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Voyage d’une femme aux Montagnes Rocheuses/Lettre VIII

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LETTRE VIII


Estes-Park. — Le gros gibier. Les « Parcs » au Colorado. — Un magnifique paysage. — Fleurs et pins. — Une route effroyable. — Notre log-cabin. — Griffith Evans. — Un monde en miniature — Nos sujets de conversation. — Alarme pendant la nuit. — Un skunk. — Les splendeurs du matin. — La routine journalière. — La panique. — Nous attendons le chariot. — Une soirée de musique.


Estes-Park, territoire Colorado, 2 octobre.

Je ne sais comment le temps passe : le pays est superbe. L’air qu’on y respire, la vie qu’on y mène, sont enivrants. Je suis constamment dehors et à cheval. Je porte mon costume hawaïen à demi usé, dors parfois à la clarté des étoiles sur un lit de branches de pin, monte sur une selle mexicaine, et la douce musique des éperons mexicains retentit de nouveau à mon oreille. Beaucoup de voyageurs, pour exprimer les sentiments des nouveaux settlers de ces territoires, les traduisent par cette phrase : « Voilà un étranger, jetons-lui des pierres ! » Je n’ai rien trouvé de pareil dans mon joyeux logis de la montagne. Tandis que j’écris, les poutres résonnent du bruit de la joie, de celui des chansons, et les troncs de pitch pines flambent et craquent dans la cheminée ; une fine poussière de neige pénètre par les fentes et forme des tourbillons sur le parquet. Le vent hurle, gémit et se joue dans les branches des pins qu’il casse net. Les éclairs brillent autour du sommet dévasté du pic de Long, et les chasseurs aventureux se divertissent à l’idée que, lorsque je vais aller me coucher, il me faudra sortir et affronter la tempête.

Vous allez demander qu’est-ce donc qu’Estes-Park ? Ce nom, à la désinence usitée pour nos paisibles comtés du Midland, suggère à l’esprit les tranquilles palissades d’un parc recouvertes de lichen ; une loge avec une femme qui fait la révérence, des daims fauves et un château du temps de la reine Anne. Tel qu’il est, Estes-Park m’appartient. Il n’est pas gardé et n’est la terre de personne ; il est à moi par droit d’affection, d’appropriation et d’appréciation ; à moi, parce que je fais miens ses levers et ses couchers de soleil incomparables, ses crépuscules splendides, ses midis brillants, ses ouragans violents et furieux, ses aurores sauvages, ses gloires de montagne, de forêt, de canyon, de lac et de rivière et parce que je grave tout cela dans ma mémoire. À moi aussi, et dans une acception préférable à celle du sportsman, ses wapiti majestueux qui jouent et se battent dans les pins, aux heures matinales, avec autant de sécurité que les daims sous nos chênes anglais. Ses gracieux « black-tails » au pied rapide, ses superbes big-horns dont on aperçoit de temps à autre, au sommet d’une roche colossale, le noble chef dont la tête classique se détache sur le bleu du ciel, sont également à moi. À moi, le lion des montagnes au hideux miaulement nocturne ; le grand ours gris, le beau skunk, le castor prudent qui toujours creuse des lacs, endigue et détourne les rivières, coupe les jeunes peupliers et donne l’exemple du travail et de l’épargne ; le loup vorace et poltron, le coyote, le lynx et tout le menu fretin des loutres, des martres, des chats, des lièvres, des renards, des écureuils, aussi bien que tout ce qui vole, depuis l’aigle jusqu’au geai bleu huppé. Puisse leur nombre ne jamais diminuer, en dépit du chasseur qui tue pour se nourrir et pour vendre, et du sportsman qui tue et maraude pour passer le temps.

Mais je n’ai pas encore répondu à cette question si naturelle[1] : Qu’est-ce donc qu’Estes-Park ? Dans le nombre des particularités frappantes de ces montagnes, il faut comprendre des centaines de vallées élevées, petites et grandes, situées à des hauteurs variant de 6, 000 à 11, 000  pieds. Les plus importantes sont : North-Park, occupé par des Indiens hostiles ; Middle-Park, renommé pour ses sources chaudes et ses truites ; South-Park, riche en minéraux, et San-Luis-Park. South-Park, à 10, 000  pieds d’altitude, est une grande prairie herbeuse et bien arrosée qui se déroule sur une étendue de soixante-dix milles, mais que la neige ferme à peu près pendant l’hiver. Des parcs innombrables s’éparpillent donc dans les montagnes, la plupart sans nom ; d’autres, baptisés par les chasseurs ou les trappeurs qui en ont fait leurs rendez-vous temporaires. Toujours situés dans les limites des magnifiques Foot-Hills, ils déroulent jusque dans un lointain ravissant leurs pâturages fleuris, artistement variés par des groupes d’arbres, pâturages qui descendent en pelouses jusqu’à des cours d’eau brillants et rapides, remplis de truites au corsage rouge ; ou bien ils remontent par de douces clairières jusqu’aux forêts sombres, au-dessus desquelles se dressent des pics neigeux dans leur majesté infinie. Plusieurs d’entre eux sont des bouts de prairie d’un mille de long et très- étroits, avec un petit cours d’eau, une digue et un bassin creusés par l’industrie du castor. Il y en a des centaines auxquels on ne peut arriver qu’en marchant dans le lit d’une rivière, ou en gravissant quelque canyon étroit, jusqu’à ce qu’il débouche sur la place enchantée. Ces parcs sont les pâturages d’une multitude d’animaux sauvages, et plusieurs semblent avoir été choisis par les élans pour y déposer leurs andouillers. Il y en a un, à trois milles d’ici, dont l’herbe, pendant au moins un mille carré, est couverte de leurs magnifiques cornes branchues.

