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Voyages dans les airs (1885)/3

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TROISIÈME PARTIE

LES BALLONS MILITAIRES ET LA POSTE AÉRIENNE


En 1793, lors du siège de la ville de Condé, le commandant Chanal, homme d’action et d’intelligence, enfermé dans la place forte investie, cherchait à tout prix à donner de ses nouvelles, à envoyer des dépêches au colonel Dampierre, qui commandait une division française hors des lignes d’investissement. Il recourut aux ballons. Il fit construire un aérostat de papier qu’il lança en liberté dans l’espace, avec un petit paquet de dépêches. L’appareil tomba juste au milieu du camp ennemi, et fournit au prince de Cobourg des renseignements sur la situation de la forteresse. Un tel début n’était pas d’heureux présage pour la fortune future des aérostats messagers !

Mais ce fait isolé passa inaperçu ; pendant que le commandant Chanal tentait cette expérience, le célèbre chimiste Guyton de Morveau envisageait l’usage qu’on pouvait faire des ballons pendant la guerre, sous un tout autre aspect. Il songea à créer des postes de ballons captifs pour étudier les mouvements de l’ennemi, pour surveiller du haut des airs ses changements de position.

Guyton de Morveau proposa d’organiser, pour l’armée, des aérostats d’observation militaire. Sa proposition fut immédiatement acceptée par le comité de Salut public.

L’illustre chimiste Lavoisier venait de découvrir un nouveau mode de production de l’hydrogène par la décomposition de l’eau sous l’action du fer chauffé au rouge ; on adopta ce procédé pour le gonflement des futurs ballons militaires. Un physicien habile, nommé Coutelle, fut chargé de faire les premières études. Les expériences s’exécutèrent bientôt à Paris avec le concours de Conté, cet homme si habile que Monge avait pu dire en parlant de lui : « Il a toutes les sciences dans la tête et tous les arts dans la main. » Un ballon construit dans de bonnes conditions s’élève quelques jours après, à Meudon, à 200 mètres à l’état captif, et ouvre à la vue de l’observateur dans la nacelle un espace très étendu ; le comité de Salut public se décide à décréter la formation d’une compagnie d’aérostiers militaires, le 13 germinal de l’an II (2 avril 1794).

Coutelle est nommé capitaine de la nouvelle compagnie.

Peu de temps après, Coutelle est à Maubeuge, avec son ballon et son équipe. La place vient d’être assiégée par les Autrichiens.

Le capitaine aérostier se met en mesure de construire son fourneau à gaz, de gonfler l’aérostat qu’il a baptisé l’Entreprenant ; quand tout est prêt, il s’en va prévenir le général commandant en chef et le supplie de le faire agir immédiatement. Le lendemain une sortie s’organise contre les Autrichiens ; Coutelle s’élance dans la nacelle de l’Entreprenant que remorquent avec des cordes une poignée de soldats ; il s’avance jusque sous le feu des ennemis, et deux de ses hommes sont grièvement blessés.

Rentré en ville après cette affaire, le ballon l’Entreprenant exécute des ascensions captives deux fois par jour. Du haut des airs, Coutelle lance à terre de petites dépêches attachées à un sac de sable, et fournissant le récit du spectacle qui s’offre à ses yeux. Chaque jour il donne de nouveaux détails sur les travaux des assiégeants qu’il surveille attentivement du haut de son observatoire aérien.

L’ennemi s’inquiète vivement de ce ballon si nouveau pour lui, qu’il voit planer dans l’espace, comme un œil mystérieux l’épiant sans cesse. Il lui tire des coups de canon, mais sans l’atteindre ; quelques soldats autrichiens sont frappés d’une terreur superstitieuse devant ce globe, qu’ils considèrent comme une œuvre diabolique ; parfois ils s’agenouillent et se mettent en prières devant un tel prodige.

