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Voyage en Orient de M. de Lamartine

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VOYAGE EN ORIENT[1].
DE M. A. DE LAMARTINE.

Après un séjour de seize mois en Orient, M. de Lamartine vient de publier les notes recueillies pendant son voyage, écrites au jour le jour, en présence des hommes et des choses qu’il raconte. À l’en croire, il n’a voulu composer ni un livre d’enseignement, ni un poème ; il ne prétend ni à la science ni à l’inspiration. Ce n’est qu’à regret qu’il soumet à l’opinion publique ces feuilles éparses et qui jamais n’auraient dû être réunies. Pourquoi, face à face avec une conviction de cette nature, jugé par lui-même si sévèrement, s’est-il décidé à passer outre ? Croit-il que la multitude trouvera fertiles et dorées les landes qui semblent à sa pensée incultes et désertes ? Espère-t-il d’aventure que les débris du festin où il s’est assis seront encore pour le plus grand nombre une nourriture savoureuse ? Je ne sais. J’ai beau chercher en tout sens, j’ai beau interroger par voie d’induction et de conjecture la conscience du poète et du voyageur, je ne réussis pas à m’expliquer le motif de sa détermination. Ni enseignement ni poème, c’est-à-dire ni vérité, ni beauté ; qu’est-ce donc ? Est-ce au moins un ensemble de réalités, étudiées attentivement, entassées pêle-mêle, mais entières, mais irrécusables, et d’où le philosophe et le poète pourront un jour tirer des leçons et des poèmes enfouis ? Je me résigne difficilement à prendre pour l’expression d’une fausse modestie les très humbles salutations de M. de Lamartine. Mon embarras est grand, je l’avoue. Chacune des paroles prononcées dans la préface de ce voyage par l’illustre auteur des Méditations et des Harmonies, est empreinte d’une telle sincérité, il se condamne avec une candeur si parfaite, il enveloppe toute cette liasse de notes dans un dédain si sûr de lui-même, que je suis volontiers tenté de le prendre au mot. C’est donc un mauvais livre ? un livre qui n’apprend rien, qui ne laisse aucune trace dans la mémoire ? Ici, je le sens, il ne faut pas se prononcer à la légère ; il faut mesurer ses coups, pour ne pas frapper à faux. La position littéraire de M. de Lamartine, le rang glorieux qu’il a conquis dans la poésie française depuis 1819, ses tentatives récentes pour atteindre la renommée politique, ou du moins la renommée oratoire, tout m’impose le devoir d’examiner sérieusement les pièces du procès. Assez d’autres approuveront à l’étourdie, sur la signature du livre, assez d’autres se laisseront aller aveuglément à l’indolence de leur admiration. La foule paresseuse qui s’agite dans les salons de Paris, et qui discute à la même heure la couleur d’un ruban, la forme d’un gilet, la créance américaine et la recomposition du ministère anglais, fera bon marché de ses louanges ; elle ne luttera pas contre l’entraînement de ses habitudes. Rien ne s’oppose à ce qu’une voix grave et franche essaie de se faire entendre parmi les chuchotemens et les causeries.

Or, savez-vous quels pays M. de Lamartine a visités dans le court espace de seize mois ? Savez-vous quelles villes il a parcourues, quels paysages il a traversés ? La Grèce, la Syrie, la Judée, la Turquie et la Servie.

Pourquoi cette promenade plutôt qu’une autre ? Pourquoi l’Orient plutôt que l’Italie ou l’Allemagne ? Était-ce pour se consoler de sa défaite aux élections, était-ce pour oublier l’échec de ses nombreuses candidatures, que M. de Lamartine se décidait à fréter un navire ? Allait-il apprendre dans l’agora d’Athènes le secret des désappointemens résignés ? Se croyait-il condamné à l’ostracisme par l’inviolable générosité de ses opinions, et voulait-il demander à la patrie de Socrate et d’Aristide une leçon de sagesse et de patience ? ou bien, par un retour naturel vers les premières impressions de son enfance, désirait-il voir de ses yeux et toucher de ses mains le sol merveilleux où s’était accompli le drame de la religion chrétienne ? Éprouvait-il le besoin de consacrer, par un pieux pélerinage, les croyances de ses jeunes années ? Espérait-il fortifier sa foi contre le doute envahissant ? Allait-il assister à l’agonie du colosse ottoman, écouter le râle d’un empire qui s’éteint, et dérober à la mort le mystère de la longévité ? Voulait-il recueillir, sur la maladie de cette nation qui se décompose, des documens salutaires à la France ? Avait-il dit en lui-même, le 20 mai 1832, en saluant le port de Marseille : Je vais savoir comment s’y prennent les monarchies pour s’user en trois siècles ? Je découvrirai dans les yeux du mourant, dans les pulsations ralenties de ses artères, quelles blessures il a reçues, et je rapporterai, à mon retour, des conseils austères pour une monarchie naissante ? Était-ce l’amour de l’art antique, le culte de Phidias et de Polyclète qui le menait aux rives de la Grèce ? Voulait-il contempler dans une muette extase les débris du Parthénon ? Voulait-il s’asseoir parmi les marbres inanimés, et demander à ces ruines éloquentes le génie des demi-dieux qui leur avait donné la vie ?

