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Voyage sur le Mississipi

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VOYAGE


SUR LE MISSISSIPI.

La corvette Falmouth, sur laquelle je passai de la Havane à Pensacola, faisait partie de la station américaine des Antilles, et portait vingt-quatre canons de 32 et deux cent vingt-cinq hommes d’équipage. Il s’en faut que toutes nos corvettes soient de la dimension du Falmouth. Presque tous les bâtimens américains, quoique de même rang, sont plus forts que les nôtres. Il est une loi en vigueur aux États-Unis qui défend la construction de vaisseaux portant moins de soixante-quatorze canons, mais qui ne s’oppose pas à ce que ce nombre soit dépassé. Ainsi, quoique tous les vaisseaux y soient appelés des 74, presque tous sont armés de quatre-vingts à cent canons et au-delà. Les frégates appelées 44 frigates, ont presque toutes de cinquante-deux à soixante canons ; celles appelées 36 en portent quarante-quatre. Les corvettes sont censées n’avoir que dix-huit canons, et la plupart en ont vingt-quatre ; les goëlettes également, au lieu de douze, en portent dix-huit. Ainsi, dans une guerre avec l’Amérique, il pourrait se faire que nos corvettes de dix-huit caronnades de 18, telles que la Cérès, l’Hébé, la Diligente, ou que nos bricks de douze à quatorze canons eussent le dessous avec les goëlettes américaines. Les bricks sont supprimés dans la marine militaire des États-Unis. Il en restait deux dans la dernière guerre, dont l’un fut, je crois, brûlé, et l’autre pris à Halifax.

Pensacola, où je passai deux jours, est une petite ville propre et jolie, dont la population est moitié espagnole et moitié américaine. J’en partis le 11 mai avec MM. d’O…, mes compagnons de voyage, dans un char-à-bancs à deux chevaux.

On fait, pour aller à Blakeley, soixante-douze milles à travers de magnifiques futaies, où la vue perce à une grande distance, et sous lesquelles l’herbe s’élève verte comme l’émeraude. La route, du reste, n’a pas dû coûter cher à l’état d’Alabama ; car on s’est contenté de couper les arbres, en laissant les souches en terre. Le gibier abonde dans ces forêts, et à peine y lâche-t-on un chien, qu’il est aussitôt en chasse ; mais il est rare que les habitans de ces bois soient troublés dans leur repos : tout y est solitaire et silencieux. Nous fîmes lever quelques chevreuils et des dindons sauvages le long de la route, ainsi qu’un opossum que nous poursuivîmes dans l’herbe : nous fûmes souvent près de l’atteindre, mais il finit par se blottir si bien dans les broussailles, qu’il fut impossible de le relever. La cabane qui nous servit de gîte à la fin de cette journée était assez misérable : du lait et du pain de maïs, ce fut tout ce qu’on put nous y offrir pour souper. Des palissades s’élevaient autour de la cour pour la protéger contre les attaques des loups, dont les hurlemens nous réveillèrent plus d’une fois pendant la nuit.

Le 12, à cinq heures du soir, nous étions à Blakeley, petit hameau sur la rive gauche de la baie de Mobile, où se jettent le Tombigby et l’Alabama. Nous traversâmes cette baie le lendemain matin en bateau à vapeur, passant au milieu de nombreux cadavres d’arbres, charriés par ce dernier fleuve, et nous abordâmes à la jolie ville de Mobile, fondée par les Espagnols, et dont le commerce de coton est très considérable. Là, nous attendait un superbe et large stage, ou diligence, attelé de quatre beaux chevaux, qui, après quarante-six milles à travers bois, nous arrêta à Pascagoula, à l’embouchure de la rivière de ce nom, sur le lac Borgne. Le steamboat Mount Vernon allait partir ; les pistons commençaient à jouer, nous sautâmes à bord, et bientôt, derrière nous, les hautes forêts de l’Alabama s’enfoncèrent dans les eaux. Les lacs Borgne et Pontchartrain, que nous traversâmes aussi, offrent, avec leur immense étendue d’eau sale et les épais nuages qui les couvrent sans cesse, l’aspect le plus triste qu’on puisse imaginer ; les pélicans seuls semblent s’y complaire. Vers midi, le bateau à vapeur s’arrêta à six milles de la Nouvelle-Orléans, à l’entrée d’un canal que nous remontâmes dans un bateau tiré par un cheval, et une heure après nous entrions dans la ville[1]. Les alligators, qui se chauffaient au soleil le long de ce bayou, n’étaient nullement effrayés, et plongeaient tranquillement dans l’eau à notre approche.

La Nouvelle-Orléans est la ville des États-Unis qui ressemble le plus à une ville d’Europe ; ses rues conservent encore leurs noms français, rue de Bourgogne, rue de Chatres, etc. Malheureusement j’y arrivai dans une mauvaise saison ; la chaleur y était déjà forte ; le thermomètre marquait à l’ombre 30° R., et beaucoup d’habitans étaient remontés au nord, chassés par la crainte de la fièvre jaune, que les créoles bénissent, précisément parce qu’elle met en fuite les Yankees[2]. La ville était triste et déserte ; il n’y avait plus ni spectacles, ni réunions, car ce sont surtout ces Yankees qui lui impriment le mouvement et la vie. En hiver, il n’y a guère de fêtes et de bals que ceux qu’ils donnent ; mais l’été, l’approche de la fièvre jaune, qui n’épargne que les indigènes, les oblige de quitter la place. L’épidémie ne s’était cependant encore déclarée nulle part. — Je ne restai à la Nouvelle-Orléans que douze jours, qui m’auraient paru bien longs encore, si je n’avais eu le bonheur d’y rencontrer plusieurs personnes que j’avais connues dans le nord. La chaleur y devint si étouffante, que je me décidai à partir. Je retins mon passage sur un des steamers, ou bâtimens à vapeur, qui remontent le Mississipi. À voir de loin ces immenses bâtimens rangés le long du fleuve avec leurs tuyaux élevés, et leurs nombreux rangs de fenêtres étagées les unes sur les autres, on les prendrait pour de grandes manufactures. C’est un spectacle vraiment imposant que ces bâtimens à haute pression, remontant le vieux père des fleuves, et lançant, en mesure et avec bruit, leurs blanches et épaisses bouffées de vapeur. Quand tout est silencieux, le soir, hors de la ville, on les entend une heure avant de les voir. Quelquefois un seul steamer remorque trois navires ensemble, soit pour les remonter à la Nouvelle-Orléans, soit pour les descendre à la Balise, et il faut voir avec quelle impétuosité et quelle vitesse ce monstre puissant du fleuve les entraîne avec lui, eux si humbles, si dépendans avec leurs vergues inclinées. Arrivé à la Balise, il les prend un à un, les lance au loin dans la mer, puis se retourne, et remonte en mugissant.