Peu de temps après, le général Jourdan se dispose à aller investir Charleroi, où l’armée hollandaise se prépare contre la France à une rude résistance. Il donne l’ordre à Coutelle de transporter son aérostat, de Maubeuge à Charleroi, qui n’est pas éloigné de moins de douze lieues. Ce n’est pas une entreprise facile, mais malgré toutes les difficultés de la route, Coutelle arrive à bon port avec l’Entreprenant qu’il a fait transporter tout gonflé. Avant la fin du jour il dirige son ballon captif vers la ville, et fait une reconnaissance importante ; il a aperçu les assiégés et a pu donner des renseignements utiles sur leurs forces et leurs positions. Le lendemain l’aérostier de la République reste huit heures consécutives dans la nacelle, en compagnie du général Morelot ; le surlendemain, Charleroi capitule. La garnison hollandaise tout entière est faite prisonnière.

Quelques heures après, les Autrichiens accourent au secours de la place investie, mais trop

tard !
Fig. 23. — Effet de mirage observé en ballon au-dessus de la mer du Nord. La surface des brumes formant un miroir, ou se reflète l’image renversée de la mer et des bateaux, août 1868.

La prise de Charleroi eut une importance capitale dans les opérations de l’armée française, et le ballon de Coutelle n’a certainement pas été étranger à ce succès, qui prépara pour Jourdan la victoire de Fleurus.

En effet, les Autrichiens s’avancent rapidement vers Charleroi, sous les ordres du prince de Cobourg. L’armée française les attend de pied ferme sur les hauteurs de Fleurus, d’où elle va se précipiter bientôt pour écraser l’ennemi. L’aérostat l’Entreprenant s’élève dans les airs vers la fin de la bataille, et pendant plusieurs heures de suite, Coutelle envoie au général en chef des notes précieuses sur les mouvements de l’ennemi (fig. 24).

Jourdan n’hésite pas à reconnaître les services des aérostiers militaires, et Carnot, dans ses Mémoires, déclare que sans l’Entreprenant, bien des opérations de l’armée autrichienne auraient été cachées au général français, par des accidents de terrain qui n’arrêtaient pas le regard de l’aéronaute juché dans sa nacelle.

Après les succès des ballons militaires de la première République, il faut arriver à l’époque néfaste de l’année terrible, pour voir les aérostats contribuer avec éclat à la défense nationale, par l’organisation de la poste aérienne pendant le

siège de Paris.
Fig. 24. — L'aérostat captif de Coutelle à la bataille de Fleurus.

Sans les ballons, pas une lettre ne serait sortie de l’enceinte des forts de la capitale investie, pas une dépêche n’y serait rentrée. Les portes ne se seraient ouvertes qu’au mensonge, à la ruse, à l’espionnage. Un silence de cinq mois n’eût pas été possible. La grande métropole, bâillonnée, aurait vite fait entendre un murmure de détresse, puis un cri de grâce ! Les aérostats n’ont pas seulement emporté les dépêches parisiennes, ils ont permis aux aéronautes d’emmener avec eux les pigeons voyageurs, qui devaient rentrer dans les murs de la capitale cernée. Les missives du dedans ont pu recevoir ainsi les réponses du dehors. Tours a entendu Paris, Paris a entendu Tours. L’Attila des temps modernes, qui avait écrasé des armées, bombardé des villes, décimé des populations entières, s’est trouvé impuissant devant l’aérostat qui traversait les airs, comme devant l’oiseau qui fendait l’espace !

Jamais je n’oublierais mon départ dans un ballon-poste improvisé dès les premiers jours de l’investissement, le 30 septembre 1870.