Les questions se multiplient et demeurent sans réponse. Religion, philosophie, histoire, poésie, tout est parti de l’Orient, tout y retourne aujourd’hui, sinon pour s’éclairer, du moins pour s’instruire de sa naissance et de ses premiers bégaiemens. Tant de projets peuvent se tourner vers ce berceau de l’humanité, que le voyageur le mieux préparé peut bien changer, chemin faisant, d’ambition et de volonté. Mais ce n’est pas moi qui devinerai quelle pensée a présidé au voyage de M. de Lamartine. J’incline à croire qu’il n’a vu dans ce déroulement de paysages qu’une distraction, un délassement, et rien de plus. Il est parti pour ne pas rester, parti parce qu’il ne trouvait plus d’émotions dans le spectacle de l’Italie, parce que Naples et Florence n’avaient plus rien à lui apprendre. La curiosité qui l’entraînait était vague et maladive, et c’est ce qui explique en partie l’extrême rapidité de son voyage. Il ne s’est guère inquiété de pénétrer les institutions et les mœurs qu’il a vues ; il a perpétué le changement, dans l’espérance de perpétuer le plaisir.

Il a traversé au pas de course des nations entières, dont chacune, pour être dignement interprétée, demanderait plusieurs années d’étude. Comme si chacune de ses journées comptait les heures par centaines, comme s’il était sûr que sa pensée ne s’endort jamais, après un séjour de quelques semaines il se prononce hardiment. Il estime d’un premier regard les traditions qui régissent les familles, les lois qui veulent corriger les traditions sans les détruire ; dans son ardeur de sagacité, il va plus loin, il prophétise l’avenir de ses hôtes. À moins que les langues de feu ne soient descendues sur sa tête, je ne sais comment expliquer l’inépuisable inspiration qui anime le voyageur ; il devine les institutions qu’il coudoie, comme s’il n’avait qu’à fouiller dans ses souvenirs ; il éclaire, il analyse les peuples qui lui donnent asile, comme s’il les connaissait de longue main ; on dirait que toute sa tâche se réduit à vérifier, non pas des idées préconçues, mais des idées lentement développées dans l’étude et le recueillement. Sans doute, en quittant Marseille, il savait l’Orient tout entier. Il avait amassé dans sa mémoire tous les documens rassemblés par l’Allemagne, l’Angleterre et la France ; il avait comparé, contrôlé l’une par l’autre toutes les leçons de l’érudition moderne. S’il en était autrement, il n’oserait pas trancher délibérément comme il fait ; il ne résoudrait pas en quelques mots les questions religieuses, politiques et militaires ; il ne déciderait pas d’un trait de plume les problèmes qui arrêteraient long-temps la sagacité d’un concile, d’un parlement ou d’un conseil de guerre.

Il y a, je l’avoue, dans cette manière leste et hardie de saccager les questions, quelque chose de séduisant pour le plus grand nombre. La réflexion, je ne l’ignore pas, a ses fatigues et ses ennuis. Trop souvent c’est un labeur ingrat, et qui n’aboutit qu’au doute désespéré ; mais parfois aussi la réflexion est bonne à quelque chose : il lui arrive de conseiller sagement, et de forcer au silence une idée confuse ou obscure. Cela vaut bien un remerciement, n’est-ce pas ?

Est-ce dans les Antiquités attiques de Stuart que M. de Lamartine a puisé ce qu’il dit des monumens de la Grèce ? Les rapides alternatives de son admiration et de son dédain ont de quoi étonner les plus sereines clairvoyances. Les temples de Thésée, de Minerve et de Jupiter ne trouvent pas grace devant le goût sévère du voyageur ; il accuse de mesquinerie et de pauvreté ce que tout-à-l’heure il caressait de ses louanges. Il ne conteste pas la beauté des sculptures qui gisent à ses pieds ; il contemple avec une joie clémente les figures héroïques et divines amoncelées comme une grève sous les pas de son cheval. Mais, après une heure tout au plus donnée à l’indulgence, son front se rembrunit, il tance l’art grec ainsi qu’un écolier indocile ; il s’apitoie avec colère sur les proportions tout humaines de ces temples déserts. Il regrette de ne pas trouver sur le sol athénien les majestueuses cathédrales de Reims, de Cologne, de Durham, de Westminster et de Milan. Étrange et singulier caprice ! Bouderie d’enfant gâté ! Demander au ciel de la Grèce les créations austères de l’Europe du moyen-âge ! Vouloir, pour une religion dont la beauté était le premier dogme, les portails, les ogives et les rosaces destinés à multiplier la grandeur du Dieu sans forme et sans séjour ! Par quel renversement d’idées M. de Lamartine est-il arrivé à déplacer ainsi des questions si nettement posées ? Pourquoi ne reproche-t-il pas à l’épopée homérique de ne pas ressembler à la Divine Comédie ou à Lara ?

