Voyage autour du monde (Charles-Avila Wilson)/2

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La Compagnie d’imprimerie moderne (p. 19-34).

Chapitre II

LES ÎLES HAWAÏ


Les Îles Hawaï — Honolulu — le Pali — Waikiki — Kaméhaméha — Liliuokalani — En mer vers le Japon.


22 octobre — Enfin, après une heureuse traversée de six jours, nous sommes à 8 heures a.m., en rade d’Honolulu, la capitale des îles Hawaï. Il fait très beau, un peu chaud même. Un voilier à trois mâts est à l’ancre à l’entrée du port et le Great Northern, transport du gouvernement américain, chargé de soldats pour la garnison des îles Hawaï, est à son quai. Il est arrivé deux heures avant nous. Il nous a dépassés en sortant du port de San-Francisco.

Deux petits yachts à gazoline, battant le drapeau étoilé, aux ponts en marqueterie et d’allure gracieuse, nous accostent ; l’un porte le médecin de la quarantaine, et l’autre l’officier de douane. Le premier officier fait sonner la cloche et l’on nous aligne sur le pont, à bâbord ; puis, l’inspection du médecin commence, suivie à bref intervalle de celle du douanier ; les deux cérémonies sont identiques ; elles consistent à compter les passagers. Et ces bons fonctionnaires, raides comme des hallebardes, remplissent ce ridicule office avec un solennel qui ferait pâlir le plus flegmatique des officiers de sa Majesté Impériale britannique. Et les États-Unis se flattent d’être une république, la démocratie par excellence !!!

Depuis que nous sommes en territoire américain, les examens n’en finissent plus.

Malheur ! au moment où nous nous apprêtons à rompre les rangs, pour enfin mettre pied à terre, il faut tout recommencer ; il manque un passager de première. L’on se met de nouveau en ligne ; cette fois le compte y est. Les officiers avaient mal compté. La préoccupation de leur tenue leur avait sans doute fait oublier les éléments compliqués de l’addition.

Enfin, le signal est donné et nous descendons la passerelle.

Nous prenons un guide d’expérience ; ces îles n’ont plus de secrets pour lui. Durant quatre à cinq heures nous faisons une randonnée d’auto qui nous enchante ; en vérité nous sommes dans un pays de rêve, un paradis terrestre.

Beaucoup d’écrivains ont tenté de décrire les merveilles des îles Hawaï ; tous ont admis qu’il était impossible de le faire. Il faut voir. Cependant, pour en donner une faible idée, je jette quelques mots sur ces feuillets qui vous diront bien peu, mais qui serviront à me rappeler les heures d’enchantement passées ici ; trop courtes, hélas ! ces belles heures !!!

Le territoire d’Hawaï, annexé aux États-Unis en 1898, forme dans l’océan Pacifique un groupe charmant d’îles entre 18°-54′ et 22°-14′ de latitude nord et 154°-48′ et 160°-13′ de longitude ouest, à environ deux mille milles de la côte de la Californie.

Ces îles furent découvertes en 1778 par un navigateur anglais, le capitaine James Cook, l’un des grands découvreurs. Cependant la légende raconte qu’avant lui une barque chinoise y avait touché en 1557, et, vers la même époque, les rescapés d’un navire espagnol naufragé, faisant voile du Mexique à destination des îles Philippines, y abordèrent. Quoi qu’il en soit, l’histoire a gravé en lettres immortelles le nom du capitaine Cook dont les os reposent ici. Il y fut massacré par les indigènes, et les monuments, sur les places publiques, redisent son histoire.

Huit îles sont habitées ; Hawaï, la plus étendue a donné son nom à l’archipel. Elle couvre une superficie d’environ quatre mille milles. La seconde en importance est Mauï, environ quatre cents milles carrés ; viennent ensuite, dans leur ordre respectif d’étendue : Oahu, Kauaï, Molokaï, Lamaï. Un certain nombre de petites îles sont inhabitées.


Le Parc Moanaloa, Honolulu, Hawaï.