Estes-Park réunit les beautés de tous les autres. Écartez toute pensée de nos comtés de l’intérieur. Les palissades sont, ici, des montagnes de neuf, dix, onze mille pieds ; la loge, deux pics de granit, sentinelles qui gardent la seule entrée possible, et le château de la reine Anne est une log-cabin ouverte à tous les vents, ayant pour voûte un ciel d’un bleu radieux. Le parc est très-irrégulièrement dessiné et contient à peine quelque parterre de niveau : c’est un assemblage de pelouses, de pentes et de clairières qui a dix-huit milles de long à peu près et jamais plus de deux de large. La grande Thompson, rivière rapide et brillante, pleine de truites et formée quelques milles plus haut, par les neiges du Long’s-Peak, fait de magiques détours, disparaît pour reparaître alors qu’on s’y attend le moins, éclate parmi les pelouses, saute dans les ravins romantiques et fait partout entendre son murmure dans le silence des longues nuits. Ici et là, les pelouses sont si douces, les arbres si bien groupés, un lac compose un premier plan tellement artistique, ou bien une cascade tombe avec tant de sentiment du pittoresque, que j’en veux presque à la nature d’imiter l’art de si près. Mais cent yards plus loin, splendide, inimitable, inaccessible, elle redevient elle-même et contraint la pensée de s’élever vers son Créateur et le nôtre. La physionomie d’Estes-Park n’est pas la douceur, c’est la grandeur et le sublime. La partie inférieure du parc est à une altitude de 7, 500  pieds, et quoique pendant la journée le soleil soit chaud, le mercure s’arrête près du point de congélation pendant toutes les nuits d’été. Il tombe une immense quantité de neige ; mais on doit en partie, aux vents violents qui la chassent dans les vallées profondes et au soleil chaud et brillant des mois d’hiver, que le parc ne soit jamais bloqué, et beaucoup de bétail et de chevaux passent cette saison dehors sur des gazons sucrés que le soleil conserve et dont l’espèce dite gramma est la plus appréciée. Ici comme ailleurs, dans le voisinage, la terre est presque partout mauvaise ; poussière grise, granitique, produite probablement par la désagrégation des montagnes environnantes. Elle ne retient pas l’eau et n’est jamais humide, quelque temps qu’il fasse. Point de dégel. La neige disparaît mystérieusement par une évaporation rapide ; l’avoine pousse, mais ne mûrit pas, et lorsqu’elle est suffisamment avancée, on la coupe et l’empile pour la provision de fourrage de l’hiver. Les pommes de terre donnent abondamment et, quoique pas très-grosses, sont d’une excellente qualité et très-farineuses. Evans n’a point essayé de planter autre chose ; des légumes plus succulents demanderaient probablement une irrigation. Les fleurs sauvages sont innombrables et splendides. Leur beauté, qui atteint son plus haut degré en juillet et en août, était passée avant mon arrivée, et les dernières neiges les ont achevées. Il s’écoule très-peu de temps d’un hiver à l’autre ; la croissance et la floraison pour l’année tout entière s’accomplissent en deux mois. Les dents de lion, les boutons d’or, les pieds d’alouette, les campanules, les violettes, les roses, les gentianes bleues et cinquante autres espèces où dominent le jaune et le bleu, bien qu’engourdies chaque matin par le froid, étoilent l’herbe et se fanent au bord des ruisseaux longtemps avant midi. Après de longues recherches, je n’ai trouvé, en fait de fougères, que la cystopteris fragilis et le blechnum spicans, mais on m’a dit qu’on trouve aussi la phteris aquilina. Les serpents et les moustiques semblent être inconnus ici. Lorsqu’on vient des tropiques, l’uniformité du feuillage paraît déplaisante, si l’on peut dire le feuillage, car à cette hauteur, les arbres, à proprement parler, sont exclusivement des conifères et portent des aiguilles de trembles élancés, qui ont pris une couleur jaune citron, et le long des cours d’eau, les cerisiers sauvages, les vignes et les rosiers illuminent les ravins de la variété de leurs feuilles cramoisies. Les pins ne sont imposants ni par leur circonférence, ni par leur élévation. D’un vert noirâtre, ils produisent un bon effet, — isolés ou par groupes, — tandis que massés comme ici, sur les flancs des montagnes, ils ont un aspect sombre et presque funèbre. La limite boisée, singulièrement bien définie, est a une hauteur de 11, 000  pieds environ. L’arbre le plus plaisant que j’aie vu est le sapin argenté, abies englemanii, d’une espèce ressemblant a celle nommée souvent pin balsamique. Sa forme et sa couleur sont très-belles. Je me sens attirée vers lui et je fréquente tous les endroits ou je le trouve. On dirait qu’il est tombé sur ses aiguilles, d’un vert foncé, une poudre légère, bleue et argentée, ou qu’il est recouvert d’un givre bleuâtre prêt à fondre au soleil. On a peine à croire que cette beauté soit permanente et résiste aux chaleurs de l’été et aux froids de l’hiver. L’arbre universel est ici le pinus ponderosa, qui n’atteint jamais une grosseur considérable. Rien d’ailleurs qui puisse être comparé aux bois rouges de la sierra Nevada, encore moins aux sequoïas de Californie.

