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Voyage d’une femme aux Montagnes Rocheuses/Lettre I

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VOYAGE D’UNE FEMME
AUX
MONTAGNES ROCHEUSES



LETTRE PREMIÈRE


Le lac Tahoe. — Un matin à San-Francisco. — La poussière. — Un train-poste du Pacifique. — Les mineurs indiens. — Le cap Horn. — Un hôtel dans la montagne. — Un pionnier. — Une écurie de chevaux de louage à Truckee. — Une rivière de montagne. — Rencontre d’un ours. — Tahoe.


Lac Tahoe, 2 septembre.

J’ai découvert un rêve de beauté que l’on pourrait contempler toute sa vie en soupirant. Ce n’est point charmant comme les îles Sandwich, mais beau d’une manière particulière ; une vraie beauté américaine : des montagnes tachées de neige, des pins énormes, des bois rouges, des pins à sucre, des sapins argentés, une atmosphère de cristal, des ondulations d’une couleur admirable ; et, au pied des pins suspendus, un lac qui reflète toute cette splendeur. Le lac Tahoe est devant moi, nappe d’eau de 22 milles de long sur 10 de large, et d’une profondeur de 1 700 pieds à certains endroits. Il est situé à une hauteur de 1 000 pieds, et les sommets couronnés de neige qui l’entourent ont de 8 000 à 11 000 pieds d’altitude. L’air est vif et élastique. Pas un bruit, si ce n’est le son éloigné et légèrement musical de la cognée du bûcheron.

C’est une fatigue de se reporter, rien qu’en pensée, au tapage de San-Francisco, que j’ai laissé hier, de bonne heure, dans son froid brouillard du matin, en allant au bac d’Oakland, par des rues encombrées de milliers de cantaloups et de melons d’eau, de tomates, de concombres, de courges, de poires, de raisins, de pêches, d’abricots ; tous d’une grosseur étonnante, en comparaison de ce que j’avais vu jusqu’à présent. Les autres rues sont remplies de sacs de farine qu’on laisse dehors toute la nuit, la pluie n’étant point à redouter dans cette saison. Je passe rapidement sur la première partie du voyage ; la traversée de la baie par un brouillard aussi froid qu’en novembre ; la quantité de « paniers pour le lunch », qui donne au wagon l’air de transporter un grand pique-nique ; le dernier regard jeté sur le Pacifique, que j’avais contemplé pendant près d’une année ; le soleil brûlant et l’éclat du ciel dans l’intérieur des terres. Il n’a pas plu depuis longtemps, et cependant il n’y a pas de sécheresse ; les pentes des vallées sont rougies par le toxicodendron ; les vignes sont poussiéreuses, avec de nombreuses et grosses grappes pourpres mélangées aux feuilles, et, entre les vignes, de gros melons couverts de poussière reposent sur la terre poudreuse. Au mois de juin, on a transporté la récolte de ces champs sans bornes ; et, maintenant, empilée dans des sacs, le long de la route, elle attend le chargement. La Californie est « un pays où coulent le lait et le miel ». Les granges sont pleines à éclater. Dans les vergers poudreux, on a mis des supports aux branches des poiriers et des pommiers, afin qu’elles ne puissent rompre sous le poids des fruits. On ne prend aucun soin des melons, des tomates et des courges d’une taille gigantesque qui restent sur le sol ; un bétail gras, gorgé de nourriture, s’abrite sous les chênes ; de superbes chevaux « rouges » reluisent au soleil ; et partout des fermes florissantes montrent sur quelle base solide est fondée la prospérité du pays de l’or. En dépit de sa richesse, la brillante vallée du Sacramento est peu attrayante, et encore bien moins, la ville de Sacramento, qui, à une distance de cent vingt-cinq milles[1] du Pacifique, n’a qu’une élévation de trente pieds. Le mercure marquait 30°[2] à l’ombre, et une fine poussière blanche vous suffoquait.

Hier, dans l’après-midi, nous avons commencé l’ascension des sierras, dont on apercevait les pointes dentelées depuis plusieurs milles. Nous avons laissé en arrière la fertilité poudreuse ; le pays est devenu rocheux et profondément coupé par des rivières qui portent le lavage boueux des mines d’or des montagnes, au Sacramento plus boueux encore. On apercevait de longues chaînes de montagnes séparées, et de profonds ravins ; les montagnes s’allongeant, les ravins devenant plus profonds, à mesure que nous montions dans une atmosphère d’une pureté délicieuse, et, avant six heures, nous avions laissé derrière nous les dernières traces de culture.

