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Will du moulin/III

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L’une après l’autre, les années tombèrent au néant. Dans les villes de la plaine, avec d’énormes tumultes, la rouge révolte éclata et fut noyée dans le sang, la bataille inclina de côté et d’autre, les patients astronomes, du haut de leurs observatoires, découvrirent et baptisèrent des étoiles nouvelles, on joua des pièces dans les théâtres illuminés, des gens furent portés à l’hôpital sur des civières, — bref, l’habituelle agitation des vies humaines emplit les grouillantes agglomérations. Là-haut, dans la vallée de Will, seuls les vents et les saisons faisaient époque ; les poissons voguaient dans le courant rapide, les oiseaux tournoyaient en l’air, les cimes des pins frémissaient sous les étoiles, les hautes montagnes dominaient tout ; et Will allait à ses affaires, et s’occupait de son auberge, tant que la neige commença de s’épaissir sur son front.

Son cœur restait jeune et vigoureux ; et si son pouls était devenu plus calme, il battait toujours fort et ferme à ses poignets. Ses joues étaient rouges à l’instar des pommes mûres ; il se voûtait un peu, mais son pas était toujours assuré ; et ses mains nerveuses avaient pour chacun une pression amicale. Son visage était couvert de ces craquelures que donne le grand air (et qui, tout bien considéré, ne sont rien moins qu’un coup de soleil permanent) ; ces craquelures font ressortir la stupidité des visages stupides ; mais chez Will, au contraire, ce témoignage d’une vie simple et naturelle donnait seulement un nouveau charme à ses yeux limpides et à sa bouche souriante. Ses propos étaient remplis de sagesse. Il aimait son prochain, et son prochain l’aimait.

Dans la saison où la vallée débordait de touristes, la tonnelle de Will connaissait des nuits joyeuses ; et les aperçus de l’aubergiste, qui semblaient paradoxaux à ses voisins, faisaient bien souvent l’admiration des gens instruits venus de la ville ou des universités. En fait, il jouissait d’une très noble vieillesse et sa réputation s’étendait chaque jour. À la fin, elle atteignit jusqu’aux cités de la plaine, et les jeunes gens, au retour de leurs voyages d’été, causaient ensemble, dans les cafés de Will du Moulin et de sa philosophie intuitive. On lui fit maintes avances, croyez-le, mais rien ne put l’amener à quitter le haut de sa vallée. Il hochait la tête en fumant sa pipe et souriait d’un air entendu.

— Vous arrivez trop tard, disait-il. Je suis mort, à présent : j’ai fini de vivre. Il y a cinquante ans, vous m’auriez mis l’eau à la bouche ; mais aujourd’hui, vous ne me tentez même pas. Celui qui a vécu longtemps ne se soucie plus de vivre davantage. — Une autre fois : « Il n’y a, entre une longue vie et un bon dîner, qu’une différence : c’est que, dans le dîner, le dessert vient à la fin. » — Et encore : « Lorsque j’étais petit, cela m’intriguait beaucoup de savoir si c’était moi ou le monde qui était curieux et digne d’intérêt. Maintenant, je sais que c’est moi, et je m’en tiens là. »

Il ne montra jamais aucun symptôme de faiblesse et resta vaillant et ferme jusqu’au bout. On dit seulement qu’il devint moins causeur dans les derniers temps, et qu’il écoutait les autres durant des heures, avec un intérêt sympathique mais silencieux. Toutefois, lorsqu’il parlait, c’était avec encore plus de justesse et d’expérience consommée. Il buvait volontiers une bouteille de vin, surtout au coucher du soleil, sur le tertre, ou tard dans la soirée, sous la tonnelle, aux étoiles. La vue de toute chose attrayante et inattingible excitait son plaisir, disait-il ; et il affirmait avoir assez vécu pour admirer une chandelle, surtout lorsqu’il la comparait à une planète.

Une nuit de sa soixante-douzième année, il se réveilla dans son lit en un tel malaise physique et moral qu’il se leva et s’habilla pour aller méditer sous la tonnelle. Il faisait absolument noir, sans une étoile ; la rivière était grosse, et les bois et les prairies humides chargeaient l’air de parfums. Il avait tonné pendant la journée, et le lendemain menaçait d’être encore plus orageux. Nuit funèbre et asphyxiante pour un homme de soixante-douze ans.

Soit à cause du temps, ou de l’insomnie, ou grâce à un air de fièvre dans sa vieille tête, Will était hanté de souvenirs tumultueux. Son enfance, la nuit avec le jeune homme gras, la mort de ses parents adoptifs, les journées d’été avec Marjory, et maints autres de ces petits détails qui n’ont Pair de rien pour autrui, et qui sont néanmoins pour chacun le vrai fin mot de l’existence, — des choses vues, des paroles entendues, des regards mal interprétés, — surgissaient de recoins oubliés et accaparaient son attention. Les morts mêmes revenaient, et non seulement ils participaient à cette idéale représentation de souvenirs qui avait lieu dans son cerveau, mais ils affectaient matériellement ses sens, comme il arrive dans les songes profonds et intenses. Le jeune homme gras s’accoudait sur la table en face de lui ; Marjory allait et venait avec son tablier plein de fleurs, entre le jardin et la tonnelle ; il entendait le vieux pasteur vider sa pipe à petits coups et se moucher bruyamment. Le flux de sa conscience montait et s’abaissait ; il était parfois à moitié endormi et enfoncé dans ses rappels du passé ; et parfois, tout éveillé, à se demandait où il était.