Mon aérostat s’élève dans l’espace avec une force ascensionnelle très modérée. Je ne quitte pas de vue l’usine de Vaugirard d’où je viens de partir et le groupe d’amis qui me saluent de la main : je leur réponds de loin en agitant mon chapeau avec enthousiasme, mais bientôt l’horizon s’élargit. Paris immense, solennel, s’étend à mes pieds, les bastions des fortifications l’entourent comme un chapelet ; là, près de Vaugirard, j’aperçois la fumée de la canonnade, dont le grondement sourd et puissant, tout à la fois, monte jusqu’à mes oreilles comme un concert lugubre. Les forts d’Issy et de Vanves m’apparaissent comme des forteresses en miniature, bientôt je passe au-dessus de la Seine, en vue de l’île de Billancourt.

Il est 9 heures 50 ; je plane à 1 000 mètres de haut ; mes yeux ne se détachent pas de la campagne, où j’aperçois un spectacle navrant gui ne s’effacera jamais de mon esprit. Ce ne ne sont plus ces environs de Paris, riants et animés, que j’avais tant de fois admirés dans mes ascensions antérieures, ce n’est plus la Seine, dont les bateaux sillonnent l’onde, où les canotiers agitent leurs avirons. C’est un désert, triste, dénudé, horrible. Pas un habitant sur les routes, pas une voiture, pas un convoi de chemin de fer. Tous les ponts détruits offrent l’aspect de ruines abandonnées, pas un canot sur la Seine qui déroule toujours son onde au milieu des campagnes, mais avec tristesse et mono- tonie. Pas un soldat, pas une sentinelle, rien, rien, l’abandon du cimetière. On se croirait aux abords d’une ville antique, détruite par le temps ; il faut forcer son souvenir pour entrevoir par la pensée les deux millions d’hommes emprisonnés près de là dans une vaste muraille !

Seul dans la nacelle de mon aérostat, ayant quelques pigeons voyageurs pour compagnons, je passe bientôt au-dessus de Versailles, où j’aperçois des Prussiens sur le tapis vert ! En quittant Versailles, je plane au-dessus d’un petit bois. Tous les arbres sont abattus au milieu du fourré ; le sol est aplani, une double rangée de tentes se dressent des deux côtés de ce parallélogramme (fig. 25). À peine le ballon passe-t-il au-dessus de ce camp, j’aperçois les soldats qui s’alignent ; je vois briller de loin les baïonnettes ; les fusils se lèvent et vomissent l’éclair au milieu d’un nuage de fumée.

Ce n’est que quelques secondes après que j’entends au-dessous de la nacelle le bruit des balles et la détonation des armes à feu. Après cette première fusillade, c’en est une autre qui m’est adressée, et ainsi de suite jusqu’à ce que le vent m’ait chassé de ces parages inhospitaliers.

Ma descente s’opère à Dreux où je lance deux de mes pigeons voyageurs après avoir attaché à l’une des plumes de leur queue la dépêche annonçant l’heureux atterrissage du ballon messager.

Fig. 25. — Un ballon du siège de Paris passant au-dessus d’un camp de l’armée allemande.

Les deux pigeons sont d’abord à terre et se promènent. Quelques secondes se passent. Tout à coup on les voit battre de l’aile et ils bondissent d’un trait à 100 mètres de haut. Là, ils planent et s’orientent de la tête ; ils se tournent vivement, vers tous les points de l’horizon, leur bec oscille comme l’aiguille d’une boussole, cherchant un pôle mystérieux. Les voilà bientôt qui ont reconnu leur route, ils filent comme des flèches… en droite ligne dans la direction de Paris !

Arrivé à Tours, je retrouve Duruof qui m’avait précédé dans les airs, et bientôt je suis rejoint par mon frère Albert qui m’a suivi avec le ballon le Jean-Bart. La poste aérienne, organisée à Paris par M. Rampont, était fondée et fonctionnait régulièrement au grand dépit des envahisseurs.

Soixante-quatre ballons ont franchi les lignes ennemies pendant la durée du siège de Paris.

Ils ont enlevé dans les airs 64 aéronautes, 91 passagers, 363 pigeons voyageurs, et 9 000 kilogrammes de dépêches représentant trois millions de lettres à 3 grammes.

