Aller au contenu

Voyage aux volcans de la France centrale/04

La bibliothèque libre.
Quatrième livraison
Le Tour du mondeVolume 14 (p. 257-272).
Quatrième livraison
Vue de l’église et de la vallée de Royat. — Dessin de Thérond d’après une photographie.


VOYAGE AUX VOLCANS DE LA FRANCE CENTRALE,


PAR M. FERDINAND DE LANOYE[1].


1864. — TEXTE ET DESSINS INÉDITS.


VIII


Comment le temps change les impressions et les jugements des hommes. — Clermont, son passé, ses monuments, son musée.

On se rappelle ce que Chateaubriand a dit et pensé, en 1805, du site de Clermont[2]. En l’an de grâce 1665, Fléchier était d’un tout autre avis. Suivant le sémillant chroniqueur des grands jours, « il n’y a guère de ville en France plus désagréable que celle-ci. La situation en est fort incommode, à cause qu’elle est au pied des montagnes. » Ainsi, ce qui éveille l’admiration au dix neuvième siècle, excitait la répulsion au dix-septième. Je ne sache rien qui témoigne, autant que cette dissidence, des profondes modifications que 140 années peuvent apporter dans la manière de voir et de sentir des enfants d’Adam. À l’exception des rues « si étroites que la plus grande est juste de la mesure d’un carrosse ; et que deux carrosses y font un embarras à faire damner les cochers, » le jeune prédicateur du roi, le futur évêque de Nîmes, semble n’avoir rien remarqué dans Clermont. De sa belle cathédrale, où il entendit la messe pourtant, et dont la haute voûte ogivale est soutenue par des piliers si déliés qu’ils sont effrayants à l’œil[3] ; de Notre-Dame du Port, monument plus étonnant encore comme type complet de l’architecture romane ; de sa crypte, dont la forme et l’ornementation indiquent à l’esprit le moins prévenu le passage du temple païen à la chapelle chrétienne ; des grands souvenirs de la première croisade attachés à ces deux églises, et de tant d’autres choses indiquées par la griffe du lion dans les 17 pages comprises, sous le titre de Voyage à Clermont, dans les œuvres complètes de Chateaubriand, ne cherchez pas de traces dans le compendieux volume de Fléchier. Entre les deux observateurs ce n’est pas seulement le temps qui a creusé une démarcation profonde ; c’est une série d’événements gigantesques, une révolution sans pareille dans la société et dans les idées ; c’est une lueur plus intense, projetée sur l’histoire ; c’est surtout l’éclosion d’une science nouvelle, la géologie, qui a doublé la portée des regards de l’homme.

Voulant nous peindre la nature des environs de Clermont, Fléchier nous dit, un peu dans la manière de l’Astrée : « On découvre en l’éloignement les montagnes du Forez d’un côté, et une grande étendue de prairies qui sont d’un vert bien plus frais et plus vif que celui des autres pays. Une infinité de ruisseaux serpentent dedans, et font voir un beau cristal qui s’écoule à petit bruit dans un lit de la plus belle verdure du monde. On voit, de l’autre, les montagnes d’Auvergne, fort proches, qui bornent la vue si agréablement que les yeux ne voudraient point aller plus loin, car elles sont revêtues d’un vert mêlé qui fait un fort bel effet, et d’ailleurs d’une grande fertilité[4]. »

Comparons maintenant le trait, le ton, la couleur de Chateaubriand en face du même modèle :

« … En errant par la ville au hasard, je suis arrivé, le soir, à une place qui offre un point de vue admirable sur la vallée. Les blés mûrs ressemblaient à une grève immense, d’un sable plus ou moins blond. L’ombre des nuages parsemait cette plage jaune de taches obscures, comme des couches de limon ou des bancs d’algues : vous eussiez cru voir le fond d’une mer dont les flots venaient de se retirer.

« Le bassin de la Limagne n’est point d’un niveau égal : c’est un terrain tourmenté, dont les bosses, de diverses hauteurs, semblent unies quand on les voit de Clermont, mais qui, dans la vérité, offrent des irrégularités nombreuses, et forment une multitude de petits vallons au sein d’une grande vallée. Des villages blancs des maisons de campagne blanches, de vieux châteaux noirs, des collines rougeâtres, des plants de vignes, des prairies bordées de saules, des noyers isolés qui s’arrondissent comme des orangers, ou portent leurs rameaux comme les branches d’un candélabre, mêlent leurs couleurs variées à la couleur des froments. Ajoutez à cela tous les jeux de la lumière.

Intérieur de la cathédrale de Clermont-Ferrand. — Dessiné sur place par Hubert Clerget.

« À mesure que le soleil descendait à l’occident, l’ombre coulait et envahissait la plaine. Bientôt le soleil a disparu ; mais baissant toujours et marchant derrière les montagnes de l’ouest, il a rencontré quelque défilé débouchant sur la Limagne ; précipités à travers cette ouverture, ses rayons ont soudain coupé l’uniforme obscurité de la plaine par un fleuve d’or. Les monts qui bordent la Limagne au levant retenaient encore la lumière sur leur cime ; la ligne que ces monts traçaient dans l’air se brisait en arc dont la partie convexe était tournée vers la terre. Tous ces arcs, se liant les uns aux autres par les extrémités, imitaient à l’horizon les sinuosités d’une guirlande, ou les festons de ces draperies que l’on suspend aux murs d’un palais avec des roses de bronze. Les montagnes du levant, dessinées de la sorte et peintes des reflets du soleil opposé, ressemblaient à un rideau de moire bleue et pourpre ; lointaine et dernière décoration du pompeux spectacle que la Limagne étalait à mes yeux[5]. »

Chateaubriand n’a pas indiqué, et l’on chercherait en vain dans Clermont le point précis d’où il contempla et peignit ce merveilleux tableau. Mais quiconque ira, au déclin du jour, du Jardin des plantes à la place Poterne, par les boulevards qui les unissent, en savourant leurs belles perspectives et en les complétant l’une par l’autre, sera amené à répéter mentalement cette page du grand écrivain « que tous ceux qui marchent dans les voies de ce siècle ont rencontré à la source de leurs études[6]. » Aujourd’hui, après deux ans écoulés, je n’ai qu’à la relire pour raviver dans mes souvenirs la fraîcheur de mes impressions premières et l’image colorée des grands paysages clermontois.

Bourgade gauloise, contemporaine de Gergovie et entourée d’un bois sacré, ainsi que pourrait le faire supposer son nom latinisé Nemosus ou Nemetum ; héritière de l’importance de l’oppidum, condamné sous l’administration romaine ; baptisée et agrandie par Auguste ; dotée par ce prince et par ses successeurs d’un capitole, d’un forum, de temples et de théâtres ; puis, au moment de la chute du vieux monde, dernier asile ouvert dans le

centre de la Gaule aux arts, aux mœurs, aux lois de la
Carte du groupe central des Puys de Dôme, à l’échelle de 1/20, 000.
société romaine, la ville de Clermont, contrairement

à tant de cités de la vallée du Rhône et du Languedoc, n’a conservé aucun de ses monuments antiques. Mais on ne saurait s’en étonner lorsqu’on se rappelle les récits des vieux chroniqueurs de la conquête franke et de l’invasion sarrasine.

Dès l’année 532, Théodorik, l’un des quatre fils et successeurs de Chlodowig, dit aux Ripuaires qui formaient sa truste ou horde : « Suivez-moi dans la contrée des Arvernes ; c’est un pays ou vous prendrez de l’or et de l’argent autant que vous pouvez en désirer ; où vous enlèverez en abondance des troupeaux, des esclaves et des vêtements. Et les Ripuaires suivirent leur chef sur les terres des Bituriges et des Arvernes, et firent payer rudement à ceux-ci la résistance qu’ils avaient opposée à la première invasion (celle de Chlodowig après la bataille de Vouglé). Tout fut dévasté dans ces deux provinces ; les édifices civils et religieux furent rasés jusqu’au niveau du sol. Les jeunes femmes, leurs enfants et les adolescents traînés, les mains liées, à la suite du bagage, furent emmenés au loin et vendus comme esclaves. Rien ne fut laissé à ceux des habitants qui ne périrent pas par le glaive, si ce n’est la terre seule que les barbares ne purent emporter[7]. »

Rue des Gras, à Clermont. — Dessinée sur place par Hubert Clerget.