Ce qu’il dit de la Syrie, et des établissemens religieux assis sur le Liban, n’est guère qu’une suite de renseignemens recueillis à la hâte, rédigés séparément, et cousus après coup, sans unité, sans prévoyance, sans volonté. Il semble que le voyageur, à peine arrivé à Bayruth, ait prié ses compagnons de faire une battue parmi les anciens du pays, afin de découvrir les légendes et les traditions locales. Pour lui, sans s’épuiser en courses haletantes, il accueille, sans trop d’empressement ni de curiosité, les notes qui lui sont apportées ; il les assemble avec une attention indolente ; puis, quand il a noué la gerbe des épis qu’il n’a pas moissonnés, il se repose complaisamment, il s’applaudit dans son œuvre, et le lendemain, au lever du jour, il plie sa tente et va camper sous les murs de Jérusalem.

Une fois qu’il a touché la Terre-Sainte, le flot de sa pensée ne s’arrête plus. Chacune de ses promenades est un commentaire du Pentateuque, des Rois ou des Prophètes. Il reconnaît à chaque pas les lieux qu’il a visités dans les rêves de son enfance. Il désigne du doigt à ses compagnons la grotte d’Élie, le tombeau des Machabées, le temple de Salomon, comme s’il avait enseveli les guerriers ou sculpté le cèdre pour le sage des sages. Il n’hésite pas un instant à baptiser chacune des pierres qu’il rencontre devant lui. Il dénombre les ruines comme ferait un amiral des vaisseaux de sa flotte. C’est une merveilleuse et imperturbable assurance. D’Anville, parcourant la campagne d’Athènes, n’aurait pas, dans le regard ou dans la voix, plus de hardiesse et de sérénité. Il semble que M. de Lamartine se promène, après un exil de quelques années, dans un parc où il aurait passé sa jeunesse. Il sait l’âge des arbres, il sait quelle main les a plantés. Jamais, je crois, la divination ne s’est montrée si pénétrante.

Ses conjectures sur les ruines de Balbek dépassent de bien haut ses réflexions chagrines sur l’architecture grecque. Il commence par avouer son ignorance ; mais son aveu le met à l’aise. Une fois décidé à ne pas épeler les questions qui se présentent, il les résout hardiment. Il est peut-être difficile de saisir ce qu’il pense du type de ces monumens gigantesques. L’esprit flotte incertain et n’ose pas se prononcer. Mais, en revanche, il est impossible de ne pas admirer le dédain dans lequel il enveloppe tous les érudits assez patiens pour apprendre la valeur d’un triglyphe ou d’un stylobate. Qu’il vaut bien mieux parler d’architecture sans l’avoir étudiée ! L’étude est un labeur mesquin, c’est le procédé des petits esprits.

Les pensées de M. de Lamartine sur la Turquie ont un caractère plus direct et plus facile à saisir. À Bayruth, à Jérusalem, et parmi les ruines d’Athènes, il soutenait de son mieux son rôle de poète ; l’histoire, le sentiment religieux, suffisaient à défrayer la plupart de ses pages. Sur les rives du Bosphore, sa prédilection pour la discussion politique se déploie plus librement. Il entame d’un ton cavalier, comme pourrait le faire un homme vieilli dans les chancelleries, la question russe, anglaise et française. Nesselrode, Metternich ou Talleyrand hésiteraient à se prononcer ; mais l’illustre voyageur applique à la solution des difficultés militaires et diplomatiques la seconde vue des prophètes. Là où la sagesse de Montesquieu se déclare impuissante, l’épée d’Alexandre tranche le nœud gordien.