Comme je vous l’ai déja écrit, Estes-Park est a trente milles de Longmount, settlement le plus proche. On ne peut y arriver qu’a cheval, en suivant le chemin de traverse escarpé par lequel je suis venue en passant au travers d’un étroit créneau, point culminant d’un sommet a pic de 9,000 pieds appelé la porte du Diable. Evans conduit dans les montagnes un chariot attelė de quatre chevaux ; il ne serait pas difficile à un ingénieur du Colorado de faire une route pour les voitures. Dans plusieurs des ravins sur lesquels court le sentier, on voit les débris de chariots renversés en voulant imiter les exploits d’Evans ; si je ne les avais pas vus, je les croirais impossibles, car la route est effroyable. Les seuls settlers du parc sont Griffith Evans et un homme marié établi un mille plus haut. À quatre milles, à l’entrée du ravin, se trouve la hutte de Mountain Jim, et, sur une étendue de dix-huit milles, il n’y a point d’autre habitation dans la direction des plaines on n’a point levé de plan du parc, et, au delà, l’immense étendue du pays montagneux est presque entièrement inexplorée. Des chasseurs de daims viennent parfois camper ici ; mais les deux settlers, qui ne sont cependant que des squatters, sont, pour différentes raisons, peu disposés à encourager les visiteurs de cette espèce.

Lorsque Evans, qui est un chasseur très-habile, arriva ici, ce fut à pied, et pendant quelque temps après s’y être établi, il traversait les montagnes, portant sur son dos la farine et les choses nécessaires à l’existence des siens.

Ayant l’intention de faire d’Estes-Park mon quartier général jusqu’à l’arrivée de l’hiver, il faut que je vous fasse connaître ce qui m’entoure et ma manière de vivre. « Le château de la reine Anne » est représenté par une log-cabin faite de gros troncs d’arbres taillés à la hache. La chaux et la boue qui devraient remplir les interstices font défaut. Le toit est formé d’écorce de jeune sapin, d’une couche de foin et d’un revêtement extérieur de boue, le tout presque plat ; le parquet est grossièrement planchéié. La pièce principale, d’environ seize pieds, a une cheminée de pierre brute, où brûlent constamment des bûches de pin. À l’une des extrémités, une porte s’ouvre dans une petite chambre ; à l’autre, se trouve une salle à manger exiguë, où nous prenons nos repas à tour de rôle ; cette dernière donne dans une très-petite cuisine avec un grand fourneau américain, et il y a, en outre, deux cabinets avec des lits. N’étaient les courants d’air, c’est confortable, quoique rustique. Une neige fine pénètre par les fentes et couvre les planchers ; mais c’est un amusement de la balayer, et cela fait prendre de l’exercice. Point de tas d’ordures à l’extérieur. Près de la maison, sur la pente abritée par les pins, s’élève une jolie cabine de deux pièces, et, plus loin, la mienne, qui est très-primitive. Ma porte ouvre sur une petite chambre à cheminée de pierre ; celle-ci sur une autre également petite, dans laquelle il y a un lit de foin, une chaise où est posée une cuvette d’étain, une tablette et quelques clous. Une fenêtre étroite donne sur le lac, et de là je vois les splendeurs indescriptibles des levers du soleil. Aucune de mes portes n’a de serrure et ne ferme, à vrai dire, parce que le bois a joué. Au-dessus de la maison, près du cours d’eau qui sort du lac, se trouve une belle laiterie avec une roue hydraulique pour faire le beurre ; ajoutez à cela un corral, un hangar pour le chariot, une chambre pour les hommes à gages et un abri pour les chevaux et les veaux délicats. À cette hauteur, tout cela est nécessaire.