Deux siècles après, date pour date, le torrent d’hommes et de chevaux, issu du fond de l’Arabie à la voix de Mohammed, et grossi par les contingents de l’Atlas et du Sahara, déborda de l’Espagne inondée sur le midi et le centre des Gaules. Les volcans éteints de l’Arvernie virent bondir sur leurs pâturages les agiles coursiers de l’Yémen et de la Numidie, et la noble cité d’Auvergne (Urbs Arvernia), « si florissante qu’elle fût redevenue par les soins de ses évêques et les pompes de l’Église, si bien gardée qu’elle fût par l’épée de ses défenseurs, par la hauteur de ses tours, par l’épaisseur de ses murailles, ne put échapper aux ravages de cette horrible tempête. » Elle fut incendiée, et sa cathédrale, bâtie par Namace, neuvième évêque, devint la proie des flammes[8].

Clermont avait à peine eu le temps de sécher ses plaies et de relever ses ruines que son obstination à rester Gallo-Romaine attira de nouveau sur elle la fureur des Francs d’Austrasie et de Neustrie. En 761, conduits par Pepin, qui fondait une nouvelle dynastie, ils passèrent la Loire et ravagèrent l’Aquitaine jusqu’à la contrée des Arvernes dont ils prirent d’assaut et brûlèrent la métropole, faisant périr dans l’incendie une foule d’hommes et d’enfants. « Ils ne rentrèrent dans leur pays que gorgés de butin, pleins de joie et louant Dieu qui les avait guidés dans cette heureuse expédition[9]. »

C’est par ces rudes épreuves et je ne sais combien d’autres du même genre, subies lors des invasions normandes et anglaises, que la cité d’Auvergne apprit à devenir Française. On ne saurait donc s’étonner si, robée, arse et courrue tant de fois, elle ne conserve aujourd’hui que des débris pulvérisés du temps où elle était Gauloise et Romaine. Cependant, suivant Savaron, « on ne peut y fouiller dans la terre que l’on ne trouve des antiques, des médaillons, des urnes, des inscriptions romaines et chrétiennes, des fragments de thermes, d’aqueducs, des marbres et des poteries d’une merveilleuse rougeur et polissure, et autres monuments d’antiquité[10]. »

Ces vénérables restes, grossis des contingents fournis par deux siècles de fouilles, forment aujourd’hui la portion la plus intéressante du musée de la ville. C’est là que j’ai passé de bonnes heures à les contempler.

Quand sous les hautes ogives de la cathédrale, et sous les voûtes de Notre-Dame du Port, — en face des lignes sévères de Saint-Eutrope se profilant avec la netteté et les tons de l’acier sur les verts coteaux de Chanturges, — devant les merveilleuses découpures de pierre de la fontaine du cardinal d’Amboise, le touriste aura analysé, comparé les mérites relatifs des styles byzantin, roman, gothique et de l’art de la Renaissance ; — quand il aura salué avec respect les maisons où vécurent Savaron et Pascal, puis sur la place de Jaude la statue de Desaix, le sultan juste ; — enfin lorsqu’il aura constaté, sous l’exploitation un peu puérile des eaux incrustantes de Saint-Allyre, le mode de formation de ce travertin qui joue un si grand rôle en géologie, — le touriste consciencieux n’aura pas tout vu dans Clermont ; c’est au musée qu’il devra venir faire sa visite d’adieu à la cité et résumer les impressions qu’il y aura puisées.

La rue des Grottes à Royat. — Dessin de Thérond d’après une photographie.

Réunion de collections particulières, amassées à grands frais de patience et de savoir, d’argent et de temps, puis léguées pieusement à la ville, cet établissement, organisé, classé avec un soin infini par le plus érudit de ses généreux donateurs[11], offre, à l’amateur d’antiquités et d’archéologie, des échantillons aussi nombreux que variés de la sculpture de l’époque romaine, des fragments d’architecture des dix ou douze premiers siècles, des tombeaux des temps mérovingiens et des objets du moyen âge, émaux, ivoires, reliquaires, armures, qui rappellent les salles de l’hôtel de Cluny. Dans la galerie de peintures, ornée de cent cinquante toiles au moins, l’artiste en remarquera quelques-unes que le Louvre pourrait envier[12]. Mais je recommanderai surtout, à quiconque se préoccupe des origines de notre patrie et de la philosophie de l’histoire, de s’incliner sur les vitrines consacrées aux antiquités gauloises ; il n’y contemplera pas sans intérêt des médailles d’or et d’argent datant de la grande lutte des Gaules contre Jules César et conservant encore les noms et les traits de quelques-uns des chefs des armées de l’indépendance ; puis tout à côté, des lames de glaives brisés, des objets de bronze et de fer, débris de l’attirail de guerre des cavaliers et des chevaux, puis encore, en nombre infini, des haches de jade ou de serpentine, des casse-têtes en basalte, des poignards et des pointes de flèches en silex, — armes de la plèbe et de l’infanterie gauloise.

Qu’à ces dernières et modestes reliques des vieux âges, nul bouillant adepte de l’archéologie antédiluvienne, ne cherche à appliquer les théories fraîchement écloses au fond des couches alluviales de Moulin-Quignon et des grottes d’Aurignac. Les spéculations enfantées par l’âge de pierre n’ont rien à faire ici ; toutes ces armes, tous ces objets, si différents qu’ils puissent être par la matière première, sont de même date et de même origine ; le même heurt de charrue, le même coup de houe à essarter, les a exhumés de la couche commune où ils reposaient pêle-mêle depuis les grands jours de la lutte contre Rome, sur le plateau historique de Gergovie, et depuis une époque bien plus rapprochée sans doute, dans les camps de Corent et des Chazaloux. Je serais désolé que cette assertion dérangeât quelque système préconçu ; mais les théories doivent plier devant les faits.

Le musée comprend en outre des galeries d’histoire naturelle où j’ai vu de précieux échantillons des roches et minéraux de l’Auvergne. Mais les plus curieuses, les plus complètes collections de ce genre, sont à deux pas de là, dans la demeure du savant professeur H. Lecoq, dont la porte, du reste, comme celle de M. Bouillet, est toujours ouverte à qui vient y frapper au nom de la science.

Ma plume vient de réunir deux noms dont Clermont peut s’enorgueillir, à bon droit, car depuis quarante ans les hommes qui les portent, toujours âpres à l’étude, toujours jeunes de verdeur et de dévouement scientifique, continuent dans ses murs la tradition de savoir et d’honneur qui a bien rarement fait défaut à la vieille Auvergne depuis les jours de Sidoine Apollinaire et de Grégoire de Tours.


IX

Royat et sa vallée. — Le Puy de Dôme et son cortége de volcans. — Le Malpays de la France centrale — Les puys de Pariou, Chopine et de Côme. — Coulées de lave de celui-ci. — Le camp des Chazaloux. — Les fonderies de Pontgibaud.

