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Yette, histoire d’une jeune créole/05

La bibliothèque libre.
J. Hetzel et Cie (p. Illust.-67).

V


M. DESROSEAUX CONDUISIT LUI-MÊME LA JEUNE FILLE JUSQU’AUX « BOXES » DES COQS.


CHAPITRE V

combats de coqs


Saint-Pierre est la capitale commerciale de la Martinique, comme Fort-de-France en est la capitale administrative. Serrée entre la mer et une ceinture de montagnes, elle s’allonge sur une longueur de près de cinq kilomètres. Yette reçut chez des amis de ses parents cette hospitalité créole qui est bien la plus simple, la plus gracieuse et la plus cordiale à la fois que l’on puisse imaginer.

M. Desroseaux, l’un des riches négociants de Saint-Pierre, n’avait pas d’enfants, mais il élevait auprès de lui l’un de ses neveux, jeune garçon un peu plus âgé que Yette, qui connaissait déjà le petit Maxime, car, à la suite d’une grosse maladie, il était venu passer au Macouba le temps de sa convalescence, le changement d’air lui ayant été ordonné. C’était un bel enfant, vif, espiègle et d’une remarquable intelligence ; mais Yette avait gardé le souvenir de sa bonne humeur avec les gens, beaucoup moins que celui de sa cruauté inconcevable envers les bêtes. Ce défaut est fréquent du reste chez les jeunes créoles ; très braves et très déterminés pour leur compte, ils ont la fureur du combat et dressent les animaux à s’entre-déchirer. Rencontrait-il, par exemple, sur les murs un de ces lézards qu’on appelle anolis, Max fabriquait vite avec de l’herbe le lacet cabouïa, dont les nègres se servent pour prendre les serpents. Habitué au frôlement des herbes, l’anoli ne bougeait pas quand le cabouīa lui effleurait le museau. Crac ! Max donnait une secousse et l’anoli, muni d’un collier solide, avait beau se débattre, il était prisonnier. Aussitôt, avec l’aide de Tom ou d’un autre négrillon, Max s’en procurait un second, et, malgré les protestations de Yette, qui détestait que l’on tourmentât un être vivant, si peu intéressant qu’il fût, les deux anolis étaient mis en présence. Il n’y a rien de plus colère et de plus belliqueux que ces lézards des tropiques : leur jabot se gonfle, ils s’attaquent avec fureur, sans motif, pour le seul plaisir de se battre ; leur mâchoire est une arme puissante ; leur peau, si dure que les dents acérées n’y pénètrent que difficilement, est une excellente cuirasse. La lutte peut être longue, et, s’ils sont de force égale, la mort seule y met un terme.

Max attrapait aussi à la glu des moissons, petits oiseaux rageurs au bec vigoureux, qui ressemblent beaucoup à nos pierrots d’Europe. Quand il en tenait un, il lui taillait une crête dans un morceau de drap rouge, et puis lâchait la pauvre bête, qui, toute joyeuse, retournait auprès des siens ; mais alors commençait une furieuse bataille. Les autres frères-noirs, comme les nomment les nègres, ne reconnaissant plus leur semblable dans cet oiseau pourvu d’une crête à la façon d’un coq, tombaient sur lui et le chassaient de la compagnie, non sans avoir perdu eux-mêmes plus d’une plume, car le proscrit protestait énergiquement contre l’ostracisme qui le frappait.

Ces menues férocités, qu’elle ne pouvait empêcher, inspiraient à Yette une sorte d’horreur ; elle ne savait comment l’exprimer à Maxime ; mais sans cesse elle lui répétait :

« Méchant ! si tu étais à la place du père-noir ou du pauvre anoli ! »

Et Maxime de rire, tout prêt à se fâcher, n’admettant pas qu’on le comparât à une bête. Ce qui étonnait Yette, c’était que, sur d’autres points, il fût le meilleur garçon du monde, capable de pleurer quand le moindre accident arrivait à l’un de ses camarades.