J’arrive aux paysages ; car, outre ses souvenirs, ses pensées et ses impressions, M. de Lamartine nous a donné ses paysages pendant son voyage. J’ai quelque peine, je l’avoue, à concevoir comment il se souvient, pendant son voyage, des hommes et des choses, qu’il va visiter, à moins qu’il ne prévoie ce qu’il va voir. Pour les paysages, mon embarras redouble. Est-ce que l’Orient tout entier avait mis, pour recevoir M. de Lamartine, ses vêtemens de fête ? Est-ce que les paysages de la Grèce, de la Syrie, de la Palestine et de la Turquie sont rentrés au logis, ou bien ont repris leurs vêtemens vulgaires ? — Qu’on ne m’accuse pas de chicaner puérilement. Les choses mal nommées sont rarement bien observées. Plus j’avance dans l’analyse de ce livre, et plus j’ai peine à deviner ce qu’il veut, ce qu’il prétend. De quoi M. de Lamartine s’est-il souvenu ? Des chevaux arabes achetés pendant son voyage. C’est là, si je ne me trompe, le plus clair de ses souvenirs. Je sympathise pleinement avec le plaisir de l’écuyer. J’ai pour les étalons arabes et turcomans de première et seconde espèce une estime très haute ; mais je trouve que cette noble conquête occupe un espace un peu trop large sur la scène où le voyageur s’est placé. Les impressions et les pensées du narrateur ont besoin d’être discutées séparément. Revenons aux paysages.

Je commence par déclarer franchement mon incrédulité. Je ne puis me décider à prendre pour un journal de voyage les descriptions pittoresques datées d’Athènes, de Bayruth, de Jérusalem et de Stamboul. Je ne révoque pas en doute l’abondance et la spontanéité du génie ; mais il n’est pas plus permis à Claude Lorrain ou au Poussin d’improviser à toute heure du jour qu’à Platon ou à Kant de continuer sans relâche le Livre des Lois ou la Critique de la raison pure. Le paysagiste, aussi bien que le poète et le philosophe, a besoin de répit, s’il ne veut pas succomber à la tâche. Eh bien ! M. de Lamartine aurait pu se dispenser de nous donner comme spontanées les pages laborieusement négligées qu’il date de Syrie et de Grèce, mais qu’il a parées patiemment. À quoi bon cette coquetterie ? Je me range volontiers à l’avis d’Alceste : Le temps ne fait rien à l’affaire. Mais, pour prendre ici le change, il faudrait une singulière inexpérience. Il y a telle page dans les nouveaux volumes de M. de Lamartine qui a dû être déchirée plusieurs fois avant d’arriver à bien. Je citerais plus d’un éblouissement dont le programme, arrêté dix-huit mois d’avance, ne s’est réalisé qu’au retour.

Je pardonnerais de grand cœur cette petite supercherie, si, dans tout ce désordre arrangé, j’entrevoyais un travail sérieux. Mais, par malheur, il n’en est rien. Ce n’est plus l’inspiration, et ce n’est pas encore la réflexion. C’est une demi-volonté qui défend aux paroles de se confondre et de se contrarier en se pressant, mais trop paresseuse encore pour leur commander de s’ordonner selon des lois prévues. L’étude a disparu, et nous n’avons pas le tableau.

La Grèce, la Syrie et la Turquie offraient au pinceau du paysagiste trois types achevés et distincts. Mais, pour peindre ces trois types, il eût fallu les contempler plus de huit jours, et surtout ne pas se hâter de dessiner. Les premières lignes qui s’offrent à la vue ne sont pas toujours les meilleures. Le modèle ne révèle pas du premier coup son aspect le plus heureux et le plus vrai. Pour avoir méconnu cette leçon donnée par tous les maîtres sérieux, M. de Lamartine a composé sur l’Orient des paysages confus, vagues et luxurians. La même formule d’admiration et d’extase embrasse tous les spectacles. Qu’il s’agisse des lignes sobres du Parthénon ou des flancs boisés du Liban, des plaines ardentes de la Palestine ou du splendide amphithéâtre de Constantinople, ni la parole ni la pensée ne consentent à se varier. C’est une suite monotone de superlatifs qui s’égorgent en se succédant. C’est toujours le plus beau et le plus magnifique des paysages. La crédulité complaisante du lecteur ne sait auquel entendre. Les couleurs s’effacent en se multipliant. Quand la mémoire essaie de rassembler ce que l’œil a vu, elle est forcée d’avouer son impuissance. Elle ne réfléchit que des plans ondulés, mais indistincts ; le fleuve de la pensée charrie pêle-mêle le sable des plaines, les cèdres de la montagne, les marbres inutiles, les toitures peintes et dorées ; mais il ne dépose sur la rive curieuse rien qui puisse figurer une ville ou une vallée, un temple ou un monastère. Il y a dans cette confusion désespérée tous les élémens d’une belle et grande peinture ; le temps et surtout la volonté ont manqué à l’achèvement de l’ouvrage. Mais juger comme une esquisse un ensemble de traits dont pas un n’est tracé sans viser à l’effet, ce serait une coupable indulgence.