Les hommes du rancho sont deux Gallois, Evans et Edwards, tous deux mariés et ayant des enfants. Ils se ressemblent aussi peu que possible. Griff, comme l’on appelle Evans, est petit et court, hospitalier, insouciant, joyeux, sociable et vif. Il n’est l’ennemi de personne, que de lui-même. Il a eu l’esprit et le goût de découvrir Estes-Park, où, à leur tour, des gens l’ont découvert et l’ont décidé à les nourrir, à les loger et à ajouter des cabines à la sienne. C’est un tireur hors ligne, un chasseur heureux et habile, un hardi montagnard, un bon cavalier, un excellent cuisinier et généralement un bon vivant. De grand matin, son rire joyeux retentissant dans la cabine devient contagieux, et lorsque, le soir, les poutres résonnent du bruit de chansons telles que : Connaissez-vous John Peel, Le temps jadis et John Brown, que seraient les chœurs sans la voix du pauvre Griff ? Sans lui, que serait Estes-Park ? Dernièrement, lorsqu’il est allé à Denver, il nous a manqué tout autant que l’aurait fait le soleil, et peut-être davantage. Aux premières heures matinales, alors que le pic de Long est rouge et que le givre fait craquer l’herbe, il me réveille en frappant gaiement à ma porte : « Venez-vous chasser le bétail avec nous ? » Ou bien : « Voulez-vous nous aider à ramener le bétail ? Vous choisirez votre cheval. J’ai besoin de quelqu’un. » Brave, prodigue, populaire, le pauvre Griff aime trop les liqueurs pour que ses affaires prospèrent ; il est toujours accablé de dettes. Il gagne un argent fou, mais le place dans un sac percé. Il a cinquante chevaux et mille têtes de bétail, dont la plupart lui appartiennent et passent l’hiver ici. Sa femme est très-laborieuse ; ils ont une fille de dix-sept ans et quatre enfants plus jeunes, bons musiciens. Mais cette femme travaille comme une esclave, et son sort, comparé à celui de son seigneur, bon mari cependant, est celui d’une squaw. Edwards, l’associé de Griff, est tout son opposé : grand, maigre, l’air mécontent, âpre, travailleur, économe, grave, membre de la Société de tempérance, fâché de toutes façons des folies d’Evans et assez envieux ; autant Evans est populaire, autant il l’est peu. C’est un homme honnête, qui, aidé de sa femme, gagne certainement de l’argent aussi vite qu’Evans en perd.

Je paye huit dollars par semaine et puis me servir des chevaux autant que je le veux, lorsqu’on peut en trouver et en attraper un. Nous déjeunons à sept heures avec du bœuf, des pommes de terre, du thé, du café, du pain frais et du beurre. Deux cruches de lait et deux de crème sont remplies aussitôt que vidées. À midi, le dîner est la répétition du déjeuner, mais avec le café en moins et un pudding gigantesque en plus. Le thé, à six heures, est pareil au déjeuner. « Mangez lorsque vous avez faim, nous dit Evans, vous trouverez toujours du pain et du lait dans la cuisine. Mangez tant que vous pouvez, cela vous fera du bien. » Et nous avons tous un appétit de chasseurs. Nos repas ne sont pas variés ; le bœuf qu’on tuait à mon arrivée est en train d’être mangé de la tête à la queue : on coupe la viande n’importe comment, sans faire attention aux morceaux. Dans cet air sec et raréfié, la partie extérieure de la chair noircit et se dessèche ; cependant, malgré la chaleur, la bête se conserve fraîche pendant deux ou trois mois. Le pain est exquis, mais il semble que les pauvres femmes passent toute la journée à le faire.

Dans ce moment, les hôtes habituels vivant et mangeant ensemble sont : un couple américain, M. et Mrs Dewy, très-intelligents, d’un esprit élevé et dont j’apprécierais partout le caractère et l’instruction ; un jeune Anglais, frère d’un célèbre voyageur africain ; on l’appelle « le comte », parce qu’il monte sur une selle anglaise et tient à quelques particularités insulaires ; un mineur à la recherche de mines d’argent ; un jeune homme, type de « la jeune Amérique », pratique et intelligent, dont la santé, tandis qu’il était dans les affaires, révélait quelques symptômes de consomption et qui mène ici la vie de chasseur ; une jeune fille, nièce d’Evans, et un « homme à gages » à l’air mélancolique. Ainsi que je vous l’ai déjà dit, Mountain Jim, c’est-à-dire M. Nugent, habite à quatre milles d’ici, dans le ravin conduisant au parc. Son métier de trappeur l’amène journellement aux digues de castors de Black Canyon, pour veiller à ses trappes, et, en général, il passe quelque temps dans notre cabin ou aux environs. Mais je vois bien que cela ne satisfait point Evans. Car, en vérité, ce creux bleu qui s’étend solitaire au pied du pic de Long est un monde en miniature d’un grand intérêt, où l’amour, la jalousie, la haine, l’envie, l’orgueil, le désintéressement, l’avidité, l’égoïsme, présentent un continuel sujet d’étude. On a toujours la perspective émouvante d’une querelle ouverte avec le desperado voisin, auquel on a entendu dire plus d’une fois dans la cabin : « Je vous tuerai ! »

