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Woodstock/Chapitre XXXVII

La bibliothèque libre.
Woodstock, ou Le Cavalier, Histoire de l’année 1651
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 8p. 455-464).


CHAPITRE XXXVII.

LE MESSAGE.


Très gracieux prince, cria le bon Camging, laisse le soin de la vengeance à Dieu ; que le fer règne ailleurs ; que ton sceptre soit une branche d’olivier.
Ballade de sir Charles Bawden.


L’heure marquée pour l’exécution était passée depuis longtemps, et il était cinq heures du soir quand le Protecteur fit appeler Pearson. Il vint avec crainte et répugnance, ne sachant comment il serait reçu. Après être resté environ un quart-d’heure, l’aide-de-camp revint dans le parloir de Victor Lee, où il trouva le vieux soldat Zorobabel Robins, qui attendait son retour.

« Comment va le général ? » lui demanda le vétéran avec inquiétude.

« Fort bien ; il ne m’a fait aucune question sur l’exécution, mais il m’en a fait beaucoup pour savoir si nous avions quelques nouvelles sur la fuite du Jeune Homme, et il paraît très mécontent de penser qu’il est maintenant à l’abri de nos poursuites. Je lui ai donné certains papiers appartenants à ce rebelle, le docteur Rochecliffe. — Alors je me hasarderai à l’aller trouver, lui dit le soldat ; donne-moi une serviette, que j’aie l’air d’un maître-d’hôtel ; et je lui porterai le repas que j’ai ordonné qu’on lui préparât. »

Deux soldats arrivèrent avec une ration de bœuf, comme celle qu’on distribuait aux simples soldats, et accommodée de la même manière ; un pot d’étain rempli d’ale ; du sel, du poivre noir et un morceau de pain de munition. « Viens avec moi, dit-il à Pearson, et ne crains rien, une innocente plaisanterie ne déplaît pas à Noll. » Il entra hardiment dans la chambre à coucher du général, et dit tout haut : « Lève-toi, toi qui es appelé à être juge dans Israël ; ne croise pas plus long-temps les bras pour dormir ; je viens à toi comme un signe. Lève-toi donc, mange, bois, et que ton cœur soit rempli de joie, car tu mangeras avec joie la nourriture de celui qui travaille dans la tranchée, attendu que le pauvre soldat a reçu les mêmes aliments que je t’apporte, à toi qui commandes à toute l’armée. — Véritablement, frère Zorobabel, » lui répondit Cromwell accoutumé à ces élans d’enthousiasme de la part de ceux qui lui étaient attachés, — nous désirerions qu’il en fût ainsi. Nous ne désirons pas dormir ou nous nourrir mieux que le moindre de ceux qui suivent nos bannières ; tu as fort bien choisi nos aliments, et l’odeur de cette viande m’est infiniment agréable. »

Il quitta alors son lit où il s’était jeté à moitié habillé, et s’enveloppant de son manteau, il s’assit au bord du lit et mangea avec appétit ces aliments simples qu’on lui avait préparés. Tout en mangeant, Cromwell ordonna à Pearson de faire son rapport. « Ne vous inquiétez pas, lui dit-il, de la présence d’un soldat dont l’esprit est comme mon esprit. — Il faut vous dire, reprit Robins, que Pearson n’a pas exécuté complètement vos ordres, à l’égard de ces rebelles qu’on devait tous faire mourir à midi. — Quelle exécution ? quels rebelles ? » demanda Cromwell laissant tomber son couteau et sa fourchette.

