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Woodstock/Chapitre IX

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Woodstock, ou Le Cavalier, Histoire de l’année 1651
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 8p. 119-126).


CHAPITRE IX.

RETOUR DU MESSAGER.


Le médecin. Allez, allez, vous savez ce que vous ne devriez pas savoir.
Shakspeare. Macbeth.


Wildrake resta dans le cabinet, surpris et seul. On disait souvent que Cromwell, le profond et habile politique, le calme et intrépide général, l’homme qui avait surmonté tant de difficultés, qui était monté si haut qu’il semblait déjà planer sur le pays qu’il avait conquis, avait, comme beaucoup d’autres grands génies, une teinte de mélancolie naturelle qui parfois se montrait dans ses paroles et ses actions, et avait été, pour la première fois, observée dans un changement subit et singulier, quand il abandonna tout-à-fait les habitudes dissolues de sa jeunesse. Il s’astreignit sévèrement à des pratiques religieuses qu’il semblait considérer en certaines occasions comme le mettant de plus près et plus intimement en contact avec le monde spirituel. Cet homme extraordinaire s’abandonna, dit-on, quelquefois, à cette époque de sa vie, à des illusions mentales, ou, comme il se l’imaginait, à des inspirations prophétiques de grandeur future ou d’intrigues étranges, vastes et mystérieuses, dans lesquelles il devait un jour s’engager, de la même manière que les premières années de sa vie avaient été marquées par des excès inconcevables et vraiment inouïs de dissolution et de débauche. Quelque chose de ce genre pouvait seul expliquer les différentes émotions auxquelles il venait de s’abandonner.

Étonné de tout ce qu’il avait vu, Wildrake commença à concevoir quelques craintes pour son compte. Quoique peu réfléchi ordinairement, il avait assez de bon sens naturel pour comprendre qu’il est dangereux d’être témoin des faiblesses des grands ; et on le laissa si long-temps seul, qu’il commença à craindre intérieurement que le général ne fût tenté de prendre les moyens de renfermer ou de faire disparaître un témoin qui l’avait vu agité par les remords de sa conscience, et beaucoup au dessous de cet essor sublime où il affectait généralement de se maintenir, et d’où il dominait le reste du monde sublunaire.

Sous ce rapport, il faisait injure à Cromwell, à qui on ne pouvait reprocher ni un penchant excessif à des soupçons jaloux, ni rien qui ressemblât à la soif du sang. Pearson reparut une heure après, en prévenant Wildrake qu’il eût à le suivre : il le conduisit dans un appartement éloigné, où il trouva le général assis sur un lit de repos. Sa fille était dans l’appartement, mais placée à une certaine distance ; elle semblait travailler à quelque ouvrage de femme, et ce fut à peine si elle tourna la tête lorsque Pearson et Wildrake entrèrent.

À un signe du lord général, comme la première fois, Wildrake s’approcha de lui. « L’ami, lui dit-il, vos vieux amis les Cavaliers me regardent comme leur ennemi, et se conduisent envers moi comme s’ils voulaient que je le fusse réellement. Je déclare qu’ils travaillent contre leurs intérêts ; car je vois encore et j’ai toujours vu en eux d’honnêtes et honorables fous, assez sots pour se mettre la corde au cou et se briser la tête contre les murs, afin qu’aucun autre, excepté un nommé Stuart, ne soit leur roi. Les fous ! manque-t-on de mots formés de lettres qui sonnent aussi agréablement à l’oreille que Charles Stuart devant ce titre magique ? Ma foi, le mot roi est comme une lampe allumée qui répand la même clarté sur une combinaison quelconque des lettres de l’alphabet, et pourtant il vous faut verser votre sang pour un nom ! Mais toi, pour ta part, tu n’as rien à redouter de moi. Voici un ordre bien positif pour qu’on évacue la Loge de Woodstock, et que ton maître ou ceux qu’il désignera en prennent possession. Il y demeurera avec son oncle et sa jolie cousine, sans doute ? Porte-toi bien… Songe aux recommandations que je t’ai faites. On dit que la beauté est un aimant pour le Jeune Homme en question ; mais je pense bien qu’il a maintenant, pour diriger sa course, d’autres étoiles que des yeux brillants ou de beaux cheveux. Qu’importe : tu connais mes intentions… Guette surtout, guette ; braque tes yeux attentifs et vigilants sur les mauvais sentiers qui serpentent le long des haies… Nous sommes dans un temps où un manteau de mendiant peut facilement couvrir une rançon de roi. Tiens, voici quelque larges pièces de Portugal pour toi… un peu étrangères à ta poche, je suppose… Encore une fois, songe à ce que tu as entendu ; et, » ajouta-t-il d’un ton de voix plus bas mais plus solennel, « oublie ce que tu as vu. Mes amitiés à ton maître. Ah ! je ne saurais trop le répéter : souviens-toi et oublie… »