On ne quitte guère la Nouvelle-Orléans que par eau, et les moyens de transport sont aussi magnifiques que nombreux, car il y a près de cent vingt bâtimens à vapeur, employés sur le Mississipi et ses tributaires. Je partis de cette ville, le 25 mai, pour aller à Saint-Louis, dans l’état de Missouri, à quinze cents milles ou cinq cents lieues de distance, qui se parcourent en dix jours pour remonter, et cinq pour descendre. Un coup de canon annonça notre départ, et du haut de tous les steamers et des quais couverts de spectateurs, on nous envoya trois hurrah ! Quoique construit nouvellement et bon marcheur, notre gros Neptune n’était pas un des meilleurs et des plus beaux bâtimens du fleuve, car ces derniers vont tous à Louisville sur l’Ohio. Ils y portent le beau monde et la bonne société qui se dirige vers le nord pour y passer l’été, pour aller aux eaux de Saratoga, au Niagara, au Canada, etc. Je ne connais pas de manière de voyager plus douce, plus agréable, que sur ces bâtimens. Le soir on y danse ; on y fait de la musique comme dans un salon de la Chaussée d’Antin. Mais on ne rencontre que des marchands et des émigrans sur ceux qui vont à Saint-Louis.

Le Mississipi prend sa source dans les lacs de la Biche et de la Tortue, dans le 47° 42′ 4″ latitude nord. Sa source principale cependant est le lac des Cèdres, cinquante milles environ plus au sud. De là aux chutes de Saint-Antoine, il y a environ une distance de cinq cents milles.

L’aspect du Mississipi au-dessus de l’embouchure du Missouri est si différent de ce qu’il est au-dessous, qu’il est bien reconnu maintenant que le dernier est le cours principal, et que le premier n’est qu’un tributaire. Au-dessus de l’embouchure du Missouri, le Mississipi est rarement obstrué de bancs de sable ; ses eaux sont claires et limpides, et le courant modéré. Au-dessous au contraire, il est encombré d’îles et de bancs immenses, l’eau devient bourbeuse et le courant impétueux. On peut dire enfin qu’il prend tous les caractères qui distinguent le Missouri ; mais, comme un changement de nom, quelque juste et exact qu’il puisse être, produirait une grande confusion sans présenter aucun avantage, ce serait, il me semble, une innovation inutile.

Quand ses eaux sont basses, le Mississipi a un mille ou un mille et demi de large ; peu de chutes ou de rapides l’interrompent dans toute la longueur de son cours. Ses sources, qui sont à trois mille trente-huit milles de son embouchure, sont élevées de treize cent trente pieds au-dessus du niveau de la mer. Son courant est généralement de trois à cinq milles à l’heure, et varie selon la hauteur de ses eaux ; il est quelquefois de six et sept ; son inclinaison moyenne est d’environ six pouces par mille. Dans le mois de mai ou de juin, il sort presque régulièrement de son lit, et couvre la plaine. La plus grande surface inondée commence dans l’état de Missouri, au confluent de la rivière Kaskaskia, et s’étend au nord jusqu’à l’embouchure du Missouri. Cet espace a environ cent milles de longueur, et plus de cinq cents milles carrés, ou trois cent vingt mille arpens carrés. Il y a peu de sol plus fertile, mais il est fort insalubre. Les terres qui bordent le fleuve, étant plus élevées que celles qui sont à une certaine distance, l’eau, en se retirant, laisse dans celles-ci des lagunes et des étangs qui exhalent en été des miasmes très dangereux.

La rive droite du Mississipi, depuis la Nouvelle-Orléans jusqu’à près de quatre-vingts milles au-dessus, est bordée de jolies habitations, où les Louisianais qui ne remontent pas au nord viennent passer l’été. Notre première halte fut à la petite ville de Bâton-Rouge (de fondation française, ainsi que presque toutes les villes de l’ouest), où nous restâmes deux heures. On ne peut plus guère en cet endroit jouir d’un effet assez singulier produit par le Mississipi, et particulièrement remarquable à la Nouvelle-Orléans : c’est que dans cette ville, lorsqu’on est sur le fleuve qui est plus élevé que les terres, et retenu seulement par de faibles digues, les maisons et les arbres qui le bordent paraissent à moitié plongés dans l’eau.

Après avoir laissé sur notre gauche l’immense Rivière Rouge, qui se jette dans le Mississipi, nous arrivâmes à Natchez, jolie ville de deux mille habitans, située sur une hauteur. Le fleuve a dans cet endroit dix-huit cent soixante-dix pieds de large, et on a trouvé que neuf milles au-dessous du confluent de la Fourche, il avait, dans sa partie la plus élevée, une profondeur de cent cinquante-trois pieds ; la différence entre les eaux les plus basses et les plus hautes étant de vingt-trois pieds, il s’ensuit qu’il a toujours une profondeur de cent trente.

