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Voyage en Californie/04

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IV

LES MINEURS CALIFORNIENS.

Nationalité des différents mineurs. — Les Chinois. — Les Espagnols des colonies. — Les Anglais et les Irlandais. — Les Allemands. — Les Italiens. — Les Canadiens. — Population d’un camp. — Faits particuliers aux États-Unis. — Types de mineurs : Vermenouze, le père Barbet, Aubert. — Le claim et la libre exploitation. — Louis le blanchisseur ; Penaflor et Sapiens ; Ah-Hùn. — Le marqueur de claims. — Jeanne d’Arc et Marie Pantalou. — Ma cabane, ma mule. — La case du mineur. — La veillée. — Un épisode de la loi de Lynch.

Pendant mon séjour à Coulterville, j’eus occasion de faire ample connaissance avec les mineurs de la localité. On donne le nom générique de mineurs, en Californie, aux ouvriers des placers qui lavent les terres aurifères, comme à ceux des mines de quartz qui abattent le minerai à la poudre, et qui sont seuls de véritables mineurs. À Coulterville, ainsi que dans tous les centres miniers californiens, toutes les nationalités se trouvent à peu près représentées. Il y a surtout beaucoup de Chinois et d’Espagnols des colonies, principalement des Mexicains et des Chiliens. Après eux viennent les Anglais et les Irlandais, les Français, les Italiens, enfin quelques Canadiens. Il y a maintenant peu d’Américains sur les mines et placers : ils résident plus volontiers à Coulterville, ou ils remplissent les fonctions communales, par exemple celles de constable et de juge de paix. Ils s’y livrent aussi au commerce d’entrepôt et de détail. Enfin ils sont à la tête de toutes les buvettes et des cafés de la localité, où ils font d’excellentes affaires.

Le broyage du minerai de fer par la vieille méthode mexicaine.

Tous les mineurs des placers sont disséminés le long du ravin de Maxwell’s-creek, de la rivière de la Merced, enfin sur quelques plateaux aurifères dont la richesse a été autrefois fabuleuse. Cette richesse des terres vierges n’a pas tardé, par suite d’une exploitation journalière, à faire place à des teneurs plus modérées ; mais tous les mineurs gagnaient assez bien leur vie, sans trop se fatiguer, quand je me trouvais à Coulterville. Heureux si le jeu, la boisson et autres distractions plus ou moins honnêtes n’avaient pas souvent absorbé en quelques heures le bénéfice de tout un mois de travail !

Les Chinois étaient là, comme partout, les parias des placers. Leur face jaune, leur nez camard, leurs yeux en amande les font détester des Américains, qui n’aiment que les gens de race blanche. Le fils du Céleste Empire, John le Celestial, comme l’appellent les yankees, supporte avec calme cette oppression injuste, et travaille sans se plaindre sur les placers dont les blancs ne veulent plus. Réunis dans des cabanes communes, les Chinois se partagent le soir le fruit des labeurs de la journée. Ils fument de l’opium et du tabac de Chine dans une pipe de bois, et s’abreuvent de thé. La chair blanche du poulet paraît leur plaire beaucoup, et l’on ne rencontre pas en Californie une cabane de Chinois sans une armée de poules alentour. Quand toutes ont été mangées, John court en acheter d’autres au village voisin. John est aussi grand amateur de riz ; enfin il conserve pour ses habits, sa coiffure et sa chaussure nationales une affection toute particulière. Ses pantalons se composent d’une large paire de grègues, et il jette par-dessus ses épaules une jaquette de drap ou de coutil, boutonnant sur le côté. Sa chaussure, en forme de brodequins à la poulaine, appuie sur le sol par une molle et épaisse semelle. John a toujours la tête rasée et porte la longue queue en tresse, tombant derrière le dos. On estime que les Chinois sont aujourd’hui au nombre d’au moins quarante mille en Californie.

Après les Chinois viennent, à Coulterville, les Mexicains, les Chiliens et quelques Péruviens. Ces descendants des Espagnols portent sur leurs traits la trace de leur origine. Les cheveux sont noirs, la figure brune, l’œil vif et plein de feu. Le machete ou long couteau-poignard, que les Mexicains surtout manient avec habileté, orne toujours la ceinture de l’Espagnol des Amériques. Il jette aussi volontiers sur ses épaules le vêtement de laine national, manteau ou châle, comme on voudra le nommer en français, mais qu’on appelle sarape au Mexique, et poncho au Chili. Ce vêtement est formé de bandes aux couleurs vives, et présente sur le milieu une ouverture par où l’on passe la tête.

Arastra ou manège mexicain pour le traitement du minerai aurifère. — Dessin de Chassevent d’après une gravure américaine.