Il y a eu cinq aérostats capturés par les Prussiens. L’un d’eux, la Bretagne, fut pris à sa descente à Verdun le 27 octobre 1870 après un terrible traînage qui eut lieu par un fort vent. L’un des voyageurs, M. Monceau, avait la jambe cassée ; il fut comme ses compagnons, arrêté par des hommes du 4e uhlans, qui le contraignirent à coups de crosse à se traîner par terre, malgré sa blessure !

Il y eut deux ballons-poste perdus en mer ; les aéronautes qui les montaient, partirent de Paris. On ne les revit jamais ! Le premier aérostat perdu en mer était le Jacquart ; un marin, Prince, le conduisait. Il n’avait pas de passager.

Le ballon s’éleva lentement à 411 heures du soir, par une nuit noire, et disparut dans les profondeurs de l’atmosphère du côté de l’ouest.

Un navire anglais aperçut le ballon, en vue de Plymouth ; il se perdit en mer. Quel drame épouvantable ; quelles angoisses, quelles tortures pour l’infortuné Prince, avant de trouver la plus terrible des morts ! Seul, du haut des airs, il contemple l’étendue de l’Océan où fatalement il doit descendre. Il compte les sacs de lest, et ne les sacrifie qu’avec une parcimonie scrupuleuse. Chaque poignée de sable qu’il lance est un peu de sa vie qui s’en va. — Il arrive, ce moment suprême où tout est jeté par-dessus bord ! Le ballon descend, se rapproche du gouffre immense ! La nacelle se heurte sur la cime des vagues, elle n’enfonce pas, elle glisse à la surface des flots, entraînée par le globe aérien, qui se creuse comme une grande voile !

Prince, suspendu au cercle, cherche de loin un navire, une voile à l’horizon. Jusqu’au dernier moment il espère le salut ! Mais l’heure arrive où il va falloir être englouti dans les abimes. Le marin du siège de Paris pense à la patrie lointaine, à sa mère et à ses amis qui combattent. Quelque grande vague de l’Océan finit par avoir raison de ce ballon, vessie flottante, à laquelle sont attachés une cage de pigeons voyageurs, quelques ballots de dépêches, et un brave qui va mourir pour la France !

Pendant la guerre franco-allemande, une compagnie d’aérostiers militaires fut organisée en province sous les ordres du directeur des postes et des télégraphes, M. Steenackers. Mon frère et moi nous étions chargés de la conduite d’un aérostat, le Jean-Bart, ayant à nos ordres une équipe de neuf marins, et une compagnie de mobiles pour transporter l’aérostat à terre à l’état captif (fig. 26). Le Jean-Bart fit de nombreuses ascensions aux avant-postes de l’armée de la Loire, mais il ne nous fut donné, hélas ! que d’assister à des défaites. Plus tard, il nous fut permis de disposer d’un ballon de soie qui fonctionna au Mans sous les ordres du général Chanzy.

C’est le 21 décembre que le général Chanzy prit au Mans le commandement en chef de l’armée de la Loire, dont il venait de conduire si énergiquement et si habilement la retraite. Le lendemain je fus envoyé par mes collègues auprès du général en chef.

Dix minutes après, un officier d’ordonnance

m’introduisait auprès du général Chanzy, que
Fig. 26. — Transport du ballon captif le Jean-Bart aux avant-postes de l’armée de la Loire, en 1870.
j’aperçus debout, devant une grande table, décachetant

des dépêches, et examinant en même temps une grande carte des environs du Mans qu’il avait déployée devant lui. Un aide de camp état debout à côté de lui.

J’attendis quelques instants ; quand le général eut fini d’examiner son courrier, il se tourna vers moi :

« Le gouvernement vous envoie ici avec des ballons captifs, mais dites-moi ce que vous pouvez faire avec ces aérostats, et comment je puis les utiliser ?