Notre bande s’est augmentée souvent de chasseurs de daims ou de chercheurs de mines d’argent et de terrains. Ils mangent avec nous et se joignent à nous le soir. Evans les aide fort peu dans leurs recherches et ils s’en vont dégoûtés sans avoir réussi. Il y a quelques semaines, deux Anglais distingués et instruits ont campé ici et, sans écouter les avis, ont traversé les montagnes pour arriver à North-Park, où, dit-on, l’or abonde. On croit qu’ils ont été victimes des Indiens sanguinaires de cette région. Naturellement, nous ne recevons jamais ni lettres, ni journaux, à moins que quelqu’un aille les chercher à cheval à Longmount. Nous avons pour toute littérature deux ou trois romans et un exemplaire de Our New-West. Notre dernier journal a dix-sept jours de date. Autant qu’on en peut juger d’après notre conversation à table, le parc semble être devenu la limite naturelle de ce qui nous intéresse. La dernière aurore, la perspective d’une tempête de neige, les traces d’ours et d’élans, le bruit répandu qu’on a aperçu un troupeau de big-horns près du lac, les canyons où l’on a vu la dernière fois le bétail du Texas, les mérites de différentes carabines, les progrès de deux affaires d’amour évidentes, la probabilité que quelqu’un puisse monter des plaines avec des lettres, la dernière escapade de Mountain Jim et les qualités de Ring, comparées à celles de Plunk, le chien d’Evans, sont de ces sujets que l’on n’abandonne que lorsqu’ils sont épuisés.

Le dimanche, le travail est soi-disant mis de côté ; mais la plupart des hommes vont à la chasse et à la pêche jusqu’au soir, que nous passons à jouer de l’harmonium, à faire beaucoup de musique sacrée, et à chanter à plusieurs parties. C’est en vérité délicieux d’être seule dans le parc, depuis l’après-midi jusqu’à ce que les dernières splendeurs du crépuscule aient disparu, sans rien autre qu’une Bible et un livre de prières. Où trouver un temple plus digne d’un Te Deum ou d’un Gloria in excelsis que « ce temple qui n’est pas construit de la main des hommes », où l’on peut adorer sans être distrait par la vue de chapeaux de toutes les formes, de chignons curieusement faits, et par les bizarreries innombrables de la mode changeante ?

Je n’oublierai pas de sitôt la première nuit que j’ai passée ici. Hébétée quelque peu par l’air raréfié, charmée de tout ce que j’avais vu, légèrement embarrassée par une compagnie mélangée de gens dont les visages n’étaient pas toujours distincts à travers le nuage de fumée produit par onze pipes, je partis à neuf heures pour ma cabin solitaire, accompagnée par Evans. La nuit était profonde, et le chemin me parut long. On entendait des hurlements (ceux d’un loup, me dit Evans), et deshiboux, qui me semblaient innombrables, criaient incessamment. L’étoile polaire brillait comme une lampe juste en face de la porte de ma cabin. Il gelait très-fort ; Evans alluma une bougie et me laissa ; je fus bientôt dans mon lit de foin. J’avais peur, ou plutôt je craignais d’avoir peur, tout était si étrange ; mais bientôt le sommeil l’emporta sur la crainte. Je fus réveillée par une respiration lourde, un bruit semblable à celui que ferait une scie sous le parquet, qui se soulevait. Le bruit était très-fort. Ma bougie était entièrement brûlée, et, pour dire la vérité, je n’osais remuer. Cela dura pendant une grande heure, et, juste au moment où je pensai que le parquet était devenu assez mince pour permettre le passage, le bruit cessa brusquement et je me rendormis. Le matin, mes cheveux, qui auraient dû être blancs, n’avaient pas changé de couleur. À sept heures, j’étais habillée pour le déjeuner, et arrivée à la grande cabin, je racontai mon histoire. Évans rit de bon cœur, Edwards fit une grimace. Ils me racontèrent qu’il y avait sous ma hutte le terrier d’un skunk, et qu’ils n’osaient pas essayer de le déloger, dans la crainte de rendre la cabin inhabitable. Depuis, ils ont tenté de le prendre au piège, mais sans succès, et toutes les nuits, les exercices bruyants recommencent. Je crois qu’il aiguise ses griffes sur le côté extérieur du parquet, comme les ours le font sur les arbres. L’odeur au moyen de laquelle cette bête, bien nommée méphitis, peut repousser ses agresseurs est effroyable. Nous avons été chassés de la cabin pendant plusieurs heures, parce que l’un de ces animaux avait simplement traversé le corral. Dans son voisinage, l’homme le plus brave devient poltron. Les chiens frottent leur nez par terre jusqu’à le faire saigner quand ils ont touché le fluide, et même meurent des vomissements produits par les effluves. On sent cette odeur à un mille de distance, et si les vêtements sont atteints par le liquide, il faut les détruire. La fourrure du skunk est très-estimée. On a tué plusieurs de ces animaux depuis que je suis ici ; un coup bien dirigé sur leur épine dorsale vous met à l’abri du fluide, et un chien dressé à cet effet peut, en sautant sur la bête, la tuer sans s’exposer au danger. C’est un bel animal, à peu près de la taille et de la grosseur d’un renard, avec de beaux poils noirs et deux bandes blanches de la tête à la queue, qui est longue et touffue. Les griffes des pattes de devant sont grandes et polies. Hier, on en a tué un qui sortait de la laiterie. Plunk, le grand chien, l’a touché et il a fallu l’exiler. L’un des hommes a vaillamment emporté le corps avec une grande fourche jusqu’à un cours d’eau vive, mais nous étions presque suffoqués par l’odeur qui s’exhalait de l’endroit où il est tombé. Quant à mon skunk, j’espère qu’il aura l’esprit en repos aussi longtemps que nous serons proches voisins.

