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Voyage sentimental/58

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Chez Jean-François Bastien (Tome cinquième. Tome sixièmep. 201-209).


LE CAS DE DÉLICATESSE.


Quand on est arrivé au sommet de la montagne de Tarare, on est bientôt à Lyon. Adieu alors à tous les mouvemens rapides ! Il faut voyager avec précaution ; mais il convient mieux aux sentimens de ne pas aller si vite. Je fis marché avec un voiturier pour me conduire dans ma chaise aussi lentement qu’il voudroit à Turin par la Savoie.

Les Savoyards sont pauvres, mais patiens, tranquilles, et doués d’une grande probité. Chers villageois, ne craignez rien ! le monde ne vous enviera pas votre pauvreté, trésor de vos simples vertus. Nature ! parmi tous tes désordres, tu agis encore avec bonté lorsque tu agis avec parcimonie. Au milieu des grands ouvrages qui t’environnent, tu n’as laissé que peu ici pour la faulx et la faucille ! mais ce peu est en sûreté ; il est protégé par toi. Heureuses les demeures qui sont ainsi mises à l’abri de la cupidité et de l’envie !

Laissez d’ailleurs le voyageur fatigué se plaindre des détours et des dangers de vos routes, de vos rochers, de vos précipices, des difficultés de les gravir, des horreurs que l’on éprouve à les descendre, des montagnes impraticables et des cataractes qui roulent avec elles de grandes pierres qu’elles ont détachées de leur sommet, et qui barrent le chemin. Les habitans d’un village voisin avoient travaillé à mettre de côté un fragment de ce genre entre Saint-Michel et Madane ; et avant que mon conducteur pût arriver à ce dernier endroit, il falloit plus de deux heures d’ouvrage pour en ouvrir le passage… Il n’y avoit point d’autre remède que d’attendre avec patience. La nuit étoit pluvieuse et orageuse. Cette raison et le délai causé par les mauvais chemins, obligèrent le voiturier d’arrêter à cinq mille de ses relais, dans une petite auberge près de la route.

Je pris aussitôt possession de ma chambre à coucher… L’air étoit devenu très-froid : je fis faire bon feu, et je donnai des ordres pour le souper… Je remerciois le ciel de ce que les choses n’étoient pas pires, lorsqu’une voiture, dans laquelle étoit une dame avec sa femme-de-chambre, arriva dans l’auberge.

Il n’y avoit pas d’autre chambre à coucher dans la maison que la mienne ; l’hôtesse les y amena sans façon, en leur disant qu’il n’y avoit personne qu’un gentilhomme anglois… qu’il y avoit deux bons lits, et un cabinet à côté qui en contenoit un troisième… La manière dont elle parloit de ce troisième lit, n’en fit pas beaucoup l’éloge. Toutefois, dit-elle, il y a trois lits, et il n’y a que trois personnes ; et elle osoit avancer que le monsieur feroit de son mieux pour arranger les choses. Je ne voulus pas laisser la dame un moment en suspens ; je lui déclarai d’abord que je ferois toute chose en mon pouvoir.

Mais cela ne vouloit pas dire que je la rendrois la maîtresse absolue de ma chambre. Je m’en crus tellement le propriétaire, que je pris le droit d’en faire les honneurs. Je priai donc la dame de s’asseoir ; je la plaçai dans le coin le plus chaud, je demandai du bois ; je dis à l’hôtesse d’augmenter le souper, et de ne point oublier que je lui avois recommandé de donner le meilleur vin.

La dame ne fut pas cinq minutes auprès du feu, qu’elle jeta les yeux sur les lits. Plus elles les regardoit, et plus son inquiétude sembloit augmenter. J’en étois mortifié, et pour elle et pour moi ; ses regards et le cas en lui-même m’embarrassèrent autant qu’il étoit possible que la dame le fût elle-même.

C’en étoit assez pour causer cet embarras, que les lits fussent dans la même chambre. Mais ce qui nous troubloit le plus, c’étoit leur position. Ils étoient parallèles et si proches l’un de l’autre, qu’il n’y avoit de place entre les deux que pour mettre une chaise… Ils n’étoient guères éloignés du feu. Le manteau de la cheminée d’un côté, qui avançoit fort avant dans la chambre, et une grosse poutre de l’autre, formoient une espèce d’alcove qui n’étoit point du tout favorable à la délicatesse de nos sensations..... Si quelque chose pouvoit ajouter à notre perplexité, c’étoit que les deux lits étoient si étroits, qu’il n’y avoit pas moyen de songer à faire coucher la femme-de-chambre avec sa maîtresse. Si cela avoir été faisable, l’idée qu’il falloit que je couchasse auprès d’elle, auroit glissé plus aisément sur l’imagination.

Le cabinet nous offrit peu ou point de consolation : il étoit humide, froid ; la fenêtre en étoit à moitié brisée ; il n’y avoit point de vitres...... le vent souffloit, et il étoit si violent, qu’il me fit tousser quand j’y entrai avec la dame pour le visiter. L’alternative où nous nous trouvâmes réduits, étoit donc fort embarrassante. La dame sacrifieroit-elle sa santé à sa délicatesse, en occupant le cabinet et en abandonnant le lit à sa femme-de-chambre, ou cette fille prendroit-elle le cabinet, etc. etc. ?