À Colfax, station à deux mille quatre cents pieds, je suis descendue et me suis promenée sur toute la longueur du train. Premièrement deux grandes et brillantes locomotives, « l’Ours gris » et « le Renard blanc » avec leurs tenders respectifs chargés de bois. Les machines n’ont qu’un grand réflecteur au-dessus du chasse-bœufs ; une quantité de cuivres fourbis, de confortables abris de verre, et des sièges bien rembourrés pour les mécaniciens. Machines et tenders étaient suivis par un wagon de bagages, le wagon de la poste et le wagon-express de Wells Fargo et Cie, chargé de lingots et de valeurs, sous la garde de deux « express-agents ». Chacune de ces voitures a quarante-cinq pieds de long. Puis, venaient deux wagons remplis de pêches et de raisins ; deux « palais d’argent » ayant chacun une longueur de soixante pieds ; un wagon de fumeurs occupé presque entièrement par des Chinois ; et enfin, cinq wagons ordinaires, avec des plates-formes comme tous les autres. Le tout, formant un train d’environ sept cents pieds de long. Sur les plates-formes des quatre premières voitures, étaient groupés des mineurs indiens avec leurs squaws, leurs enfants et leurs bagages. Ce sont de vrais sauvages, réfractaires à la civilisation la plus primitive, et, en même temps, les plus dégradés de ces malheureuses tribus qui disparaissent devant la race blanche. Tous, très-petits, cinq pieds un pouce étant, je crois, la taille moyenne ; le nez plat, de grandes bouches, et des cheveux noirs coupés droit au-dessus des yeux, et tombant en mèches longues et plates dans le dos et le long des joues. Les squaws portaient leur chevelure enduite d’une poix épaisse, et une large raie de ladite poix était dessinée en travers du nez et des joues. Elles portaient leurs enfants sur le dos, attachés à des planches par des lanières de cuir. L’habillement des deux sexes était une combinaison sale et déguenillée de vêtements de cuir et de laine grossière ; leurs mocassins n’avaient point d’ornements. Ils étaient tous hideux et dégoûtants, fourmillant de vermine. Les hommes avaient de petits arcs et des flèches, et l’un d’eux, qui paraissait être le chef, avait pour carquois une peau de lynx. Quelques-uns aussi avaient un attirail de pêche ; mais les gens qui étaient là disaient qu’ils vivent presque entièrement de sauterelles. Ils faisaient tache au milieu des signes d’une civilisation toute-puissante.

Les sierras resplendissaient aux lueurs du soleil couchant ; et lorsque la rosée commença à tomber, des parfums aromatiques embaumèrent l’air calme. Sur une seule voie, établie parfois sur un rebord étroit et qu’ont taillé dans le flanc de la montagne des hommes suspendus dans des paniers, surplombant des ravins d’une profondeur de 2 000 à 3 000 pieds, le train monstre gravissait sa route en serpentant, s’arrêtant parfois devant quelques maisons de bois ; tantôt, là où l’on ne voyait qu’une hutte faite de troncs d’arbres avec quelques Chinois aux environs, mais de laquelle partaient des sentiers conduisant, en haut et en bas des ravins, au pays de l’or. Les courbes sont si fréquentes et si accentuées, que, dans quelques parties de l’ascension, en regardant à la portière, on voit rarement à la fois plus d’une partie du train. Au cap Horn, où la voie contourne le rebord d’un précipice de 2 500 pieds, il est correct d’avoir peur, et à la mode de retenir son haleine et de fermer les yeux ; mais je réservais mes craintes pour le passage d’un pont jeté sur un abîme très-profond, dont on approche par une courbe violente. Ce pont semblait recouvert par les wagons, de manière à produire l’effet qu’on plongeait directement dans un vaste gouffre où grondait un torrent à une immense profondeur.