En 1795, ces îles se constituèrent en royaume et élirent Kaméhaméha, leur premier souverain. La royauté se maintint pendant près d’un siècle, jusque sous le règne de la reine Liliuokalani qui fut déposée en 1893. À la monarchie succéda la république qui ne dura que cinq ans. En 1898, les insulaires décidèrent de s’annexer aux États-Unis. Le pouvoir exécutif est entre les mains d’un gouverneur nommé par le président des États-Unis, de même que le secrétaire de la colonie ; ces deux personnages doivent être hawaïens. Les autres fonctionnaires sont nommés par le gouverneur avec l’approbation de la chambre haute de la législature.

Le pouvoir de faire des lois appartient à la Chambre des Communes et au Sénat, la première composée de trente députés et le sénat comprenant quinze membres, tous élus par le peuple. Les chambres se réunissent deux fois l’an et ont le pouvoir de passer toutes les lois d’intérêt local ; mais ces lois ne doivent nullement être en conflit avec le pouvoir fédéral et la constitution américaine. Le droit de veto appartient au gouverneur ; mais un vote des deux tiers des deux chambres réunies peut lui faire échec. Hawaï envoie un représentant au Congrès. Il n’a que le privilège de son siège. Il ne peut voter.

Le système judiciaire consiste en une Cour Suprême et en plusieurs cours de circuit. Le président nomme les juges ; mais ce choix doit être ratifié par le sénat américain qui respecte toujours les recommandations du gouvernement et de l’association du barreau.

Honolulu, la capitale, compte près de quatre-vingt-cinq mille âmes. Elle est située sur l’île Oahu. Les principales lignes de navigation ont des bureaux dans cette ville et leurs navires y font escale. C’est la Mecque des touristes du Pacifique. Hilo, la seconde ville en importance, a une population de dix mille âmes. Wailuku, située sur l’île Mauï, vient ensuite.

Les Hawaïens sont de belle stature, bronzés, généreux, aimant le plaisir, naturellement orateurs, musiciens, bien éduqués. Leur chevelure est noire, très fournie, droite et raide (kinky). Ils ne furent jamais des cannibales. Ils accueillirent avec bienveillance les premiers navigateurs qui abordèrent dans leur archipel et embrassèrent volontiers les religions chrétiennes qui leur furent enseignées par les missionnaires venus, la plupart de la Nouvelle-Angleterre, en 1820 et depuis. Les blancs sont aujourd'hui plus nombreux que les naturels ; cette population très hétérogène s’entend toutefois à merveille. On nous fait voir une école de près de cinq cents enfants issus de vingt-sept races différentes. L’instruction est obligatoire depuis plus de cinquante ans.

Leurs magnifiques écoles sont composées généralement d’un somptueux édifice et de spacieux bungalows en bois peint, élevés sur pilotis, sans solage, afin que l’air circule sous les planchers. La plupart des jeunes filles qui les fréquentent, comme un grand nombre de femmes du peuple, portent le pantalon bouffant, noir ou foncé, et de jolis chapeaux à large bord, coquettement campés sur la nuque. Elles nous saluent au passage et sourient à tout le monde.

L’Hawaïen est très doux, trop doux même, dit-on.

L’alphabet hawaïen se compose de douze lettres seulement ; les voyelles ont toute leur valeur et se prononcent toutes comme dans la langue espagnole. L’anglais y est généralement parlé.

Les Etats-Unis ne négligent rien pour rendre ces îles prospères ; ils y envoient de leurs universités des professeurs qui s’efforcent d’initier la population aux mœurs et coutumes de la nation américaine, tout en conservant aux traits caractéristiques des insulaires ce qu’ils ont de plaisant. Au point de vue stratégique, l’Oncle Sam veut faire d’Hawaï le Gibraltar du Pacifique ou plutôt une seconde île de Malte. Il est facile de concevoir l’importance de ce poste, surtout en face des prétentions du Japon et du péril jaune en général. On dit que ces îles sont terriblement fortifiées, et qu’au moindre signal de danger, des canons à tir rapide et des engins de guerre du plus parfait modèle surgiraient sur les moindres crêtes. Mais on ne nous a pas, sur ce sujet, révélé les secrets de notre moderne civilisation. L’avenir se chargera de les dévoiler. Nous voyons partout des officiers et des soldats américains, des forts, des casernes ; cette année les États-Unis dépensent le joli denier de vingt millions de dollars pour améliorer la station navale de Pearl Harbour.