Je n’ai vu nulle part de plus beaux bois que sur les bords du Mississipi. Ce sont tantôt de magnifiques arbres de haute futaie chargés de lierre, de lianes et de vigne sauvage ; tantôt de hautes charmilles d’acacias qu’on dirait taillées et alignées par la main de l’homme. Les peupliers de la Caroline, les magnolias et les platanes surtout y sont d’une dimension extraordinaire, et semblent là depuis la création ; mais le fleuve en aura raison tôt ou tard.

Nous nous arrêtions ordinairement une fois par jour pour faire notre provision de bois, car on en trouve de tout préparé et disposé en chantier de distance en distance, sur toute la longueur du fleuve, jusqu’aux chutes de Saint-Antoine. À chacun de ces relais, nous descendions à terre pour nous promener dans la forêt, mais les moustiques nous forçaient bientôt de chercher un abri à bord.

Les snags, les sawyers, les îles de bois rendent la navigation du Mississipi fort dangereuse en remontant le fleuve.

Les snags sont des arbres déracinés par l’action des eaux et entraînés dans le fleuve où ils s’enfoncent dans la vase en ne laissant voir que leur tête menaçante et inclinée suivant le courant. Les plus redoutables sont ceux qui sont cachés à un ou deux pieds au-dessous de l’eau. Comme ce sont quelquefois des troncs de cinq et six pieds de diamètre, on conçoit qu’un bâtiment lancé avec force, qui vient heurter contre ces masses, se crève et coule bas. C’est un accident qui arrive fréquemment, quand on remonte le Mississipi ; car pour éviter la violence du courant, on est obligé de naviguer le plus près possible des bords, et c’est là principalement que se trouvent les snags. Les bâtimens qui descendent, au contraire, se laissent aller au milieu du fleuve, et filent avec une vitesse incroyable.

Le moyen généralement adopté pour mettre les bateaux à l’abri des snags est le suivant. On pratique sur l’avant une chambre entièrement séparée du reste du bâtiment ; les bordages en sont excessivement épais, et le tout est consolidé par d’énormes poutres qui la remplissent presque en entier. On l’appelle snagroom. Cette chambre peut se remplir d’eau sans que le reste du bâtiment coure aucun danger.

Les sawyers diffèrent peu des snags ; mais, cédant à la pression du courant, ils paraissent et disparaissent avec un mouvement de va-et-vient assez semblable à celui d’une scie de moulin, ce qui leur a fait donner le nom de sawyers (scieurs).

Les îles de bois, formées par de grandes masses d’arbres arrêtées dans leur traversée, sont surtout dangereuses pour les barges qui descendent. La quantité d’arbres entiers et immenses que charrie le Mississipi est incalculable. On parvient à en arrêter un bon nombre à la Nouvelle-Orléans, mais la plus grande partie, quelquefois après un cours de quinze cents lieues, va rouler jusqu’à l’embouchure du fleuve. Là, entassés sur les milliers d’arbres décharnés qui y pourrissent depuis bien des années au milieu des boues, ils attendent que quelque violente tempête vienne les soulever et les entraîner dans le golfe du Mexique. Au dire de tous les voyageurs, il n’y a pas au monde de tableau plus horriblement triste et lugubre que l’entrée du Mississipi par la Balise, à travers ses monceaux d’arbres morts, ses boues, ses roseaux, ses énormes grenouilles, et ses hideux crocodiles.

Avant d’avoir vu le Mississipi, je ne m’en faisais pas une image moins séduisante que celle du Meschasébé d’Atala. Mais ce roman nous le montre sous de riantes couleurs qui ne lui vont nullement. C’est en vain que je cherchais à me reconnaître dans le pays que j’avais sous les yeux, par les descriptions du livre. J’avais surtout cette phrase présente à la mémoire : « On voit des îles flottantes de pistia et de nénuphar, dont les roses jaunes s’élèvent comme de petits pavillons ; des serpens verts, des hérons bleus, des flamans roses, de jeunes crocodiles s’embarquent passagers sur ces vaisseaux de fleurs, et la colonie, déployant aux vents ses ailes d’or, va aborder endormie dans quelque anse retirée du fleuve. » Je le demande à quiconque a navigué sur le Mississipi, s’il a jamais rien vu de semblable. Je n’ai pas rencontré non plus d’ours chancelant sur les branches des ormeaux, enivrés de raisins. Les caribous ne s’y baignent pas davantage ; on ne commence à trouver ces animaux que par la latitude du Bas-Canada. J’étais réellement désappointé en me trouvant ainsi en face de la réalité. La description de ce fleuve, dans Atala, est faite par quelqu’un qui ne l’a jamais vu. Où sont aussi les rochers et les montagnes qui doivent se trouver sur le bord du Meschasébé ? Jusqu’à l’embouchure de l’Ohio tout est boue, excepté à Natchez et à Memphis, qui sont sur une éminence, mais où l’on ne voit pas de rochers. Il est très rare aussi de trouver de jeunes ou de vieux crocodiles dans le Mississipi, passé les Natchez.

L’aspect du Mississipi est certainement imposant, car il a quelquefois deux à trois milles de large, mais ses eaux bourbeuses offrent un singulier contraste avec celles du magnifique Saint-Laurent, si limpides et si transparentes. Les forêts qui bordent ses rives, quoique fort belles, fatiguent bientôt le voyageur par leur monotonie. Elles sont pleines de gibier, et les Kentuckois sont d’excellens chasseurs. — Nous remontions si près des bords du fleuve, que nous cassions souvent des branches d’arbres en passant, et un dindon sauvage, endormi ou malade, qui ne s’envola que lorsque le bateau l’atteignit, vint tomber sur le pont, étouffé par la vapeur. Nous rencontrions assez souvent de grandes barges remplies de bestiaux, qui descendent du Kentucky, de l’Ohio, etc., à la Nouvelle-Orléans ; mais c’est surtout au commencement de mai qu’on les voit arriver en foule. Quelquefois, dans le lointain, on aperçoit le long des forêts un steamboat lançant sa vapeur dans la solitude : à peine distingue-t-on les habitans de cette ville mouvante. C’est comme en pleine mer ; on se regarde de loin ; on voit s’agiter la cloche, salut d’usage ; on tâche de lire le nom du bâtiment, et bientôt tout a disparu. Avant d’arriver à l’embouchure de l’immense Arkansas, nous en avions rencontré deux qui remontaient ainsi que nous, et nous les avions laissés en arrière sans beaucoup forcer notre marche. Souvent, dans des cas semblables, pour être chauffée outre mesure, la machine crève ; mais comme c’est une affaire d’amour-propre, non-seulement pour le capitaine, mais encore pour les passagers, de dépasser les autres bateaux, on en court le risque.