Est-ce à dire que le journal de M. de Lamartine est absolument dépourvu d’intérêt ? N’y a-t-il aucun profit dans cette lecture ? Non sans doute. Seulement ce journal n’est pas venu en son temps. Le recueil misérable publié par Thomas Moore contient plusieurs lambeaux du journal de Byron. Ces lambeaux n’ont guère par eux-mêmes plus de valeur que le Voyage en Orient ; à la vérité, ils ont pour le philosophe l’inestimable mérite de n’être pas destinés au public ; ils sont vraiment tracés avec désintéressement, pour l’unique mémoire du narrateur. C’est la conscience manuscrite du poète. Mais ils ont en outre un immense avantage sur les fragmens de M. de Lamartine ; ils servent de commentaire à des poèmes achevés. Prenez au hasard dans ce journal informe, déchiré par la main d’un ami, telle page que vous voudrez, et vous y trouverez l’explication triviale peut-être, mais à coup sûr intelligible, d’une inspiration qui, sans ce naturel interprète, serait pour nous mystérieuse et impénétrable. Lara n’est pas encore complètement révélé. Mais Manfred, par exemple, est indiqué presque jour par jour dans les notes de Byron. Ce qu’il dit du spectacle de la nature alpestre, et de la merveilleuse harmonie des montagnes désolées et des ames désertes ou dévastées par d’invisibles orages, se superpose avec une rigueur toute scientifique à toutes les parties de Manfred. On voit poindre le bourgeon de la pensée. L’épanouissement des premières feuilles, la pousse des branches, rien ne manque à la curiosité du lecteur. L’œil suit d’heure en heure toutes les transformations de la plante. Il semble qu’après avoir assisté à toutes les métamorphoses de la pensée poétique, le procédé soit trouvé. Les ames simples se persuaderaient volontiers qu’il suffit d’aller voir les Alpes pour en rapporter un autre Manfred, tant le développement des idées poétiques est lent, naturel, continu ; tant il est facile de noter l’itinéraire suivi par l’intelligence de Byron. Il ne reste plus qu’une condition à remplir pour atteindre le poète, une condition bien aisée à définir : voir avec les mêmes yeux que lui, c’est-à-dire avoir vécu comme lui avant de voir, ou, en d’autres termes, être lui avant de regarder. Mais au-delà de cette illusion bien pardonnable assurément, et qui ne peut enivrer que les orgueils vulgaires, il reste pour les esprits sérieux une instruction solide et durable. Après avoir suivi attentivement la transition de la réalité à la beauté, après avoir appris comment la vie s’élève jusqu’au poème, le lecteur fait un retour sur lui-même, et fouille dans ses souvenirs. Il contemple avec une tristesse résignée toutes les journées ensevelies à jamais, et qui, pour vivre glorieusement, n’attendaient que la fécondation. Il compare page à page le livre de sa conscience avec le livre splendide qu’il vient de parcourir. Et loin de se trouver humilié en rassemblant pour lui seul les épisodes dispersés de cette épopée sans Homère, il se console dans une pensée austère : c’est que peut-être ses souffrances n’avaient pas comblé la mesure, c’est que le vase n’était pas rempli, c’est qu’il n’y avait pas assez de larmes amassées pour déborder en flots harmonieux.

Et puis il y a pour la critique des profits sans nombre dans cette anatomie de la pensée. Bien des questions obscures, bien des problèmes sans issue s’éclairent d’un jour inattendu en présence de ces deux natures dont une seule d’abord nous avait été livrée. Nous avions le poète, et nous l’admirions ; maintenant l’homme est devant nous. Nous pouvons compter les rides de son front, les plis dédaigneux de sa lèvre, les sillons de sa joue amaigrie ; nous touchons du doigt les plaies naguère ruisselantes, aujourd’hui cicatrisées, mais non pas guéries. Nous savons quelle blessure est cachée sous le pli de son manteau, quel souvenir furieux, quelle révolte insolente se dissimule dans son attitude héroïque : il n’est pas moins grand, mais il est mieux compris ; il n’est plus demi-dieu, mais il domine encore le reste de l’humanité de toute la hauteur de ses souffrances ; car la douleur n’est pas un des moindres priviléges du génie.

Plût à Dieu que tous les artistes éminens eussent laissé sur eux-mêmes des notes pareilles à celles de Byron ! Plût à Dieu que Mozart, Raphaël et Milton nous eussent livré le secret de leurs inspirations ! Don Juan, les Loges et le Paradis Perdu ne perdraient rien à ce vivant commentaire du poète glorieux par l’homme misérable. Quelle blonde fille de l’Angleterre a posé devant le maître d’école aveugle pour l’idéale figure de la première femme ? Quelle contadine a prêté son visage au favori de Léon x, pour ses divines madones ? Si nous le savions, Milton et Raphaël garderaient encore le rang qui leur appartient dans l’histoire de l’art ; mais nous aurions pour leurs ouvrages immortels une admiration plus familière et plus pénétrante.