Il y a ici plusieurs journaux : deux anglais, deux chinois, deux japonais et quelques autres en langues philippine, coréenne et portugaise. Ils reçoivent les nouvelles des pays continentaux par câbles sous-marins et télégraphie sans fil.

Les importations et exportations se sont élevées, l’an dernier, à près de soixante-dix millions de dollars. Elles consistent principalement en sucres bruts et raffinés, fruits, noix, riz, cafés, peaux, laines, soieries, vaisselles. L’ouverture du canal de Panama est d’un inestimable avantage pour ces îles.

Les routes sont superbement entretenues. Il existe un chemin de fer dans trois des îles, variant en longueur dans chacune, de neuf à quarante milles. Inutile de vous décrire les hôtels qui sont aménagés de la façon la plus luxueuse et la plus moderne pour attirer les touristes ; leurs taux sont des plus modérés : de deux à trois dollars par jour, tout compris.

Les îles Hawaï sont de formation volcanique ; nous sommes descendus dans le cratère d’un volcan éteint, le Punch Bowl. Il en existe un grand nombre qui sont également refroidis, entre autres le Haleakala dont l’ouverture a plus de vingt milles de circonférence et deux mille cinq cents pieds de profondeur. C’est le plus grand cratère éteint du monde. Il est situé à dix mille pieds au-dessus du niveau de la mer. Le seul volcan en activité est le Kilauea. Les flots de lave qui en débordent sont considérables ; les pièces pyrotechniques qu’il lance dans les airs s’aperçoivent à de très grandes distances en mer. Les savants en surveillent constamment les éruptions ; les centaines de milles carrés qui l’entourent ont été convertis en parc national. Les pics les plus audacieux perçent les nuages à treize mille quelques cents pieds au-dessus de la mer ; et ils sont couverts de neiges éternelles.

Parmi les produits de la ferme, il convient de signaler particulièrement la canne à sucre et l’ananas. J’ai vu, du sommet du mont Pâli, un champ de canne à sucre de trenteet-un mille arpents carrés. Au centre on aperçoit les pressoirs et les raffineries. Les champs d’ananas se voient comme les champs de pommes de terre dans la province de Québec. Des millions sont placés dans ces cultures. Les ananas d’Hawaï sont avec raison réputés les plus succulents du monde. Nous en avons mangé sur terre, et le navire en est rempli. Non seulement le maître d’hôtel du bord en a fait provision pour les douze jours de la traversée au Japon, mais tous les passagers en ont apportés dans leurs cabines. Nous en avons tellement mangé que, chez nous, nous en serions tous crevés ; ceux-là ne sont pas indigestes : ils fondent dans la bouche. Chaque année, en novembre, on fête le Pine-Apple Day, jour de reconnaissance aux dieux pour avoir fait tomber du ciel un fruit si délicieux. Les régimes de bananes pendent partout le long des routes, sous leurs immenses feuilles vert jaune doré dont trois ou quatre suffiraient pour faire une toiture à une maison ordinaire ; des guavas que l’on cueille comme les pommes chez nous, avec cette différence qu’ils croissent à l’état sauvage ; des palmiers-cocotiers, hauts de trente pieds, suspendent leurs cocos au-dessus de nos têtes, jusque dans les rues de la ville. Il y a aussi d’immenses champs de riz, de vignes, de cafiers, d’orangers, en un mot tous les fruits et produits des tropiques. Il y croît un melon particulier qui pend aux arbres, le papaia ; aussi de grosses poires de couleur verte appelées poires alligators.