« Ceux qui sont en prison à Woodstock, répondit Zorobabel, que Votre Excellence a ordonné d’exécuter à midi, comme pris en rébellion flagrante contre la république. — Misérable ! » s’écria Cromwell en se levant avec vivacité et en s’adressant à Pearson, « tu n’as pas fait périr Mark Éverard, qui n’était point coupable ? car il fut trompé par celui qui nous servit d’intermédiaire ; tu n’as pas porté la main sur le ministre presbytérien, pour faire crier au sacrilège tous ceux de sa secte, et les aliéner de nous à jamais ? — Si Votre Excellence veut qu’ils vivent, ils vivront, répondit Pearson ; car leur vie ou leur mort dépendent d’une seule parole. — Mets-les en liberté ; je veux gagner les presbytériens, j’y suis intéressé. — Rochecliffe, l’archicomploteur, je pensais le faire exécuter ; mais… — Homme cruel, autant qu’ingrat et impolitique, voudrais-tu donc détruire le canard qui nous sert d’appât ? Le docteur est comme un puits peu profond, sans doute, mais plus profond encore que les ruisseaux qui l’alimentent ; alors je viens avec une pompe et je les tire tous au grand air. Mets-le en liberté, et donne-lui de l’argent s’il en a besoin. Je connais ses repaires, il ne peut aller nulle part où mon œil ne le surveille ; mais vous vous regardez l’un l’autre d’un air sombre comme si vous aviez quelque chose que vous n’osez me dire. J’espère que vous n’avez pas fait mourir sir Henri Lee ? — Non, répondit Pearson ; cependant c’est un rebelle obstiné, et… — Oui, mais c’est aussi un noble reste des anciens gentilshommes anglais ; je voudrais pouvoir me concilier cette race. Mais, Pearson, nous dont le manteau royal est l’armure que nous portons, dont le sceptre est notre bâton de commandant, notre élévation est trop récente pour attirer le respect de ces fiers malveillants qui ne peuvent se soumettre à rien de moins qu’au lignage royal. Cependant que peuvent-ils voir dans la plus ancienne race des rois de l’Europe, si ce n’est qu’elle remonte à un soldat heureux. Je regrette qu’un homme soit honoré et même respecté, parce qu’il descend d’un capitaine victorieux, tandis qu’on accorde moins d’honneur et d’hommages à un autre qui, par ses qualités personnelles et ses victoires, rivaliserait avec le fondateur de la race de son rival. Sir Henri Lee vit, et j’en suis certainement charmé ; mais son fils a mérité la mort que sans doute il a subie. — Milord, » répondit Pearson en hésitant, puisque Votre Excellence a trouvé que j’avais bien fait de suspendre l’exécution de ses ordres à l’égard de plusieurs prisonniers. J’espère qu’elle ne me blâmera pas davantage pour celui-ci. J’ai pensé qu’il serait mieux d’attendre un ordre plus spécial. — Tu es ce matin d’une humeur tort indulgente, Pearson, » dit le général qui ne parut pas complètement satisfait.

« Si Votre Excellence le désire, la corde est prête et le grand-prévôt n’attend que le signal. — Non, si un homme sanguinaire comme toi l’a épargné, il ne me conviendrait pas de le faire périr. Mais il y a dans les papiers de Rochecliffe l’engagement pris par vingt désespérés de nous assassiner ; il faut faire quelque exemple. — Milord, dit Zorobabel, songez combien de fois ce jeune homme, Albert Lee, a été près de vous, oui, très près sans doute de Votre Excellence dans ces passages sombres qu’il connaît, et cependant il n’a rien fait. S’il eût été un assassin, il ne lui en eût coûté qu’un coup de pistolet, et les lumières d’Israël étaient éteintes. Oui, dans la confusion inévitable qui en serait résultée, les sentinelles quittant leurs postes, il eût pu facilement s’échapper. — C’en est assez, Zorobabel, il vit, il restera en prison quelque temps et sera ensuite banni d’Angleterre. Les deux autres ont été aussi épargnés, sans doute ; car vous n’auriez pas regardé de pareils misérables comme de dignes victimes de ma vengeance. — Un de ces drôles, le forestier, appelé Joliffe, mérite la mort, répliqua Pearson, puisqu’il a avoué qu’il avait tué l’honnête Joseph Tomkins… — Il mérite une récompense pour nous avoir épargné la peine de le faire, dit Cromwell ; car Tomkins était l’homme le plus perfide que je connusse. J’ai trouvé dans ces papiers la preuve convaincante que si nous avions perdu la bataille de Worcester, nous aurions eu lieu de nous repentir de nous être confiés à maître Tomkins. C’est notre succès seul qui l’a empêché de nous trahir. Inscris-nous comme débiteur, non comme créancier de Jocelin, comme tu l’appelles, et de son gourdin. — Il reste maintenant le Cavalier sacrilège et indigne de pitié, qui attenta à la vie de Votre Excellence, la nuit dernière. — Ce serait descendre trop bas pour me venger. Son épée n’avait pas plus de pouvoir qu’une pipe à tabac. Les aigles n’attaquent pas ordinairement les canards sauvages[1]. — Mais, reprit Pearson, cet homme pourrait être puni comme libelliste. La quantité d’écrits infâmes et pestilentiels que nous avons trouvés dans ses poches me ferait regretter qu’il fût remis sur-le-champ en liberté… Prenez la peine d’y jeter un coup d’œil. — Quelle vilaine écriture, » dit Cromwell en parcourant des yeux une ou deux pages des mélanges poétiques de notre ami Wildrake. « Les caractères semblent tracés par un homme ivre, et la poésie sortir d’un cerveau qui n’est pas bien sain. Voyons :

Quand j’étais petit garçon
Ma fortune était mauvaise :
Mais je vais être à mon aise
Si j’écoute la raison.