Mais vers le milieu de la nuit, il entendit la voix du meunier défunt qui l’appelait comme c’était sa coutume lors de l’arrivée d’un client. L’hallucination fut si complète que Will bondit de son fauteuil et attendit que l’appel se renouvelât. Or, en écoutant, il perçut un autre bruit que le murmure de la rivière et le tintement de la fièvre dans ses oreilles. On eût dit un ébrouement de chevaux et des craquements de harnais, comme si une voiture à l’attelage impatient venait de s’arrêter sur la route, devant la grand-porte de la cour. À pareille heure, sur cette voie âpre et dangereuse, pareille supposition était évidemment absurde. Will la rejeta, se rassit dans son fauteuil de la tonnelle, et le sommeil se referma sur lui comme une eau courante. Il fut encore une fois réveillé par l’appel du meunier, plus lointain et sépulcral que devant ; et encore une fois il ouït la rumeur d’un équipage sur la route. Et ainsi par trois ou quatre fois, le même songe ou la même délusion s’offrit à ses sens. À la fin, avec le sourire dont on tranquillise un enfant nerveux, il s’avança vers le portail, afin d’apaiser ses doutes.

Bien qu’il n’y eût pas loin de la tonnelle au portail, le trajet prit un certain temps à Will. Il lui semblait que les morts se pressaient autour de lui dans la cour et lui barraient le chemin à chaque pas. Et d’abord, il eut la surprise de sentir un parfum pénétrant d’héliotrope ; c’était comme si le jardin eût été, de bout en bout, garni de ces fleurs, et que la nuit chaude et humide eût ramassé tous leurs parfums en une bouffée unique. Or, l’héliotrope était la fleur favorite de Marjory, et depuis sa mort on n’en cultivait plus dans le jardin de Will.

— Il faut que je sois fou, pensa-t-il. Pauvre Marjory, avec ses héliotropes !

Et là-dessus il leva les yeux vers la fenêtre qui avait jadis été celle de la jeune fille. Sa surprise de tout à l’heure devint quasi de l’effroi, car il y avait de la lumière dans la chambre : la fenêtre était, comme jadis, un carré long orangé ; et le coin du rideau se souleva et retomba, comme cette nuit où il était resté à crier sa perplexité aux étoiles. L’illusion ne dura qu’un instant ; mais il fut un peu démoralisé, et il se frotta les yeux en considérant la silhouette de la maison découpée sur la nuit noire.

Tandis qu’il était là, — et depuis fort longtemps, croyait-il, — le bruit se renouvela, sur la route, et il se retourna juste à point pour accueillir un étranger qui s’avançait dans la cour. On discernait sur la route, derrière lui, comme le profil d’une grande berline, que surmontaient, comme autant de plumets, de noires cimes de pins.

— Monsieur Will ? interrogea le nouveau venu, d’un ton bref et militaire.

— En personne, monsieur, répondit Will. Qu’y a-t-il pour votre service ?

— J’ai entendu beaucoup parler de vous, M. Will, reprit l’autre ; beaucoup, et en bien. Et quoique j’aie du travail par-dessus la tête, je tiens à boire une bouteille de vin sous votre tonnelle. Avant de partir, je vous dirai mon nom.

Will le conduisit sous la treille, puis alluma une lampe et déboucha une bouteille. Il n’était pas neuf aux compliments de ce genre et n’espérait pas grand chose de celui-ci, ayant éprouvé déjà maintes déceptions. Une sorte de nuage enveloppait ses esprits et l’empêchait de trouver l’heure singulièrement choisie. Il se mouvait comme dans un rêve, et la lampe lui parut s’allumer et la bouteille se déboucher avec la facilité de la pensée. Néanmoins, l’aspect de son visiteur éveillait sa curiosité et il s’efforça en vain de diriger la lumière sur son visage. Soit qu’il maniât la lampe avec maladresse, soit qu’il eût les yeux obscurcis, il ne put guère discerner qu’une ombre attablée en face de lui. Il ne cessa de regarder cette ombre, en essuyant les verres, et un froid étrange lui envahit le cœur. Le silence lui pesait, car il n’entendait plus rien à présent, pas même la rivière, en dehors du bourdonnement de ses artères.

— À votre santé, dit l’étranger, d’une voix rude.

— Par obéissance, monsieur, répondit Will en avalant son vin, dont le goût lui parut bizarre.

— Vous êtes, paraît-il, un homme très entier, poursuivit l’étranger.

Will lui répondit par un sourire satisfait et un bref signe de tête.