Wildrake obéit, et, retournant à son auberge, il s’éloigna de Windsor aussi vite que possible. Ce fut dans l’après-midi du même jour qu’il rejoignit son ami la Tête-ronde qui l’attendait avec anxiété à l’auberge de Woodstock, lieu de leur rendez-vous.

« Où as-tu été ?… qu’as-tu vu ?… Quelle étrange incertitude dans tous tes regards !… Et pourquoi ce silence ? — Parce que, » dit Wildrake en se débarrassant de son manteau et de sa rapière, « vous me faites trop de questions à la fois. Un homme n’a qu’une langue pour répondre, et la mienne est presque collée dans ma bouche. — Une chopine te fera-t-elle du bien ? quoique je puisse sans crainte dire que tu as essayé de ce talisman à tous les cabarets de la route. Eh bien ! demande ce que tu veux, l’ami ; seulement sois prompt. — Colonel Éverard, je n’ai pas même posé mes lèvres sur le bord d’un verre d’eau froide depuis ce matin. — Alors c’est cette sobriété qui t’a mis en mauvaise humeur ; guéris ton ulcère avec de l’eau-de-vie, si tu veux, mais quitte au plus tôt cette singulière taciturnité qui ne te va pas. — Colonel Éverard, » répondit le Cavalier fort gravement, « je suis un homme changé. — Je crois que tu changes à chaque jour de l’année et à chaque heure. Allons, maintenant, mon brave, dis-moi si tu as vu le général, et si tu apportes un ordre de lui pour expulser les commissaires au séquestre de Woodstock ? — J’ai vu le diable, et j’apporte, comme tu dis, un ordre de lui. — Donne-le-moi donc vite, » dit Éverard saisissant la lettre.

« Excuse-moi, Mark ; mais si tu savais à quelles conditions il t’accorde ta demande… Si tu savais… ce que je n’ai nulle envie de te dire… quelles espérances il fonde en supposant que tu y souscriras, j’ai trop bonne opinion de toi, Mark Éverard, pour ne pas croire que tu ne prendrais pas plutôt, la main nue, un fer rouge sur l’enclume que de recevoir entre tes doigts ce morceau de papier. — Allons, allons, voici encore quelques unes de tes fameuses idées de loyauté, qui, excellentes dans de justes limites, vous font perdre la tête quand on les exagère. Ne pense pas, puisqu’il faut te parler clairement, que je voie sans chagrin la chute de notre vieille monarchie et la substitution d’une autre forme de gouvernement en sa place. Mais faut-il que mon regret du passé m’empêche d’adopter et de favoriser des mesures qui paraissent devoir assurer l’avenir ? La cause royale est perdue, quand toi et tous les Cavaliers d’Angleterre réunis vous jureriez le contraire ; perdue et sans retour pour bien long-temps du moins. Le parlement, si souvent décimé, si souvent privé des membres qui étaient assez courageux pour maintenir la liberté d’opinion, est maintenant réduit à une poignée d’hommes d’état qui ne savent plus respecter le peuple, depuis que le pouvoir est resté si long-temps en leurs mains. Ils chercheront à réduire l’armée ; et les soldats, naguère serviteurs, sont les maîtres aujourd’hui, et ils ne souffriront pas cette réduction. Ils connaissent leur force ; ils savent qu’ils forment une armée que l’Angleterre soldera et logera tant qu’ils le voudront. Je te le répète, Wildrake, si nous négligeons le seul homme capable de les conduire et de les gouverner, attendons-nous à voir la loi militaire peser sur le pays ; et moi, pour ma part. Je ne m’en rapporte, pour la conservation des privilèges qu’on peut nous accorder, qu’à la sagesse et à la prévoyance de Cromwell. À présent tu connais mon secret ; tu sais que je ne fais pas comme je voudrais, mais bien comme je puis. Je souhaite… pas si ardemment que toi peut-être… pourtant je souhaite qu’il eût été possible de rétablir le roi à des conditions raisonnables, qui garantissent notre sûreté comme la sienne. Et maintenant, cher Wildrake, tout rebelle que je puisse paraître à tes yeux, ne me fais pas l’injure de croire que je le sois volontairement. Dieu m’est témoin que je n’ai jamais oublié l’amour et le respect dus au roi, même quand je tirais l’épée contre ses perfides conseillers. — Ah ! que la peste vous gagne ! dit Wildrake ; c’est bien là la chanson… C’est ce que vous dites tous ; tous, vous avez combattu contre le roi simplement par amour et loyauté, et non autrement. Toutefois je commence à reconnaître votre ruse et la trouve meilleure que je ne m’y attendais. L’armée est votre ours maintenant ; le vieux Noll en est le maître, et vous êtes comme un constable de campagne qui capte les bonnes grâces du gardien pour l’empêcher de démuseler sa bête[1]. Ah ! le soleil brillera peut-être un jour du côté de notre camp ; et alors vous, ainsi que ceux qui aiment le beau temps et qui épousent toujours le parti du plus fort, vous ferez cause commune avec nous. »