L’aquarium possède une collection merveilleuse de poissons aux couleurs les plus riches et les plus éclatantes. Il faut voir aussi le Musée qui contient, entre autres reliques intéressantes, le trône, la couronne, le sceptre et les costumes de la défunte cour royale. Aussi, depuis la prohibition, deux reliques ultra-précieuses, soigneusement conservées dans une superbe vitrine d’antiquités : une bouteille de Bourbon whisky et un flacon de genièvre, chacun couronné d’un tire-bouchon. Les générations futures se demanderont, sans doute, à quoi pouvaient bien servir ces curieux objets : les tire-bouchons et le contenu de ces fioles mystérieuses.

Nous avons visité le parlement, qui est l’ancien palais royal, et le palais de justice, en face. Entre ces deux édifices, s’élève la statue en bronze du roi Kaméhaméha I qui fit la conquête de l’île Oahu en 1795, par la bataille du mont Pâli. Ce champ de bataille est grand comme mon jardin ; il est à une hauteur de douze cents pieds. C’est de là que Kaméhaméha, ayant réussi à y acculer ses trois mille ennemis, les précipita au bas de l’escarpement de mille pieds. Pas un ne survécut ; c’est du moins ce que dit le bronze commémoratif rivé au rocher.

La statue héroïque de Kaméhaméha, œuvre du sculpteur Gould de Boston, et coulée à Florence, orne l’un des squares de la capitale ; quatre bas-reliefs relatent les principaux hauts faits du souverain.

J’oubliais de vous dire que la poire alligator est ce fameux fruit connu sous le nom d’avocat, du mot espagnol avocado ; alligator, avocat, crocodile, cela veut probablement dire la même chose ici comme… ailleurs. Dans tous les cas, on mange de P avocat ici, comme en beaucoup d’autres pays.

Quelques édifices, entre autres une église très spacieuse, la première érigée dans l’île, est construite en blocs de corail, de six pouces par un pied et demi, transportés du rivage sur les épaules des naturels ; c’est original mais, du reste, sans grande valeur en ce pays où existent des îles entièrement formées de corail, sur lesquelles des villages sont bâtis.

Je voudrais pouvoir décrire les habitations particulières, les avenues de palmiers royaux, les parterres, les gazons fleuris, les poncianas, les ibiscus de cent variétés de couleurs, les lauriers hauts comme des pommiers, les fougères qui ombragent les toits des maisons, les bougainvilliers dont les grappes bleues ou écarlates tombent en guirlandes de dix à quinze pieds de hauteur, les lys géants, les pied-de-veau monstres, les oreilles d’éléphants, les cactus, les aloès, mais cela m’est impossible.

Et les parfums que nous respirons ! Mark Twain prétendait les respirer encore vingt ans après sa visite. Il raconte qu’il fut grisé par cette atmosphère de soleil, de douce brise, de fleurs et de parfums qui portent à l’alanguissement. Un jour, confortablement installé dans une voiture attelée d’un cheval, il s’en fut de par ce paradis terrestre. Ses compagnons qui le précédaient, l’ayant perdu de vue, revinrent sur leurs pas, à sa recherche, et découvrirent que, pendant qu’il était ravi en extase devant tant de beauté, grisé de si capiteux parfums, son cheval s’était endormi ; et il ne s’en était pas aperçu.

Il n’y a jamais de cyclones ni de tempêtes à Hawaï. Le thermomètre varie de 55° à 95° ; jamais plus, jamais moins ; et les vents y dépassent rarement la vitesse de huit milles à l’heure. Il pleut tous les jours, sur le soir, mais à heure presque fixe, vers les 6 et 7 heures, pour arroser et rafraîchir.

Tout le monde se baigne ; il faut voir les gamins nager autour de notre bateau, et plonger dans cinquante pieds d’eau pour recueillir les sous que nous leur jetons des ponts. Ils vont les chercher à de grandes profondeurs, et n’en perdent jamais un. L’eau est très limpide, et l’on peut voir jusqu’à vingt et trente pieds sous la surface.

Les champions nageurs du monde viennent d’Hawaï. La gloire de l’île dans ce genre de sport est Duke Kahanamoku. Il donne des exhibitions actuellement à Détroit, Michigan.

