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Voyage sentimental/65

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Chez Jean-François Bastien (Tome cinquième. Tome sixièmep. 223-225).


LA FAUSSE DÉLICATESSE.


Ma résolution une fois prise, je me mis à préparer les excuses que la politesse vouloit que je fisse à la belle piémontoise, pour un départ aussi brusque ; c’étoit une infraction au traité que nous avions fait ensemble, et qui me lioit jusqu’à Turin. Il me falloit donc un manifeste apologétique. Si notre première convention avoit essuyé quelques atteintes, les incidens et accidens qui avoient occasionné cette apparence de violation, pouvoient tenir lieu de justification. Mais ici c’étoit violer ouvertement un second traité, après une ratification solemnelle et religieuse. Comment donc ose-t-on faire aux potentats de la terre un crime d’une reprise d’hostilités, après un traité définitif, quand on voit cette foule d’événemens inattendus, et imprévus qui peuvent r’ouvrir le temple de Janus. Pendant que je faisais ce beau soliloque, la dame entra dans ma chambre et me dit que les voituriers étoient prêts, ainsi que leurs mulets. — Eugène, si la rougeur peut être un signe de modestie naturelle, ou de honte, et non la marque du crime, je t’avouerai que mon visage devint cramoisi, et que ma langue me refusa le service. — « Madame… une lettre, je ne pus en dire davantage. Elle vit ma confusion, mais elle ne fit pas semblant de s’en appercevoir.

« Nous resterons, monsieur, jusqu’à ce que vous ayez fini votre lettre. » — Mon trouble redoubla ; et ce ne fut qu’après une pause de quelques minutes, qu’appelant à mon aide toutes les puissances de la résolution et de l’amitié, je pus lui dire : « Il faut que j’en sois moi-même le porteur. »

T’est-il jamais arrivé, dans un besoin pressant, de t’adresser à un ami équivoque pour lui demander de l’argent ? Que se passoit-il alors dans ton ame, pendant que tu examinois l’agitation de ses muscles, que tu voyois la terreur ou la compassion se peindre dans ses yeux ; et que ton homme faisant taire les tendres émotions du cœur et se tournant vers toi, avec un sourire malin, te demandoit : « où sont mes sûretés ? » As-tu jamais brûlé pour une beauté impérieuse, dans laquelle tu avois concentré tes vœux, tes espérances, et ton bonheur ? C’en est fait : la résolution en est prise. Tu lui découvres le secret de ton cœur : tu tiens, dans ce moment terrible, les yeux fixés sur les siens. Malheureux, que vas-tu devenir ? Son indignation éclate : chacun de ses regards est un trait qui te tue. — Voilà, précisément Eugène, ce qui m’arrive. Figures-toi la belle piémontoise recueillant tout son orgueil et toute sa vanité dans un même foyer, le tout renforcé par le ressentiment dont est animée une femme qui se croit outragée.

« C’est sans doute, là. Monsieur, de la politesse angloise ; mais elle ne convient pas à d’honnêtes-gens. »

« Eh ! Madame ! au nom du destin, du hasard, ou de la fatalité, ou de tout ce qu’il vous plaira, pourquoi les incidens, les bisarreries de ma vie, attirent-ils à une nation entière un pareil reproche ? »

Ce n’est pas bien, belle piémontoise ! mais, pars ! que le bonheur te suive et t’accompagne par tout.