Nous nous arrêtâmes à Memphis, à la Petite Prairie et à New-Madrid. Ce petit hameau, où nous fîmes du bois pour la dernière fois, avant d’atteindre le confluent de l’Ohio, avait été témoin, un mois auparavant, de l’explosion du bateau à vapeur le Caledonia, qui avait coûté la vie à un grand nombre de personnes. Les morts furent enterrés sur la hauteur avant d’arriver au village, et on y avait élevé une croix portant une inscription. Le steamboat était encore là avec ses tuyaux fendus, ses chaudières renversées, ses poutres brisées et ses fenêtres en éclats : c’était un triste spectacle. Il n’y a guère de danger du reste sur les steamboats que pour les passagers qui habitent le upperdeck (le pont le plus élevé), qui est entièrement exposé à l’explosion de la machine et à l’aspersion de l’eau bouillante. Ces accidens, à l’époque de mon voyage, étaient très fréquens. Il ne se passait pas de semaine sans qu’un steamboat ne crevât son boiler, ne s’engageât dans les snags ou ne prît feu.

Notre société à bord n’était pas des plus agréables : excepté dix à douze personnes avec lesquelles nous échangions de temps en temps le fine morning et le beautiful afternoon, le reste se composait de la troupe des comédiens américains de la Nouvelle-Orléans, qui remontait à Saint-Louis pour y donner quelques représentations ; et je dois dire qu’ils ne firent pas naître en nous le moindre desir de lier connaissance avec eux. Le seul incident qui vint rompre l’uniformité du voyage fut la mésaventure de notre steward[3] mulâtre, qui eut la maladresse de se laisser choir dans le fleuve. Heureusement pour lui que de la galerie extérieure du bateau où j’étais à prendre le frais, j’aperçus sa grosse tête crépue qui s’élevait au-dessus des vagues. Le pauvre diable tirait silencieusement une vigoureuse coupe pour arriver à terre dont nous n’étions guère qu’à une cinquantaine de pieds. Le capitaine fut averti, la machine arrêtée, et en quelques minutes un canot le ramena à bord, en dépit de la croyance populaire dans le pays : que quiconque tombe dans le Mississipi est un homme perdu. Sans moi, le malheureux steward serait resté abandonné dans ces forêts, où il serait probablement mort de faim, car il lui aurait été à peu près impossible de faire entendre ses cris aux steamboats qui nous auraient suivis.

Après avoir passé la Rivière Blanche et celle de Saint-François, nous arrivâmes, le 2 juin au matin, au confluent du Mississipi et de l’Ohio (anciennement nommé la Belle Rivière par les Français), entre les trois états de Missouri à gauche, de l’Illinois en face et du Kentucky à droite. La différence des eaux des deux rivières est bien marquée. La première est jaune et fangeuse ; l’Ohio, au contraire, bleu et limpide, repousse long-temps la boue de son voisin, et garde seul la rive gauche en descendant, jusqu’à une distance considérable. Nous le laissâmes à notre droite en continuant de remonter le Mississipi. On rencontre alors plusieurs anciens établissemens français ; et des rochers élevés rendent les bords du fleuve très pittoresque. Le cap Girardeau et Sainte-Geneviève, située en face de la rivière Kaskaskia, sont les moins abandonnés de nos villages. Fondé en 1760, ce dernier est le principal entrepôt des mines de plomb qu’on exploite dans les environs. Les Français de Saint-Louis l’appellent Misère.

Il y avait sur le rivage beaucoup d’Indiens ou de sauvages, comme les appellent les Français de l’ouest, quand nous abordâmes à Sainte-Geneviève. Les Indiens avaient des châles pour coiffures, les joues peintes en vermillon, des anneaux pendant aux narines et aux oreilles, et une couverture pour vêtement autour du corps. Presque tous étaient armés de fusils, et parlaient passablement français. Ils nous conduisirent chez un vieillard, né en France, dont la maison est le rendez-vous de tous les Indiens. Un compatriote encore plus vieux que lui vint lui faire visite pendant que nous y étions, et fut ravi de nous voir. Il nous raconta en détail sa vie de marin, ses combats contre les Maroquins, et sa captivité chez ces Barbaresques. Les Indiens, de leur côté, nous parlaient de chasses à l’ours, à la panthère, aux bisons, et nous promettaient de nous faire tuer tout à notre aise de ces derniers, si nous voulions les suivre à cinq cents milles dans l’intérieur.