« C’est une chose agréable que la conversation ; mais il faut un peu de promenade au bout, et je ne trouve rien de plus doux que de prendre un peu l’air de la campagne après avoir passé plusieurs heures d’entretien dans la chambre. »

Ainsi s’exprime Fléchier, montant en carosse avec de belles dames, « pour aller visiter la source des fontaines de Clermont, qui est une des curiosités du pays. » Et je suis de son avis. Aussi, — après une conversation de table d’hôte, bruyante autant qu’instructive, avec des négociants et des spéculateurs, attirés à Clermont, de la plaine et de la montagne, par la fascination des chances de gains, prêtes à éclore, à la grande foire d’août qui s’ouvrait le lendemain[13], — je m’empressai de suivre l’exemple du docte abbé (autant du moins que le permettaient les dissemblances de son siècle et du nôtre) et je pris le chemin de Royat, non en carosse peuplé de conseillères et de présidentes, mais sur l’impérial d’un omnibus à vingt-cinq centimes, qui de six heures du matin à dix heures du soir, dans la belle saison, ne cesse d’accomplir son évolution démocratique entre le chef-lieu du département et les bains de Royat ou plus correctement de Saint-Mart.

À l’époque de Fléchier, il n’y avait ici « qu’un ancien bain ruiné, encore rempli d’eau et si chaud qu’on ne pouvait quasi en approcher. » Ces ruines, dont une partie remontent jusqu’aux Romains et plus haut encore, déblayées il y a quelque vingt ans, ont été remplacées récemment par un magnifique édifice, et à l’établissement thermal de Saint-Mart il ne manque maintenant que quelques améliorations de détails pour en faire un des plus florissants et des plus fréquentés de la France.

Au premier rang de ces desiderata, je placerai l’ouverture de quelques sentiers, dirigés vers les sites intéressants, à titres divers, que renferment le voisinage immédiat des Thermes, et surtout donnant, ce qui n’existe pas aujourd’hui, un libre accès dans le pittoresque ravin que la Tiretaine a creusé entre Saint-Mart et Royat, dans l’épaisse coulée de lave, dont une des dernières éruptions du volcan de Gravenoire a barré son cours et comblé sa vallée.

C’est dans cette lave, épaisse de 21 mètres, qu’au fond d’une excavation naturelle, mais emménagée par l’industrie du fontainier en regard artificiel, jaillissent les sources qui alimentent Clermont de l’eau la plus pure. Un peu plus haut et dans la même paroi s’arrondit également la grotte dite du Lavoir, si connue par les innombrables descriptions qu’elle a inspirées aux prosateurs et aux poëtes et par les prétendues reproductions qu’en ont tentées les arts graphiques. Quant à moi je me suis arrêté longtemps sous sa voûte aux pendentifs de basalte, brodés de lichens bleuâtres et de verts capillaires, — devant ses sept jets intarissables projetant dans l’ombre des reflets irisés, et déversant dans un bassin tout noir leur cristal scintillant ; je me suis assis en face du lierre allongeant ses guirlandes sur les angles saillants de l’entrée ; et dans ses détails comme dans son ensemble, cette œuvre commune du feu et de l’eau, ne m’a prouvé que l’impuissance du crayon, du burin et même du pinceau à rendre certains effets d’ombre et de lumière. Et voilà pourquoi la planche qui devait offrir à mes lecteurs l’image de la grotte de Royat gît, à l’heure où j’écris, pelotonnée au fond de ma corbeille aux rebuts, en dépit du nom très-estimable dont elle est signée et des frais qu’elle a coûtés à mon éditeur.

En amont de Royat, la coulée moderne de Gravenoire s’atténue et plonge sous un verdoyant tapis ; la vallée de la Tiretaine s’élargit et se creuse en berceau. Ce n’est plus un ravin, c’est un verger ; mais un verger excavé de plusieurs centaines de mètres entre des pentes de granit et de basalte, revêtues elles-mêmes jusqu’à leurs cimes d’arbres et de gazon. Pendant une heure au moins, nous l’avons remontée, comme on parcourt en rêve une création de Bernardin ou de Lamartine ; nous confiant au hasard capricieux des petits sentiers perdus dans les grandes herbes humides, émaillées de pâquerettes auréolées, de narcisses blancs et de renoncules jaunes, et nous écartant bien souvent de la ligne droite, pour voir sourdre ou bondir du sein d’une roche moussue quelque cascatelle, dont le lointain murmure nous avait séduits.

Quand l’administration des bains de Saint-Mart sera parvenue à ouvrir pour ses malades quelques voies praticables à travers ce paradis ; quand ils pourront, sans trop de fatigues, sans risquer de se mouiller jusqu’à mi-corps dans la prairie, ou de se rompre les pieds sur les corniches des rampes latérales, aller savourer le lait frais et aromatique de Fontanat, ou respirer les arômes résineux des bois de Solagnat et du Creux-d’Enfer, ce jour-là elle aura fondé sur des bases solides la prospérité de ce bel établissement, dont les actions, que j’ai trouvées en baisse, pour parler le langage moderne, seront dès lors cotées au même taux que celles de Plombières et de Vichy.

Une fraîche allée de frênes unit les deux hameaux de Fontanat et de la Font-de-l’Arbre, où nous vîmes la plus haute source de la vallée ; puis, ayant franchi un peu plus loin la grande route de Clermont à Bordeaux, nous nous trouvâmes, presque sans transition, sur le plateau des Dômes, en face du Grand-Puy.

À l’aspect de cette masse, imposante par l’angle qu’elle soustend avec l’horizon et par l’escarpement de ses pentes qui ne s’infléchissent sur aucun point de son contour au-dessous de quarante-cinq degrés, et se relèvent souvent jusqu’à soixante ; aux premiers regards jetés sur l’espace qui nous en séparait encore, zone sauvage dont la maigre végétation de genêts et de bruyères ne voile qu’à demi le sol de pouzzolane, tout mamelonné de scories, je sentis surgir du fond de ma mémoire l’image du Jorullo et de ces malpais ou champs phlégréens, qui pétris, injectés, boursouflés par les flammes et les vapeurs souterraines, forment la base du volcan mexicain, depuis l’heure où, dans la nuit du 28 au 29 septembre 1759, il se souleva tout entier du fond de l’abîme de feu, comme un fantôme noir (bulto negro).

J’avoue que ce ne fut pas sans efforts et sans peine que je parvins à m’abstraire de cette réminiscence évoquée de par delà l’Atlantique, et que pendant les trois jours que je passai sur les cimes, le long des flancs ou dans les cratères du groupe central des Dômes, elle me revint plus d’une fois à l’esprit comme une échelle de proportion applicable aux objets que j’avais sous les yeux ; comme un trait d’union reliant à travers d’incalculables siècles, les phénomènes d’hier, à ceux dont je foulais les vestiges sans date.

Pour atteindre le sommet qui a donné son nom à toute la chaîne, nous suivîmes un sentier tracé par les pluies et les troupeaux, à travers un col étroit, resserré entre les flancs du grand cône et l’amas de scories et de cendre, qui porte le nom de Petit-Puy de Dôme. Ce volcan d’éruption, entièrement différent de son colossal voisin, et par la forme et par la substance, n’a de régulier que son cratère, auquel ses contours arrondis comme au compas, et tapissés d’un épais gazon, ont valu des bergers de la montagne l’appellation de Nid de la Poule. Jusqu’au niveau de cette pastorale bouche ignivome, l’ascension du grand Puy n’offre aucune difficulté. Il n’en est pas de même à partir de ce point. La déclivité de sa pente, son revêtement serré d’herbes fines et de plantes grasses, ainsi que la vivacité de l’air ambiant, rendent l’accès de cette cime plus pénible que celle de beaucoup d’autres bien plus élevées, mais qui doivent à l’ampleur de leurs bases et de leurs contre-forts un isolement dans l’atmosphère moins absolu que celui du Puy de Dôme.

