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Voyage d’une femme aux Montagnes Rocheuses/Lettre IV

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LETTRE IV


Le fléau des mouches. — Un conducteur mélancolique. — Les Foot-Hills. — Une boarding house de montagne — Une vie ennuyeuse. — « Je me rends agréable. » — Le climat du Colorado. — Le Soroche et les serpents.


Canyon, 12 septembre.

Je me sentais si fatiguée et si stupide, que, de propos délibéré, je dormis toute l’après-midi afin d’oublier la chaleur et les mouches. Trente hommes en habit de travail, silencieux et tristes, vinrent souper. Le bœuf était dur et gras, le beurre s’était fondu en huile, et bœuf et beurre étaient noirs de mouches vivantes, ou noyées, ou à demi noyées. La nappe graisseuse était également noire de mouches. Aussi ne fus-je point étonnée que les convives eussent l’air triste et s’en allassent promptement. Je ne pus trouver de cheval, mais on me recommanda beaucoup de venir ici, et de loger chez un settler qui, disait-on, avait une scierie et prenait des pensionnaires. La personne qui me conseillait tant d’agir ainsi me donna un mot d’introduction, me dit que cela se trouvait dans une belle partie des montagnes où beaucoup de gens avaient campé tout l’été pour rétablir leur santé. L’idée d’une boarding house, telle que je les connais en Amérique, était assez effrayante dans l’état actuel de ma garde-robe ; je me décidai donc à emporter mon sac de voyage aussi bien que ma caisse, de peur de n’être point admise à cause de ma méchante toilette. Le lendemain matin, je partis de bonne heure dans un buggy attelé d’actifs broncos et conduit par un jeune homme profondément mélancolique. Il n’était jamais allé au canyon ; il n’y avait pas de route. Nous n’avons rencontré personne et rien vu, si ce n’est une antilope dans le lointain. Mon conducteur devenait de plus en plus mélancolique et perdit son chemin, se dirigeant çà et là, pendant près de vingt milles, jusqu’à ce que nous soyons arrivés à une vieille trace qui nous conduisit à un vallon fertile où l’on faisait la moisson de l’orge et les foins et où cinq ou six maisons avaient un air gai. On m’en avait recommandé deux, dont les propriétaires font métier de loger des étrangers, mais l’une était remplie de moissonneurs, et dans l’autre un enfant venait de mourir, de sorte que je repris le buggy, satisfaite de laisser derrière moi cette colonie brillante et prosaïque. Jusque-là, nous avions fait le voyage dans une solitude très-ennuyeuse. À l’exception de l’immense barrière à notre droite, les prairies sans fin s’étendaient partout. On se serait cru à la mer, sans compas. Les roues ne faisaient aucun bruit, ne laissaient pas de traces sur l’herbe courte et sèche, et le sabot des chevaux ne résonnait pas joyeusement. Le ciel était nuageux, l’air calme et chaud. Nous dépassâmes le cadavre d’une mule d’où s’élevèrent une nuée de vautours qui redescendirent immédiatement. On rencontrait souvent des squelettes et des ossements d’animaux. Une chaîne de collines basses et verdoyantes, qu’on appelle les Foot-Hills, émergeait de la plaine ; monotones, sans physionomie, excepté là où des cours d’eau nourris par les neiges des régions supérieures les avaient traversées en creusant leur lit. Plus mélancolique que jamais et avouant qu’il s’était égaré, mon conducteur contourna l’une des plus larges embouchures de ces rivières ; une heure après, les Foot-Hills se trouvaient entre nous et la mer des prairies ; une chaîne plus haute, revêtue de pins de taille moyenne, se révélait derrière les collines. Ces Foot-Hills qui, à l’est, font saillie sur les plaines, ont l’air, à l’ouest, d’avoir été séparées de la chaîne suivante : la rupture abrupte prend la forme de murs et de terrasses de rochers de la couleur la plus brillante. Battus des vents et tachés de minerai, ils éblouissent les yeux, même sous le ciel gris. Le conducteur croyait avoir compris les directions qu’on lui avait données, mais il était stupide, et nous avons fait une fois plusieurs milles inutiles avant d’arriver à une rivière trop rapide et trop profonde pour pouvoir la traverser. Puis aussi nous étions arrêtés par un canyon infranchissable. Il s’effraya pour ses chevaux et déclara qu’aucune somme ne le ferait revenir dans les montagnes avec une intelligence ordinaire, tout aurait été facile.

