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Voyage sentimental/47

La bibliothèque libre.
Chez Jean-François Bastien (Tome cinquième. Tome sixièmep. 168-175).


LE FRAGMENT.
Paris.


La Fleur, sans y songer plus que moi, m’avoit laissé de quoi m’amuser tout le jour.

Il m’avoit apporté le beurre sur une feuille de figuier. Il faisoit chaud, et il avoit demandé une mauvaise feuille de papier pour mettre entre sa main et la feuille de figuier. Cela tenoit lieu d’une assiette, et je lui dis de mettre le tout sur la table comme c’étoit. Le congé que je lui avois donné, m’avoit déterminé à ne point sortir. Je lui dis d’avertir le traiteur que je dînerois à l’hôtel, et de me laisser déjeûner.

Lorsque j’eus fini, je jetai la feuille de figuier par la fenêtre. J’en allois faire autant de la feuille de papier ; mais elle étoit imprimée. J’y jetai les yeux. J’en lus une ligne, puis une autre, puis une troisième ; cela excita ma curiosité. Je fermai la fenêtre, j’en approchai un fauteuil, et me mis à lire.

C’étoit du vieux françois, qui paroissoit être du temps de Rabelais ; c’étoit peut-être lui qui en étoit l’auteur. Le caractère en étoit gothique, et si effacé par l’humidité et par l’injure du temps, que j’eus bien de la peine à le déchiffrer… J’en abandonnai même la lecture, et j’écrivis une lettre à mon ami Eugène… Mais je repris le chiffon. Impatienté de nouveau, je t’écrivis aussi, ma chère Eliza, pour me calmer ; mais irrité par la difficulté de débrouiller le maudit papier, je le repris encore, et cette difficulté que j’éprouvois à le comprendre n’en faisoit qu’augmenter le désir.

Le dîner vint. Je réveillai mes esprits par une bouteille de vin de Bourgogne, et je repris ma tâche. Enfin, après deux ou trois heures d’une application presqu’aussi profonde que jamais Gruter ou Spon en mirent pour pénétrer le sens d’une inscription absurde, je crus m’apercevoir que je comprenois ce que je lisois… Mais pour m’en assurer davantage, je m’imaginai qu’il n’y avoit pas de meilleur moyen que de le traduire en anglois, pour voir la figure que cela feroit… Je m’en occupai à loisir comme un homme qui écrit des maximes ; tantôt en faisant quelques tours dans ma chambre, tantôt en me mettant à la fenêtre ; puis je reprenois ma plume. À neuf heures du soir, j’eus enfin achevé mon travail. Alors je me mis à lire ce qui suit.


LE FRAGMENT.
Paris.


Or, comme la femme du notaire disputoit sur ce point un peu trop vivement avec le notaire, je voudrois, dit le notaire en mettant bas son parchemin, qu’il y eût ici un autre notaire pour prendre acte de tout ceci.

Que feriez-vous alors ? dit-elle en se levant précipitamment..... La femme du notaire étoit une petite femme vaine et colérique… Et le notaire, pour éviter un ouragan, jugea à propos de répondre avec douceur… J’irais, dit-il, au lit… Vous pouvez aller au diable, dit la femme du notaire.

Or, il n’y avoit qu’un lit dans tout l’appartement, parce que ce n’est pas la mode à Paris d’avoir plusieurs chambres qui en soient garnies ; et le notaire, qui ne se soucioit pas de coucher avec une femme qui venoit de l’envoyer au diable, prit son chapeau, sa canne, son manteau, et sortit de la maison. La nuit étoit pluvieuse, et venteuse, et il marchoit mal à son aise vers le Pont-Neuf.

De tous les ponts qui ont jamais été faits, ceux qui ont passé sur le Pont-Neuf doivent avouer que c’est le pont le plus beau, le plus noble, le plus magnifique, le mieux éclairé, le plus long, le plus large qui ait jamais joint deux côtés de rivière sur la surface du globe.

À ce trait, on dirait que l’auteur du fragment n’étoit pas françois.

Le seul reproche que les théologiens, les docteurs de Sorbonne et tous les casuistes fassent à ce pont, c’est que, s’il fait du vent à Paris, il n’y a point d’endroit où l’on blasphème plus souvent la nature à l’occasion de ce météore… et cela est vrai, mes bons amis : il y soufle si vigoureusement, il vous y houspille avec des bouffées si subites et si fortes, que de cinquante personnes qui le passent, il n’y en a pas une qui ne coure le risque de se voir enlever ou de montrer quelque chose.

Le pauvre notaire, qui avoit à garantir son chapeau d’accident, appuya dessus le bout de sa canne : mais comme il passoit en ce moment auprès de la sentinelle, le bout de sa canne, en la levant, attrapa la corne du chapeau de la sentinelle, et le vent, qui n’avoit presque plus rien à faire, emporta le chapeau dans la rivière.