Chateaubriand rend en ces termes l’impression que lui a laissée cette ascension : « Je suis allé au Puy de Dôme par pure affaire de conscience ; la vue du haut de cette montagne est beaucoup moins belle que celle dont on jouit de Clermont. La perspective à vol d’oiseau est plate et vague ; l’objet se rapetisse dans la même proportion que l’espace s’étend. »

Sentant et écrivant en artiste, Chateaubriand a raison ; au point de vue scientifique, il a tort. Les chances d’une existence errante ont pu placer sous mes yeux de plus beaux panoramas que celui-ci ; mais jamais de plus curieux. Toute l’orographie de l’Auvergne, vivante et colorée, se déploie au-dessous et autour de nous. Depuis les masses bleuâtres, indiquant les contours lointains du Cantal, par-dessus les noires dentelures du Mont-Dore, jusqu’aux éminences qui entourent le Gour de Tazana, l’œil peut suivre les traces du feu souterrain qui a modelé le noyau autour duquel s’est constituée la France.

La cime que nous foulons forme le centre du grand bombement granitique dont la voûte, crevassée, à une des dernières heures géologiques de la terre, notre mère, a donné naissance à soixante-quatre volcans, alignés dans l’axe du grand Puy. On peut les dénombrer de son sommet : trente-neuf au nord, vingt-cinq au sud, une vingtaine d’autres hérissent encore les escarpements qui bordent le bassin de l’Allier, et, lorsqu’au delà de leurs crêtes, au delà des verdoyantes concavités de la Limagne, l’œil, arrêté à l’orient par les montagnes de la Loire, se tournera du côté opposé et s’égarera dans les lignes indécises des collines de la Creuse, estompées et bleuies par l’éloignement, il faudra avouer qu’il est rarement donné à l’homme de contempler une plus grande scène.

La plupart de ces volcans sont pourvus d’un cratère, quelques-uns même en ont plusieurs encore bien conservés. Cinq seulement, et parmi ceux-ci le grand Puy de Dôme lui-même, semblent n’avoir jamais fourni d’évents ou de cheminées aux émanations du foyer central. Ce sont de simples boursouflures d’une pâte minérale, poussée hors de l’écorce du globe par des vapeurs élastiques et brûlantes, et que sa nature particulière a mis à l’abri des affaissements et des crevasses lors de son refroidissement. Il en est résulté une roche blanche, légère, avide d’eau, rude au toucher. Baptisée du nom de Domite, d’après son gisement principal, elle a été depuis soixante ans, parmi les géologues, l’objet de divisions qu’ils eussent facilement évitées en songeant à combien de résultats divers on peut arriver en variant le dosage et le degré de calorique des mêmes bases chimiques.

Cette idée, trop simple, sans doute, pour être scientifique, m’est venue tout naturellement après quelques heures passées sur les flancs du Puy Chopine. Issu à l’extrémité nord de la ligne jalonnée par les bouillonnements de la matière domitique, il en contient à son centre un jet puissant, entre deux couches presque verticales de granit non altéré et de basalte pur, et témoigne ainsi dans sa masse bréchiforme des nombreuses transformations que les agents volcaniques, à l’œuvre dans le sein de la terre, peuvent faire subir à la roche primitive.

L’homme a-t-il été témoin de ces grandes manifestations des énergies intérieures de notre planète ? Cette question que nul ne peut se dispenser de faire en face de ces volcans éteints, en éveille immédiatement une autre au fond de la pensée : la communication de tous ces évents avec le foyer central est-elle si bien fermée qu’elle ne puisse se rouvrir ? Un soir, ayant remonté pendant deux lieues la coulée de laves du Pariou, nous pénétrâmes avec sa couche de scories fraîches et noires comme du machefer de forge, jusque dans le double creuset qui la vomit. Il y a là, comme au Vésuve, deux volcans concentriques : la Somma et le cratère moderne. Après avoir contourné l’arête étroite, vive et sans brèche de ce dernier ; après avoir glissé le long de ses parois, hautes de 95 mètres, toutes luisantes et mouchetées encore de vitrifications et de cristaux déposés par la matière en fusion, il nous a été impossible de ne pas nous demander si, lorsque Spartacus et ses compagnons, au début de leur sainte entreprise (an 73 av. J. C.), vinrent chercher un asile dans la bouche béante du volcan napolitain, ceinte de vignobles et frangée de pampres verts, ce gouffre avait un aspect plus formidable que celui-ci, et si la flamme sous son pavé dormait depuis moins de temps que sous la masselotte qui nous portait ?…

Le Pariou pourtant n’est ni le plus beau, ni le plus puissant des volcans de ce groupe ; à l’ouest, et tout près de lui, se dresse le puy de Côme qui le dépasse par la hauteur et la régularité de son cône, ainsi que par la masse énorme de lave épanchée de son sein. Une seule de ses coulées a rejeté d’une lieue dans l’ouest le cours entier de la Sioule et couvre plus de 16 kilomètres carrés. (V. la carte t. XIII, p. 111.)

C’est une des plus raboteuses cheires des Dômes. Nous nous sommes hasardés, non sans difficultés et sans risques, sur sa surface, et elle ne nous a présenté qu’un mélange de rochers calcinés et de scories, de blocs anguleux d’un basalte compacte, projetés, entassés confusément, comme des glaçons, après une tempête de l’Océan polaire.

Vue de la vallée de la Sioule et de la Cheire de Côme. — Dessin de Hubert Clerget d’après nature.

Et pourtant, dans cet enfer, des hommes ont vécu ! À une époque ignorée, il a été un refuge, sinon un berceau pour une tribu, un clan de l’Arvernie ; car à nul autre peuple qu’à la vieille race gauloise on ne peut attribuer l’étrange cité, qui, dans l’angle nord-est de la cheire de Côme, à une lieue de Pontgibaud, dort morte, mais encore debout, et pendant si longtemps oubliée que les villageois d’alentour n’en connaissent pas les chemins, et que l description qu’en fit pour la première fois, au commencement de ce siècle, un membre de l’Académie de Clermont, ne souleva guère moins d’étonnement que n’en fit naître, à la même époque, la découverte des monuments du Scioto et des bords de l’Ohio.

Le plan (p. 270) que M. Bouillet a bien voulu nous permettre d’emprunter à l’atlas de sa Statistique monumentale du Puy-de-Dôme, et dont nous avons constaté sur les lieux l’irréprochable exactitude, donnera à nos lecteurs une idée plus parfaite du Camp des Chazaloux que ne pourrait le faire une longue description. Nous avons suivi pas à pas le développement de ce retranchement barbare sur le dos même de sa muraille en pierres sèches. Il mesure encore six à sept pieds de large, deux mètres de hauteur à l’intérieur, et a pu en avoir le double ou le triple à l’extérieur, grâce à la profondeur des ravins naturels qui lui servaient de fossés. Il renferme encore plus de soixante cases debout, comme lui bâties sans mortier. Toutes aussi ont perdu leurs toitures qui, selon l’usage gaulois, ne consistaient qu’en bois, chaume ou terre battue, et se sont effondrées depuis longtemps sur leurs foyers éteints. Les portes principales de l’enceinte correspondaient avec les extrémités de son grand axe, et devant chacune d’elles des constructions carrées semblent avoir tenu lieu des avancées ou des cavaliers de nos places fortes modernes. Des issues plus cachées conduisaient dans l’un des ravins où de dessous la lave jaillit une petite source, dont l’existence n’a pas été sans doute sans influence sur le choix que des créatures humaines ont fait de ce lieu de refuge. Comme si tout devait y être étrange, ce filet d’eau qui ne vient au jour, en hiver, qu’entouré de vapeurs tièdes, s’échappait quand je le visitai (le 20 août,

par une atmosphère torride), d’un orifice hérissé
Le Puy de Dôme vu du nord de la Baraque. — Dessin de Jules Laurens d’après nature.
d’aiguilles de glace, et les mousses qui tapissent ses bords

étaient couvertes de gelée blanche. Un courant d’air, comprimé dans les flancs de la lave, et accompagnant la sortie de l’eau avec une violence qui croît en raison de l’excès de la température du dehors sur la sienne, donne l’explication de ce phénomène que l’on peut reproduire artificiellement dans tous les cabinets de physique.