Les Espagnols des colonies, comme les Castillans d’Europe, sont d’une sobriété poussée à l’extrême, et se nourrissent de mets imaginaires. Ils sont aujourd’hui au nombre d’environ quinze mille en Californie. Ils étaient autrefois plus nombreux ; mais ils ont dû fuir devant les tracasseries et même les poursuites des Américains, qui les détestent parce qu’ils sont de sang mêlé. Les Chiliens et surtout les Mexicains se sont quelquefois vengés cruellement des injustices de leurs oppresseurs. Non-seulement ils se servent du machete avec une dextérité qui étonne, mais ils sont aussi d’une adresse surprenante à lancer le lazo ou nœud coulant, et ils en font dans leur pays un usage terrible en enlevant, au grand galop de leur monture, un piéton sur la route et même un cavalier sur son cheval.

Méthode chilienne. — D’après une gravure californienne.

Les Anglais et les Irlandais sont très-répandus en Californie, où ils sont presque aussi nombreux que les Espagnols venus des colonies. Ils se fondent facilement avec la race américaine, et parlent d’ailleurs la même langue. Les Anglais sont de très-bons mineurs dans le quartz, et nul n’égale sur ce point leur force et leur adresse. Beaucoup sont arrivés des mines du Cornouailles, ce comté d’Angleterre si justement renommé pour ses mines de cuivre, de plomb et d’étain. Les Irlandais ne sont pas mineurs, et s’emploient dans des ouvrages secondaires. Les Anglais et les Irlandais ont, comme les Américains, un faible très-prononcé pour les boissons spiritueuses. Les Irlandais joignent parfois à ce défaut une conduite peu exemplaire ; et le dernier supplice, celui de la pendaison, a souvent été infligé pour leurs méfaits aux fils incorrigibles de la verte Érin.

Tunnel dans une mine de quartz. — Dessin de Chassevent d’après une gravure californienne.

Les Français, dont le nombre était jadis beaucoup plus élevé, atteignaient encore en 1859 le chiffre de quatorze à seize mille. Ils se montraient à Coulterville, comme sur tous les placers, avec les qualités et les défauts que la Providence a départis à notre race. Joyeux et actifs au travail, personne mieux qu’eux ne sait égayer un camp de mineurs. Ils manient avec adresse le pic et la pelle, mais ils se dégoûtent vite, et ne s’entendent jamais entre eux. L’esprit de discipline ne fait pas le fond de notre caractère. Nous ne sommes pas non plus des colons stables, nous aimons le changement. Le Français de Californie fait un peu tous les métiers sans jamais s’arrêter à aucun. Enfin, une grande partie de son temps se passe à regretter le beau pays de France qu’il voudrait bien revoir. De là une série de mécomptes, de déboires ; de là une espèce d’inquiétude, de gêne, de mauvaise humeur continuelle qui font prendre la Californie en grippe à presque tous les mineurs nos compatriotes. La Californie n’est pour eux qu’un enfer : elle aurait dû être un Éden, une véritable terre promise.

Les Allemands, comme les Anglais et les Irlandais, dont ils égalent à peu près le nombre, ont fait preuve de plus d’union que nos compatriotes sur les placers de l’Eldorado. Ils sont, il est vrai, restés fidèles au culte de la pipe et de la bouteille, mais la plus grande harmonie n’a pas cessé de régner entre eux, et ils s’en sont très-bien trouvés. Je n’ai pas connu d’Allemands à Coulterville, au moins dans les mines et les placers ; mais j’en ai rencontré plusieurs dans certains comtés du nord, comme celui de Nevada. Enfin, beaucoup sont établis à San Francisco, où ils ont fondé des maisons de commerce. Ils se placent aussi comme commis dans les maisons américaines. Polyglottes distingués, ils parlent avec une égale facilité l’anglais, l’espagnol et le français, souvent presque aussi couramment que leur langue maternelle.

Les Italiens étaient bien peu nombreux sur les placers, tant dans le comté de Mariposa que dans tout le reste du pays, quand je visitai la Californie. La plupart avaient renoncé au métier de mineur, pour lequel ils n’ont aucun penchant, et s’étaient faits marchands ou pêcheurs. Ils ont pour ces deux métiers et de longue date une propension très-décidée.

Restent les Canadiens dont je dois dire quelques mots. Venus à pied en Californie à travers les plaines de l’Amérique du Nord, les Canadiens exercent principalement dans le comté de Mariposa le métier de bûcheron et de charbonnier. La plupart ne parlent que le français, la langue de leurs aïeux, et s’en font gloire. Ce sont de courageux et infatigables travailleurs, doux, honnêtes et fidèles à leur parole. Ceux d’entre eux qui s’occupent sur les placers ne sont guère heureux dans leurs recherches ; ils gagnent à peine de quoi vivre au lavage de l’or.

Le groupe de mineurs dont je viens d’esquisser à grands traits, par catégories de races, les types généraux est disséminé en dehors de Coulterville. Chaque mineur vit dans sa cabane, seul ou avec un camarade et souvent plusieurs. Il en est ainsi pour les quatre-vingt ou cent mille mineurs répandus du nord au sud sur toute l’étendue de la Californie : tous vivent en dehors du centre de population voisin de leurs travaux. — Quand les mineurs sont employés par un patron dans une mine ou un moulin à quartz, on les loge souvent tous ensemble dans une grande baraque, et ils mangent à la cantine. Les mineurs indépendants des placers préparent eux-mêmes leur nourriture dans la cabane qu’ils habitent.