C’est un coup de vent, dit en l’attrapant, un bachoteur qui se trouvoit là.

La sentinelle étoit un gascon. Il devint furieux, releva sa moustache, et mit son arquebuse en joue.

Dans ce temps-là on ne faisoit partir les arquebuses que par le secours d’une mèche. Le vent, qui fait des choses bien plus étranges, avoit éteint la lanterne de papier d’une vieille femme, et la vieille femme avoit emprunté la mèche de la sentinelle pour la rallumer… Cela donna le temps au sang du gascon de se refroidir, et de faire tourner l’aventure plus avantageusement pour lui… Il courut après le notaire, et se saisit de son castor. C’est un coup de vent, dit-il, pour rendre sa capture aussi légitime que celle du bachoteur.

Le pauvre notaire passa le pont sans rien dire ; mais arrivé dans la rue Dauphine, il se mit à déplorer son sort.

Que je suis malheureux ! disoit-il. Serai-je donc toute ma vie le jouet des orages, des tempêtes et du vent ? Étois-je né pour entendre toutes les injures, les imprécations qu’on vomit sans cesse contre mes confrères et contre moi ? Ma destinée étoit-elle donc de me voir forcé par les foudres de l’église à contracter un mariage avec une femme qui est pire qu’une furie ? d’être chassé de chez moi par des vents domestiques, et dépouillé de mon castor par ceux du pont ? Me voilà tête nue, et à la merci des bourasques d’une nuit pluvieuse et orageuse, et du flux et reflux des accidens qui l’accompagnent. Où aller ? où passer la nuit ? quel vent, au moins, dans les trente-deux points du compas, poussera chez moi les pratiques de mes confrères.

Le notaire se plaignoit ainsi, lorsqu’il entendit, du fond d’une allée obscure, une voix qui crioit à quelqu’un d’aller chercher le notaire le plus proche… Or, le notaire qui étoit là se crut le notaire désigné… Il entra dans l’allée, et s’y enfonça jusqu’à ce qu’il trouvât une petite porte ouverte. Là, il entra dans une grande salle, et une vieille servante l’introduisit dans une chambre encore plus grande, où il y avoit pour tous meubles une longue pertuisane, une cuirasse, une vieille épée rouillée et une bandoulière, qui étoient suspendues à des clous à quatre endroits différens le long du mur.

Un vieux personnage, autrefois gentilhomme, et qui l’étoit encore, en supposant que l’adversité et la misère ne flétrissent pas la noblesse, étoit couché dans un lit à moitié entouré de rideaux, la tête appuyée sur sa main en guise de chevet… Il y avoit une petite table tout auprès du lit, et sur la petite table, une chandelle qui éclairoit tout l’appartement. On avoit placé la seule chaise qu’il y eût près de la table, et le notaire s’y assit. Il tira de sa poche une écritoire et une feuille ou deux de papier qu’il mit sur la table… Il exprima du coton de son cornet un p€u d’encre avec sa plume, et, la tête baissée au-dessus de son papier, il attendoit, d’une oreille attentive, que le gentilhomme lui dictât son testament.

Hélas ! M. le notaire, dit le gentilhomme, je n’ai rien à donner qui puisse seulement payer les frais de mon testament, si ce n’est mon histoire… Et je vous avoue que je ne mourrois pas tranquillement, si je ne l’avois léguée au public… Je vous lègue à vous, qui allez l’écrire, les profits qui pourront vous en revenir...... C’est une histoire si extraordinaire, que tout le genre humain la lira avec avidité. Elle fera la fortune de votre maison....... Le notaire, dont l’encre étoit séchée, en puisa encore comme il put. Puissant directeur de tous les événemens de ma vie ! s’écria le vieux gentilhomme en levant les yeux et les mains vers le ciel ; ô toi dont la main m’a conduit, à travers ce labyrinthe d’aventures étranges, jusqu’à cette scène de désolation, aide la mémoire fautive d’un homme infirme et affligé… dirige ma langue par l’esprit de la vérité éternelle, et que cet étranger n’écrive rien qui ne soit déjà écrit dans ce livre invisible qui doit me condamner ou m’absoudre ! Le notaire éleva sa plume entre ses yeux et la chandelle pour voir si rien ne s’opposeroit à la netteté de son écriture.

Cette histoire, M. le notaire, ajouta le moribond, réveillera toutes les sensations de la nature..... Elle affligera les cœurs humains. Les âmes les plus dures, les plus cruelles, en seront émues de compassion.

Le notaire brûloit d’impatience de la commencer ; il reprit de l’encre pour la troisième fois, et le moribond, en se tournant de son côté, lui dit : Écrivez, monsieur le notaire, et le notaire écrivit ce qui suit.

Où est le reste, dis-je à La Fleur qui entra dans ce moment dans ma chambre ?