3 octobre.

Cet endroit est assurément l’un des plus enchanteurs qu’il y ait sur la terre. Que ne puis-je peindre avec une plume ou un pinceau ! De mon lit, je vois le lac aux premières lueurs de l’aurore. Alors que les objets sont à peine visibles, il s’étend absolument calme, d’une couleur de minium purpurine. Soudain, les pics renversés brillent dans son miroir : orangés d’abord, puis rouges et faisant paraître l’aurore plus sombre ; chaque matin c’est une vue nouvelle ; dès que les pics pâlissent, et lorsque l’aube ne s’étend plus sur les montagnes, les pins se réfléchissent dans mon lac avec l’aspect d’objets solides, et la gloire descend des hauteurs. Une lueur rouge réchauffe l’atmosphère transparente du parc ; le givre étincelle, et les geais bleus huppés s’avancent délicatement sur l’herbe diamantée. Cette beauté et cette majesté me pénètrent de plus en plus. Tout à l’heure, comme je venais de ma cabin, tandis que les grandes ombres des montagnes s’allongeaient sur le sol, que les couleurs et les formes prenaient des significations nouvelles, je me suis sentie presque infidèle à Hawaï. Le lever du soleil était si admirable, que je ne pus continuer à écrire. Je sortis et m’assis sur une pierre, pour voir le bleu devenir plus profond dans les canyons sombres, les pins s’éclairer de rose un à un, s’effacer dans une pâleur soudaine, et les hauteurs effrayantes du pic de Long pâlir les dernières. Puis, à leur tour, éclateront les splendeurs du crépuscule. Les teintes orange et citron de l’orient deviennent grises, et, par degrés, ce gris brillera d’un bleu froid, un peu au-dessus de l’horizon, tandis qu’après lui s’étale un large ruban d’un rouge chaud et superbe, plus haut encore, une bande d’une couleur rosée. Une grande lune froide domine le tout. Tel est le miracle quotidien du soir, comme les pics flamboyants dans le sombre miroir du lac sont le miracle du matin. Cette mise en scène n’est pas charmante, peut-être, mais, de même que les caractères forts et impétueux, elle exerce une fascination intense.

Voici comment est réglée ma journée : je déjeune à sept heures, je reviens faire ma cabin, puis je vais puiser de l’eau au lac. Après un peu de lecture et de flânerie, je retourne à la grande cabin, que Mrs Dewy et moi balayons chacune à notre tour. Après quoi, elle lit à haute voix jusqu’à midi, heure du dîner. Je monte à cheval avec M. Dewy, ou toute seule, ou avec Mrs Dewy, qui apprend à monter comme un cavalier, afin d’accompagner son mari qui est souffrant ; ou bien je m’occupe du bétail jusqu’au souper. Nous passons la soirée dans la pièce commune, et je me mets à écrire ou à raccommoder mes vêtements, qui tombent en lambeaux. Quelques-uns jouent aux cartes ; les chasseurs étrangers et les chercheurs d’or s’étendent par terre, et l’on commence à nettoyer les fusils, à fondre des balles, à faire des filets, à réparer les attirails de pêche, à rendre les bottes imperméables. Nous chantons des chansons à plusieurs parties, et, vers huit heures, je traverse l’herbe glacée pour me rendre dans ma cabin, où je m’attends toujours à trouver quelque chose. Chacun lave son linge, et, comme j’en ai très-peu, je passe une partie de mes journées devant le baquet à lessive. La politesse et les bienséances règnent dans notre réunion mélangée, et quoique divers rangs de la société s’y trouvent en contact, il existe une véritable égalité démocratique ; il n’y a point d’avances d’un côté, ni de condescendances de l’autre.