La dame étoit une Jeune piémontoise d’environ trente ans, dont le teint l’auroit disputé à l’éclat des roses. La femme-de-chambre étoit lyonnoise, vive, leste, et n’avoit pas plus de vingt ans. De toute manière il y avoit des difficultés… L’obstacle de la grosse pierre de roche qui barroit notre chemin, et qui fut cause de notre détresse, quelque grand qu’il parût, n’étoit qu’une bagatelle, en comparaison de ce qui nous embarrassoit en ce moment ; ajoutez à cela que le poids qui accabloit nos esprits, n’étoit pas allégé par la délicatesse que nous avions de ne pas communiquer l’un à l’autre ce que nous sentions dans cette occasion.

Le souper vint, et nous nous mîmes à table. Je crois que si nous n’eussions pas eu de meilleur vin que celui qu’on nous donna, nos langues auroient été liées jusqu’à ce que la nécessité nous eût forcés de leur donner de la liberté… Mais la dame avoit heureusement quelques bouteilles de bon vin de Bourgogne dans sa voiture, et elle envoya sa femme-de-chambre en chercher deux. Le souper fini, et restés seuls, nous nous sentîmes inspirés d’une force d’esprit suffisante pour parler au moins sans réserve de notre situation ; nous la retournâmes dans tous les sens ; nous l’examinâmes sous tous les points de vue. Enfin, après deux heures de négociations et de débats, nous convînmes de nos articles, que nous stipulâmes en forme d’un traité de paix ; et il y eut, je crois, des deux côtés, autant de religion et de bonne foi que dans aucun traité qui jamais eût l’honneur de passer à la postérité.

En voici les articles :


Art. Ier. Comme le droit de la chambre à coucher appartient à Monsieur, et qu’il croit que le lit qui est plus proche du feu est le plus chaud, il le cède à Madame.

Accordé de la part de Madame, pourvu que les rideaux des deux lits, qui sont d’une toile de coton presque transparente, et trop étroits pour bien fermer, soient attachés à l’ouverture avec des épingles, ou même entièrement cousus avec une éguille et du fil, afin qu’ils soient censés former une barrière suffisante du côté de Monsieur.

II. Il est demandé de la part de Madame, que Monsieur soit enveloppé toute la nuit dans sa robe de chambre.

Refusé, parce que Monsieur n’a pas de robe de chambre, et qu’il n’a, dans son porte-manteau, que six chemises et une culotte de soie noire.

La mention de la culotte de soie noire fit un changement total dans cet article… On regarda la culotte comme un équivalent de la robe de chambre. Il fut donc convenu que j’aurois toute la nuit ma culotte de soie noire.

III. Il est stipulé et on insiste de la part de Madame, que dès que Monsieur sera au lit, et que le feu et la chandelle seront éteints, Monsieur ne dira pas un seul mot pendant toute la nuit.

Accordé, à condition que les prières que Monsieur fera, ne seront pas regardées comme une infraction au traité.

Il n’y eut qu’un point d’oublié. C’étoit la manière dont la dame et moi nous nous déshabillerions, et nous nous mettrions au lit. Il n’y avoit qu’une manière de le faire, et le lecteur peut la deviner… Je proteste que, si elle ne lui paroît pas la plus délicate et la plus décente qu’il y ait dans la nature, c’est la faute de son imagination… Ce ne seroit pas la première plainte que j’aurois à faire à cet égard.

Enfin, nous nous couchâmes. Je ne sais si c’est la nouveauté de la situation ou quelqu’autre chose qui m’empêcha de dormir, mais je ne pus fermer les yeux… Je me tournois tantôt d’un côté, tantôt de l’autre… Et cela dura jusqu’à deux heures du matin, qu’impatienté de tant de mouvemens inutiles, il m’échappa de m’écrier : Oh mon Dieu !

Vous avez rompu le traité, Monsieur, dit avec précipitation la dame, qui n’avoit pas plus dormi que moi… Je lui fis mille excuses ; mais je soutenois que ce n’étoit qu’une exclamation… Elle voulut que ce fût une infraction entière du traité….. Et moi je prétendois qu’on avoit prévu le cas par le troisième article.

La dame ne voulut pas céder, et la dispute affoiblit un peu sa barrière. J’entendis tomber par terre deux ou trois épingles des rideaux.

Sur mon honneur. Madame, ce n’est pas moi qui les ai détachées, lui dis-je en étendant mon bras hors du lit, comme pour affirmer ce que je disois....

J’allois ajouter que pour tout l’or du monde, je n’aurois pas voulu violer l’idée de décence que je…

Mais la femme de chambre qui nous avoit entendus, et qui craignoit les hostilités, étoit sortie doucement de son cabinet, et, à la faveur de l’obscurité, s’étoit glissée dans le passage qui étoit entre le lit de sa maîtresse et le mien.

De manière qu’en étendant le bras, je saisis la femme de chambre…