Nous nous rembarquâmes avec six de leurs chefs, dont un Delaware et deux Chipewas, qui se rendaient à Saint-Louis, pour y recevoir le prix des terres qu’ils venaient de vendre aux États-Unis. Nous eûmes aussi, comme nouveau passager, un vieux commerçant de pelleteries français, dont j’écoutai avec beaucoup d’intérêt les récits de voyages à la rivière Columbia, en Californie, et autres pays où l’avait conduit son industrie. Ces voyages se font maintenant avec moins de difficulté qu’autrefois, car on va jusqu’aux montagnes Rocheuses en waggon ou char-à-bancs à quatre chevaux, en remontant le long du Missouri. Il est vrai que cela demande du temps. On vit du gibier qu’on tue ; le bison forme la principale nourriture du voyageur ; la bosse de cet animal est un mets exquis dont on ne se lasse jamais. Les compagnies qui vont chasser les castors en Californie partent également dans de grands waggons du fort Osage sur le Missouri. On s’arrête à trois ou quatre heures de l’après-midi, et pendant qu’une partie des voyageurs prépare le gibier tué la veille, ou répare les voitures et les harnachemens, l’autre se répand dans les prairies à la chasse des bisons, des cerfs, daims, chevreuils, chèvres sauvages, perdrix ou gelinottes. Les chevaux paissent paisiblement aux environs du camp, et le lendemain matin on les siffle pour le départ : ils sont fort dociles à ce signal.

Le 4 juin au matin, j’arrivai à Saint-Louis. C’est une jolie ville de huit à neuf mille âmes, fondée en 1664 par les Français, et qui a environ de mille à onze cents maisons. Elle est située sur la rive ouest du Mississipi, sur une légère éminence qui la met à l’abri des inondations du fleuve. La moitié des maisons est bâtie en briques, et le reste en bois. Celles des Français n’ont généralement qu’un étage, et sont entourées d’une galerie couverte. De l’autre côté du Mississipi qu’on traverse dans un teamboat[4], la vue de Saint-Louis est charmante. Ses maisons roses et blanches se prolongent pendant deux milles le long du fleuve et, dans toute cette étendue, le rivage est garni de bâtimens à vapeur et de bateaux de toutes sortes. Saint-Louis est une ville très commerçante qui s’accroît prodigieusement, et qui, par sa position, deviendra peut-être un jour la capitale des États-Unis. Elle est l’entrepôt général de toutes les pelleteries de l’American fur Company, qui y arrivent de tous les points de l’Amérique. De là on leur fait remonter le Mississipi jusqu’à la Prairie du chien, puis la rivière Wisconsin, et par un portage d’un mille et demi, on les amène à la rivière du Renard, et dans le lac Michigan à Greenbay ; une fois à Greenbay, les steamboats les emportent à Buffalo, et de là à New-York, par le canal Erie.

La plupart des voyages aux États-Unis se font par eau sur des bateaux à vapeur, et dans aucun pays, on ne franchit les distances avec plus de vitesse. Ainsi, en suivant la côte du nord au sud, même en commençant par les provinces anglaises, on part d’Annapolis en Nouvelle-Écosse, on descend la rivière en steamboat ; on traverse la baie de Fundy jusqu’à Saint-Jean, de Saint-Jean à Eastport, de cette ville par terre à Hallowell, de Hallowell en steamboat sur la rivière Kennebeck à Boston ; de Boston on fait quelques milles par terre jusqu’à Providence, de cette ville par mer jusqu’à New-York ; de New-York à Philadelphie ; de là à Baltimore par la Delaware et le canal de la Chesapeake ; de Baltimore à Norfolk en descendant la Chesapeake ; de Norfolk à Richmond en remontant le James River. Il y a aussi des voyageurs qui, de Norfolk, affrontant la mer, le cap Look-out, et le redoutable cap Hatteras, se rendent à Charleston ; de cette ville à Savannah, soit par mer, soit par l’intérieur des terres où un grand nombre de petites creeks offrent, dans les hautes marées, un passage aux steamboats. De Savannah, on remonte l’immense rivière du même nom jusqu’à Augusta ; de-là à Montgomery par terre. De cette ville, on descend l’Alabama jusqu’à Mobile, de Mobile à Blakeley, de Blakeley à la Nouvelle-Orléans, par mer et la Balise, soit par les lacs Borgne ou Pontchartrain, ou par le rail road, jusqu’à la ville. De là, enfin, on peut aller à la baie de Baffin, à la rivière de l’Ours ou à celle de Mackensie. Un canal qui réunira l’Ohio à Sandesky, sur le lac Erie, va bientôt être terminé, de sorte que de Québec, par une navigation intérieure, interrompue seulement pendant l’hiver, on ira par eau jusqu’à la Nouvelle-Orléans. Les chutes du Niagara se franchissent au moyen d’écluses qui viennent d’être achevées.

En partant de Saint-Louis sur le steambaat, on remonte en trois jours à la Prairie du Chien, petit village où l’on trouve un détachement de troupes régulières, et un petit fort nommé fort Crawford. Dans le mois de juin dernier, ce village a été le théâtre d’engagemens assez sérieux entre les troupes des États-Unis commandées par le général Atkinson, et plusieurs tribus d’Indiens ayant à leur tête Black Hawk, le fameux Faucon noir. Le choléra fit d’abord quelques ravages parmi les combattans et surtout parmi les Indiens. Mais un jour que leur petite armée traversait le Mississipi, elle fut surprise par un steamboat qui remontait avec des troupes et du canon. Les Indiens perdirent beaucoup de monde dans cette rencontre, et peu de temps après ils essuyèrent une défaite complète. — Le fleuve est dans cet endroit parfaitement navigable, le courant n’est pas très fort, et l’eau est claire et limpide. Le pays qu’on traverse est varié de bois, d’immenses prairies, de savannes et de montagnes. À moitié chemin de Saint-Louis à la Prairie du Chien, on rencontre, sur la droite, en remontant, le village de Galena, principal entrepôt des mines de plomb des environs, qui sont très considérables et d’une richesse inconnue jusqu’à ce jour. Galena compte près de mille habitans et trois cents maisons.