Frissonnant à l’air glacial près de la passe du sommet des sierras, nous entrons dans les « snow-sheds », galeries de bois qui, pendant près de cinquante milles, nous ont dérobé la vue splendide du pays se déroulant comme un diorama, et ne permettant même pas d’apercevoir le joyau des sierras, le ravissant lac Donner. L’une de ces galeries a 27 milles de long. En quelques heures, le thermomètre était tombé de 103⁰ à 29⁰, et nous nous étions élevés à 6 987 pieds en parcourant 105 milles. Avant d’arriver à Truckee, à onze heures du soir, après un voyage de deux cent cinquante-huit milles, nous avons vu à différentes reprises, après avoir traversé les glaciers, le spectacle grandiose d’une forêt de pins en feu. Truckee, centre de la région boisée des sierras, a la réputation d’une mauvaise ville de montagne ; et M. W… m’avait dit que tous les vauriens du district s’y réunissent ; qu’il y avait tous les soirs des rixes au pistolet dans les bar-rooms, etc. ; mais, comme il admettait qu’une femme pouvait être sûre d’être respectée, et que M. G… m’avait beaucoup conseillé de m’arrêter pour voir les lacs, je suis descendue, très-ahurie, mourant d’envie de dormir et enviant les gens du sleeping-car, inconscients sur leurs couches luxueuses. Le train s’était arrêté dans une rue, si l’on peut appeler rue un grand espace vide coupé par des rails, avec çà et là une souche d’arbre, de grandes piles de troncs sciés, grossis par le clair de lune et une quantité de planches ; des maisons au toit raide, ayant, pour la plupart, leur façade découverte, éblouissante de lumières et encombrée d’hommes. Nous étions arrêtés à la porte d’un méchant hôtel de « l’Ouest », dont seulement la partie formant le bar-room était en plein air, et celui-ci était rempli de buveurs et de fumeurs ; dans l’espace laissé libre entre l’hôtel et les wagons, se remuait une masse de vagabonds et de passants. Sur les voies, des locomotives sonnant de lourdes cloches s’ébranlaient puissamment ; la lueur de leur œil de cyclope pâlissant la lumière d’une forêt qui brûlait sur l’un des flancs de la montagne. Des groupes entouraient de grands feux de sapins flambant joyeusement en plein air. Un orchestre jouait bruyamment, et le son impie du tam-tam résonnait à une petite distance. Les montagnes (les sierras de bien des rêves faits au coin du feu) semblaient entourer la ville, et de grands pins se détachaient avec des contours nets et clairs, sur un ciel où brillaient d’un éclat froid la lune et les étoiles.

À cette grande hauteur, le brouillard était pénétrant ; et quand un nègre irrépressible, qui semblait représenter le personnel de l’hôtel, m’eut déposée, moi et mon sac de voyage, dans une pièce qui répondait au parloir, je fus très-satisfaite de trouver quelques restes de nœuds de pins brûlant encore dans le poêle. Un homme vint me dire que, quand le train serait parti, il essayerait de me donner une chambre ; mais qu’il ne pourrait m’en donner qu’une très-misérable, tout étant plein. La foule était uniquement masculine. Il était alors onze heures et demie du soir, et je n’avais point fait de repas depuis six heures du matin. Mais quand, remplie d’espoir, je demandai un souper chaud et du thé, on me répondit que je ne pouvais avoir à souper à cette heure-là ; cependant, au bout d’une demi-heure, le même homme revint avec une petite tasse de thé faible et froid et une petite tranche de pain qui avait l’air d’avoir été tripotée. Je m’enquis auprès du nègre factotum du prix de location des chevaux, et bientôt arriva un homme qui, dit-il, pouvait me fournir ce dont j’avais besoin. Cet homme, vrai type de pionnier de l’Ouest, salua, se jeta dans un rocking-chair, tira près de lui un crachoir, se coupa une nouvelle chique qu’il se mit à mâcher énergiquement, et posa ses pieds, chaussés de grandes bottes crottées dans lesquelles étaient retroussés ses pantalons, sur le haut du poêle. Il me dit qu’il avait des chevaux qui galopaient et trottaient ; qu’il y avait des dames qui préféraient la selle mexicaine ; que je pouvais monter seule en toute sécurité. Après m’être informée de la route, je louai un cheval pour deux jours. Cet homme portait les insignes de pionnier, comme étant l’un des premiers settlers de la Californie ; il allait d’un endroit à l’autre, à mesure qu’un pays devenait trop civilisé pour lui ; « mais rien, ajouta-t-il, ne changera beaucoup à Truckee ». On me raconta ensuite qu’on n’observe point ici les heures habituelles et régulières de sommeil. Les logements sont trop restreints pour une population de deux mille âmes, principalement masculine, et reçoivent fréquemment des additions temporaires ; les lits sont continuellement occupés par des gens différents, pendant la plus grande partie des vingt-quatre heures. Je trouvai, en conséquence, le lit et la chambre qui m’étaient alloués très en désordre. Des habits d’homme et des bâtons étaient suspendus au mur ; des bottes crottées étaient jetées çà et là, et, dans un coin, il y avait un fusil. Point de fenêtre donnant accès à l’air extérieur. Je m’endormis profondément et ne fus réveillée qu’une fois, par l’augmentation du vacarme dans lequel j’avais commencé mon sommeil, varié par trois coups de pistolet tirés rapidement l’un après l’autre.