Quel fatras misérable !… continuons :

Qu’on maudisse, comme moi,
Le vieux Noll[2] et sa mémoire.
Maintenant il nous faut boire
Au prochain retour du roi.

« En vérité, si cela pouvait se faire comme il le dit, ce poète serait un terrible champion. Donnez à ce pauvre diable cinq guinées, Pearson, et dites-lui d’aller vendre ses ballades. S’il approche de notre personne à vingt milles à la ronde, je le ferai fouetter jusqu’au sang. — Il ne reste plus qu’un individu condamné à mort ; un noble chien de chasse, plus beau que ceux que Votre Excellence a jamais pu voir en Irlande. Il appartient au vieux chevalier, sir Henri Lee. Si Votre Excellence ne désire pas garder ce bel animal, puis-je, sans indiscrétion, le lui demander pour moi ? — Non, non, Pearson ; le vieux chevalier, si fidèle lui-même, ne sera point privé de son chien… Plût à Dieu, qu’un être quelconque, fût-ce même un chien, s’attachât à moi, par affection, et non par intérêt ! — Votre Excellence, » répondit Zorobabel en souriant, « ne rend pas justice à ses fidèles soldats : ils vous suivent comme des chiens, ils combattent pour vous comme des chiens, restent comme des chiens sur la place où ils trouvent la mort. — Comment ! vieux grondeur, dit le général, pourquoi prendre ce ton ? — On laisse les restes d’Humgudgeon pourrir sous les ruines de cette tour, et Tomkins a été déposé comme une brute dans un trou à côté d’un buisson. — C’est vrai. On les transportera au cimetière ; chaque soldat assistera à cette cérémonie avec une cocarde verte et un ruban bleu. Les sous-officiers et les adjudants auront tous un crêpe ; nous conduirons nous-même le convoi ; il sera fait une distribution convenable de vin, d’eau-de-vie brûlée et de romarin. Veillez à l’accomplissement de ces ordres, Pearson. Après la cérémonie funèbre, Woodstock sera démantelé, afin que ses retraites ne servent pas une seconde fois d’asile aux rebelles et aux ennemis du gouvernement. »

Les ordres du général furent ponctuellement exécutés. Albert Lee resta quelque temps en prison après l’élargissement des autres détenus. Il profita de sa mise en liberté pour se rendre sur le continent ; il entra dans la garde du roi Charles, où il obtint un grade élevé. Mais le destin, comme nous le verrons dans la suite, ne lui accorda qu’une courte carrière, quoique brillante.

Revenons aux autres prisonniers de Woodstock qui furent mis en liberté. Les deux théologiens, entièrement réconciliés, se retirèrent bras dessus bras dessous, au presbytère habité naguère par le docteur Rochecliffe, mais qu’il revoyait maintenant comme hôte de son successeur Nehemiah Holdenough. Le presbytérien n’eut pas plutôt installé son ami dans sa maison, qu’il le pressa de partager non seulement sa demeure, mais encore le revenu qu’il percevait comme curé de la paroisse. Le docteur Rochecliffe fut touché, mais il refusa sagement cette offre généreuse, en considération de la différence de leurs opinions sur le gouvernement de l’Église, opinions auxquelles chacun d’eux ne tenait pas moins qu’à des articles de foi. Un autre dissentiment, quoique moins important, au sujet des fonctions des évêques dans l’Église primitive, le fit persister dans cette résolution. Ils se séparèrent le lendemain, et leur amitié ne fut point troublée par les controverses théologiques jusqu’à la mort de M. Holdenough, en 1658 ; ce qu’on peut attribuer en grande partie à ce qu’ils ne se revirent plus depuis leur emprisonnement. Après la restauration, le docteur Rochecliffe fut rétabli dans son bénéfice, et il obtint ensuite des places éminentes dans l’Église.