Mon plus grand desir, en arrivant à Saint-Louis, était de faire la chasse aux bisons. On m’avait assuré que j’en trouverais très près de cette ville ; mais, comme cela arrive toujours en pareil cas, lorsque je fus sur les lieux, je n’en vis pas trace. Il y avait déjà cinquante ans que ces animaux avaient quitté les environs, et il faut aujourd’hui, pour en rencontrer, s’enfoncer à plus de six cents milles dans l’ouest, le long du Missouri ; ils s’éloignent toujours à mesure que la civilisation s’avance vers eux. Mais dans les immenses prairies qu’ils parcourent, on les trouve par milliers, et réunis en troupeaux. Les sauvages les chassent à cheval. Armés d’arcs et de flèches, ils se précipitent hardiment au milieu d’eux ; les bisons prennent la fuite, et se dispersent à travers la prairie ; alors le chasseur fait approcher son cheval de l’animal qu’il a choisi comme le plus gras, et lui décoche une flèche au-dessous de l’épaule. Il court aussitôt à un autre, sans s’occuper de celui qu’il vient de blesser, et continue ainsi d’en frapper dix ou douze, monté toujours sur le même cheval. Les bisons fuient avec une grande rapidité, et on voit peu de chevaux capables d’atteindre plus de la douzaine : ceux même qui vont jusque-là sont regardés comme d’excellens coursiers. Quand le bison est blessé, il se jette quelquefois sur le chasseur ; mais il n’attaque presque jamais à moins d’être provoqué. Les Indiens dédaignent toute autre espèce de viande, et quand ils ont tué un certain nombre de ces animaux, ils leur enlèvent la peau, en arrachent le poil avec les dents, les tannent et les envoient à Saint-Louis. Les blancs font cette chasse à coups de pistolets au lieu de flèches. — Si j’avais été bien informé, en partant de la Nouvelle-Orléans, j’aurais pu voir des bisons sans aller si loin, car en remontant l’Arkansas jusqu’au fort Gibson, on en trouve un grand nombre qui fournissent un agréable passe-temps aux officiers américains qui y tiennent garnison.

Quelques bateaux à vapeur, avant mon arrivée à Saint-Louis, avaient été jusqu’à Council Bluff, à près de six cents milles sur le Missouri, et cependant il s’en faut que ce fleuve soit ouvert à la navigation comme le Mississipi. Les bancs de sable, les snags, les arbres qu’il charrie, offrent de grands dangers. En outre, il n’y a pas de bois préparé sur ses bords, comme le long du Mississipi, dans une longueur de deux mille cent milles. Il faut s’arrêter, abattre les arbres, les scier et les couper, ce qui prend beaucoup de temps. — Mais, dans le mois de mai dernier, l’American fur Company a envoyé un steamboat à l’embouchure de la Rivière Jaune, qui est le siége de l’établissement le plus éloigné du Missouri. Ce point est à dix-neuf cents milles de Saint-Louis, et n’est qu’à six cents milles par eau, et beaucoup moins par terre, de la base des montagnes Rocheuses. « Si la compagnie réussit, disait le journal de Saint-Louis, à atteindre ce point éloigné, nous sommes certains qu’elle sera amplement dédommagée de ses dépenses, et des périls qu’elle aura à courir, et nous aurons la joie de voir ce qu’on ne croyait réservé qu’à la génération future. » Ce steamboat a effectivement achevé son voyage avec un grand bonheur, et a frappé d’étonnement et d’admiration les sauvages qui voyaient arriver pour la première fois chez eux un bateau à vapeur.

Autrefois, tout le pays, derrière Saint-Louis, n’était que prairies ; mais les Indiens s’en étant éloignés, et ayant négligé de brûler les herbes, comme ils le font tous les ans, pour chasser le gibier dans les forêts, des bois y ont poussé, mais par bouquets qui ne sont ni très fourrés ni très épais. Je les traversai en voiture pour aller à Saint-Charles, village français sur le Missouri : ils sont remplis de lapins et de perdrix, que le fouet du cocher faisait à peine lever[5]. Plusieurs chariots de malheureux émigrans attendaient sur le bord du Missouri, quand nous y arrivâmes. Le steamboat, qui était de l’autre côté, vint nous chercher, et une demi-heure après, j’étais à Saint-Charles, après avoir traversé la rivière la plus sauvage et la plus sale qu’on puisse imaginer.

Le Missouri prend sa source dans les montagnes Chipewa. Ses eaux sont limoneuses et couleur de cendre ; son courant est plus fort que celui du Mississipi ou toute autre rivière de l’ouest : il est ordinairement de cinq milles à l’heure, et il est peu sûr de s’établir sur ses rives, car souvent il envahit des milliers d’arpens à la fois en emportant les maisons et les plantations qui les couvrent. La crue de ses eaux dure depuis le mois de mars jusqu’à la fin de juillet, et pendant cet espace de temps, il s’élève ou s’abaisse suivant le volume que lui versent ses nombreux tributaires. Il commence à décroître au mois d’août, et continue ainsi jusqu’à ce qu’il soit pris par la gelée.

Je passai la nuit à Saint-Charles, et le lendemain j’allai visiter à six milles de ce village un site assez curieux nommé les Mamelles. Ce sont deux collines arrondies de même hauteur et de même forme, qui s’élèvent l’une près de l’autre au milieu d’une prairie. Du haut de ces collines, on voit à la fois le Missouri, le Mississipi et l’Illinois. Les mounds ou tumuli qui sont près de Saint-Louis, sont tout à fait semblables pour la forme à ceux de Saint-Charles. Ils sont au nombre de quarante, de différentes dimensions, et se trouvent aux environs de la ville, dans un circuit de quatre ou cinq milles ; leur origine est entièrement inconnue ; ils furent sans aucun doute élevés par la main des hommes, mais dans quel but ? C’est ce qu’on ignore. Le plus grand mound s’appelle monk-mound, parce que jadis quelques trapistes y avaient fixé leur demeure. Sa circonférence est de huit cents mètres, et sa hauteur de trente. Les autres tumuli sont moins élevés, et répandus à distances inégales dans la plaine. On trouve près de ces mounds des vases de terre et des ossemens humains. Mais c’est en vain qu’on en a fouillé un grand nombre, on n’a rien découvert qui pût faire soupçonner leur usage.