Pendant combien de temps, à combien de reprises cette petite source a-t-elle servi aux besoins des hommes et des troupeaux retirés dans le retranchement voisin ? À combien de larmes et de sang s’est-elle mêlée avant de retomber dans sa solitude native ? Nul ne peut le dire. L’appellation de Chazaloux attachée à cette localité ne répond à aucune étymologie ; celle de camp des Sarrasins que les pâtres des environs s’obstinent à lui donner également, est moins un certificat d’origine qu’une vague réminiscence, sans doute, de l’abri que ce repaire fortifié offrit aux riverains de la Sioule lors de l’invasion des Arabes, dont les coursiers, certes, n’ont pu piétiner la cheire de Côme. Je croirais volontiers que bien avant cette époque et depuis, dans les siècles qui s’écoulèrent entre l’insurrection des Bagaudes et les révoltes des paysans au quatorzième siècle, le vieux retranchement celtique a dû servir de refuge à plus d’une bande d’opprimés et d’outlaws ; de la même manière que, de mes premiers regards d’enfant, aux jours les plus sombres de notre histoire moderne, au lendemain de Waterloo, j’ai vu un camp dit de César, perdu au fond des bois de la Haute-Saône, abriter l’intraitable désespoir d’indomptés partisans et de généreux proscrits.

On ne peut savoir également à quelle époque le taillis de chênes qui ajoute déjà une ombre nouvelle à l’ombre que les siècles ont étendue sur cette vieille citadelle de nos premiers ancêtres, a commencé à germer dans son pavé de lave, dans le sol de ses cabanes et jusque dans les interstices de ses murailles ; mais on prévoit plus aisément l’époque où l’action continue des racines, l’élaboration des sucs végétaux et la décomposition annuelle des feuilles et des graminées, exerceront sur le tout un double travail de sape et d’enfouissement, et finiront par recouvrir les reliefs saillants et les lignes anguleuses du camp des Chazaloux d’un linceul de gazon, largement ondulé comme la surface d’un cimetière abandonné.

À défaut des générations humaines, toujours oublieuses, la nature a doté ce lieu d’un point de repère : près de l’entrée du fort qui regarde l’ouest, un grand sapin, le seul de toute la cheire de Côme, et dont quelque rafale des montagnes a apporté de loin la semence, élève sa flèche pyramidale et quasi funéraire. Je me suis arrêté sous sa robuste ramure, à contempler la scène étrangement sauvage qu’elle domine, et venant à rêver aux caprices de la renommée, distribuant un peu au hasard, aux monuments comme aux hommes, ses faveurs ou ses dédains, je m’y serais oublié plus longtemps encore sans l’anxiété de notre guide, qui à plusieurs reprises nous signalait l’imminence d’un orage formé dans les gorges du mont Dore et se précipitant le long du verdoyant bassin de la Sioule avec la rapidité d’un train lancé à toute vapeur. En effet, nous eûmes beau hâter le pas, la nuée ne tarda pas à nous atteindre et à nous envelopper dans une véritable avalanche d’eau, sillonnée de tonnerres et d’éclairs.

Rentrés à Pontgibaud dans l’état le plus piteux, nous n’avions rien de mieux à faire que d’aller nous sécher à la gueule brûlante des fonderies de plomb argentifère auxquelles la bourgade doit aujourd’hui son renom et sa prospérité.

Ces usines sont alimentées par des minerais extraits du gneiss et du mica-schiste, à cent ou cent quarante mètres de profondeur. Les principaux gisements se trouvent dans l’étroit défilé où coule la Sioule, près des hameaux de Pranal et de Barbecot, au pied du volcan de Chaluset. C’est là que sont installés les bocards et les ateliers de lavage. Cette exploitation, la première de ce genre que possède la France, après celle de Paullaouen, dans le Finistère, donne annuellement 8 000 tonnes métriques de galène, qui rendent à l’industrie 20 000 kilogrammes de plomb, 1 100 kilogrammes d’argent pur et 110 000 kilogrammes de litharge.


X

Gergovie. — Étude d’histoire et de géologie. — Vercingétorix et César. — Un humble observateur et M. Poulett-Scrope.

Si l’on sort de Clermont par l’extrémité méridionale de la place de Jaude, le premier embranchement que projette à gauche la nouvelle route de Bordeaux, ne tarde pas à pénétrer dans un terrain bombé, dont les parois révèlent au premier abord le caractère volcanique. C’est en effet une coulée de lave, une des dernières, la dernière peut-être qui soit issue de l’officine immense qui a soulevé les Dômes. Vomie par le puy de Gravenoire, elle est de la nature de toutes les laves modernes de la Sicile et de Naples, bulbeuse, scoriacée, pleine de cendres et de pouzzolane. La main de l’homme, aidée du concours des eaux courantes et atmosphériques, a fini par la transformer en un sol maintenant couvert de vignobles et qui fait la fortune des populeuses communes de Beaumont et d’Aubières, en rivalisant de fertilité avec les pentes bien connues de l’Etna et du Vésuve.

Les sources abondantes qui, à quatre et cinq mille mètres de distance, à l’Oradou, à Montjoly comme à Royat, s’échappent des extrémités de cet immense torrent de matière ignée, semblent indiquer qu’il s’est épanché sur une puissante nappe d’eau. Mais la masse de liquide chargé de principes saccharins, alcooliques et taniques que distillent ses flancs par l’intermédiaire des ceps de vigne, paraît également inépuisable. C’est à ce point, qu’en temps de récoltes moyennes, les buveurs les plus altérés sont admis, m’assure-t-on, dans les celliers de Beaumont et d’Aubières, à raison de 20 centimes, non par litre, mais par heure de consommation !!! On me dit encore qu’en 1848 ces fils des vieux Gaulois n’employaient que du vin à l’arrosage des jeunes arbres de la liberté. Les malheureux ! ils ne se doutaient pas qu’ils en calcinaient les racines !

Immédiatement au sud de Beaumont la petite rivière d’Artières, fortement encaissée entre des prairies ombreuses et de plantureux vergers, contourne la base du puy de Montrognon, éminence conique surmontée d’une ruine féodale. En gravissant jusqu’à celle-ci je suis tout étonné de trouver deux pans de murailles effrangées et largement espacées, à la place de la tour ronde que l’œil croit voir des boulevards de Clermont. Ce sont les restes d’une forteresse bâtie en 1196 par le premier dauphin d’Auvergne et démantelée en 1634 par Armand Duplessis, le grand démolisseur. Ses fondations ont pour base un faisceau de prismes basaltiques qui peut donner une juste idée de ce phénomène volcanique auquel la science contemporaine a adapté le nom étranger de Dyke. Ce faisceau ne repose pas, comme l’affirme un géologue anglais, sur les couches horizontales du calcaire déposé aux époques éocène et miocène par le grand lac d’eau douce qui baignait alors les berges orientales du plateau des Dômes ; il a surgi au jour des profondeurs ignées du globe, à travers ces mêmes couches, en les soulevant circulairement autour de lui. L’inclinaison de ces couches, leurs fractures au sommet et à la base du cône expliquent parfaitement le mode de formation de son noyau, et pour voir dans ce jet vertical de basalte un fragment isolé d’une immense coulée horizontale qui antérieurement à des siècles incalculables d’érosion se serait étendue du cratère du puy de Berzé à l’extrémité orientale de Gergovie par-dessus les puys Giroux, de Jussat et de Risoles[14], il faut être, par système, adversaire intraitable de toute espèce de soulèvement ; or, j’avoue humblement que je ne le suis pas.