La population des camps, comme on appelle en Californie les centres miniers, est un peu différente de celle des placers. Voici par exemple la manière dont se groupaient les habitants de Coulterville en 1859. Il y avait environ deux cents Américains, tenant hôtels, buvettes, cafés, salles de billard, magasins et exerçant divers métiers ; cinquante Italiens, dont quelques-uns marchands et la plupart jardiniers ; trente Français, blanchisseurs, bouchers, forgerons, boulangers ; quarante juifs allemands, tenant magasins d’habits confectionnés ou autres ; environ autant d’Irlandais et de Mexicains et Chiliens, diversement et souvent point du tout occupés. On comptait enfin quelques nègres, cordonniers, barbiers, baigneurs ou blanchisseurs ; et quelques rares Chinois, menuisiers ou jardiniers. Une centaine d’Indiens campaient au dehors du village une partie de l’année, y vivant de maraude. Enfin relégués comme des parias à cinq cents mètres de Coulterville, vivaient les Chinois au nombre de près de trois cents dans leur village spécial. L’ensemble de toute cette population formait un camp d’environ huit cents individus, assez bizarrement rassemblés. Tous les camps californiens sont à peu près composés de la même façon, sauf le chiffre de la population qui varie naturellement d’un camp à un autre. Il y a des camps très-peuplés ; il y en a aussi qui le sont moins encore que Coulterville, érigée à l’état de commune, et possédant un juge de paix, un constable et autres officiers publics. Un médecin et un pharmacien au moins sont aussi établis dans le village, s’il est permis de donner ce nom à Coulterville, qui ne peut certes que le répudier, à cause de l’importance de ses hôtels, de ses cafés, de ses maisons particulières, de l’élégance même de certains cottages qui marquent les abords de la ville.

Il en est ainsi non-seulement en Californie, mais encore dans tous les États-Unis. Les villages y ont l’aspect des villes, et rien de misérable ne s’y bâtit. De même dans les fermes, on ne connaît pas ce que nous nommons le paysan ; l’homme qui conduit la charrue et sème le blé, rentre le soir chez lui, fait sa toilette et lit son journal ou sa bible, au coin de son feu, et vêtu comme un gentleman. Encore moins connaît-on la paysanne. Madame élève les enfants, surveille leur éducation, fait de la musique au piano, et rien dans ses vêtements, non plus que dans ses traits, n’indique la paysanne ou la fermière comme nous la concevons en France. Toutes les professions aux États-Unis sont également des professions libérales. La plus grande égalité règne parmi les citoyens. Beaucoup de nos compatriotes, malheureux dans le pays de l’or, et obligés de se plier au métier de mineur, de s’employer même comme ouvriers dans les mines, se sont très-bien trouvés des institutions démocratiques des Américains. Après avoir rempli en France des professions souvent élevées, ils sont devenus ouvriers, gagnant par le travail de leurs mains leur pain de chaque jour. Ils sont tout aussi considérés que d’autres plus fortunés qu’eux.

Sans raconter ici quelques-unes de ces existences déclassées qui ont été si nombreuses en Californie au premier temps de l’exploitation de l’or, je vais me borner à faire connaître plusieurs types assez originaux de mineurs que j’ai rencontrés à Coulterville. Un des plus curieux, qui se présente à ma mémoire avec sa haute taille et sa grosse barbe noire, est l’Auvergnat Vermenouze. Ce descendant des Arvernes, grand tueur de serpents à sonnettes, qu’il attaque à coups de bâton et dont il rapporte victorieusement les crécelles au logis, est en même temps l’épouvante de tous les Chinois maraudeurs. Comme il élève des poules autour de sa cabane, et que les Chinois partagent avec les renards la réputation de dévaster les basses-cours, Vermenouze, dans ses moments de loisirs, monte la garde autour de son poulailler, le fusil sur le dos. De temps en temps il tire sur les écureuils, les envoie mesurer la terre et rend ainsi témoins de son adresse les fils terrifiés de l’Empire Céleste. John est pour lui un voisin toujours trop rapproché ; il le poursuit d’une haine profonde, et ne veut même se lier d’amitié avec personne en Californie. La lisière ne vaut pas le drap, dit-il, en citant les proverbes à l’égal de Sancho Pansa. Le drap, pour lui, c’est la France, et la lisière, tous les peuples étrangers, que, par un système géographique qui lui est propre, il dispose autour de nos frontières.