Ce matin, Truckee avait un aspect tout à fait différent. La foule de la nuit précédente avait disparu. Là où étaient les grands feux, il n’y avait plus que des monceaux de cendre. Un garçon allemand tout endormi semblait être la seule personne de l’établissement, Les cafés en plein air étaient presque déserts, et, seuls, quelques fainéants somnolents erraient dans ce qu’on appelle la rue. On eût dit un dimanche : mais ici, paraît-il, il apporte un redoublement de foule et de gaieté. Le culte public a disparu ; ce jour-là, le travail cesse, mais on s’adonne au plaisir. Je mets dans un sac quelques objets indispensables, et, passant mon costume de cheval hawaien sur une jupe de soie, un cache-poussière par-dessus le tout, je traverse furtivement la plaza jusque chez le loueur de chevaux qui à le plus grand établissement de Truckee ; douze beaux chevaux occupaient des stalles, de chaque coté d’un large passage. Mon ami de la veille au soir me montra son harnachement : trois selles de femme recouvertes de velours et presque sans fourches. Beaucoup de dames, me dit-il, se servaient de la selle mexicaine ; mais ici, aucune ne montait à califourchon. J’étais très-déconcertée. Je ne pouvais monter de la manière habituelle aux femmes, et j’allais abandonner mon projet, lorsque l’homme me dit : « Faites à votre idée ; si l’on peut, quelque part, faire ce que l’on veut, c’est bien à Truckee. » Bienheureux Truckee ! En un instant, un grand cheval gris fut harnaché avec une belle selle mexicaine rehaussée d’argent, une housse de peau d’ours noir et des glands de cuir qui pendaient à la garde des étriers. J’attachai ma jupe de soie sur la selle, déposai mon manteau dans le coffre à maïs, et j’étais en sûreté sur le dos de mon cheval, avant que son propriétaire eût eu le temps de chercher un moyen pour me faire monter. Ni lui, ni aucun des fainéants qui s’étaient rassemblés, ne montrèrent le plus léger signe d’étonnement, et ils étaient tous aussi respectueux que possible.