Pour gravir le cône de Montrognon nous avions laissé notre voiture à Beaumont sur les bords de l’Artière, nous la retrouvâmes au bourg de Romagnat devant la grille d’un beau parc moderne qui domine de ses grands ombrages le petit et verdoyant vallon qu’arrose le ruisseau de Clémençat. À l’autre extrémité de Romagnat, le lit d’un ravin profond, rugueux, offre aux piétons un sentier d’un pénible parcours pour atteindre le col des Goules, seul nœud qui rattache le plateau tabulaire de Gergovie au massif des Dômes. Mais nous savions qu’à la hauteur du village d’Opmes une voie carrossable avait été ouverte en 1862 à travers les hauteurs de Risoles, pour l’Empereur Napoléon III, alors qu’en vue de l’histoire de César il était venu visiter Gergovie. Nous la suivîmes ; ses courbes et ses rampes ont été si bien ménagées sur son développement de deux mille mètres qu’il ne fallut pas à notre lourde calèche de louage plus d’un quart d’heure pour le franchir et nous déposer sur le plateau même, entre deux amas de décombres qui marquent, à ce que croient les explorateurs les plus récents, l’emplacement d’une porte de l’antique oppidum.

Dût l’esprit sceptique et railleur de notre temps s’exercer aux dépens de ma faiblesse, j’avoue n’avoir pas foulé sans émotion ce sol hanté de vieux souvenirs.

Je ne connais pas d’ailleurs de site plus étrange. Sa forme, sa grandeur, son élévation au centre d’une ellipse immense dont tous les rayons viennent converger sur ses escarpements, ont dû frapper vivement l’imagination des premiers groupes d’hommes qui s’établirent autour de lui. Si de bonne heure la Limagne fut le cœur et la moelle des Gaules, Gergovie en fut l’acropole naturelle.

Son sommet élevé de sept cent quarante mètres environ au-dessus du niveau de la mer, de trois cent quatre-vingts au-dessus de la plaine, forme un plateau de plus de cinq cents mètres de large sur environ quinze cents de long ; mais un cordeau tendu de l’arête occidentale à l’arête orientale du plateau mesurerait à peine quatorze cents mètres ; le surplus est le résultat de la courbure du sol, légèrement excavée en berceau. « Son versant septentrional et celui de l’est présentent des pentes tellement abruptes qu’elles défient l’escalade[15]. » Le versant sud, au contraire, s’étage en un immense escalier, dont les gradins forment comme des terrasses légèrement inclinées vers la plaine.

L’obscurité dont les commentateurs ont si souvent accusé la concision des Commentaires de César, au sujet de Gergovie, n’existe en réalité que pour ceux qui n’ont pas visité sérieusement la vieille forteresse gauloise.

César, qui ne pouvait penser à l’investir avec six légions incomplètes présentant tout au plus 30 000 combattants, n’a pu également songer à l’assaillir que par le seul côté accessible : le sud.

Ce fait a été, du reste, surabondamment démontré par l’impérial écrivain dont nous venons de citer un passage et auquel sa position souveraine a permis de faire opérer sans interruptions et sans obstacles, autour de Gergovie, des recherches et des fouilles interdites aux facultés des vulgaires archéologues.

Aussi, lorsque nous eûmes fait lentement, par l’ouest et le nord, le tour de la montagne, en côtoyant le long de ses arêtes les débris concassés de ses antiques murailles ; — lorsqu’après avoir interrogé çà et là les monceaux pulvérisés de basalte et de poterie, dont les lignes, prolongées perpendiculairement au petit axe du plateau, semblent comme les vertèbres désagrégées des ruelles gauloises, nous eûmes atteint l’angle sud-est de l’oppidum, — il nous fut facile d’analyser à notre tour le texte de César : nous embrassions d’un regard le théâtre des scènes décrites au septième livre de ses commentaires.

Peut-être, remontant à dix-neuf siècles des jours actuels, pourrait-on, sans trop d’efforts archaïques, sur ce plateau froid, nu, ondulé par des sillons de débris comme un cimetière dévasté, évoquer les ombres des anciens jours, et, leur restituant l’apparence et les formes de la vie, grouper dans une vision rapide les êtres et les choses qu’il réunit à l’heure solennelle, où tous les clans de l’Arvernie, hommes, femmes, enfants, vieillards, poussant devant eux leurs troupeaux et chargés de leurs richesses rustiques, y accoururent pour triompher d’un inique envahisseur ou mourir libres, en vue de leur terre natale, de leurs bois sacrés et des cimes mystérieuses de leurs vieux volcans.

Mais cette tentative m’entraînerait bien au delà des limites imposées à ce récit ; rentrons dans le cadre des Commentaires.

César, ayant reconnu la place, désespéra de l’enlever de vive force et ne crut pas pouvoir en faire le siége avant d’avoir tranché la question des subsistances en sa faveur et contre l’ennemi.

Vercingétorix, d’autre part, avait assis son camp sous l’oppidum, entre les remparts et un second mur, de six pieds de hauteur qui, suivant à mi-côte une des corniches naturelles de la montagne, faisait complétement le tour de celle-ci.

« … Les troupes gauloises, rangées par ordre de nations à de faibles distances l’une de l’autre, occupaient toutes les hauteurs et présentaient un aspect terrible. Tous les jours, au lever du soleil, les chefs qui formaient le conseil du généralissime se rendaient près de lui, soit pour les communications à faire, soit pour les mesures à prendre ; et lui, ne laissait pas s’écouler de jour sans essayer le courage et la valeur des siens, en faisant combattre sa cavalerie, qu’il entremêlait d’archers. En face de la ville, au pied de la montagne, était une colline bien fortifiée et escarpée de tous côtés : en s’en emparant, l’armée romaine ôtait à l’ennemi les moyens de se procurer de l’eau et du fourrage. Ce poste était gardé par une garnison assez faible. César sortit du camp dans le silence de la nuit, et, chassant la garnison avant qu’elle pût être secourue, occupa le poste, y plaça deux légions, et ouvrit d’un camp à l’autre un double fossé de douze pieds, pour assurer la communication contre toute attaque soudaine[16]. »

Chaîne des Dômes, vue de la base du puy Chopine. — Dessin de H. Clerget d’après nature.

Les vestiges de ce petit camp se sont retrouvés sur le plateau de la Roche-Blanche. De là on a pu suivre ceux du double fossé jusqu’aux restes d’une enceinte plus vaste s’étendant entre le cours de l’Auzon et l’ancien lac de Sarlièvre, desséché il y a deux siècles.

Par ces lignes de près de cinq kilomètres de développement, César croyait avoir fermé le seul chemin qui permît à la cavalerie gauloise du plateau l’accès de la plaine, de l’eau et du fourrage. La ruine complète des chevaux et celle des nombreux troupeaux que renfermait l’oppidum ne devait plus être ainsi qu’une affaire de temps.

Mais le temps s’écoula sans justifier les calculs du général romain, dont la position, au contraire, devenait de moment en moment plus critique ; car tout délai multipliait autour de lui les défections et les soulèvements.

« Or, un jour que s’étant rendu à son petit camp, il examinait en face de lui les lignes ennemies, il les vit avec étonnement fort dégarnies de troupes. » Les rapports concordants de ses batteurs d’estrade et d’un certain nombre de transfuges lui apprirent qu’à l’ouest de Gergovie un col étroit et des hauteurs flanquées de bois et d’escarpements difficiles, mais d’un parcours aisé sur leur ligne de faîtes, avaient jusqu’alors garanti les communications de l’oppidum avec l’intérieur du pays, mais que Vercingétorix, craignant que cette position importante n’attirât enfin l’attention et les attaques des Romains, y avait emmené la plus grande partie de ses troupes pour la fortifier[17].

Cette révélation dicte à César un nouveau plan d’attaque : dès le lendemain, à l’aube, il envoie à son extrême gauche une légion et un corps de cavalerie, inquiéter par de fausses démonstrations les travailleurs dont on lui a parlé et tandis qu’il attire ainsi de ce côté l’attention des masses gauloises, il fait passer à couvert tout le reste de son armée dans son camp le plus rapproché de la place, et lance directement sur Gergovie trois légions qu’il appuie de sa personne avec deux autres. En peu d’instants, l’intervalle qui sépare le plateau de la Roche-Blanche des rampes de l’oppidum est franchi, le mur de six pieds forcé, le camp gaulois envahi, et les légionnaires victorieux arrivent avec les fuyards jusqu’aux portes mêmes de la ville.