À la fois estafette et palefrenier dans la compagnie qui l’emploie, Vermenouze trouve encore le temps de faire bouillir son pot-au-feu ; car il est trop fier, comme la plupart des Français, pour aller s’asseoir à la cantine à côté des Yankees. Il soigne aussi le ménage d’un couple voisin qu’une lune de miel perpétuelle empêche de s’occuper de ce prosaïque détail. Enfin je l’ai eu moi-même comme brosseur dans une cabane où je m’étais installé, et jamais maison de Paris n’a été tenue comme ma cabane californienne. Vermenouze allait jusqu’à joindre le rôle de couturière à celui de femme de chambre. Un habit veuf d’un bouton, un pantalon où se montrait une fissure inaccoutumée, attiraient immédiatement son attention. Pour tous ces emplois divers, notre Auverpin recevait six mille francs par an, ce qui est une haute paye, même aujourd’hui, dans l’Eldorado.

Quelquefois il se plaisait à proclamer bien haut l’égalité qui, en Californie, relie le maître au serviteur, en disant qu’aux États-Unis il n’y a pas de domestiques. Il joignait à cette doctrine subversive la malheureuse habitude de fumer mes meilleurs cigares, sans demander la moindre permission. Acceptant une égalité ainsi conquise, je l’admettais le soir, comme un ami, devant ma porte, et plus tard au coin de mon feu, quand la saison pluvieuse fut venue. Mollement balancé dans mon rocking-chair ou chaise berceuse, j’écoutais avec attention le récit de ses aventures passées.

Il avait été soldat en Afrique, puis marchand de drap en Auvergne, enfin colporteur ; à ce dernier titre il a visité l’Espagne, et cite toujours, parmi ses souvenirs, les splendeurs de Madris et de Toulède. Depuis sa venue en Californie, il a été successivement laveur d’or, mineur, commis d’un marchand de vin, ouvrier dans une usine à quartz ; puis, ayant fait quelques épargnes, il est allé les perdre sur les placers de Fraser-River dans la Colombie britannique.

Revenu de ce trompeur Eldorado, il s’est placé dans une compagnie minière à Coulterville. Là on lui fait tout faire, et il fait tout bien. Son unique désir est de revoir un jour la France, et d’y porter ses économies.

En regard de Vermenouze je place, dans mon souvenir, le père Barbet, un maître maçon d’élite, un médaillé de Sainte-Hélène, toujours vert et vigoureux malgré ses soixante-six ans. Il fut comme enlevé, au Havre, par la compagnie qui avait besoin de ses services en Californie. On le jeta sur le navire en partance, sans qu’il eût même le temps de prévenir sa femme, ni de faire une malle. On lui renvoya ensuite ses effets à San Francisco, mais non sa femme. La traversée dura six mois, et notre voyageur conserva tout le temps même habit et même chemise. Grâce à une couverture qu’une âme compatissante du bord jeta sur ses épaules, il ne mourut pas de froid au cap Horn.

En vue de San Francisco, le père Barbet, plein d’illusions, n’aurait pas donné sa place à bord pour cent mille francs, et tous ses compagnons pensaient comme lui. Il n’y avait qu’à se baisser par terre pour ramasser l’or à pleins boisseaux.

Aubert, mineur, allant à la découverte. — D’après un dessin original.

Aubert, ancien pêcheur de Terre-Neuve, ancien boulanger, grand chasseur de lièvres et d’écureuils, mineur à ses heures, brocanteur de claims (portions de placers) qu’il revend aux Chinois, mais toujours et par-dessus tout franc buveur, a également droit à une mention. Le pic sur l’épaule, la battée à laver l’or sous le bras, il est là, « prospectant » le terrain ; il s’en va à la découverte, flairant les terres encore vierges et les sables riches en pépites. Quand il aura ainsi rencontré un endroit convenable, le prospecteur marquera son claim. Il annoncera au public par une notice en anglais, et clouée à un poteau fiché en terre, qu’à partir de ce point à un autre point correspondant, situé à cent cinquante pieds du premier, il se propose de commencer une exploitation. Il attendra trois jours, et si aucune réclamation ne se produit, le travail commencera immédiatement. Il aura droit, du reste, à autant de fois cent cinquante pieds sur le cours du ravin qu’il aura de travailleurs avec lui. Sur un filon, c’est trois cents pieds que l’on prend, et c’est six cents pour le premier qui l’a découvert. Dans tous les cas l’exploitation doit se continuer sans autre interruption que celle de trois jours sur les placers et d’un mois sur les mines. Mais il est avec la loi des accommodements, et il suffit de laisser quelques outils dans un chantier pour éloigner le jumper. On nomme ainsi le mineur qui saute sur les chantiers en chômage, et vient continuer pour son propre compte, et légalement, les travaux quelque temps abandonnés.

La loi qui régit les mines en Californie est des plus simples et des plus expéditives, et c’est grâce à de telles mesures que cet État a pu devenir, en quelques années, un pays classique, tant pour le lavage de l’or que pour le travail du quartz aurifère. L’exploitation de la richesse minérale, abandonnée à l’activité de tous, ne chôme jamais, et c’est à qui réussira le mieux et le plus vite.