Ma visite la plus intéressante à Saint-Louis, fut celle que je rendis au vénérable gouverneur Clark, le fameux voyageur qui le premier, avec Lewis, traversa, de 1805 à 1808, le continent américain jusqu’à la rivière Columbia. Il a chez lui un muséum des plus rares. J’avoue cependant que lorsqu’il me proposa de me le faire voir, il ne piqua que médiocrement ma curiosité, car je savais par expérience ce que les Américains décorent du nom de museum. Aux États-Unis, la passion des museums est générale ; chacun veut avoir le sien. Il est vrai de dire qu’on s’y passe cette fantaisie à bon marché : un crocodile empaillé suspendu au plafond, un vieil orgue dans un coin, c’est là généralement ce qui constitue leur cabinet de curiosités, avec la pompeuse inscription de museum en lettres d’or sur la porte. Mais la collection du général Clark est très précieuse ; elle contient toutes sortes de pelleteries les plus rares, des costumes de sauvages, des armes, des portraits de chefs indiens, des minéraux, des fossiles, etc. Le général en a recueilli lui-même la plus grande partie dans ses voyages ; le reste lui a été donné en présent par les diverses tribus indiennes, qui ont toutes pour lui une grande vénération et l’appellent leur père. — Je visitai aussi, près de la ville, les Jefferson’s Barracks, qui sont le poste des États-Unis où l’on trouve le plus de troupes réunies il y avait alors huit cents hommes !

Je partis de St.-Louis, le 11 juin, pour Louisville, dans l’état de Kentucky, sur l’Ohio, en prenant la voie de terre à travers les états d’Illinois et d’Indiana, pour visiter ces vastes prairies dont j’avais tant entendu parler. Jusqu’à la ville de Vincennes, qui est de fondation française, comme son nom le dit de reste, la route traverse presque continuellement de ces magnifiques prairies, et une entre autres qui forme un triangle dont la base a cent milles de large, et qui se rétrécit jusqu’à vingt, et même dix milles. Quand le vent souffle sur cette immense quantité d’herbes élevées, on les voit ondoyer comme les flots de l’Océan, et leur horizon se confond au loin avec le ciel. Elles étaient alors remplies de fleurs et de fraises, qui y attirent beaucoup d’ours. Le chemin était très mauvais, et le terrein que nous parcourions généralement marécageux ; des milliers de ruisseaux et de petites rivières, tous tributaires du Mississipi et gonflés par des pluies récentes, couraient devant nous en tous sens, et nous obligeaient souvent d’aller à travers plaines chercher des passages moins dangereux que ceux que l’on suivait habituellement. C’était sur cette route que peu de temps auparavant l’évêque de Saint-Louis avait manqué périr, en traversant un pont en malle-poste. Le pont s’était rompu, tout était tombé dans l’eau, les chevaux, la voiture et l’évêque, et celui-ci ne s’était sauvé que par miracle. C’est ici le lieu de dire que, dans cette partie des États-Unis, les routes n’offrent pas grande sécurité aux voyageurs. Les ponts, faits en général de pièces de bois très minces posées les unes près des autres, sans être clouées, n’ont pas de garde-fous, et ont juste la largeur d’une voiture : cela n’empêche pas le hardi driver américain de les traverser au galop, car peu lui importe que les voyageurs qu’il conduit arrivent sains et saufs ; pourvu que le mail, grand sac de cuir qui contient les lettres et les journaux, vienne à bon port, c’est là pour lui le point important ; le reste n’est qu’accessoire.

Le second jour de notre voyage, que nous avions continué sans nous arrêter, il faisait déjà très chaud à huit heures du matin. Il n’y avait pas d’air ; les herbes étaient immobiles, et la prairie était unie comme une mer calme, lorsque je crus remarquer à l’horizon un mouvement extraordinaire. Je pris ma longue vue, et je découvris un troupeau d’une cinquantaine de cerfs couchés et agitant leurs grands bois, sans doute pour chasser les mouches qui les tourmentaient. J’en vis arriver deux au galop, et tout à coup, bondissant tous ensemble, ils s’enfoncèrent dans l’immensité de la prairie et disparurent. — Je ne pense pas qu’on puisse faire de plus belle chasse que dans ces prairies. À chaque instant, sur notre passage, se levaient des coqs de bruyères (prairie hen), qui venaient se poser en face de nous, et nous regardaient stupidement le cou tendu au-dessus des herbes. Les perdrix y abondent, mais elles ne sont guère plus grosses que nos cailles. Les bécassines et les râles y sont aussi en très grand nombre. — À six heures du soir, notre voiture ayant eu quelque chose de brisé, versa, mais sans blesser personne. C’était heureusement dans un bois. Comme on voyage toujours avec une hache, des clous et des cordes, en cas d’accidens de ce genre, pendant que les uns contenaient nos quatre chevaux presque indomptés, que les mouches excitaient encore, les autres coupèrent deux arbres et les fixèrent parallèlement, en guise de ressorts, sous la caisse de la voiture. Cette substitution de ressorts de nouvelle espèce n’était pas des plus douces sur la détestable route que nous suivions. — Au milieu de la nuit, parcourant un chemin fort peu solide, fait avec des arbres posés les uns près des autres sur un marais, entourés d’eau de tous côtés, menacés de rester à chaque instant dans la vase, nous vîmes tout à coup, sur notre droite, briller deux yeux dans l’épaisseur du bois. Nous nous arrêtâmes, les chevaux hennirent, le cocher fit claquer son fouet ; les yeux disparurent en silence pour revenir briller plus loin : c’était sans doute une panthère ou un loup. Ces animaux sont très communs dans l’état d’Illinois, ainsi que les chats sauvages, les opossums, les ours, les cerfs et les chevaux sauvages. Ceux-ci sont généralement petits, mais bien formés et pleins de feu. On les dresse facilement ; ce sont les Français du pays qui se chargent de les prendre et de les dompter, et ils ont presque le monopole de cette industrie : ils les vendent habituellement de 100 à 200 francs. Les Indiens font un grand usage de ces chevaux ; c’est pour cela sans doute qu’on les appelle indian ponies.

