurant les oiseaux, étaient lâchés en l’air, et des aéroplanes de course, en manière de faucons, devaient, à l.500 ou 2.000 mètres d’altitude, se saisir de cette proie.

Cette chasse fut attristée par la chute malheureuse que fit l’aviateur 671-98 qui, tombé brusquement d’une hauteur de 3.000 mètres, resta au moins 37 heures à l’hôpital, et n’en sortit que très défiguré, méconnaissable, avec la plupart de ses organes principaux remplacés par des organes greffés, pris sur des veaux, des chiens et des singes.

Je n’ai pas besoin de vous dire que, dès le lendemain, on s’inquiéta vivement des causes inconnues d’une pareille chute. L’aviateur ne put, malheureusement, donner sur ce point que de vagues indications : il ne comprenait rien à ce qui lui était arrivé ; son oiseau artificiel était véritablement le plus prodigieux oiseau qui ait été construit jusqu’alors. Il ne ressemblait en rien aux grossiers châssis de toile et de bois que l’on avait montés quelques centaines d’années auparavant, aux débuts de l’aviation. C’était véritablement un oiseau fidèlement reconstitué dans ses moindres parties et que l’on eût dit ingénieusement doué de sensibilité.

De petits miroirs, spécialement réglés pour la chasse genre faucon, reflétaient la proie à saisir, impressionnaient le courant magnétique, modifiaient la direction sans que l’aviateur eût même à s’en préoccuper. Les sautes de vent, les remous que l’on trouve dans l’atmosphère, provoquaient en temps utile, dans les moindres organes de la bête, les mouvements réflexes voulus.

C’était un oiseau artificiel entièrement articulé, prévoyant toutes les influences du dehors, une bête infiniment docile, avec laquelle tout accident était rigoureusement impossible.

Et cependant, le fait était là !

671-98 avait seulement remarqué qu’au moment où il avait perdu l’équilibre, une des roues montées sur fourche qui servaient de pattes à l’oiseau, avait paru se déplacer dans le sens latéral et ce léger déséquilibrement avait sans doute entraîné la chute de l’appareil.

Tout cela ne donnait rien de bien précis, et l’on se décida à examiner la machine de plus près,

L’oiseau artificiel était, à peu de chose près, demeuré intact ; quelques réparations suffirent pour le remettre en état et le mécanicien 45-20 voulut tout de suite l’essayer. Il s’éleva à une quinzaine de mètres, puis, soudain, on vit nettement l’une des roues se soulever à la hauteur de l’aile droite, l’appareil perdre sa position d’équilibre et retomber lourdement sur le sol.

Le même fait se reproduisit une dizaine de fois, dans des situations différentes, et force fut bien de rentrer l’oiseau sous un hangar où des experts l’examinèrent plus attentivement.

À l’arrêt, on remit le moteur en marche, et, brusquement, au moment où l’on s’y attendait le moins, une fois de plus la patte droite, d’un mouvement sec, s’éleva à la hauteur de l’aile droite, la frotta légèrement, la gauchissant un peu, puis retomba sur le sol.

Nul doute ; il fallait bien se rendre à l’évidence : l’oiseau artificiel, doué de mouvements réflexes par son constructeur, paraissait se gratter.

On examina alors à la loupe les ailes de l’oiseau, et quelle ne fut pas la stupeur des experts en découvrant dans la trame de la soie, de petits pucerons de fer, d’un genre absolument inconnu jusqu’alors, et qui semblaient nés sur l’aéroplane et ne pouvoir vivre que sur lui.

C’était ces petits parasites imperceptibles qui provoquaient, de la part de l’oiseau artificiel, les réflexes correspondants. Aucun doute sur ce point n’était permis : l’oiseau mécanique se grattait,

Ai-je besoin de vous dire que l’on se perdit en conjectures sur la nature de ces pucerons ; on était encore, à cette époque, entièrement imbu des absurdes doctrines évolutionnistes, et la génération spontanée paraissait une simple absurdité.

On s’ingénia donc, du mieux que l’on put, à expliquer comment d’anciens pucerons, s’alimentant avec de la limaille de fer et vivant sur les ailes des aéroplanes, avaient pu se transformer en s’adaptant au milieu. On avança même, d’après leur couleur analogue à celle des ailes de l’oiseau artificiel, que l’on se trouvait en présence d’un curieux cas de mimétisme.

On ne se doutait guère encore des prodiges déconcertants qui allaient bouleverser cette humanité de transition, quelques années après, avec l’apparition et la décadence des machines vivantes.