Aubert est bien de cet avis ; mais, pour faire diversion au travail des placers et à ses études géologiques de prospecteur, il a tellement bu d’eau-de-vie, que le delirium tremens le tourmente, et que l’asile des aliénés de Stockton est peut-être à cette heure son dernier domicile.

Un de ses compagnons, Louis, blanchisseur à Coulterville, et grand amateur de pipes, professait comme lui le culte de la bouteille. Il en est mort, laissant une veuve inconsolable. Son dernier mot a été pour demander à boire, et il a rendu le dernier soupir dans le goulot d’une bouteille de bordeaux. Une pareille fin aurait mérité d’être chantée par Rabelais.

Peñaflor, le mineur chilien, et son inséparable camarade, Juan Sapiens, tous deux graves comme les anciens Mores (Sapiens surtout, sage comme son nom), demandent un petit coin dans ce récit.

« Ambo florentes ælatibus, Arcades ambo. »

Ce sont Peñaflor et Sapiens, le poncho sur l’épaule et le sombrero noir sur la tête, qui viennent le dimanche, au nom de leur compagnie, régler et souscrire les contrats avec le directeur de la mine où ils travaillent. Au moment de la signature, ils roulent une cigarette dans leurs doigts et l’offrent à leur patron comme pour lui garantir leur parole. La cigarette semble jouer, chez le Chilien, le rôle du calumet chez le Peau-Rouge. Le talent de fabriquer en artiste une odorante cigarette n’est pas le seul que possède Peñaflor. Nul mieux que lui ne sait jouer du lazo, et quand une mule échappée prend ses ébats dans la montagne, c’est Peñaflor qui court après elle. Elle ne saurait éviter le nœud coulant dans lequel il l’enlace, et il la ramène victorieux à l’écurie. Un tel haut fait se paye généralement en Californie de deux à trois dollars.

Parmi tous ces types, je ne dois pas oublier celui de Ah-Hûn, le Chinois, mon voisin, dont je garde précieusement l’autographe. « Ah est le nom de ma mère, me disait-il, et Hûn celui de mon père. » Fin matois comme tous les siens, Ah-Hûn empiétait sur le claim d’une compagnie limitrophe, et m’avait pris pour expert du différend. Feignant de ne pas comprendre l’anglais, il ne me parlait plus qu’en chinois, et récusait le jugement de l’arbitre, exigeant qu’il fût rendu dans sa langue.

Si je voulais continuer à décrire ici des types de Californiens, je citerais l’Irlandais Sm…, qui, oubliant sa vie passée et son éducation toute française, consentit à se fumer, pendant des années entières, dans sa vaste cheminée de mineur. Assis du matin au soir devant son pot-au-feu, où les pommes de terre en bouillant se livraient à une lutte quotidienne, S… remplissait, dans cette douce quiétude de corps et d’esprit, les fonctions de gardien d’une mine qu’il dut ensuite abandonner. Il est depuis passé sur les placers de Walter-River, conduisant à travers la Sierra des convois de farine pour les mineurs affamés de l’Utah.

Je pourrais citer aussi certain Américain, marqueur de claims, le seul paresseux que j’aie connu parmi les yankees. Il passa tout son été de 1859 dans une cabane abandonnée. Il n’en sortait que rarement, pour aller délimiter des claims illusoires sur des ruisseaux alors desséchés. Dès les premières pluies de l’automne, il se montra tous les jours au dehors, et entra en pourparlers avec les Chinois qui revenaient de leurs travaux sur les rivières. Il leur vendit avec prime les claims inexploitables de l’été, auxquels l’abondance des eaux venait de donner une valeur subite. Les Chinois, n’ayant pas le droit d’exploiter un claim, autrement qu’en le louant ou l’achetant, étaient bien obligés de passer par les fourches caudines de ce brocanteur yankee.

Après avoir si longuement parlé des hommes, pourquoi ne pas dire quelques mots des femmes, quoiqu’elles soient assurément encore très-peu nombreuses en Californie, surtout dans les mines. J’en citerai une entre autres, que les mineurs avaient appelée du nom de Jeanne d’Arc, et qui laissera dans l’histoire californienne un type légendaire. Elle travaillait comme un homme sur les placers et fumait la pipe. Une autre, qui est encore en Californie, où elle exploite en ce moment un claim productif, répond au nom de Marie Pantalon. Elle a emprunté ce sobriquet du vêtement auquel elle a donné la préférence. Elle est Française comme Jeanne d’Arc ; et il n’y a en effet que les Françaises pour se plier avec autant de sans-façon et de gaieté à une situation aussi nouvelle. Les Américains qui ne comprennent pas que la place de la femme puisse être hors du foyer domestique ou des emplois de son sexe, les Américains qui n’admettent ni paysanne, ui cuisinière, ont beaucoup admiré en Californie le courage tout viril de Jeanne d’Arc et de Marie Pantalon.