« Comment cela se fait-il ? avait-elle demandé souvent à sa mère. Il est impossible pourtant qu’il ait bon cœur. »

Elle sut un jour à quoi s’en tenir sur ces apparentes contradictions.

Dans sa basse-cour, il y avait un coq superbe, bien campé sur des pattes ni trop longues ni trop courtes, l’œil ardent, la queue ornée de longues plumes recourbées jusqu’à terre, les pieds munis d’éperons insolents qui lui donnaient une démarche comparable à celle d’un cuirassier en bottes à l’écuyère.

« Est-il coquet ! dit une fois Max en le regardant avec admiration. A-t-il l’air fier ! Il ferait bon effet au pit !

— Qu’est-ce que c’est que le pit ? » demanda Yette curieuse.

Max lui expliqua comme il put que le pit est une sorte de puits, d’arène plutôt, avec de la sciure de bois par terre et une palissade pour séparer les combattants des banquettes où sont assis les spectateurs. Une toiture en forme de chapeau chinois recouvre le tout : « Et, ajouta le petit Desroseaux, il y a une foule ! Comment, tu ne connais pas cela ? Les femmes n’y vont jamais, c’est vrai, — et Max se redressa d’un air d’importance, — mais tu aurais pu du moins en entendre parler. Ton papa ne fait donc jamais battre de coqs ?

— Quelle horreur ! s’écria Yette, comment une personne raisonnable commettrait-elle cette méchanceté ?

— Mon oncle à moi a des coqs guemme[1], répondit Max ; déjà il m’a emmené plusieurs fois au pit.

— Qu’est-ce qu’on y fait ? demanda Yette, de plus en plus intriguée.

— Eh bien ! on regarde deux coqs se battre. Les piteurs les présentent bec à bec, afin qu’ils se mordent, puis reculent jusqu’à la palissade et posent les deux coqs à terre. Les coqs s’approchent l’un de l’autre en s’observant, puis ils se mettent à piétiner en traînant de l’aile, à carrer, comme on dit, et celui qui a le malheur de carrer à portée de son adversaire est sûr de recevoir le premier coup. Alors l’adversaire bondit sur lui avant qu’il ait eu le temps de se mettre en défense, et il faut les voir se rapprocher, le cou tendu en baissant la tête, et s’élancer souvent en même temps, et renverser leur patte…

— Mais, à la fin ?… demanda Yette.

— Oh ! à la fin, cela dépend ! Quand le coq le moins fort ne se relève plus à l’approche de l’autre, on arrête le combat, car, autrement, aucun coq guemme ne sortirait vivant du pit. Ces braves bêtes ne demandent jamais grâce. Viens seulement chez nous, tu verras Jobinette, c’est un fameux ! »

Et, en effet, le premier soin de Yette, en arrivant chez les Desroseaux, fut de demander à voir Jobinette.

M. Desroseaux qui, tout propriétaire de coqs guemme qu’il fût, était un homme charmant, conduisit lui-même la petite fille jusqu’aux boxes, proportionnées à leur taille, où l’on préparait ses coqs au prochain combat. Il lui expliqua que, chaque matin, après les avoir baignés, on les attache à l’ombre, en ajoutant qu’une seule fois par jour ils recevaient un peu de maïs.

« Ceux de notre basse-cour sont plus heureux, dit Yette, s’adressant à son père. Ils font tout ce qu’ils veulent. »

M. Desroseaux continuait à lui apprendre que les coqs sont pesés comme des chevaux de course et soigneusement mariés, assortis de façon qu’ils aient des chances à peu près égales.

« Oh ! mon Dieu ! s’écria Yette sans l’écouter, que celui-ci est laid !

— Laid, Quimboi ?… s’écria Max avec indignation, un coq-faisan huppé, noir comme un corbeau ! Tu ne t’y connais pas. Il a l’air d’un vrai diable ; à cause de cela on l’appelle Quimboi, le sorcier.

— Et c’est justement parce qu’il a l’air d’un diable que je le trouve laid ; et puis, ses éperons sont sciés…

— Sans doute, pour attacher ceux de fer qui lui sont plus utiles.