Evans est parti pour Denver il y a huit jours ; il a conduit aux plaines sa femme et ses enfants pour qu’ils y passent l’hiver. La joie de nos réunions s’en est allée avec lui. Edward est sombre, excepté le soir, lorsque, étendu sur le parquet, il raconte les épisodes de ses marches avec Sherman à travers la Géorgie. J’ai remis à Evans un billet de cent dollars pour qu’il me le change, et lui ai demandé de m’acheter un cheval pour mon voyage. Nous l’attendons depuis trois jours. Je n’ai pas de lettres de vous depuis cinq semaines, et je peux à peine contenir mon impatience. Deux ou trois fois dans la journée, je monte à cheval ou fais à pied trois ou quatre milles sur la route de Longmount, pour voir s’il arrive. Mes compagnons sont presque aussi anxieux. Lorsque la nuit est venue, chaque bruit nous fait tressaillir, et toutes les fois que les chiens aboient, tout ce qu’il y a de valide se lève en masse. « Attendre le chariot » est devenu une plaisanterie à rendre fou.

7 octobre.

Tout le monde est pris de la fièvre des lettres et des journaux. À la fin, nous avons envoyé quelqu’un à Longmount. Ce soir, à la brune, escortée par Mountain Jim, je suis allée sur la route, et nous avons aperçu dans le lointain un chariot à quatre chevaux, et derrière, un cheval de selle ; le conducteur agitait son mouchoir, signal convenu (si j’étais possesseur d’un cheval). Nous avons redescendu la longue colline au galop, aussi vite que pouvaient nous porter deux bons chevaux, pour annoncer l’heureuse nouvelle. Une heure s’écoula avant l’arrivée du chariot. Il n’amenait point Evans, mais deux hommes à l’aspect douteux qui ont établi leur camp près de ma cabin ! Vous ne pouvez vous imaginer ce que c’est que d’être enfermée entre ces murailles de montagnes, et de ne pas savoir où sont vos lettres. Plus tard, M. Buchan, l’un des hôtes habituels, est revenu de Denver avec des journaux et des lettres pour tout le monde, excepté pour moi ; il rapportait aussi des nouvelles très-émouvantes. La panique financière a gagné l’Ouest et s’est accrue en route. Toutes les banques de Denver ont suspendu leurs affaires ; elles refusent de payer leurs propres chèques et ne permettent pas à leurs clients d’en tirer un dollar. Elles ne donneraient même pas d’obligations des États pour mon or anglais ! Ni Buchan, ni Evans n’ont pu avoir un sou. Dans ce moment, les riches mêmes sont pauvres. Les Indiens ont « pris le sentier de la guerre », brûlent les ranchos et tuent le bétail. Il y a une véritable alarme parmi les settlers ; des chariots chargés de fugitifs arrivent aux sources du Colorado. Les Indiens disent : « L’homme blanc a tué les buffalos ; il les a laissés pourrir dans la plaine, nous nous vengerons. » Evans est aussi à Longmount, il sera ici ce soir.

10 octobre.

« Nous attendons toujours le chariot. » Il y a eu la nuit dernière un ouragan de vent et de grêle ; il était onze heures que je n’avais encore pu arriver à ma cabin. Je n’ai pu y parvenir qu’aidée de deux hommes. La lune n’était pas levée, et au-dessus de nos têtes le ciel était noir de nuages, quand soudain le pic de Long, caché jusque-là, brilla au-dessus des montagnes sombres, étincelant d’une neige nouvellement tombée, sur laquelle brillait une lune invisible ici. Le soir précédent, après le coucher du soleil, j’avais vu un autre et nouvel effet. Au crépuscule, mon lac était devenu d’un orangé brillant et réfléchissait dans son miroir paisible les montagnes d’un beau bleu foncé. C’est un monde de merveilles. Nous avons eu aujourd’hui une grande tempête avec des rafales de neige fine, et lorsqu’à midi les nuages se sont élevés, la Snowy Range et les plus hautes montagnes étaient d’une blancheur immaculée. J’ai beaucoup travaillé pendant toute la journée, afin de calmer mes craintes accrues par le bruit qu’Evans est parti chasser le buffalo sur la Platte.