Pendant le séjour assez long que je fis dans le comté de Mariposa, et surtout aux environs de Coulterville, je vivais au milieu des mineurs, étudiant leurs procédés ingénieux pour le lavage et l’extraction de l’or. J’avais quitté le toit hospitalier de P…, et acheté, au prix de trois cents francs, une petite cabane où j’avais porté mes pénates. Cette cabane était située sur la route entre Coulterville et Bear-Valley. Elle avait été bâtie sur le bord, ou plutôt dans le lit même du Maxwell’s-creek, alors entièrement à sec. Ma chambre, qui ne mesurait que quelques mètres carrés, était de plain-pied avec le sol, et c’était en même temps mon salon et mon cabinet de travail. Toute la construction était en bois, sauf la cheminée. Sur le parquet était étendue une natte chinoise qui formait le plus élégant et le plus moelleux tapis. Le lit, couche modeste et solitaire, que des songes heureux vinrent quelquefois visiter, occupait l’un des côtés de l’appartement. Au milieu était la table à écrire : au fond une autre table transformée en bibliothèque. Sur le pourtour de la salle, des bancs, portant les malles du voyageur. Aucun vase, aucune élégante pendule sur la cheminée, où se montraient pour tout ornement quelques beaux échantillons de quartz aurifère. Des étagères sur les murs, un lavabo dans un coin ; un fauteuil et deux chaises de paille qui n’avaient pas de place fixe, complétaient ce mobilier de cénobite. Le rocking-chair ou fauteuil roulant toisait dans son orgueil les deux chaises. Je me laissais aller à son doux balancement, et plus d’une fois, les pieds dans les chenets, quand l’hiver fut venu, je me surpris seul dans ma cabane évoquant les souvenirs du passé. Les fantômes riants de la jeunesse, fidèles à mon appel, venaient égayer mes longues soirées ; la France était là devant moi ; mais non, je m’éveillais et elle était, hélas ! à trois mille lieues !

LA VIE DU MINEUR CALIFORNIEN. — Dessin de Chassevent d’après une gravure californienne.

Ma cabane recevait le jour par deux fenêtres, s’ouvrant à coulisse, à la façon des fenêtres anglaises. Un rideau blanc s’abattait sur la croisée en dedans, et en dehors une natte chinoise s’abaissait la nuit. Une porte, fermant tant bien que mal, complétait le nombre des ouvertures de mon palais californien. C’est là que j’ai vécu plusieurs mois, de la vie calme et tranquille des placers. Souvent un mineur de passage, presque toujours un Espagnol ou un Chinois, entrait pour me demander sa route, ou bien étancher sa soif. D’autres fois passaient des Indiens. Les femmes, vêtues de haillons, allaient cherchant, au milieu des balayures des cabanes, les os et les vieilleries. Elles étaient courbées sous le poids d’un long panier de jonc qu’elles portaient derrière le dos. Elles y mettaient leurs provisions, leurs trouvailles et même leurs enfants. Les hommes marchaient en avant et ne portaient que leurs arcs et leurs flèches. Un jour, une troupe d’Indiens passa, les figures peintes de rouge (ils étaient allés dévaliser une ancienne usine à quartz de tout le minium qu’on y avait laissé). Chacun portait une lance, et, sous la conduite de leur chef, ils faisaient entendre un chant guerrier. Leur voix était sépulcrale, et leur musique monotone comme un chant de mort. Arrivés devant ma porte, ils exécutèrent des danses et me tendirent la main pour avoir quelque pièce de monnaie.

Pendant mon absence, et bien que, d’ordinaire, la porte ne fermât point à clef, personne n’eût osé franchir le seuil de ma cabane, ni même s’y arrêter. Une case est sacrée en Californie, et malheur à celui qui se permettrait d’y entrer par effraction ou autrement.

Me retrouvant à Coulterville, à la fin de novembre, j’y revis ma chère demeure. C’était l’époque où commencent en Californie les pluies torrentielles de l’hiver.

Le Maxwell’s-creek, tout à coup gonflé par l’affluence des eaux descendant avec fracas des montagnes, devint une véritable rivière ; ma cabane apparut comme au milieu d’un lac. Ce spectacle rappelait aux Chinois du voisinage leurs villes et leurs jardins flottants du fleuve Jaune et du Peï-ho. En une nuit d’orage, je fus entouré par les eaux, et je ne pus sortir le matin de ma demeure qu’en lançant ma mule intrépide dans le torrent, ayant moi-même de l’eau jusqu’à mi-jambe. La bonne bête ! je me la rappelle encore. Le pied solide et ferme, comme toutes les mules de Californie, elle allait sûrement par les chemins les plus pierreux, par les sentiers les plus difficiles. Aussi sobre que les chameaux du désert africain, elle savait imposer silence à son estomac, et marchait, trottait, galopait même, entre matin et soir, sans demander la moindre nourriture. Elle se contentait d’arracher aux maquis quelques brins de bruyère ; mais le soir, quand elle rentrait à l’écurie, elle frappait du pied la porte si Vermenouze n’arrivait pas bien vite ; elle le regardait d’un œil de reproche quand le foin et l’avoine, si bien gagnés, tardaient à se montrer au râtelier et dans la crèche.