— Et il n’a pas de crête !

— Parbleu ! la crête donnerait prise au bec de son adversaire ; elle serait vite déchirée… on la lui rogne…

— La dernière fois qu’il s’est battu, le pauvre Quimboi a eu le dessous, dit M. Desroseaux, nous avons cru le perdre. Blessé dans les muscles, il pouvait à peine marcher ; mais il attendait encore l’ennemi et, par un dernier effort, il lui a crevé les yeux en y enfonçant ses deux éperons. »

Yette frissonna de la tête aux pieds.

« Et celui-là, monsieur, celui-là ? » dit-elle en montrant un coq franc, couleur acajou foncé, la poitrine gris cendre tacheté d’orange, les panaches dorés, magnifique en somme, mais déplumé par places et malade évidemment, ou tout au moins très fatigué.

— Celui-là, c’est Jobinette (Croquemitaine), notre grand vainqueur. Cette semaine même on l’a conduit au pit, et il a, du premier coup, donné une gorge coupée à son adversaire, c’est-à-dire qu’il lui a coupé une veine qui a déterminé une hémorrhagie interne ; au second coup, il l’a renversé sur le dos. Le combat a duré trois quarts d’heure, l’ennemi est tombé onze fois et s’est toujours relevé après le délai de rigueur. C’était un héros, lui aussi. À la fin, Jobinette lui a fait sauter le cervelet ; il est sorti de là blessé en maint endroit, mais sans une goutte de sang à la tête ni au cou. — Pourquoi donc, dit M. Desroseaux en s’interrompant, pourquoi cette petite est-elle toute pâle ?

— Ah ! monsieur, s’écria Yette, parlant créole tout à coup avec volubilité, comme elle le faisait toujours dans les moments où la vivacité l’emportait, le bon Dieu n’avait pas fait les coqs si méchants que vous les faites.

— Que veut-elle dire ? demanda M. Desroseaux.

— Yette vous accuse d’avoir gâté l’œuvre du bon Dieu par une mauvaise éducation, » dit M. de Lorme en souriant pour faire passer la leçon, mais en jetant toutefois un coup d’œil très significatif sur Max aussi bien que sur Jobinette.

C’était la première fois que M. Desroseaux était averti de l’immoralité des combats de coqs, et le reproche auquel il s’attendait si peu lui venait d’un enfant.

« Pourtant, allégua-t-il, en faisant battre les coqs, on excite chez eux un instinct naturel, voilà tout.

— Si vous excitiez les instincts naturels du jeune coq que voilà, dit à voix basse M. de Lorme, désignant Max d’un mouvement des paupières, n’y aurait-il pas lieu de craindre que le résultat de cette excitation ne fût un caractère de duelliste et de joueur, le caractère créole, au dire de bien des gens, mal informés sans doute. Quant à moi, reprit-il tout haut en caressant la tête de sa fille qui le priait des yeux de parler pour elle, comprenant qu’elle avait remis la cause des coqs aux mains d’un bon avocat ; quant à moi, j’avoue que je suis jusqu’à un certain point de l’avis de ma petite Yette. Je repousse les combats qui favorisent le jeu en provoquant des paris et qui habituent les hommes à voir couler le sang avec indifférence.

— Du sang de coq ! s’écria Maxime.

— Mais, cher ami, dit M. Desroseaux, les courses de chevaux sont plus cruelles, puisqu’elles peuvent entraîner mort d’homme.

— Aussi je ne fais pas l’apologie des courses de chevaux, répliqua M. de Lorme. Sur ce chapitre, je me déclare incompétent ; mais je crois tous ces spectacles violents des plus malsains, surtout pour la jeunesse. Voyez l’effet qu’ils produisent sur nos enfants : Max est déjà endurci plus qu’on ne devrait l’être à son âge, et voici Yette tout près de se trouver mal au seul récit de ce qui, pour notre neveu, n’est qu’un amusement.

— Oui, murmura Yette, je comprends maintenant pourquoi il faisait battre les anolis et les pères-noirs. S’il est méchant, ce n’est pas tout à fait de sa faute.