Si donc, M. de Lamartine avait écrit sur l’Orient un grand poème égal aux Méditations et aux Harmonies, et qu’il nous eût donné quelques fragmens de son voyage, plus naïvement tracés, comme pièces justificatives, comme une confidence tout à la fois modeste et hardie sur les procédés de son intelligence, il y aurait dans cette lecture le double charme d’une révélation et d’une étude. Nous aimerions à épier, dans un esprit d’élite, l’impression des lieux et des hommes, à écouter dans cette ame harmonieuse le retentissement de la vie quotidienne. Il ne l’a pas voulu ; il a interverti l’ordre naturel, l’ordre légitime et logique ; il nous a donné le commentaire d’un livre que nous n’avons pas, les pierres d’un temple qui n’est pas bâti.

Il y a, je ne veux pas le nier, une parenté intime entre les Méditations et l’histoire biblique. M. de Lamartine s’est de bonne heure assimilé la substance la plus précieuse de la poésie chrétienne. Il s’est nourri assidument du Cantique des Cantiques, et des Psaumes de David. Mais on ne saurait, sans aveuglement, chercher dans le Voyage en Orient l’interprétation et le complément d’un recueil d’élégies dont la plupart appartiennent à des souffrances toutes personnelles. Les Méditations et les Harmonies sont complètes par elles-mêmes, et n’ont besoin d’aucune histoire, ni d’aucune géographie, pour se révéler pleinement. C’est un dialogue de l’homme avec Dieu et la nature, dont chaque verset domine la science humaine, dont l’espérance et la prière sont les thèmes éternels ; c’est une mélodie qui ne s’enseigne nulle part, et dont chaque note jaillit avec les sanglots.

Il semble que M. de Lamartine, plein de confiance dans son génie, ait cru qu’il pouvait le sommer à toute heure de chanter à pleine voix les merveilles de l’Orient. Ce n’est pas moi qui lui conseillerai jamais, non plus qu’aux hommes de sa trempe, une fausse modestie. Quand on est, comme lui, en possession de l’admiration européenne, il ne faut pas douter de ses forces, il faut marcher hardiment, invoquer son étoile, et ne pas reculer devant l’avenir, dans la crainte de gâter le présent. S’il est sage de s’arrêter à temps et de ne pas découronner, par une ambition démesurée, un front glorieux et vénéré, c’est une misérable pusillanimité de contempler chaque matin l’ombre silencieuse des années évanouies, de s’adorer dans le passé, et de s’agenouiller devant sa renommée sans essayer de l’agrandir. Les hommes qui se divisent ainsi en deux parts, et qui trouvent en eux-mêmes l’autel et le prêtre, seront toujours, quoi qu’ils fassent, des natures incomplètes et boiteuses. La foule aura toujours le droit de railler leur oisiveté ; et la postérité, fille de leur paresse, oubliera ce qu’ils ont été en voyant ce qu’ils sont. Cette immobilité qu’ils appellent sainte, où ils s’enferment comme dans un tabernacle, ne les défendra pas contre l’ingratitude. Ils assisteront vivans aux funérailles de leur nom, et le flot des générations naissantes les enveloppera comme un immense linceul. — Je remercie donc bien sincèrement M. de Lamartine de ne s’être pas endormi au bruit de son nom, et d’avoir tenté des voies nouvelles. La puissance la plus réelle gagne toujours à s’exercer. Mais dans ces voies nouvelles qu’a-t-il fait ? De ces villes qu’il a parcourues, de ces peuples qu’il a interrogés, quels enseignemens ou quels poèmes nous a-t-il rapportés ? A-t-il pris parti pour la réflexion ou l’invention ? A-t-il recueilli, chemin faisant, des données inattendues pour l’histoire des races ? A-t-il ajouté quelque lumière nouvelle aux travaux de l’Allemagne savante ? A-t-il trouvé au berceau du christianisme des légendes ignorées de l’Europe ? Rien de tout cela ; il a murmuré doucement sur les rochers de Josaphat, sur les cèdres de Salomon des prières à peine articulées.