Une fois à cheval, mon embarras disparut, et je traversai Truckee, dont les maisons aux toits irréguliers et les cabanes plantées dans un lieu défriché, et serrées de près par la forêt et la montagne, semblaient être un campement provisoire. Je passai sous le chemin de fer du Pacifique et suivis, pendant près de vingt milles, les détours de la Truckee, rivière de montagne claire et impétueuse, dans laquelle étaient échoués d’énormes troncs de pins attendant la nouvelle crue pour être mis à flot. C’est une joyeuse et bruyante rivière d’eau glacée, qui ne laisse point de verdure dans sa course turbulente et dont les bords sont dépourvus de fougères et de plantes traînantes. Tout brillait de cette splendeur du ciel et de l’atmosphère, de cette lumière du soleil, de cet éclat général que je n’avais jamais vu avant mon arrivée en Californie, et se combinait avec une élasticité de l’air qui enlevait toute fatigue et donnait du courage pour toute chose. De chaque côté de la Truckee, de grandes sierras s’élevaient comme des murailles, crénelées, fendues, ornées et couronnées de pins énormes ; les murailles s’ouvrant de temps à autre, pour montrer un pic neigeux qui se dresse dans un ciel sans nuage, d’un bleu intense et radieux. À cette hauteur de 6 000 pieds, il faut se contenter des variétés de conifères, car, excepté les trembles qui s’élèvent à quelques endroits d’où les pins ont été enlevés et les peupliers du Canada qui, mais sur un niveau plus bas, bordent les torrents, on ne trouve que des cerisiers, des framboisiers et des groseillers sauvages. Rien de tout cela ne pousse au bord de la Truckee, mais les yeux se repaissent de la vue de pins qui, quoique moins grands que le wellingtonia du Yosemite, sont vraiment gigantesques ; ils atteignent une hauteur de 250 pieds ; leurs troncs sont énormes, du beau rouge du cèdre, s’élevant droits et sans branches jusqu’au tiers de leur hauteur ; leur diamètre est de 7 à 15 pieds, leur forme celle du mélèze, mais avec les aiguilles longues et noires, et leurs pommes ont un pied de long. Les pins se découpent sur le ciel ; ils se massent partout où se trouve un terrain de niveau ; ils surplombent la Truckee à angle droit ou gisent en travers dans une grandeur déchue. On trouvait partout leurs souches et leurs troncs dépouillés, et, sur les sierras, des pousses tendres marquaient l’endroit où on les avait abattus pour les faire porter par la rivière. Le pays sauvage leur doit sa population parsemée, et le bruit aigu de la cognée du bûcheron se mêle au cri des bêtes sauvages et au mugissement des torrents de la montagne. Le chemin est une route de voiture, douce, naturelle et très-agréable pour le cavalier. Mon cheval était beaucoup trop gros pour moi et avait des idées à lui ; mais de temps à autre, quand le terrain le permettait, j’essayais son lourd galop, et cela m’amusait beaucoup. Je ne rencontrai personne et ne dépassai sur la route qu’un chariot de marchandises traîné par vingt-deux bœufs, conduits par trois beaux jeunes gens qui eurent un peu de peine à faire ranger leur embarrassant convoi pour me laisser passer. Après une course d’une dizaine de milles environ, la route gravit dans la forêt une colline escarpée, tourna brusquement, et à travers l’ombre bleue des grands pins qui s’élevaient du ravin où était alors cachée la rivière, se dévoilèrent deux montagnes d’environ 11 000 pieds, dont les sommets dénudés et gris étaient couronnés d’une neige d’une blancheur immaculée. C’était, dans le paysage, une de ces magnifiques surprises qui donnent envie de s’incliner et d’adorer. La forêt était épaisse, avec des broussailles de sapin nain et de ronces, et comme mon cheval devenait inquiet et nerveux, je changeai de direction avec l’idée de prendre un chemin de traverse. J’étais tranquillement en train de raccourcir mon étrier, quand une grosse bête noire et velue, grognant et faisant craquer les branches, sortit du taillis juste en face de moi. Je ne fis que l’apercevoir et crus que mon imagination grossissait un sanglier, mais c’était un ours. Le cheval s’ébroua et se déroba violemment, comme s’il voulait descendre vers la rivière ; puis tourna sur ses pas, en se dérobant toujours, vers un endroit escarpé. Voyant que je ne pouvais rester en selle, je me jetai du côté droit, où le terrain s’élevait beaucoup, de sorte que je ne tombai pas de haut. Je me relevai couverte de poussière, mais ni abattue ni contusionnée. C’était vraiment grotesque et humiliant. L’ours courait d’un côté, le cheval de l’autre, et moi après ce dernier, qui s’arrêta deux fois lorsque j’étais près de lui, puis se retourna et partit au petit galop. Après avoir marché pendant près d’un mille dans une épaisse poussière, je ramassai d’abord la couverture, puis mon sac, et me trouvai bientôt auprès du cheval, qui me regardait en tremblant de tout son corps. Je crus alors pouvoir l’attraper, mais quand je m’avançai vers lui, il se retourna, se cabra plusieurs fois, sortit du chemin, fit plusieurs tours au galop en ruant tout le temps, puis se dressant sur ses pieds de derrière comme pour me défier, il se sauva à toute vitesse dans la direction de Truckee, avec la selle sur le dos et les grands étriers de bois lui battant les flancs, tandis que je cheminais honteusement dans la poussière, portant péniblement le sac et la couverture.