Ce soir, et tout à fait à l’improviste, il est arrivé avec une boîte contenant un énorme courrier ; j’ai fait le triage, il n’y avait rien pour moi. Evans craignait d’avoir laissé à Denver mes lettres qui étaient à part, et avait écrit de Longmount pour les réclamer. Quelques heures plus tard, on les trouva dans une boîte d’épiceries ! Toute la joie de la maison est revenue avec Evans, et il a amené avec lui un compagnon de caractère semblable au sien ; c’est un jeune homme qui joue et chante admirablement ; il a un répertoire inépuisable, et tire de sa merveilleuse mémoire des sonates, des marches funèbres, des hymnes, des danses, etc. Jamais, assurément, orgue de chambre ne fut appelé à un service pareil. Un petit baril d’apparence suspecte a passé du chariot dans la cabin, et je crains qu’il n’augmente un peu l’hilarité. Il n’y a pas de mauvaise humeur qui puisse résister à la gaieté inexprimable d’Evans ou à la contagion de son rire joyeux. Il tape les gens sur le dos, crie, veut rendre service, est toujours en mouvement.

« Mon royaume pour un cheval ! » Il n’a pu m’en trouver un ; une ombre a passé sur son visage quand je lui en ai parlé. Il m’a demandé un entretien particulier et m’a dit alors, avec un peu de confusion, qu’il s’était trouvé très à court à Denver et avait été obligé de s’approprier mon billet de cent dollars. Il ajouta qu’il me donnerait pour les intérêts, jusqu’au 25 novembre, un bon cheval, une selle et une bride pour le voyage de 600 milles que je veux entreprendre. J’étais quelque peu consternée, mais bien obligée d’accepter, puisqu’il n’y avait plus d’argent[2]. J’ai essayé un cheval, raccommodé mes affaires, réduit mon bagage au poids de douze livres, et étais prête à partir de grand matin, lorsque, avant le jour, j’ai été réveillée par la bonne voix d’Evans à ma porte. « Dites donc, miss Bird, il faut que nous conduisions aujourd’hui du bétail sauvage. Voulez-vous nous donner un coup de main ? Nous ne sommes point assez ; vous avez un bon cheval, et un jour de plus ou de moins ne fera pas grande différence. » Nous avons donc conduit le bétail toute la journée, à cheval pendant près de vingt milles, et avons traversé presque autant de fois la grande Thompson. Evans me flatte en disant que « je rends autant de services qu’un homme ». Je crois en rendre davantage que l’un de nos compagnons qui évitait toujours les « vilaines » vaches.

12 octobre.

Je suis encore ici. J’aide à faire la cuisine, à conduire le bétail, et je monte à cheval quatre ou cinq fois par jour. Chaque matin Evans me retient, en déclarant que j’ai des quantités de chevaux à essayer, et je n’en ai point encore trouvé un à mon goût. J’espère toujours faire mon voyage dans un jour ou deux, afin de pouvoir au moins comparer Estes-Park avec quelqu’une des parties les mieux connues du Colorado.

Cela vous amuserait de voir notre cabin en ce moment. Il y a dans la chambre trois femmes et neuf hommes, et comme il n’y a pas assez de siéges, ces derniers sont pour la plupart étendus sur le parquet ; tous fument, et le jeune et joyeux Français du Canada, qui joue si admirablement, qui prend près de cinquante truites par jour, pour chaque repas, est à l’orgue, la pipe à la bouche. Trois hommes, qui ont campé pendant une semaine dans Black Canyon, sont couchés par terre comme des chiens. Ils ont plus de six pieds, sont d’une solennité inébranlable, ne sourient ni à la gaieté générale, ni aux changements absurdes de modulation que fait entendre l’harmonium. On peut les décrire comme n’étant vêtus que de bottes, car leurs habits sont en haillons. Ils regardent d’un cil distrait. Il y a six mois qu’ils n’avaient aperçu de femme et n’avaient dormi sous un toit. On chante des chansons nègres, mais auparavant Yankee Doodle avait immédiatement suivi Rule Britannia ; c’était si drôle que tout le monde riait, excepté les étrangers. Le temps se refroidit et fait descendre les bêtes des hauteurs. La nuit dernière, en allant à ma cabin, j’entendais les loups et le lion de la montagne.

  1. Et je ne le ferais pas encore, si Henry Kingsley, lord Dunraven et le « Field, n’avaient pas révélé l’existence et les charmes de ces heureux terrains de chasse », avec ce résultat assuré de diriger un courant de touristes vers ce paradis solitaire rempli d’animaux.
  2. Je dois, pour rendre justice à Evans, mentionner ici, que, en définitive, mon argent m’a été rendu jusqu’au dernier « cent » ; que le cheval était une perfection et que, en somme, l’arrangement a été très-avantageux pour moi.