Il a chanté d’une voix nonchalante le néant des empires ensevelis, la grandeur de Dieu, et la misère de l’homme. Il a répété, comme un écho lointain, les Psaumes du prophète-roi, mais si bas et si doucement, que l’oreille la plus vigilante laisse échapper la moitié des sons qui glissent de ses lèvres. Par malheur, le chrétien, le philosophe et le poète se disputent à chaque page la pensée du voyageur. Après une heure de marche sous le soleil brûlant de Jérusalem, après une fervente invocation à celui qui a souffert et qui est mort pour le salut de tous, le pélerin oublie tout à coup son rôle, il discute l’authenticité des traditions, il révoque en doute la désignation des lieux, il accuse de mensonge les récits populaires qui se distribuent et se vendent au pied du saint tombeau. Si le temps et l’érudition ne lui manquaient pas, il ramènerait aux proportions de l’histoire humaine la promulgation de la loi nouvelle, il ne verrait plus dans Jésus-Christ que l’héritier de Socrate ; il commenterait le Phédon par l’Évangile, et absoudrait le proconsul romain qui n’a pas hésité devant le supplice d’un nouveau sage pour assurer la sécurité de la métropole. Et qu’on ne dise pas que j’intente gratuitement un procès invraisemblable à la foi de l’illustre voyageur. Qu’on ne dise pas que je déchire à plaisir les pages où sont inscrites les croyances de toute sa vie. La pente de l’incrédulité est glissante et rapide. La discussion, une fois commencée, ne s’arrête plus. Il fallait choisir entre la méditation chrétienne et la restitution archéologique. Vouloir concilier saint Mathieu et Volney, c’est une prétention trop haute, et qui ne peut se réaliser. Dans l’intérêt de son livre aussi bien que de sa pensée, M. de Lamartine devait se prononcer décidément pour la vérification défiante ou pour la foi sans restriction. Dès qu’il doute, il n’a plus le droit de chanter. Le savant impose silence au poète ; l’Évangile n’est plus qu’un beau livre, un roman ingénieux, d’un style pur et châtié ; mais le verset de l’apôtre n’a plus rien d’impérieux. La Passion n’est plus qu’une tragédie, dont les épisodes habilement enchaînés n’ont rien à envier ni au Prométhée d’Eschyle, ni à l’Œdipe de Sophocle.

En se dépouillant de sa crédulité, M. de Lamartine se condamne fatalement au rôle de spectateur. Il s’interdit l’enthousiasme poétique. Ou s’il veut revenir aux inspirations de sa jeunesse, s’il veut recommencer les chants de ses premières années, le cantique s’arrête sur ses lèvres, la prière bégaie sourdement, l’espérance ose à peine s’avouer, le poète a disparu avec le chrétien.

Si la forme seule manquait aux inspirations du voyageur, si la pensée s’offrait à nous demi-vêtue, si elle ne craignait pas de se révéler dans une pudique nudité, si elle se fiait à sa beauté native pour commander à nos yeux l’admiration et la ferveur, ce ne serait plus entre elle et nous qu’une querelle de coquetterie et de dédain. Nous pourrions trouver dans la contemplation de cette grace négligée une joie inattendue et sérieuse. L’ame se reposerait avec bonheur dans ce spectacle familier. Mais rien, chez M. de Lamartine, ne ressemble à l’étourderie, à l’oubli de soi-même. Il ne marche jamais sans composer son attitude. Dès qu’il s’arrête, il pose.

Il est difficile, je l’avoue, de traduire avec précision le caractère de cette pensée vagabonde, et cependant attentive à ne jamais s’oublier. Bien qu’elle manque d’énergie et de vivacité, elle ne se résigne jamais à une complète modestie. Elle a toujours en vue l’ame de ceux qui l’écoutent. Elle ne se résout pas aux mouvemens laborieux, mais elle s’agite en tous sens pour simuler de son mieux une force qu’elle n’a pas. Elle va et vient sans avancer, et quand la sueur ruisselle de son front, elle s’assied triomphante, et donne le signal des applaudissemens.

La poésie embryonaire, qui envahit toutes les pages du Voyage en Orient, n’est pas seulement malheureuse par elle-même, elle atteint jusqu’au passé du poète. Sans doute les Méditations et les Harmonies ne perdent rien dans cette déplorable défaite. Sans doute les vrais amis de la rêverie religieuse et tendre ne détacheront pas leur admiration de ces deux beaux monumens ; mais pour le plus grand nombre la poésie embryonaire du Voyage se confondra irrésistiblement avec la poésie vivante et vigoureuse des Méditations et des Harmonies.

M. de Lamartine tient, je le sais, pour sa justification une excuse toute prête. Il entrevoyait au terme de son Odyssée un enseignement politique. Il fait bon marché lui-même de ses souvenirs, de ses impressions et de ses paysages ; il consent de bonne grace à demeurer au-dessous de tous les voyageurs qui l’ont précédé ; il se résigne à descendre au-dessous de lui-même, à mêler confusément les couleurs que jusqu’ici il avait si habilement ordonnées, à peindre avec nonchalance et gaucherie les larges horizons qu’il peignait si bien autrefois. Les seules pages qu’il estime sérieusement, les seules qu’il voudrait jeter à l’Europe attentive, sont celles où il expose sa théorie politique.