C’est avec regret que nous nous arrachons à toutes ces délices et revenons nous enfermer dans nos cabines, pour une croisière de douze jours. C’est la plus longue traversée que nous ayons encore entreprise. Elle sera sans doute monotone. Pourvu que la température soit favorable et la mer clémente…

La course projetée nous fera traverser le tropique et nous tiendra dans la région tempérée, plutôt chaude. Il y a gros temps au nord, paraît-il, et le commandant préfère le calme ; nous aussi. Du reste, il se prépare une série d’amusements qui brisera la monotonie.

À 6 heures p.m., nous démarrons. Au revoir, Hawaï ! je ne te dis pas adieu ; j’espère te revoir un jour.

23 octobre — Hier soir, comme je venais de terminer la narration de notre trop court séjour dans la « Malte du Pacifique, » le révérend Joseph Verdier, s.j., supérieur de la mission de Kiang-Nan, près de Shanghaï, Chine, me communiqua le récit d’un voyage que fit le Père Pierre Mertens, s.j., aux îles Hawaï, en septembre 1916. Je ne puis me défendre de prendre quelques extraits de la charmante description qu’il en a faite. Elle vous intéressera, sans doute, et vous prouvera que je n’exagère nullement.

— « En route pour le Pali, on traverse la ville, où c’est décidément le mélange le plus déconcertant de tous les types de l’humanité : Canaques, Malais, Hindous, Nègres, Philippins, Porto-Ricains, Japonais, Chinois, Malais, Américains. Puis, on commence à gravir des lacets montants ; à chaque détour, la ville apparaît chaque fois plus étendue, plus enchanteresse, plus lointaine. La route monte entre deux hautes pentes abruptes, couronnées de cormiers et ruisselantes de cascades ; ces pentes s’élèvent de plus en plus et se rapprochent peu à peu ; on dirait qu’elles veulent se joindre sur les hauteurs et voiler le dernier ruban de ciel bleu. Puis, tout à coup, à un détour, elles s’écartent, l’horizon s’ouvre, une bouffée d’air vif fouette le visage ; quelques tours de roue encore, et nous pénétrons sur une large plate-forme. C’est le célèbre Pali, endroit historique et merveilleux point de vue.

« Nous nous penchons sur le bord de l’abîme ; à nos pieds, tout au fond, comme perdus dans un lointain fantastique, des villages lilliputiens sèment leurs maisonnettes blanches sur le fond vert de la plaine ; on dirait de ces fermes de bois que les enfants rangent sur le tapis vert de la table de famille, un soir de Saint-Nicolas. À droite et à gauche, des collines rosées ; et, comme fond de tableau, l’océan majestueux, sans limite, idéalement bleu, semé de quelques volcans roussis.

« Les admirables poincianas étalent leurs bouquets aux chaudes couleurs jaunes, ou rouges ou bleues ; la ville est parée comme un soir de bataille de fleurs ; les cocotiers, les dattiers de toutes espèces, et surtout les magnifiques palmiers royaux agitent leurs panaches de palmes au-dessus des bungalows et des palais ; et de cette ville jardin montent des parfums d’Éden qui vous enchantent.

« À gauche, à perte de vue, des étendues d’un beau vert tendre ; ce sont les fameuses plantations de cannes à sucre, la grande richesse des Hawaïens.

« Toujours emportés par notre auto, et charmés par nos aimables guides, nous parcourons comme dans un rêve le paradis terrestre retrouvé ; tantôt ce sont d’admirables vallées que l’auto « fait » d’un bout à l’autre, en quelques minutes ; tantôt des ruisseaux et des gazons plantés de toutes les essences tropicales ; tantôt c’est le bord de la mer que domine le front sourcilleux du Diamond Head. Voici le Wai-Ki-Ki, (l’eau qui coule), le Trouville d’Honolulu, avec ses villas séduisantes, que caresse, à leur base, le grand océan tiède. Voici le fameux aquarium, peuplé de poissons des plus invraisemblables comme formes et comme teintes. Et partout des papaias, des arbres à pins, d’amples banians, et surtout ces incroyables poincianas que je ne me lasse pas d’admirer… L’après-midi s’avance et nous ne sommes pas sans quelque crainte de manquer notre bateau. Au loin, au-dessus des cannes, à travers un rideau de dattiers, nous voyons les hautes cheminées du « Tenyo » qui lancent dans l’air des volutes d’épaisse fumée noire, la sirène jette ses stridents appels, et notre auto, à travers les forêts et les plantations, file éperdument, cinglé par les feuilles des cannes et des palmiers.