Je marchai pendant près d’une heure, ayant chaud et faim, quand, à ma grande joie, j’aperçus l’attelage des bœufs arrêté au sommet d’une gorge, tandis que l’un des conducteurs m’amenait mon cheval. Ce jeune homme me raconta que, l’ayant vu venir, ils avaient mis l’attelage en travers de la route pour l’arrêter, et se rappelant qu’il les avait dépassés en portant une dame, ils craignaient qu’il n’y eût eu un accident et ils venaient de seller un de leurs propres chevaux pour aller à ma recherche. Il m’apporta de l’eau pour laver mon visage couvert de poussière et sella de nouveau ma monture ; mais elle se déroba, s’ébroua avant de vouloir me laisser monter, et alors s’en alla de côté d’une manière si nerveuse, que le conducteur marcha près de moi pendant quelque temps pour me voir « all right ». Il me dit que les bois qui avoisinent Tahoe étaient remplis d’ours gris et bruns, mais qu’il n’y avait rien à craindre. Je galopai longtemps au delà de l’endroit où j’étais tombée, afin de tranquilliser mon cheval qui était très-inquiet et fatigant.

Le paysage devint alors vraiment magnifique et resplendissant de vie. Des geais bleus huppés volaient à travers les pins sombres, des centaines d’écureuils couraient à travers la forêt, des libellules rouges étincelaient comme une « lumière vivante », de délicieux écureuils rayés traversaient le chemin, mais seul, ici et là, un poudreux lupin bleu me rappelait de plus beaux enfants de la terre. La rivière, calme et large, reflétait dans ses profondeurs transparentes des pins royaux droits comme une flèche, le tronc couvert de lichens verts et d’un beau jaune ; des sapins et des pins balsamiques remplissaient les espaces laissés entre eux. La gorge s’ouvrait, et j’avais devant moi ce lac avec sa ceinture de montagnes, ses bords découpés en baies et en promontoires revêtus pittoresquement d’énormes pins à sucre. Il se ridait et scintillait doucement au soleil de midi, aussi intact qu’il y a quinze ans, alors que sa pure beauté n’était connue que des trappeurs et des Indiens. Un seul homme vit là toute l’année. Autrement, le précoce octobre prive les rives de leurs rares habitants, et pendant sept mois il n’est guère accessible que sur des raquettes. Il ne gèle jamais. Dans les épaisses forêts qui l’entourent et revêtent les deux tiers de ses sierras décharnées, il y a des hordes d’ours gris et bruns, de loups, d’élans, de daims, de martres, de loutres, de skunks, de renards, d’écureuils et de serpents. Je trouvai sur ses bords une auberge construite en bois, et, arrêté à la porte, un chariot sur lequel était étendu un grand ours gris tué le matin même derrière la maison. J’avais l’intention d’aller à dix milles plus loin, mais séduite par la beauté et la sérénité de Tahoe, je suis restée ici à dessiner, à jouir de la vue qu’on a de la verandah, et à errer dans la forêt. Il gèle tous les soirs pendant toute l’année, et j’ai les doigts engourdis.

Cette beauté est enchanteresse. Le soleil couchant s’est caché derrière les sierras de l’ouest, et tous les promontoires couverts de pins de ce côté de l’eau sont d’un bel indigo, qui va se rougir d’une teinte de laque, pour s’assombrir çà et là en une pourpre de Tyr. Au-dessus, les pics qui reçoivent encore le soleil sont d’un rouge rosé étincelant, et toutes les montagnes de l’autre côté sont roses ; roses aussi, les sommets éloignés où sont les amas de neige. Des teintes indigo, rouge et orange, colorent l’eau calme qui, sombre et solennelle, s’étend contre la rive à l’ombre des pins majestueux. Une heure plus tard, et une lune presque pleine, non pas un disque pâle et plat, mais une sphère radieuse, a paru dans la rougeur du ciel. Le coucher du soleil est arrivé par tous les degrés de la beauté, par toutes les gloires de la couleur, par la lutte et le triomphe, le pathos et la tendresse, à un repos long, calme et rêveur, auquel a succédé la solennité profonde du clair de lune et un silence qui n'est interrompu que par les cris que poussent, dans la nuit, les bêtes des forêts embaumées.

  1. Le mille anglais a 1 609,3 m.
  2. Fahrenheit.