Quelle est cette théorie ? Je ne parle pas des parenthèses capricieuses où l’auteur veut conquérir l’Asie avec six mille hommes, ou bien imposer au monde entier le christianisme législaté. C’est dans l’épilogue du Voyage que cette théorie se montre franchement, c’est là qu’il faut la prendre. En voici les principales propositions.

1o. L’Asie est déserte, et l’Europe regorge d’habitans. Ne serait-il pas sage de verser en Asie le trop plein de l’Europe ? Oui, répond M. de Lamartine.

2o. Comment réaliser ce projet ? En assemblant un congrès européen.

3o. Que devra décider le congrès ? La fondation en Asie de villes modèles tellement gouvernées, tellement heureuses, qu’elles entraîneraient, par leur exemple, la conversion de l’Asie entière.

En réduisant à ces trois paragraphes la théorie politique de M. de Lamartine, je suis sûr de ne pas altérer sa pensée. En la dégageant des ambages oratoires, je la présente sous une forme presque scientifique. Je la dépouille, il est vrai, du charme de la diction ; mais, dans de pareilles matières, ce n’est pas l’élégance d’Isocrate qu’il faut chercher, c’est la sagacité de Montesquieu.

Cette doctrine, on le voit, systématise avec une naïveté enfantine la plupart des plaintes et des vœux de Saint-Simon et de Fourier. Elle découpe en projet de loi ce que ces deux philosophes ont demandé à plusieurs reprises ; elle prend par la main le type idéal de la réforme sociale, et lui livre du même coup la royauté diplomatique et administrative du globe. Elle veut relier le genre humain tout entier en une seule famille. C’est un dessein très louable à coup sûr, mais qui prendra sa place à côté de la langue universelle de Leibnitz et de la paix perpétuelle de l’abbé de Saint-Pierre.

Cette politique est aujourd’hui représentée par MM. Janvier, Sauzet et de Lamartine. Elle procède par la prédication, et veut inscrire dans la loi toutes les vérités religieuses et philosophiques. Il n’y a là rien que la philantropie puisse réprouver. Mais je crains fort que les discussions législatives ne rencontrent dans la politique sociale un embarras plutôt qu’un auxiliaire. Je crains fort que M. de Lamartine, en particulier, ne discrédite et ne démonétise la plupart des vérités qu’il professe et qu’il prêche. En généralisant sur une échelle indéfinie tous les conseils de l’Évangile et de la raison, il arrive, il faut bien le dire, à ce que les Anglais appellent ingénieusement des truisms, à des vérités trop vraies, à des préceptes excellens sans doute, mais applicables seulement en dehors de l’espace et du temps.

Que les ambassadeurs et les ministres sourient dédaigneusement à ces prédications, je ne m’en étonne pas. C’est leur droit et leur devoir. Comment discuter sérieusement le rêve angélique, le rêve céleste que je viens de raconter ? Comment prier la Russie, la Prusse, l’Autriche, l’Angleterre, la France, l’Espagne et le Portugal de moraliser l’Orient, de le catéchiser, et d’attendre, l’arme au bras, sans colère, sans impatience, que l’Inde, la Perse, la Turquie et la Syrie, face à face avec la sagesse européenne, abandonnent leurs croyances, leurs institutions, leurs mœurs, s’excitent mutuellement au progrès, au savoir, à l’industrie, et, comme des enfans mutins et repentans, demandent à genoux à entrer dans la famille occidentale ? L’ironie la plus sévère ne peut pas aller au-delà de cette question. Pétrir dans sa main l’humanité tout entière, la modeler au gré de son caprice comme une pâte obéissante, imprimer aux nations la forme de ses rêves ; tarir les mers et rapprocher les continens, abolir les religions dissidentes, confondre les langages, réconcilier les lois ennemies, réunir dans une sympathie permanente les races façonnées dès long-temps à la haine et à la guerre, effacer de la mémoire humaine l’histoire qui perpétue par ses louanges les ressentimens victorieux, assembler un concile souverain et infaillible, un aréopage clairvoyant et loyal, qui veille nuit et jour à l’accomplissement de ses arrêts, c’est un rôle digne d’envie, n’est-ce pas ? C’est un rôle magnifique, glorieux, incomparable, auprès duquel toutes les religions, toutes les lois, toutes les royautés ne sont rien ? Quel acteur assez hardi voudra le prendre ou l’essayer seulement ? De quel masque d’airain couvrira-t-il son visage pour lancer sa voix jusqu’aux oreilles de la foule indifférente ? Dans quel théâtre appellera-t-il ses auditeurs ? Si quelque jour cette moralité devait se jouer, ce serait dans le ciel, Dieu seul serait en scène. C’est donc le rôle de Dieu que vous voulez prendre ? Orgueil ou folie, votre ambition ne mérite pas de réponse.


Gustave Planche.
  1. Librairie de Ch. Gosselin.