« Enfin nous débouchons sur le môle, les passerelles sont encore posées. Marchands et marchandes vendent à profusion les traditionnels colliers de fleurs que tous achètent joyeusement…

« Une demi-heure après, les passerelles se lèvent ; une dernière et déchirante clameur de sirène, et le « Tenyo », lentement, majestueusement, tiré par ses remorqueurs, s’éloigne du quai…

« Sur le navire, tout est fleuri ; messieurs et dames, pasteurs et diaconesses, garçons et matelots. Colliers de fleurs, ceintures de fleurs, et quelles fleurs ! les plus veloutées, les plus chatoyantes, les plus délicieusement capiteuses que la terre produise pour l’enchantement de son hôte humain…

« Sur le môle la foule immense, fleurie et chantante, elle aussi ; les Canaques, en longues rangées, assis sur le mur du bassin, les jambes nues, pendantes au-dessus de l’eau ; bataillons de fillettes en blanc, comme pour une procession ; parasols bleus, parasols roses ; Américains qui, de la terre, photographient l’ami qui s’en va et se font photographier par lui.

« De nos trois ponts superposés, des deux étages du môle, les mains enguirlandées, les chapeaux et les ombrelles fleuries, les chapeaux américains et japonais s’agitent sans fin. Les yoles circulent autour du « Tenyo » qui s’éloigne ; la multitude des jeunes nageurs hawaïens nous suit, plongeant à la poursuite des sous qu’on leur jette.

« Quels beaux gars, au visage intelligent et énergique, aux muscles souples, aux yeux extrêmement vifs ; et comme d’un coup de tête gracieux et décidé, en émergeant de l’eau, la joue gonflée de monnaie, ils rejettent en arrière leur chevelure ruisselante !…

« Mais bientôt tout s’efface, et de cette journée inoubliable au paradis humain, il ne nous reste plus que les traînées de lumière du phare, dans le sillage du navire, et quelques effluves parfumés que la brise nous amène encore de ces rives enchantées. »

Et dire que c’est ainsi toute l’année, car il n’y a qu’une saison à Hawaï. Tout croît, tout fleurit, sans arrêt, sans interruption.

À midi, notre position est : latitude 21°-23′-0″ par longitude est 162°-36′-0″, près d’un degré au-dessous du tropique. Il fait chaud, non pour souffrir, mais pour être incommodé du côté du soleil que les passagers désertent pour s’abriter, à tribord, contre les rayons trop ardents. Nous avons parcouru, depuis 6 heures p.m., hier, à midi aujourd’hui, 269 milles. À parcourir encore pour atteindre Yokohama : 3207 milles.

24 octobre — Nous assistons à la messe de Mgr de Guébriant, au salon des dames. À 10 heures 30, service des protestants, et, dans l’après-midi, réunion des passagers japonais, au grand salon. Le soir, concert sacré d’abord ; à la fin, sans caractère religieux, hymnes nationaux etc, etc. La mer est d’huile ; il fait toujours chaud ; cependant la brise du soir est rafraîchissante, et nous dormons bien. La lune est près de son plein ; les veillées sont ravissantes. Il faut voir l’argent que l’astre des nuits répand sur l’azur des flots.

Latitude 23°-07′-0″ ; longitude 169°-14′-0″, distance parcourue : 375 milles ; distance à parcourir : 2852 milles. Nous revenons sur le tropique.

25 octobre — Rien de bien intéressant aujourd’hui. Les sports ordinaires : shuffle-board, palet, courses aux patates, tennis, medicine-ball, base-ball, golf. Le soir, à 8 heures, cinéma : une autre comédie de Drew.