Quant aux autres personnages qui recouvrèrent leur liberté, ils trouvèrent sans peine à la ville un logement provisoire chez d’anciennes connaissances ; mais personne n’osa recueillir le vieux chevalier qui passait pour être mal vu des autorités régnantes. Le maître de l’auberge de Saint-George lui-même, qui avait été un de ses locataires, ne l’admit pas sans inquiétude même comme un simple voyageur, privilège qui consiste à vivre et loger pour son argent. Éverard l’accompagna sans en avoir été prié, sans en avoir obtenu la permission, mais sans qu’on le lui défendît. Le vieillard paraissait avoir rendu son affection à son neveu depuis qu’il avait appris comment il s’était comporté à la mémorable rencontre du chêne du Roi, et qu’il le voyait l’objet de l’inimitié de Cromwell plutôt que de sa faveur ; mais au fond de son cœur était un autre sentiment caché, qui tendait à le réconcilier avec Éverard : la certitude qu’il partageait son inquiétude relativement à sa fille, qui n’était pas encore revenue de sa difficile et périlleuse expédition. Il se sentait hors d’état de découvrir lui-même le lieu qu’Alice avait choisi pour retraite pendant les derniers événements, et d’obtenir sa liberté si elle avait été mise en prison. Il désirait qu’Éverard lui offrît ses services pour la chercher ; mais la honte l’empêcha de l’en prier, et Éverard, qui ne savait pas quel changement s’était opéré dans les dispositions de son oncle à son égard, n’osait pas s’offrir ni même prononcer le nom d’Alice.

Le soleil était déjà couché ; ils étaient assis, et se regardaient en silence, quand ils entendirent des chevaux s’arrêter. On frappa à la porte. Un pas léger monta l’escalier, et Alice, l’objet de leur inquiétude, se présenta à eux. Elle se précipita avec joie dans les bras de son père qui, après avoir porté des regards attentifs autour de la chambre, lui demanda : « Tout est-il sauvé ? — Oui ; et il n’y a plus rien à craindre, j’en ai l’espérance. J’ai quelque chose à vous remettre. »

Ses yeux se fixèrent alors sur Éverard… Elle rougit, elle s’embarrassa, et ne proféra pas un mot.

« Ne craignez rien de votre cousin presbytérien, » dit le chevalier avec un sourire de bonne humeur ; « il est devenu un confesseur de la royauté, et a couru le risque d’en être un des martyrs. »

Elle tira de son sein le message royal écrit sur un petit morceau de papier sale, et attaché avec un fil de laine au lieu de sceau. Malgré cette triste apparence, sir Henri, avant de l’ouvrir, le porta avec un respect oriental contre ses lèvres, contre son cœur et son front, et ce ne fut qu’après y avoir laissé tomber une larme qu’il trouva le courage de l’ouvrir et d’en lire le contenu que voici :

« Notre loyal et estimé ami, et notre fidèle sujet,

« Ayant été instruit qu’un projet de mariage avait été formé entre mistress Alice Lee, votre fille unique, et Markham Éverard, Esquire, d’Éversaly Chase, son cousin et votre neveu ; étant instruit aussi que ce mariage vous eût été extrêmement agréable, sans des considérations relatives à notre service, qui vous ont empêché d’y donner votre consentement jusqu’à ce jour, nous vous faisons connaître que, bien loin que nos affaires doivent souffrir de cette alliance, nous vous exhortons, et autant qu’il est en nous, nous vous requérons de consentir à cette alliance, si vous souhaitez faire quelque chose qui nous soit agréable et grandement utile à nos affaires : vous laissant néanmoins, comme il est du devoir d’un roi chrétien, le libre exercice de votre propre prudence en ce qui concerne les autres obstacles à ce mariage, qui pourraient exister indépendamment de ceux qui peuvent avoir rapport à nos intérêts. En foi de quoi, nous avons signé ces présentes, comme un témoignage de notre reconnaissance de vos bons services tant envers le feu roi notre père, qu’envers nous-même.

C. R. »

Sir Henri resta si long-temps, et avec tant d’attention, les yeux fixés sur cette lettre, qu’on eût pu croire qu’il l’apprenait par cœur. Enfin, il la plaça dans son portefeuille, et demanda à Alice la suite de ses aventures de la nuit précédente. Elle les raconta en peu de mots. Leur course nocturne à travers le parc s’était terminée heureusement et promptement. Après avoir vu Charles et son compagnon se mettre en route, elle avait pris quelque repos dans la chaumière, où elle les avait quittés. Le matin, elle avait appris que le château de Woodstock était occupé par des soldats ; de sorte qu’elle ne pouvait plus y retourner sans péril, ou du moins sans s’exposer à des soupçons et à des questions.