Alors des cris d’épouvante s’élèvent de l’intérieur ; du haut des remparts des mères de famille jettent aux assaillants de l’argent, des bijoux, de riches étoffes ; et le sein nu, les bras étendus, elles implorent la pitié des Romains pour elles et pour leurs enfants… Pendant ce temps quelques légionnaires escaladaient la muraille.

Mais le bruit du combat, les clameurs de la cité étaient parvenus jusqu’à Vercingétorix. Sa cavalerie lancée à toute bride par le col des Goules vient tomber comme une avalanche sur le flanc de l’ennemi, l’infanterie suit à la course ; les garnisons de l’oppidum et du camp se rallient ; les femmes, honteuses d’avoir tendu aux Romains des mains suppliantes, maintenant debout sur le mur, les cheveux épars, leurs enfants soulevés dans leurs bras, excitent leurs défenseurs de la voix et du geste. Le lieu, le nombre, tout rend le combat inégal, les légions plient ; l’apparition sur leur droite d’un corps d’auxiliaires Éduens, chargé par César d’opérer une diversion, et qu’elles prennent pour une division ennemie, achève de jeter la terreur dans leurs rangs ; elles sont précipitées le long des escarpements de la montagne et rejetées en désordre sur leur réserve. César, posté sur un terrain moins défavorable avec sa fidèle dixième (j’allais dire avec sa garde), couvre avec peine leur retraite dans ses retranchements.

Le Puy de Dôme et la berge occidentale du bassin de la Limagne, vus des hauteurs de Risoles. — Dessin de H. Clerget d’après nature.

Trois jours après il abandonnait ses lignes et mettait l’Allier entre lui et l’armée gauloise, pendant que les têtes sanglantes de sept cents légionnaires et de quarante-six centurions ou tribuns, séchaient sur le couronnement des portes de l’oppidum.

« Ainsi, » dit le plus national de nos historiens, « les défenseurs de Gergovie prouvèrent que l’invincible César pouvait être vaincu[18]. » Le retentissement de ce fait fut immense dans toute la Gaule ; il rallia à la cause de l’indépendance les tribus, les clans, les cités qui hésitaient encore. On peut donc faire dater de cette journée le premier élan des enfants du sol vers cette unité nationale que leurs descendants ne devaient conquérir qu’après dix-neuf siècles de douleurs et d’épreuves, de défaillances et de convulsions.

À ce titre nous regretterons toujours que la statue de Vercingétorix, qui figure aujourd’hui sur le plateau d’Alésia et n’y apparaît guère que comme un trophée enchaîné à la mémoire du conquérant romain, n’ait pas été érigée plutôt sur le point culminant de Gergovie. Là du moins ce bronze colossal n’eût soulevé ni doutes ni ambages, et eût été salué, — par les innombrables regards qui du fond de la Limagne, des plateaux du Forez et des Dômes, des contre-forts du Mont-Dore et du Velay, se tournent chaque jour vers la vieille acropole de la France centrale, — comme un pieux hommage aux origines sacrées de la patrie.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

En échangeant ces pensées et d’autres semblables, nous avions abandonné le plateau aux seuls êtres vivants qui nous y ayons vus, — deux ou trois vipères se traînant au soleil, — et nous suivions, le long de sa pente qui fut le théâtre de l’attaque et de la défaite de César, un chemin accidenté de mauvais pas, praticable tout au plus pour les chars à bœufs et les charrues que la mise en culture de l’antique oppidum attire de loin en loin des habitations riveraines de l’Auzon. Pendant que notre voiture s’y engageait résolûment pour aller nous attendre sur la route d’Espagne à la hauteur de Pérignat, nous nous hasardâmes dans les ravins qui, sillonnant profondément la montagne à l’est du hameau de Merdogne, offrent à l’étude de belles coupes géologiques. Autre sujet de controverses !

Toute la base de Gergovie est formée, comme le fond de la plaine environnante, de strates légèrement inclinées vers l’est, et dont un calcaire blanc marneux forme la substance. Aux deux tiers environ de la hauteur totale, ces couches sédimentaires, évidemment déposées par les eaux douces de la Limagne primitive, sont interrompues par un puissant épanchement de basalte qui les coupe sous un angle fort prononcé et produit dans leurs assises, jusqu’à une assez grande distance de leurs points de contact, autant d’altération que de confusion. Sur ce lit de matières ignées, d’une pâte noire, dense et sonore, sont superposées des couches épaisses de ces mélanges de sables volcaniques, de cendres et de scories auxquels les géologues ont donné le nom italien de peperino, et de tufs ou conglomérats terreux, également vomis par la bouche des volcans ; des strates plus régulières et plus minces de marnes bleues, vertes et blanches, viennent ensuite, et une nappe de basalte tabulaire recouvre le tout.

Plan du camp des Chazaloux, ruines gauloises près de Pontgibaud.

Gergovie n’est donc guère moins remarquable au point de vue de l’histoire de la terre qu’au point de vue de l’histoire de homme ; car la disposition et la nature de ses assises renferment un des problèmes les plus ardus, les plus compliqués de la géologie. Chacune des écoles qui divisent et subdivisent cette noble science en petits cénacles, a cherché à résoudre ce problème par les données absolues de ses systèmes exclusifs.

Tout d’abord, ceux de nos illustres contemporains qui n’accordent pas à notre globe un passé plus dramatique que ne l’est son présent sénile, et qui n’admettent dans l’univers d’autre Dieu que le temps, ne peuvent voir dans le massif de Gergovie que la résultante du jeu régulier de l’eau douce et du feu, qui auraient travaillé alternativement et de concert, sans trouble ni éviction, à combler, celle-ci de ses dépôts sédimentaires, celui-là de ses déjections volcaniques, le bassin lacustre de la Limagne et à en élever graduellement le fond jusqu’au niveau donné par le basalte supérieur du plateau de Gergovie.

Que dis-je ? plus haut, plus haut encore ! car dans ce système, cette montagne, les puys Grioux, de Corent, de Saint-Saturnin, de Chanonat et vingt autres qui hérissent aujourd’hui la Limagne, ne seraient que des piliers ou, pour parler la langue pratique des terrassiers, les témoins de cet énorme remblai, qu’à son tour « la seule action de l’air, des pluies, des neiges ou de tout autre agent naturel, encore à l’œuvre, » a suffi pour éroder, raviner, démolir brin à brin et excaver, atome par atome, jusqu’au plancher actuel de l’Allier et de ses affluents.

Si l’on vient à songer que ce terrible travail d’érosion pacifique devrait s’être accompli tout entier entre l’époque du grand épanchement basaltique accusé par les sommets précités, et celle où les cratères de Gravenoire, des puys Noir, de Lassolas et de la Vache, épanchèrent leurs laves dans la plaine de Beaumont et d’Aubières, dans le val de Chanonat et dans le bassin d’Aydat, on est saisi de vertige à la pensée de l’incalculable série de siècles entassés dans une seule fraction d’une unique subdivision d’une même période géologique. Il est impossible alors à qui ne partage pas la foi des néokroniens dans la placide éternité du globe, de ne pas sentir grimacer dans les plis fatigués de son cerveau les termes grotesques de ce problème bien connu des élèves de l’École des Mines :

Étant donnés un boulet de vingt-quatre et une fourmi, et celle-ci tournant autour de celui-là sans jamais s’écarter du même cercle, combien faut-il de temps à l’insecte pour scier la boule de fer en deux parties égales ?