Pas une voile, pas un navire en vue. Cet incident, toujours si intéressant, d’un mât, d’une voile, d’une cheminée à l’horizon fait défaut depuis Honolulu. Les poissons volants sont tellement nombreux, tout le jour, qu’ils ne nous amusent plus. Nous faisons de la chaise longue, pensant aux amis, aux parents qui doivent s’impatienter de ne pas avoir de nos nouvelles. Consolez-vous ; nous en souffrons autant que vous, plus même, car, à l’heure présente, nos missives de San-Francisco vous sont parvenues depuis longtemps et notre envoi d’Honolulu partira demain.

Latitude 24°-19′-0″ ; longitude 175°-56′-0″. Nous revenons vers le nord. Il fait un peu moins chaud ; cependant, nous aspirons à plus froid. Distance parcourue : 375 milles ; pour Yokohama : 2457 milles.

26 octobre — Absence de jour. En filant vers l’ouest nous courons après le soleil et le rattrapons d’un jour entier.

27 octobre — Latitude 25°-31′-0″ ; longitude 177°-15′-0″ ; distance parcourue : 378 milles ; pour Yokohama : 2079 milles.

À 2 heures 12 a.m., nous avons franchi le 180ème méridien et perdu en conséquence le mardi qui est tombé… à l’eau. Du lundi nous avons sauté au mercredi. C’est toujours bien un jour dont nous n’aurons pas à rendre compte. Au retour, ceux qui reviendront par la même route, pourront le reprendre ; ils auront un jour de plus dans la semaine. Ce sera deux lundis ou deux mardis, ou autre, selon le jour où ils traverseront le 180ème méridien, en venant vers l’est. Quant à nous qui faisons le tour de la terre, nous ne reverrons jamais ce jour perdu.

28 octobre — Fire drill : manœuvre de l’équipage au cas d’incendie, sonnerie d’alarme. Deux chaloupes roulent sur leurs pistolets ; les boyaux sont étendus dans les corridors, sur le pont. Nous regardons avec une indifférence plutôt simulée ; nous n’osons penser à la réalité !

Les jeux se poursuivent ; il y a concours et les prix seront décernés à la fin de la semaine. Je remets pour développer, au préposé au pont, un rouleau de dix instantanés. Il me fait rapport qu’il ne peut exécuter ce travail ; la température est trop élevée dans la chambre noire. Attendons les régions plus froides.

J’ai de longs entretiens avec mes amis Susuki San et Tannaka San qui m’instruisent des choses de leur pays. Tannaka San a parcouru le monde ; il possède bien l’anglais, a étudié le français et parle aussi l’espagnol. Il représente une fabrique qui fait affaires avec la maison Cassidy de Montréal, ville qu’il entend visiter au printemps.

Le soir, bal. Latitude 26°-51′-0″ ; longitude 170°-27′-0″ ; distance parcourue : 375 milles ; pour Yokohama : 1704 milles.

29 octobre — Théâtre japonais pour les passagers de deuxième et de troisième. Un certain nombre de passagers de première, ceux qui ont le cœur bon et le nez pas trop délicat, se juchent dans les haubans ou sur les sabords, pour mieux voir ; car entendre nous laisse assez indifférents. Décors, coulisses, lanternes, magiciens, tours de passe-passe. Chez nous : vaudeville improvisé, danse du fandango, ménestrels, magiciens et lutte japonaise par vingt-deux matelots. Ce fut très amusant. La façon à la fois dramatique et comique de l’annonceur était à se tordre. Les concurrents prenaient tout au sérieux, ce qui nous faisait tenir les côtes davantage. Vers le soir, le gros temps menace, et, cette nuit, nous serons joliment secoués. Pour compenser, il fait plus froid et nous nous en trouvons à ravir. Pas une voile, pas un navire, pas un oiseau, pas une mouche à l’horizon. Dans le cours de l’après-midi, nous apercevons quelques rares marsouins qui prennent leurs ébats. Latitude 28°-05-′0″ ; longitude 165°-45′-0″ ; distance parcourue : 364 milles ; pour Yokohama : 1340 milles.