Elle avait donc renoncé à ce projet, et elle s’était retirée dans le voisinage, chez une dame d’une loyauté connue, dont le mari avait servi comme major dans le régiment de sir Henri, et avait été tué à la bataille de Naseby. Mistress Aymer était une femme entendue, et, d’ailleurs, la nécessité de ces temps civilisés semblait avoir développé les talents de chacun pour les intrigues et les stratagèmes. Elle envoya un domestique fidèle s’assurer de ce qui se passait à la Loge ; dès qu’il eut vu que les prisonniers avaient été mis en liberté, et se fut assuré du lieu où le chevalier allait passer la nuit, il vint sur-le-champ instruire sa maîtresse, et par son ordre, il accompagna Alice à cheval jusqu’à la nouvelle demeure de son père.

Jamais peut-être souper ne fut aussi silencieux que celui que l’on fit après le retour d’Alice ; chacun des convives étant absorbé par ses propres sentiments et ne sachant comment deviner ceux des autres. Enfin arriva l’heure où Alice obtint la permission de se retirer pour aller prendre du repos après une journée aussi fatigante. Éverard lui offrit la main jusqu’à la porte de son appartement. Il allait lui même se retirer dans le sien, quand, à son grand étonnement, son oncle le rappela, lui fit signe de s’asseoir ; et lui présentant la lettre du roi, il fixa sur lui des regards scrutateurs pendant qu’il la lisait. Si cette lecture ne lui causait un transport de joie, il était bien décidé à désobéir aux ordres du roi plutôt que de sacrifier Alice à un homme qui n’accepterait pas sa main comme le plus précieux trésor qui fût sur la terre. Mais les traits d’Éverard, mêlés pourtant à un sentiment de surprise, exprimaient la joie et l’espérance au delà même de ce que sir Henri attendait. Quand il leva les yeux avec inquiétude et timidité vers le vieux chevalier, celui-ci, le sourire sur les lèvres, lui dit : « Quand il ne resterait plus au roi d’autres sujets en Angleterre, il pourrait disposer à son gré de tous les membres de la famille Lee ; mais peut-être la maison Éverard n’a-t-elle pas été assez dévouée à la couronne dans ces derniers temps pour se soumettre à l’invitation de marier son héritier à la fille d’un mendiant. — La fille de sir Henri Lee, » répondit Éverard se jetant aux genoux de son oncle, et baisant de force sa main, « ferait honneur à la maison d’un duc. — La jeune fille est assez bien, » répondit le vieux chevalier avec satisfaction ; « et quant à moi, ma pauvreté ne sera ni une honte ni un embarras pour mes amis. J’ai quelque argent, grâce à la générosité du docteur Rochecliffe, et je me retirerai avec Jocelin dans quelque coin. — Mon cher oncle ! vous êtes plus riche que vous ne croyez ; la portion de vos domaines qui a été rachetée par mon père, moyennant une très faible somme, vous appartient toujours ; elle est administrée en votre nom par des fidéicommissaires, desquels je fais partie moi-même. Vous êtes seulement notre débiteur de la somme que nous avons avancée, et pour laquelle nous compterons avec vous, si cela vous fait plaisir, comme de véritables usuriers. Mon père est incapable de s’enrichir en rachetant pour lui-même les domaines d’un ami dans le malheur. Je vous aurais annoncé cette nouvelle depuis long-temps, mais vous ne l’avez pas voulu. Je veux dire que les circonstances rendirent impossible une explication. Je veux dire… — Tu veux dire que j’étais trop emporté pour entendre raison, Mark, et je crois que c’est la vérité. Mais je vois que nous nous entendons maintenant. Demain je me rendrai, avec ma fille et ce qui me reste de domestiques, à Kingston, où j’ai une vieille maison que je puis encore regarder comme à moi ; viens nous y rejoindre quand tu le voudras, Markham, en toute diligence, si cela te plaît ; mais viens-y avec le consentement de ton père. — Avec mon père lui-même, si vous voulez le permettre. — Soit ! comme lui et toi le voudrez. Je ne crois pas que Jocelin te ferme la porte au nez, ou que Bévis gronde après toi, comme après Louis Kerneguy. Allons, voilà assez de transports pour ce soir : bonne nuit. Mark ; si tu es remis de ta fatigue, et que tu veuilles venir ici demain matin à dix heures, nous pourrons voyager ensemble sur la route de Kingston. »

Éverard pressa encore une fois la main de sir Henri ; il caressa Bévis, qui se laissa faire sans rien dire ; et il s’en alla chez lui s’abandonner à des rêves de félicité qui, autant que le permettent les vicissitudes dont ce monde est plein, furent réalisés quelques mois après.


  1. Wildrake, en anglais, veut dire canard sauvage. a. m.
  2. Sobriquet de Cromwell. a. m.