Mais l’idée de combler outre mesure le bassin de la Limagne pendant les deux premières périodes de l’époque tertiaire, pour le creuser d’autant pendant l’âge suivant, soulève une bien autre objection. Les dépôts sédimentaires de cette époque s’allongent dans le sens du méridien, depuis Brioude jusqu’au confluent de la Loire et de l’Allier, indiquant sans interruption entre ces deux points l’étendue du lac qui les forma. Mais où était la berge septentrionale de ce bassin ? Ce n’est pas tout de suspendre une semblable masse d’eau à 900 mètres au-dessus du niveau des mers (hauteur donnée par les puys Grioux près de Clermont et de Barnère près d’Issoire). Il faut lui trouver, à son aval, une digue capable de la soutenir, ou, tout au moins, de contenir l’énorme écluse naturelle qui l’aurait drainée. Or, cette digue n’existe pas. Les reliefs les plus prononcés du sol au nord de Decise et de Moulins ne dépassent pas 300 mètres et ne gardent les traces d’aucun Niagara. « On ne saurait » avoue M. Scrope lui-même, l’ardent promoteur de la théorie que nous exposons, « on ne saurait admettre que le granit de ces collines ait perdu 1 700 pieds de son épaisseur depuis la période pliocène (l. c., ch. IX). »

Plan topographique de Gergovie.

Concluons donc :

Bien que dans leur assiette générale les strates sédimentaires de la Limagne s’écartent peu du plan de l’horizon, elles portent l’empreinte évidente de commotions violentes et multipliées, parmi lesquelles on ne peut refuser d’admettre de grands changements de niveau. Nul, il est vrai, n’est à même d’indiquer la place où s’élevait la berge septentrionale de l’ancien lac, bien que l’immense cuvette de granit qui contenait celui-ci soit encore presque intacte dans tout le reste de son pourtour. Mais on ne saurait s’étonner de l’impuissance de la science à restituer dans leur ensemble complet les traits primitifs d’une contrée aussi longtemps en proie aux feux des volcans que le fut celle-ci. Tout au moins peut-on affirmer, avec Lyell (et je suis heureux de m’étayer ici de ce nom respecté), que durant cette période de commotions souterraines, bien des fragments du plancher du vieux lac ont été soulevés en blocs, tandis que des parties plus étendues ont conservé leur niveau primitif, et que d’autres plus disloquées ont subi des mouvements de dépression[19].

Dans cette dernière catégorie on doit ranger le thalveg de l’Allier ; dans la seconde les portions planes ou ouvertes de la Limagne actuelle ; dans la première enfin, toutes ou presque toutes les sommités coniques ou tabulaires qui hérissent ce bassin.

Ainsi, pour en revenir à notre point de départ, dans les ravins de la partie sud-est de Gergovie, l’affleurement de l’immense corniche de basalte qu’on y remarque et qu’à l’aide d’une longue-vue on peut reconnaître, même du chemin de fer qui longe l’Allier, n’est pour M. Ch. Lyell, d’accord cette fois avec l’école parisienne, que l’arête saillante d’un dyke énorme, qui, à l’époque ou les basaltes s’épanchaient en cascades bouillantes du haut du plateau des Dômes sur les pourtours du Léman de l’Auvergne, a jailli, à travers les couches sédimentaires du fond même du lac, et en a soulevé des fragments ramollis et plus ou moins altérés par son contact, jusqu’à la hauteur où nous les voyons aujourd’hui.

Cette excursion dans la nuit des âges géologiques, aura fatigué, je le crains, plus d’un de mes lecteurs ; il faut une longue, une douloureuse expérience des turpitudes et des ridicules de la création pensante pour trouver repos et douceur dans l’étude de la matière inerte, et, au risque de demeurer incompris, je ne souhaite cette expérience la personne.

Le plateau de Gergovie vu du col des Goules. — Dessin de Hubert Clerget d’après nature.

Nous rentrâmes à Clermont par le beau, le bucolique territoire d’Aubières. Je savais que je devais y trouver, non loin d’un pont jeté sur l’Artière, un grand menhir celtique, rappelant, par son granit rosé, les obélisques de l’antique Égypte. Je l’aperçus à moitié enfoui dans les herbages d’un plantureux verger, dont la pente s’inclinait doucement vers la rivière, et dans lequel une troupe de jeunes filles fanaient un regain parfumé et cueillaient des fruits pour le marché ou les confiseurs de la ville. Notre cocher nous ayant affirmé que nous avions dû voir la plupart d’entre elles, le dimanche précédent, dans les rues de Clermont, où, suivant une coutume de longue date déjà, ces villageoises, riches, très-riches même, viennent, les jours de fête, pompeusement parées dans l’avant-dernier goût des modes de Paris, lutter de luxe et de belles manières avec les dames de la cité, je fis arrêter notre voiture, et je marchandai, au pied du menhir même, une corbeille de pêches à ces lionnes champêtres. Je crus effectivement retrouver parmi elles deux ou trois figures dont j’avais remarqué la fabuleuse toilette, alors que sous le soleil du 15 août, elles balayaient, de leurs traînes de moire antique et des dentelles de leurs lourds manteaux de velours, le pavé des places de Jaude et des Petits-Arbres. Combien, à leurs traits un peu hâlés, à leur taille souple, mais saine et robuste, l’humble et léger costume de faneuses ou de jardinières siéyait mieux que le harnais du demi-monde !… Je me gardai pourtant bien de le leur dire ; elles ne m’auraient pas cru.

F. de Lanoye.

(La suite à la prochaine livraison.)



  1. Suite. — Voy. t. XIII, p. 65, 81 et 97 et la carte p. 111.
  2. Voy. t. XIII, p. 110.
  3. Chateaubriand, Voyage à Clermont.
  4. Fléchier, Mémoires sur les grands jours de 1665. In-18, p.38.
  5. Chateaubriand, Voyage à Clermont, à la suite de l’Itinéraire, dans les Œuvres complètes, édition Firmin Didot.
  6. Aug. Thierry, Préface des Récits des temps mérovingiens.
  7. Voy. Grégoire de Tours ; — les Actes de saint Austremoine ; — la Chronique de Hugon de Verdun.
  8. Voy. le continuateur de Frédégher.
  9. Frédégher et son continuateur.
  10. Antiquités d’Auvergne, par Jean Savaron. — Né à Clermont vers 1558, mort en 1622, ce fils de la vieille Auvergne fut aussi remarquable par son savoir que par son caractère. Député du tiers aux états généraux de 1614, il y souleva l’indignation des deux autres ordres par une liberté de langage qui recommande sa mémoire aux enfants de la France nouvelle.
  11. M. J. B. Bouillet.
  12. Contentons-nous de citer une Cléopâtre de Pierre de Cortone d’après Rubens ; une Catherine de Médicis de Clouet ; une Ronde de farfadets de David Teniers ; un Arracheur de dents de Valentin ; une Tête de Vierge de Carlo Dolci, et surtout trois Callot, sans analogues et sans prix : Les malheurs de la guerre.
  13. Les transactions du commerce et de l’industrie locale s’élèvent à Clermont à un chiffre très-élevé. Elles portent principalement sur le chanvre peigné, teillé et filé, sur les toiles fortes pour voiles et pavillons maritimes ; sur les farines fines et leurs dérivés, le vermicelle et la semoulle ; sur les conserves de fruits, les pâtes d’abricots et les sucres de betteraves ; sur le bétail et les fromages de la montagne, et enfin sur les vins abondants des côtes Clermontoises, qui vont grossir les flots de liquide englouti à Paris et à l’étranger sous le nom fallacieux de Bordeaux.
  14. Poulett Scrope, Geology and extinct volcanos of France central, p.108 et 109.
  15. Histoire de Jules César, Plon, éditeur, 1866, t. II, p. 268.
  16. Commentaires, liv. VII, ch. XXXVI.
  17. Commentaires, liv. VII, ch. XLIV.
  18. Henri Martin, Hist. de France, t. Ier, l. IV.
  19. Ch. Lyell, Principles of geology, t. III, ch. XVII et XIX.