Nous nous rapprochons, tant mieux ; douze jours, c’est long ; et la monotonie commence à se faire sentir. Chacun pense à sa correspondance, et à refaire ses malles qui sont en désordre et joliment vidées. Par ailleurs, les patères et les crochets craquent sous le fardeau des habits, paletots, jupes, robes de chambre, mis au clou au petit bonheur de la nonchalance et du laisser-aller.

30 octobre — Longitude 156°-58′-0″ ; latitude 29°-17′-0″ ; distance parcourue : 364 milles ; pour Yokohama : 976 milles. Nous y serons probablement mardi matin, vers sept heures. La mer est grosse ; le vent violent, et le navire tangue fortement ; quelques averses du sud-ouest, avec intervalles de soleil ; plusieurs reprennent le chemin de la cabine et désertent la salle à manger. Ce n’est pas la tempête, loin de là ; j’ai vu bien plus orageux sur l’Atlantique. Nous attendons, avec impatience, le coucher du soleil, présage de la nuit et du lendemain.

31 octobre — Le soleil s’est enfoncé resplendissant à l’horizon, hier soir, mais la mer est restée très agitée. Beau clair de lune ; toute la nuit, nous avons été secoués d’importance. La machine ronflait ; les hélices, sortant de l’eau, jouaient un instant dans le vide ; puis, replongeant, secouaient violemment le bateau ; les cloisons craquaient et les agrès grinçaient lugubrement.

Nous apprenons, ce matin, qu’un typhon terrible a fait rage à quatre cents milles au nord. C’est la raison pour laquelle nous avons cinglé vers le sud. Notre commandant l’avait signalé, la veille. Bravo, commandant Karnataka !

Bal masqué, hier soir, un peu gâté par le roulis et le tangage persistants ; illumination électrique, fleurs, musique ; au dîner, on distribue un communiqué sans fil.

Ce matin, messe au petit salon ; nous remercions Dieu de l’heureuse traversée et surtout de nous avoir épargné la tempête d’hier. Le commandant a réuni l’équipage sur le pont d’arrière et a prononcé une allocution ; puis, la musique a joué l’air national japonais que passagers et marins ont chanté en chœur. Ce chant a été suivi de trois Banzais patriotiquement poussés par tous les patriotiques nippons ; et par nous aussi. C’est la fête de naissance de l’empereur. Le navire est pavoisé des couleurs nationales et étrangères ; des faisceaux de petits drapeaux couronnent les tables de la salle à manger. Le vent, qui s’était abattu, ce matin, a repris moins violent cependant ; la mer est toujours grosse de sa vague de fond ; le soleil est radieux.

La trompette sonne l’appel aux armes. Chacun répond prestement ; et cuillers, couteaux et fourchettes jouent à qui mieux mieux. C’est l’heure du dîner. Latitude 31°-05′-0″; longitude 150°-05′-0″ ; distance parcourue : 335 milles ; pour Yokohama : 641 milles.

1er novembre — Jour de la Toussaint. Nous allons à la messe de Mgr Taconi. Dans l’après-midi, tire à la souque (tug-of-war) entre les célibataires et les hommes mariés ; ces derniers sont battus : c’est dans l’ordre. Le soir, dîner du commandant : chants, discours, bons souhaits, confettis, drapeaux, banderoles, excellent repas, puis distribution des prix.

Latitude 34°-14′-0″ ; longitude 144°-09′-0″ ; distance parcourue : 370 milles ; pour Yokohama : 270 milles. — Nous arriverons au port demain, à sept heures. Nous espérons avoir des nouvelles du pays. Le marconi nous informe que les érables au Japon sont dans tout leur éclat. De grandes fêtes ont lieu à Tokio, à l’occasion de l’inauguration d’un sanctuaire que l’empereur a fait ériger à la mémoire de son père. Elles dureront trois jours ; nous en verrons une partie.

Nous sommes invités pour demain, à trois heures, à un thé chez le marquis Asano, à Tokio. Nous irons s’il fait beau.