Sans prêter beaucoup d’attention à ce que disait son ami, le colonel Éverard étudiait soigneusement l’ordre de Cromwell. « Il est, pensa-t-il, plus ferme et plus péremptoire que je ne l’espérais : il faut que ce général sente sa puissance pour opposer aussi ouvertement sa propre autorité à celle du conseil d’état et du parlement. — D’après cet ordre n’hésiterez-vous pas à agir ? demanda Wildrake. — Non assurément ; mais il faut que j’attende l’assistance du maire, qui, je pense, verra avec plaisir ces drôles chassés de la Loge. Je ne veux pas agir tout-à-fait militairement, s’il est possible. » S’avançant alors jusqu’à la porte de l’appartement, il envoya un domestique de l’auberge chez le principal magistrat du lieu, pour lui dire que le colonel Éverard désirait le voir le plus tôt possible.

« Vous êtes sûr qu’il viendra comme un chien à un coup de sifflet, dit Wildrake. Le mot de colonel ou de capitaine fait trotter les gros bourgeois dans ces temps où une épée vaut cinquante chartes de corporation. Mais il y a des dragons là-bas, ainsi que ce drôle à mine refrognée que j’ai tant effrayé l’autre soir en me montrant à la fenêtre. Crois-tu que nous n’éprouverons pas quelques difficultés ? — L’ordre du général aura plus de poids à leurs yeux qu’une douzaine d’arrêts parlementaires… Mais il est temps que tu te mettes à table si tu as en vérité galopé de Windsor ici sans rien prendre. — Je ne m’en inquiète guère, répondit Wildrake ; le général m’a donné un déjeuner qui, je pense, me servira longtemps, si jamais je parviens à le digérer. Par la messe ! il me pesa tant sur la conscience que je l’ai porté à l’église pour voir si je pourrais l’y digérer avec mes autres péchés ; mais il n’y a pas eu moyen. — À l’église… à la porte de l’église, tu veux dire ? répliqua Éverard. Je te connais bien… Tu as coutume d’ôter très-humblement ton chapeau devant la porte, mais cela ne t’arrive pas tous les jours. — Eh bien ! si j’ôte mon chapeau et si je m’agenouille, n’est-il pas convenable de montrer dans une église le même respect que dans un palais ? Il est excellent, le nierez-vous ? de voir vos Anabaptistes, vos Brownistes, et vous autres enfin, écouter un sermon avec aussi peu de cérémonie que n’en font des pourceaux autour d’une auge. Mais voici le dîner, et je vais dire le Benedicite, si je m’en souviens encore. »