La solitude devint morne, lorsque, après avoir marché pendant neuf heures et fait au moins quarante-cinq milles sans que les broncos eussent donné signe de fatigue, nous sommes arrivés à un cours d’eau le long duquel nous suivîmes un chemin tracé. Il nous a conduits à une sorte de vallée sur laquelle s’ouvrait un canyon majestueux d’une profondeur de 2 000 pieds. Une rivière impétueuse mugissait en le traversant, et les montagnes Rocheuses, parsemées de pins, y descendaient. Un peu plus loin, le canyon devenait tout à fait inaccessible. C’était très-émouvant ; il y avait là tout un monde intérieur. Un pont grossier et tremblant, fait de pins jetés sur quelques troncs mal assurés, traversait la rivière. Les broncos s’arrêtèrent pour le flairer ; cela ne leur plaisait pas, mais quelques paroles encourageantes les décidèrent à avancer. De l’autre côté, située au bord de l’eau, parmi quelques peupliers du Canada, se trouvait une log-cabin[1] à moitié en ruine, la plus rustique que j’aie jamais vue et avec de grands trous dans son toit de torchis. Un peu plus haut, une scierie très-primitive qui avait également besoin de réparations ; des troncs d’arbres gisaient aux alentours. Un chariot d’émigrant, une tente solitaire avec un feu de camp et une marmite, formaient le premier plan, mais il n’y avait point trace de la boarding house, que je redoutais un peu. Le conducteur alla chercher de plus amples informations à la cabane et revint me dire, avec un sourire hideux qui augmentait encore la tristesse de son visage, que nous étions chez M. Chalmers, mais qu’il n’y avait point de logement pour lui et encore moins pour moi. Ceci était une véritable déconvenue. Je descendis de voiture et ne trouvai qu’une pièce misérable ; le mur de l’une des extrémités était en partie tombé ; au toit des trous, et des trous pour fenêtres ; pas de meubles, si ce n’est deux chaises et deux planches non rabotées ; des sacs de paille en guise de lit. Dans un cabinet à côté, où l’on fait la cuisine et où l’on mange, un poêle, des bancs et une table. Une femme à l’air triste et dur me toisait de la tête aux pieds. Elle me dit qu’elle vendait du lait et du beurre aux personnes qui campaient dans le canyon ; qu’elle n’avait jamais eu de pensionnaires, si ce n’est deux vieilles dames asthmatiques, mais qu’elle me prendrait pour cinq dollars par semaine, si je savais « me rendre agréable ». Il fallait donner à manger aux chevaux, et je m’assis sur une caisse où, en prenant un repas de bœuf séché et de lait, je me mis à réfléchir. Si je retournais au fort Collins, je m’éloignais de la vie des montagnes et n’avais d’autre choix que Denver, endroit qui me faisait trembler ; ou bien il fallait prendre le train pour New-York. Ici la vie était dure, plus dure qu’aucune que j’eusse jamais imaginée ; les gens me répugnaient et par leur visage et par leurs manières, mais si je pouvais m’y habituer pendant quelques jours, je franchirais les canyons et tous les autres obstacles pour arriver à Estes-Park, qui est devenu le but de mon voyage et de mes espérances. Je me décidai donc à rester.


16 septembre.