— Je ne connais personne ici, nègre ou blanc, qui ne raffole des combats de coqs, dit M. Desroseaux. Chez quelques-uns, cette passion devient une monomanie. Vous avez rencontré La Falaise, mon vieux voisin ? poursuivit-il en s’adressant à M. de Lorme. Eh bien ! il ne quitte pas le pit, et le goût du jeu, des paris, du gain en un mot, n’y est pour rien. C’est un amateur désintéressé. Le regarder pendant le combat est presque aussi amusant que le combat lui-même. Il gesticule comme un possédé, il applaudit les beaux coups, de quelque part qu’ils viennent. L’un des coqs est-il blessé à l’aile, il agite ses bras avec des grimaces ; est-ce à la patte, il lève la jambe comme si c’était lui qui eût été frappé. Mon Quimboi ayant reçu un jour certaine blessure à la tête, qui lui fit jeter les hauts cris, ce pauvre La Falaise secouait son toupet avec fureur, portait la main à son oreille et poussait des aïe ! aïe ! désespérés. »

Les deux enfants éclatèrent de rire à la fois. M. Desroseaux avait réussi à dissiper l’émotion de Yette.

« Voilà, reprit l’oncle de Maxime, ce que j’appelle dépasser les limites raisonnables. La Falaise ne dédaigne pas de piter ses favoris lui-même, il descend avec eux dans l’arène, il les assiste, il a fait une science de ce qui n’était qu’un passe-temps. Je n’y avais pas pour ma part trouvé grand inconvénient jusqu’ici… cependant… »

M. Desroseaux réfléchit une seconde, puis se tournant vers Yette avec la bonne grâce créole :

« Ma petite amie, lui dit-il, seriez-vous vraiment bien contente si désormais Jobinette se reposait sur ses lauriers, s’il n’allait plus jamais au pit ?

— Oh ! monsieur ! monsieur ! vous me le donnez ? s’écria Yette en bondissant. Vous me faites cadeau de ce pauvre coq, dites ?…

— Eh ! qu’en ferez-vous si je vous le donne ?

— Je tâcherai de le rendre heureux.

— Mais, fit observer Max, qui paraissait plongé dans une méditation profonde, tu ne pourras pas l’emporter en France ?

— C’est vrai, je pars après-demain, dit Yette avec un profond soupir. Je l’avais oublié ! Jobinette continuera donc à donner et à recevoir des gorges coupées.

— Non, non, dit Max avec vivacité. Tenez, mon oncle, faisons un grand plaisir à Yette. Vous avez promis de m’accorder en échange de mes bons points ce que je désirerais. N’envoyez plus nos deux coqs au pit. Je ne vous demande pas autre chose. Laissez-les vivre à leur guise et ne se battre qu’autant qu’ils en auront envie. »

M. Desroseaux sourit :

« Voilà, dit-il, de la vraie galanterie. Eh bien ! je tiens, moi aussi, à ce que Mlle Yette se rappelle toujours son passage dans notre maison. Pour l’amour d’elle, je mets à la retraite ces deux vaillants soldats. Donnez du maïs aux invalides.

— Oh ! s’écria Yette, oubliant dans l’excès de sa joie ses chagrins personnels, oh ! monsieur, comme je vous remercie ! Et je suis contente que tu aies demandé cela pour moi, dit-elle en se jetant au cou de Max, car je te croyais aussi méchant que Jobinette. Maintenant je peux t’aimer beaucoup tout à mon aise. »

Leur amitié, que devait cimenter l’avenir, data en effet de ce jour-là.

  1. Corruption du mot anglais game, jeu. Le combat de coqs est aussi populaire aux Antilles et au Mexique que le sont en Espagne les courses de taureaux, en Angleterre les courses de chevaux. Les noms de Doublon et de Trois-Rivières, deux vieux routiers invincibles, figurent, à la Martinique, dans les annales du combat, comme les noms d’Éclipse et de Gladiateur chez nous dans celles du turf.