Les cabanes de mineurs de mon voisinage ressemblaient assez à la mienne et à toutes celles de Californie. Ces cabanes sont construites en planches ou en troncs de pins et de sapins, et quelquefois en adobe, c’est-à-dire en mottes de terre retenues par des arbres couchés, suivant la mode mexicaine. Une toile blanche forme pour l’ordinaire le toit. Une tonnelle ou ramada, espèce d’atrium, précède souvent la porte d’entrée. C’est là que l’été les mineurs prennent leurs repas, font la sieste, furent leur pipe et dorment la nuit. La case, pour employer le terme en usage chez les Français, n’occupe qu’une faible surface. Elle reçoit le jour par la porte et par une petite lucarne latérale. Plusieurs couchettes en bois, véritables lits de camp, remplissent l’appartement : ce sont les lits de tous les camarades de travail. Une cheminée, grossièrement construite en pierres, occupe l’un des côtés ou le fond de la cabane. Elle sert à préparer la cuisine et à chauffer la case en hiver ; c’est l’annexe obligée de toute cabane de mineur. Vaste et large, comme les cheminées de nos anciens manoirs, elle peut engloutir des arbres entiers, et on la nourrit avec usure, car le bois ne coûte rien dans le pays. Dans l’un des coins de l’étroit réduit sont quelques étagères pour supporter le modeste appareil qui forme la batterie de cuisine ; dans l’autre coin est la table qui sert au repas. Elle est formée de quatre ais mal joints, portant deux planches juxtaposées. Çà et là, des clous sur les parois de la cabane servent à pendre les habits. À terre, sur un sol non planchéié, des bottes qui se cherchent, des savates, des vêtements en lambeaux, quelques outils : c’est l’égohine ou scie à la main, la hache pour débiter le bois, et le marteau muni d’une hachette, tous compagnons inséparables du vrai mineur californien. Sur les murs sont parfois collées quelques gravures représentant des sujets divers. Malgré tout ce désordre, une assez grande propreté règne généralement dans la case, surtout quand c’est un Français qui l’occupe, et rien ne vient en rendre le séjour désagréable.

En vertu de la complète sécurité qui règne maintenant dans le pays, la porte ne se ferme jamais à clef. C’en est fait, du reste, du passant que l’on prend en flagrant délit : le revolver en fait prompte justice. À quelque distance de l’entrée est fixé à un arbre le moulin mécanique qui sert à moudre le café de chaque jour. Au pied de cet arbre est parfois la cabane d’un chien, compagnon du mineur, et fidèle et nocturne gardien de la maison.

Si le claim, le placer est le lieu de travail du mineur, travail bruyant et animé, surtout pour les Français, le camp est le lieu des distractions, et les buvettes, les établissements de tous genres y abondent. La cabane, au contraire, est non-seulement le lieu paisible de la demeure, mais aussi l’endroit des émotions douces et calmes. Les Français, ces éternels causeurs, savent y égayer leurs veillées ; ils aiment à s’y rappeler le beau pays de France, qu’ils ont quitté peut-être pour jamais. Ils y parlent des aventures californiennes, si émouvantes aux beaux jours de la découverte de l’or. Ils y citent sans cesse, avec un nouveau regret, les fortunes faites aux premiers temps de l’immigration, et jetées dans la dissipation ou les affaires malheureuses. C’est l’espoir toujours nourri et presque toujours trompé de faire encore une fois fortune et de revoir le pays natal ; c’est l’envie que l’on a sans cesse de changer sa position actuelle pour une autre peut-être meilleure ; c’est aussi la lecture des romans dont on suit avec ardeur les héros dans leurs aventures imaginaires. À cette lecture se mêle celle des journaux qu’on commente ; et l’on conçoit de quel intérêt ont été pour les mineurs français de Californie ces échos lointains de la patrie, à l’époque des dernières guerres d’Orient, d’Italie et de Chine.

Extraction du minerai par un puits. — Dessin de Chassevent d’après une gravure californienne.

Je n’avais pas, seul dans ma cabane, les mêmes sujets de distraction que les mineurs, pour charmer mes soirées solitaires. Aussi désertai-je quelquefois mon gîte ; et, monté sur ma mule fidèle, je visitais quelques-uns de mes voisins. Souvent je poursuivais ma course jusque sur les bords de la Merced. J’allais voir un compatriote ami, plus heureux en d’autres temps en France, et alors établi comme mineur sur le plateau des Tarentules au nom de mauvais augure. Il avait assisté aux orageuses tempêtes qui marquèrent la naissance de l’Eldorado, et lui-même avait failli un jour être victime d’une application de la loi de Lynch. C’était l’époque où des assassinats nombreux faisaient de continuelles victimes sur les placers. Un meeting de mineurs jugeait, séance tenante, le coupable quand on pouvait le saisir, et, à la majorité des voix, on le condamnait à être pendu. Une corde et un arbre composaient tout l’appareil du supplice ; le jury était formé de mineurs rassemblés, à la fois juges et bourreaux.