Nous arrivâmes le troisième jour, à dix heures du matin, à Vincennes où l’on voit encore des restes des fortifications élevées par les Français, et nous repartîmes à deux heures. En général, on voyage d’une manière très fatigante dans l’Illinois et l’Indiana : outre que les routes sont mauvaises, les chevaux qu’on emploie, étant presque sauvages, vont toujours au galop, jusqu’à ce qu’ils soient harassés. À cinq heures, nous traversâmes en bac le White River (rivière blanche), et à neuf, nous prîmes au village de Washington un petit cocher vif, hardi, entre deux vins (comme c’est presque toujours le cas dans l’ouest de l’Amérique), qui semblait, avec sa voiture et ses chevaux au galop, n’ayant pour éclairer sa marche dans cette nuit profonde qu’une lanterne pâlissante, poursuivre dans le fourré un cerf ou un sanglier. Nous arrivâmes toutefois sans accident, à dix heures, à Snake-Town (la ville des serpens). En Amérique, on donne le nom de ville au moindre hameau ; dans celui-ci, il n’y avait que deux maisons. Les environs de Snake-Town sont infestés de congos, de mocassins et de serpens à sonnettes. Le nombre cependant en commence un peu à diminuer depuis qu’on coupe ou brûle les bois, et les cochons qui s’en nourrissent impunément[6] en font aussi une grande destruction. Le serpent à sonnettes, qui s’entend d’assez loin, est moins dangereux que les congos et les mocassins, qui rampent en silence. Les nègres, qui travaillent jambes nues dans les bois, ne sont que trop souvent victimes des morsures de ces reptiles, qui sont encore si communs, qu’on fait des chaussures avec leurs peaux. Le mocassin habite surtout les marais et les lieux humides.

Nous ne nous arrêtâmes que fort peu de temps à Snake-Town, et nous en repartîmes après souper avec notre petit cocher qui, craignant sans doute de ne pas faire preuve de sa hardiesse ordinaire, prit une large dose de whiskey pour se donner du cœur. À minuit, il arrêta tout à coup la voiture en nous adressant ces paroles : Oh ! gentlemen ! recommandez vos âmes à Dieu, car nous allons traverser a damn’d frightful little old river. » Nous arrivions, en effet, sur les bords escarpés, sombres et boisés, d’une rivière dont l’eau noire courait, rapide comme la flamme, en se brisant contre un snag ; d’énormes chauves-souris volaient au-dessus de son lit. C’était le bras oriental du White-River. Nous mîmes pied à terre ; nous allumâmes quelques chandelles, qui furent bientôt éteintes par un coup de vent, et nous fîmes entrer les chevaux dans le bac : il y avait juste place pour eux et la voiture. Quoique cette rivière ne fût pas large, son courant était si fort, que nous fûmes obligés de remonter assez haut, en nous hâlant le long du bois à l’aide des branches, pour nous laisser redescendre vers le lieu d’abordage. Malgré cette précaution, et surtout malgré les efforts du batelier pour maintenir avec de larges avirons l’avant du bateau du même côté, et l’approcher du rivage opposé, il suivit bientôt le courant et dépassa le but ; mais l’arrière y ayant touché, nous nous accrochâmes avec tant de force aux branches d’arbres du rivage, que nous parvînmes à arrêter le bac et à le fixer avec des cordes. Les chevaux furent dételés, et la voiture fut traînée par derrière, ce qui était assez difficile à cause de l’escarpement du bord. Cependant, à trois heures du matin, nous roulions de nouveau sur la route. Notre jeune cocher fut remplacé par un vieux, mais non moins hardi et non moins ivre, qui, avec quatre vigoureux ponies, nous menait avec une vitesse vraiment merveilleuse. Nous croyions en avoir fini avec les accidens de ce voyage, lorsqu’à la fin d’une descente, en faisant de vains efforts pour arrêter ses chevaux, il nous cria de monter sur l’impériale. Nous avions à peine eu le temps de mettre la tête aux portières, qu’ils s’élançaient tous les quatre au galop dans une creek impétueuse que nous avions devant nous. Heureusement nous n’eûmes dans la voiture que six pouces d’eau, qui s’échappèrent sur-le-champ par les trous pratiqués aux planches du fond, exprès pour ces sortes d’accidens, assez communs dans le pays. – Les bois que nous traversâmes pendant cette excursion sont de toute beauté ; je mesurai des platanes de trente pieds de diamètre. — Le 14 au soir, nous arrivâmes, toujours avec de détestables chemins, à New-Albany, sur la rive droite de l’Ohio, que nous traversâmes en bac, et en moins de trois milles nous atteignîmes enfin le turnpike-road (grande route), qui conduit à Louisville, d’où nous repartîmes le lendemain pour Pittsburgh.


Eugène Ney.
  1. Un chemin de fer conduit maintenant du lac à la Nouvelle-Orléans, et remplace avantageusement le canal.
  2. On sait qu’on appelle Yankees les Américains des quatre états de l’est, le Massachusset, New-Hampshire, Rhode-Island et le Connecticut. Les Louisianais sympathisent peu avec ces Yankees, qui promènent leur vie d’aventures sur tous les points de l’Union.
  3. Maître d’hôtel.
  4. Teamboat, bac tiré par des chevaux.
  5. On sait que la perdrix d’Amérique perche, tout au contraire de la nôtre. Le canard nommé wooden-duck fait aussi son nid dans les arbres.
  6. On prétend que c’est leur graisse qui leur sert de préservatif contre le venin de ces reptiles.