Voilà cinq jours que je suis ici, et je ne suis pas plus près d’Estes-Park. Je ne sais comment passent les journées. Cette existence bornée m’ennuie. C’est une vie sans aucun incident. Quand le buggy eut disparu, j’eus l’impression que j’avais fait sauter le pont derrière moi. Je m’assis et tricotai pendant quelque temps ; C’est mon remède habituel dans les circonstances décourageantes. Je ne savais vraiment comment j’allais m’en tirer. Il n’y avait ni table, ni lit, ni cuvette, ni serviettes, ni miroir, ni fenêtre, ni moyen de fermer la porte. La vie était réduite à sa plus simple expression. Je sortis ; toute la famille avait quelque chose à faire, et ne fit pas attention à moi. Je rentrai, et alors une jeune fille de seize ans, gauche, les cheveux en désordre, avec quelque chose de péniblement repoussant dans l’expression et le visage, s’assit sur un tronc d’arbre et me contempla pendant une demi-heure. J’essayai de la faire parler, mais elle faisait tourner ses doigts et répondait d’un ton hargneux, par monosyllabes. Je me demandai comment, en faisant tous mes efforts, je pourrais arriver à « me rendre agréable ». Le jour baissait ; je mis mon costume hawaïen, dont je relevai les manches jusqu’au coude, d’une « façon agréable ». Vers le soir, la famille rentra pour souper, et plaça près de la porte, du bœuf séché et du lait. Tous dormirent sous les arbres, où, avant la nuit, ils avaient porté des sacs de paille pour se coucher ; je suivis leur exemple cette nuit-là, ou plutôt je contemplai le « Chariot » pendant leur sommeil ; mais depuis, j’ai dormi sur des couvertures posées à terre sous le toit. Ces gens n’ont ni lampe, ni bougie, de sorte que si je veux faire quelque chose lorsque l’obscurité est venue, c’est à la lueur vacillante de nœuds de pin. Je dors bien, car les nuits sont froides ; il n’y a pas de punaises, et je fais beaucoup de travail manuel. Lorsque le soir tombe, j’installe mon lit par terre et vais tirer à la rivière un seau d’eau glacée ; la famille se retire sous les arbres, et j’empile assez de bûches sur le feu, pour qu’il dure pendant la moitié de la nuit, car je vous assure que la solitude est assez effrayante. J’entends des bruits étranges (les loups) ; des remue-ménage sous le sol, des cris bizarres et des sons furtifs que je ne puis m’expliquer. L’une de ces nuits, une bête, un renard ou un skunk, est entrée par l’extrémité ouverte de la cabine et s’est sauvée par la fenêtre, me frôlant presque le visage ; une autre fois, à mon extrême dégoût, la tête et trois ou quatre pouces du corps d’un serpent sortaient, tout près de moi, d’une crevasse dans le sol. Comme miroir, j’ai l’intérieur poli du boîtier de ma montre. Au lever du soleil, Mrs Chalmers entre (si venir dans une hutte presque en plein air peut s’appeler entrer) et fait du feu, parce qu’elle me croit trop stupide pour le faire, et que ma chambre est celle de la famille. À sept heures, je suis habillée ; j’ai plié mes couvertures, balayé le plancher, et alors elle pose sur une caisse, près de la porte, du lait et du pain ou de la bouillie. Après le déjeuner, je tire une plus grande quantité d’eau, et lave un peu de linge en prenant soin qu’il n’y ait pas de témoins de mon inexpérience. Hier, un veau en le suçant me l’a mis en lambeaux. Je passe le reste de la journée à raccommoder, à tricoter, à vous écrire, et à m’occuper de toutes les choses indispensables quand il faut tout faire soi-même. À midi et à six heures, on pose le repas sur la caisse près de la porte, et quand la nuit commence à tomber, nous faisons nos lits. Une malheureuse émigrante vient d’accoucher dans une cabane provisoire près de la rivière, et je vais la soigner tous les jours. J’ai fait la connaissance de tous les colons usés par les luttes et les soucis, que je peux aller voir à pied. Ils sont tous venus ici pour leur santé. La plupart l’ont recouvrée ou sont en train de la recouvrer, alors même qu’ils n’ont pas de meilleur abri que la bâche d’un chariot, ou une couverture étendue sur des bâtons reposant sur quatre perches. Le climat du Colorado est considéré comme le meilleur de l’Amérique du Nord. Il y a ici des centaines et des milliers de gens atteints de consomption, d’asthme, de dyspepsie et de maladies nerveuses, qui essayent de la cure de campement pendant trois ou quatre mois, ou s’installent en permanence. On peut dormir dehors en toute sécurité pendant six mois de l’année. Les plaines ont de 4 000 pieds à 6 000 pieds d’altitude, et quelques-uns des parcs colonisés et plusieurs des vallées de la montagne de 8 000 pieds à 10 000 pieds. En outre qu’il est très-raréfié, l’air est très-sec. Il tombe peu de pluie ; les rosées sont rares, les brouillards presque inconnus. Le soleil est brillant ; il se montre presque toujours et pendant les trois quarts de la journée, il n’y a pas de nuages. Le lait, le bœuf et le pain sont bons. Le climat n’est ni aussi chaud pendant l’été, ni aussi froid pendant l’hiver, que celui des États, et quand les journées sont chaudes, les nuits sont fraiches. Il y a rarement de la neige sur les chaînes les plus basses, et pendant l’hiver, on n’a pas besoin d’abriter les chevaux et le bétail. Naturellement l’air raréfié active la respiration. Tout ceci n’est que par ouï-dire. Je ne suis pas dans des circonstances favorables soit d’esprit ou de corps, et je ressens dans ce moment une singulière lassitude et de la difficulté à prendre de l’exercice ; c’est, paraît-il, la forme la plus douce de l’affection connue sur les grandes hauteurs sous le nom de soroche, ou maladie des montagnes, et ce n’est que passager. Je forme le plan de continuer mon voyage, et j’espère que ma prochaine lettre sera plus gaie. Ce matin, j’ai tué près de la maison un serpent à sonnettes, et je lui ai enlevé le bout de queue, qui a onze capsules caudales. Mon existence est empoisonnée par ces reptiles ; il y en a des quantités de toutes les espèces, dont la morsure est mortelle, dangereuse ou inoffensive. Depuis mon arrivée, on a tué tout près de la maison sept serpents à sonnettes. On a trouvé roulée sous l’oreiller d’une femme malade une de ces vilaines bêtes qui avait trois pieds de long. Chaque branche desséchée me semble être un serpent et je suis prête à fuir « au bruit d’une feuille qui tremble ». De plus, la terre et l’air s’animent et bruissent de cette vie d’insectes de toutes formes, grands et petits, piquant, bourdonnant, murmurant, frappant, râpant et dévorant[2].

  1. Hutte bâtie avec des troncs d’arbres.
  2. L’effet curatif du climat du Colorado ne peut guère être exagéré. Dans mes voyages ultérieurs sur ce territoire, j’ai constaté que, sur dix colons, neuf étaient des malades qui s’y étaient guéris. Les statistiques et les ouvrages de médecine concernant le climat de l’État (tel qu’il est actuellement) représentent le Colorado comme le Sanatorium le plus remarquable du monde.