— Général, répondis-je, mes collègues et moi nous avons ici cinq aérostats tout prêts à être gonflés ; une fois remplis de gaz, un de ces ballons peut être transporté où bon vous semblera aux environs du Mans. Là nous aurons une batterie à gaz pour préparer de l’hydrogène et compenser les pertes de gaz dues aux fuites, à l’incomplète imperméabilité de l’étoffe. Notre ballon reste ainsi toujours gonflé ; à tout moment, il peut monter à 100, à 200 mètres de haut, et l’officier d’état-major qui nous accompagnera dans nos ascensions pourra voir l’ennemi jusqu’à plusieurs lieues si le temps est clair.

— Mais c’est merveilleux, je veux employer tous vos ballons.

— Je dois ajouter cependant, répliquai-je, que des accidents peuvent malheureusement survenir, que nos ballons ne résistent pas aux tempêtes, et qu’ils ne servent à rien quand le temps est couvert. Mais si Le jour de la bataille, le ciel est pur, il n’est pas douteux qu’ils donneront les plus précieux renseignements sur les mouvements de l’ennemi.

— Quel malheur ! dit le général, que je ne vous aie pas eu avec moi à Marchenoir ; l’ennemi avait si bien caché ses positions que je ne pouvais savoir d’où étaient lancés les obus qui accablaient mes soldats. Je suis monté sur un clocher, mais je n’ai pu m’élever assez pour dominer un rideau d’arbres qui arrêtaient mes regards. Vous en souvient-il ? ajouta le général en se tournant vers son aide de camp. Ah ! ce fut une rude et terrible journée ! »

Il y eut un moment de silence que rompit bientôt le général Chanzy.

« Votre ballon est gonflé ? me dit-il.

— Oui, mon général.

— Où est-il ?

— Près de l’usine à gaz, sur le bord de la Sarthe.

— Êtes-vous prêt à faire une ascension en ma présence ? Je serai curieux d’assister à vos expériences.

— Quand vous voudrez, général, mon frère et moi nous nous élèverons devant vous à 300 mètres de haut.

— Eh bien, je me rends de suite auprès de votre ballon. »

Puis le commandant en chef de la deuxième armée dit à son aide de camp :

« Faites seller mes chevaux ; je pars de suite. »

Je me sauve, en courant de joie, prévenir notre équipe, afin de tout disposer pour l’ascension.

Je monte dans la nacelle pour faire une ascension préliminaire, mais l’air est agité, le ballon se penche avec violence, il ne faut pas songer à s’élever très haut. Je suis seul dans mon panier d’osier, je jette par-dessus bord plusieurs sacs de lest, pour donner au ballon une force ascensionnelle capable de résister à l’effort de la brise. Je parviens à m’élever à 30 mètres de haut, mais, à cette hauteur, un coup de vent me fait décrire au bout des câbles un grand arc de cercle qui me jette presque au-dessus des maisons avoisinant le point de départ. Deux sacs de lest vidés à propos me ramènent sur la verticale. Cette expérience montre clairement que, malgré le vent, l’ascension est possible ; on pourra montrer au général Chanzy ce dont les ballons sont capables. À la hauteur où j’ai pu m’élever, les horizons du Mans s’étendaient sous mes yeux comme un vaste panorama, au milieu duquel j’apercevais distinctement les tentes du camp de Pontlieu.

À peine suis-je revenu à terre que l’on aperçoit, de l’autre côté de la Sarthe, un groupe de cavaliers accourant au galop. C’est le général Chanzy et son état-major. Il est monté sur un magnifique cheval arabe qui caracole avec grâce, trois aides de camp le suivent, et derrière les officiers, galopent des goumiers arabes, aux manteaux rouges et blancs : ce sont des grands nègres, qui se tiennent sur leurs selles, droits comme des I, et semblent étreindre de leurs jambes, comme dans un étau, leurs minces chevaux qui bondissent avec la légèreté la plus gracieuse.