Éverard s’intéressait trop au sort de son oncle et de sa belle cousine ; il songeait trop au projet de les rétablir dans leur paisible demeure, sous la protection de ce formidable bâton qu’on regardait déjà comme le bâton de commandement de l’Angleterre, pour remarquer que certainement il s’était opéré un grand changement dans les manières et dans la tournure, extérieure du moins, de son compagnon. Sa conduite laissait souvent apercevoir en lui une espèce de lutte intérieure entre de vieilles habitudes de débauche et quelques résolutions d’abstinence nouvellement prises ; et il y avait plaisir à voir comme la main du néophyte se dirigeait naturellement vers une énorme bouteille de cuir qui contenait deux doubles flacons d’ale forte ; et combien de fois, détournée dans sa direction par les réflexions plus sages du buveur réformé, elle prenait à la place une cruche d’eau pure et salutaire.

Il était facile de voir qu’il n’était pas encore très-habitué au nouveau plan de conduite qu’il venait de se tracer, et que si intérieurement il s’en réjouissait, son corps ne paraissait s’y soumettre que lentement et avec répugnance. Mais l’honnête Wildrake avait été terriblement épouvanté des propositions de Cromwell ; et, avec des sentiments qui ne dépendaient pas absolument de son attachement à la religion catholique, il avait pris au fond du cœur la résolution solennelle que, s’il sortait sain et sauf, et à son honneur, de cette périlleuse entrevue, il se montrerait sensible à cette faveur du ciel, en renonçant à quelques-uns des péchés qu’il commettait le plus souvent, surtout celui de l’intempérance, duquel il était, comme beaucoup de ses grossiers camarades, fort coutumier.

Cette résolution lui fut autant dictée par prudence que par religion ; car il lui avait paru possible que des affaires d’une nature difficile et délicate lui tombassent entre les mains dans sa position critique, et il fallait, pour qu’il s’en acquittât convenablement, qu’il consultât un meilleur oracle que celui de la bouteille célébré par Rabelais. Aussi, pour ne pas manquer à cette prudente détermination, il ne toucha ni à l’aie ni à l’eau-de-vie qui furent placées devant lui, et refusa même le vin sec que son ami voulait faire mettre sur la table. Néanmoins, à l’instant où le garçon enlevait les assiettes et les serviettes, ainsi que la grande cruche noire dont nous avons déjà parlé, lorsqu’il fut à deux ou trois pas de la table dans la direction de la porte, le bras nerveux du Cavalier sembla s’allonger à dessein, car il s’étendit bien au-delà des plis de sa jaquette râpée, et saisissant la cruche, il l’approcha de ses lèvres, et murmura d’un air joyeux : « De par le diable !.. je veux dire le ciel me pardonne !… nous sommes de bien faibles créatures… Un modeste petit coup peut être permis à notre fragilité. »

Ayant ainsi parlé, il colla le large flacon à ses lèvres ; et comme la tête s’inclinait lentement et graduellement en arrière, à mesure que la main droite élevait le fond de la cruche, Éverard douta fort que le buveur s’en séparât avant de l’avoir entièrement vidée. Roger Wildrake s’arrêta pourtant lorsque, sans exagérer, il eut bu d’un seul trait environ un quart et demi de la cruche.

Il la replaça alors sur le plateau, respira longuement pour se rafraîchir les poumons, et ordonna au garçon de s’en aller avec le reste des liqueurs, avec un ton qui annonçait combien il était peu sûr de lui-même ; puis, se tournant vers son ami Éverard, il lui fit un éloge pompeux des avantages delà modération,

et ne manqua pas de lui faire observer que la gorgée qu’il venait de prendre lui avait plus profité que s’il fût resté à table à porter des santés pendant quatre heures.

Son ami ne répondit rien, mais il ne put s’empêcher de penser intérieurement que la tempérance de Wildrake avait d’un seul coup vidé la bouteille plus facilement que n’auraient pu faire quelques buveurs modérés qui seraient restés à boire une soirée entière. Mais la conversation changea par l’arrivée de l’aubergiste, qui vint annoncer à Son Honneur le colonel Éverard que l’honorable maire de Woodstock, ainsi que le révérend maître d’Holdenough, venaient prendre ses ordres.


  1. Prevent him from letting bruin loose : bruin est ici pour lear, ours ; c’est ainsi qu’on l’appelle vulgairement en Angleterre. a. m.