— Moi aussi, continua l’autre ; et c’est ma plus grande joie que de marcher sur les pieds des gens. Je ne veux personne d’entier, en dehors de moi. Non, personne ! J’ai dérangé, en mon temps, les combinaisons de rois, de généraux, de grands artistes… Que diriez-vous, si j’étais venu ici afin de déranger les vôtres ?

Will eut sur le bout de la langue une verte repartie ; mais la politesse de vieil aubergiste fut la plus forte ; il se tut et se contenta de faire un geste évasif.

— Eh bien oui, dit l’étranger, c’est pour cela que je suis venu. Et si je ne vous tenais en une estime particulière, je n’y mettrais pas tant de façons. Vous vous vantez, paraît-il, de rester où vous êtes. Vous avez résolu de ne pas bouger de votre auberge. Or, je suis décidé à vous emmener faire un tour avec moi dans ma berline, et avant que cette bouteille soit vide, vous viendrez.

— Ce serait là une chose singulière, à coup sûr, répondit Will en riant. Mais, monsieur, j’ai poussé ici comme un vieux chêne ; le diable en personne aurait du mal à me déraciner ; et puisque vous êtes, à ce que je vois, un vieux monsieur qui aime à s’amuser, je parie une autre bouteille que vous perdrez vos peines avec moi.

Le trouble de sa vue allait augmentant, mais il sentait néanmoins peser sur lui un regard scrutateur, aigu et froid, qui l’irritait tout en le domptant.

— Il ne faut pas vous imaginer, exclama-t-il soudain, d’une façon brusque et fébrile qui l’étonna et l’inquiéta, — que je suis casanier, ou que je redoute quelque chose après Dieu. Dieu sait que je suis las de tout ceci ; et lorsque viendra le temps d’un voyage plus long que vous n’en rêvâtes jamais, je suis persuadé que je me trouverai prêt.

L’étranger vida son verre et le repoussa loin de lui. Il baissa les yeux une minute ; puis, s’appuyant sur la table, il tapota deux ou trois fois de l’index sur l’avant-bras de Will.

— Le temps est venu, dit-il, solennel.

Une horripilation sinistre irradiait du point qu’il avait touché. Le ton de sa voix, morne et lugubre, éveilla des échos singuliers dans le cœur de Will.

Je vous demande pardon, dit-il, un peu déconcerté, que voulez-vous dire ?

— Regardez-moi, et vous constaterez que votre vue est vague. Levez votre main : elle est pesante et morte. Cette bouteille de vin est votre dernière, Mr Will, et cette nuit votre dernière sur la terre.

— Vous êtes médecin ? demanda Will.

— Le meilleur qui fut jamais, répliqua l’autre ; car je guéris à la fois le corps et l’âme par la même ordonnance. J’abolis toute douleur et je remets tout péché ; et lorsque mes patients se sont trompés dans leur vie, je dénoue toutes complications, et les remets debout et libres.

— Je n’ai pas besoin de vous, dit Will.

— Un temps vient pour tous les hommes, répondit le docteur, où le gouvernail échappe à leurs mains. Pour vous, grâce à votre prudence et à votre modération, il a mis longtemps à venir, et vous avez eu longtemps pour vous préparer à sa venue. Vous avez vu ce qu’il y avait à voir autour de votre moulin ; vous avez passé toute votre vie sur place, comme un lièvre au gîte ; mais à présent, c’est fini de tout cela ; et (ajouta le docteur en se redressant) il vous faut vous lever et me suivre.

— Vous êtes un singulier médecin, dit Will, qui regardait son hôte avec attention.

— Je suis une loi naturelle, répondit celui-ci. On m’appelle la Mort.

— Que ne le disiez-vous plus tôt ! s’écria Will. Je vous attends depuis des années. Donnez-moi la main, et soyez le bienvenu.

— Appuyez-vous sur mon bras, dit l’étranger, car déjà les forces vous abandonnent. Appuyez-vous aussi fort que vous voudrez ; car j’ai beau être vieux, je suis robuste. Il n’y a que trois pas d’ici à mon carrosse, et il mettra fin à tous vos ennuis. Sachez-le, Will, je n’ai pas cessé de veiller sur vous comme sur mon propre fils ; et de tous ceux que je suis jamais venu chercher depuis si longtemps, c’est vers vous que je viens avec le plus de bienveillance. Je suis caustique, et mon premier abord blesse parfois les gens ; mais je suis au fond un excellent ami pour ceux qui vous ressemblent.

— Depuis que Marjory me fut enlevée, vous étiez, je l’affirme devant Dieu, le seul ami que j’attendais.

Bras dessus bras dessous, le couple se mit en marche.

À ce moment, l’un des serviteurs s’éveilla et, avant de se rendormir, il entendit un bruit de chevaux qui s’ébrouaient ; du haut en bas de la vallée il y eut, cette nuit-là, comme le murmure d’un vent doux et paisible s’écoulant vers la plaine, et lorsque le monde s’éveilla, le lendemain, Will du Moulin était parti en voyage, définitivement.


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