En quelques secondes, les chevaux ont passé le pont et s’arrêtent devant le ballon. Le général descend de cheval, je vais à sa rencontre en lui disant : « Nous sommes prêts, mais le vent est violent, il sera impossible d’atteindre une grande hauteur. Vous aurez toutefois une idée des services que nous pouvons rendre. »

Mon frère saute dans la nacelle, et le ballon s’élève lentement, se penche à l’extrémité des câbles qu’il tend avec force, en leur donnant la rigidité de barres de fer. Arrivé à 100 mètres de haut, l’aérostat s’arrête, il a une force ascensionnelle considérable ; par moment il oscille dans l’air en se rapprochant de terre, mais ce n’est que pour bondir bientôt au bout de ses cordes. Le général observe le ballon avec attention, il se fait expliquer la disposition des câbles, les moyens de transport de l’appareil, il me demande ce qu’il nous faudrait de soldats pour nous aider, de voitures pour porter nos acides et nos batteries.

« Quand j’aurai besoin de vous, dit-il, quand je connaîtrai les positions de l’ennemi, je vous indiquerai votre poste d’observation. »

Le général Chanzy croyait beaucoup à l’efficacité des ballons captifs militaires, et quand, après la guerre, il voulut bien accepter la dédicace de mon livre En Ballon ! pendant le siège de Paris, il m’écrivait une lettre touchante que je conserve comme un pieux souvenir. « J’espère qu’un jour, dit l’ex-commandant en chef de l’armée de la Loire à la fin de cette lettre, les ballons captifs rendront de réels services, qu’il n’a pas dépendu de vous, mais des circonstances seules, de leur faire donner dans la dernière campagne. »

Les vœux du général Chanzy se trouvent exaucés aujourd’hui. Grâce à l’usine aéronautique de Chalais-Meudon, tous nos corps d’armée sont pourvus d’un matériel complet d’aérostat captif avec treuil à vapeur pour le faire monter et descendre. Une première équipe d’aérostiers militaires a eu déjà l’occasion de donner au Tonkin les preuves de son savoir-faire.

Voici ce qu’écrivait à ce sujet un correspondant du Temps au moment du départ d’Hanoï pour Bac-Ninh : |

« Un moment les curieux du quai lèvent les yeux en l’air, les bateliers qui passent le fleuve s’interrompent de pagayer, les soldats qui ont déjà atteint l’autre rive retournent la tête pour contempler le spectacle, nouveau pour les Français autant que pour les Annamites, de ballons suivant une armée, tout gonflés. Deux aérostats ont été amenés d’Europe et remplis de gaz depuis quelques jours ; le premier, retenu par 200 mètres de cordes, servira à explorer le pays devant soi quand on sera en présence de l’ennemi ; le second contient le gaz destiné à suppléer aux déperditions du premier. Le lest placé dans la nacelle est calculé de façon à leur ôter toute force ascensionnelle. Quelques soldats suffisent à les tirer sur la route. L’escouade monte dans la baleinière, et les ballons, flottant par-dessus le passage du fleuve, traversent le courant à leur tour. »

Un peu plus tard le même correspondant donnait les détails suivants sur le ballon captif de notre armée :

« La brigade déborde le Truong-Son sur sa droite, et prend son ordre de combat. On amène le ballon, le capitaine Cuvelier monte dans la nacelle, et crie de là-haut la description du terrain et les dispositions de l’ennemi. Mais l’ennemi fuira plus vite que nous ne pourrons le suivre dans ses mouvements. »

Les ballons captifs du Tonkin ont vivement impressionné les Chinois et les Annamites. Les journaux du Céleste-Empire en ont à plusieurs reprises donné des descriptions et des dessins qui attestent leur étonnement à l’égard d’objets si nouveaux pour eux.