Voici comment mon ami me raconta l’aventure dont il faillit être la victime :

« Je gagnais un soir la ville de Colombia. On était en hiver, la nuit était sombre et ma mule n’avançait qu’avec défiance. Ne sachant comment reconnaître la route et retrouver la ville, je me dirigeai vers une cabane où je voyais poindre une lumière. Comme je mettais pied à terre, la détonation d’une arme à feu me fit craindre d’avoir été pris pour un voleur. J’essayai de me remettre dans mon chemin, et j’arrivai enfin à une buvette où des mineurs à moitié ivres s’abreuvaient de whisky et de gin. Je leur raconte l’événement. « C’est toi qui es le coupable, crient d’une seule voix tous les buveurs, et tu vas payer la peine de tes méfaits. — Moi ! répliquai-je ; mais comment viendrais-je alors me livrer à vous ? — Oui, c’est toi, et c’est toi aussi le misérable que nous cherchons, qui as tué hier sur son claim ce mineur américain, que tu as ensuite dévalisé de son or. » J’essayai de balbutier quelques mots. « Qu’on le pende ! criait de nouveau le chœur des soulards, et qu’on fasse justice de ce Français ! — Mais, mes amis, leur répondis-je, venez jusqu’à la cabane, vous verrez d’où le coup est parti. » On voulut bien faire trêve aux funèbres préparatifs que quelques buveurs, plus pressés que les autres, dressaient déjà pour mon supplice. On m’accompagna jusqu’à la cabane indiquée. On frappe, pas de réponse. « Tu vois bien que tu l’as tué, répétaient en chœur les partisans forcenés de la loi de Lynch, avides de jouir d’une pendaison aux flambeaux. Enfoncez la porte, m’écriai-je, et voyons où se trouve la bourre du fusil ou du revolver déchargé contre moi. — Le revolver est à terre, répondit quelqu’un armé d’une lanterne, et la bourre est ici à côté, hors de la cabane. C’est le Français qui a tiré. — Oui, c’est le Français qui a tiré sur moi, et qui voulait me voler ensuite, repartit, en ouvrant sa porte, le propriétaire de la cabane, auquel le bruit qui se faisait autour de lui avait rendu un peu de courage. — Ah ! nous te tenons cette fois, et tu ne peux nous échapper, me dit alors un des mineurs dégrisé par cette scène, et il appuya sur ma poitrine la bouche de son revolver. — Qu’on le pende ! criait-on de plus belle ; à quoi sert donc la loi de Lynch ? » J’étais atterré, ahuri, et je ne pus d’abord prononcer une seule parole. Je sentais battre mon cœur avec violence, et approcher ma dernière heure. Comme j’étais vêtu mieux qu’un mineur, et que je portais ce jour-là une chemise blanche et des bottes vernies, on m’imputait ma toilette à crime. « C’est le fruit de tes vols qui te permet de te parer si bien, » criait-on. Au milieu de ce désordre sans nom, le revolver fut écarté de ma poitrine, sans doute par une main providentielle. Je sentis renaître mes sens. J’essayai alors de donner pour caution le nom d’un ami que j’allais visiter à Colombia. « Oui ! ton complice, » me dit-on. Je crus être plus heureux en tentant d’expliquer à mes juges que le revolver s’était sans doute échappé de mes fontes quand j’étais descendu de cheval, et qu’il était parti de lui-même dans ce mouvement. « À d’autres ! » me fut-il répondu, et la corde fatale était passée autour de mon cou. J’allais mourir. Tout à coup, attiré par le vacarme, arrive quelqu’un en grande hâte : c’est l’ami que j’allais voir. Il répond de moi, il me dégage des mains de ces forcenés, et me ramène chez lui. Tant d’émotions violentes m’empêchèrent de fermer l’œil de toute la nuit. Le lendemain, mes bourreaux dégrisés vinrent me présenter leurs excuses. Je trouvai que je l’avais échappé belle, et je suis loin, depuis lors, de porter dans mon cœur les citoyens de Colombia. Je conserve encore la chemise sur laquelle fut appuyé le revolver ; la bouche du canon y est marquée d’un trait noir bien distinct. »

Mon ami, en me racontant cette histoire, était vivement ému et presque pâle comme un supplicié, tant les faits étaient encore présents à sa mémoire. Pour moi, je me pris à réfléchir à l’irritabilité des passions populaires. La loi de Lynch avait eu parfois son bon côté, mais elle avait dû par moments aussi frapper sur des innocents.

L. Simonin.

(La fin à la prochaine livraison.)