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Zofloya, ou Le Maure/Chapitre 23

La bibliothèque libre.
Traduction par Mme de Viterne.
Imprimerie de Hocquet et Cie (Tome IIIp. 65-85).


CHAPITRE XXIII.


La semaine suivante ne fut pas achevée, sans qu’un changement suffisamment visible dans l’infortuné Bérenza ne vînt satisfaire la cruelle ennemie altérée du son sang. Envain portait-il sur elle des yeux mourans et toujours tendres ; envain, accablé par une soif affreuse, lui demandait-il à boire, car il n’en voulait recevoir que de sa main ; son cœur féroce n’en était pas désarmé ; ni la pitié, ni les remords ne le touchaient. Si elle affaiblissait la dose de poison, ce n’était que dans la crainte d’aller trop vite et de s’exposer ainsi au soupçon : alors la malheureuse lui donnait une boisson, qui, loin d’appaiser la soif dévorante qui le consumait, ne faisait que jeter de l’huile sur le feu.

Jusques-là, Bérenza n’avait pas eu idée de son danger, et ce qu’il éprouvait lui semblait une suite du dérangement violent de son estomac. Du reste, il ne pouvait précisément assigner de cause à un mal qui lui reprenait souvent. Lorsque son poulx battait avec plus de vivacité que de coutume, il regardait cela comme une fièvre de nerfs tout simplement ; et ses tiraillemens de poitrine, ses maux de tête, comme un grand feu qui avait besoin de calmans. Sa toux, il l’attribuait à une transpiration arrêtée, etc. Enfin, le malheureux comte s’abusait entièrement sur son état ; et loin de vouloir essayer aucun remède qui pût le soulager, il ne suivait que le régime qui pouvait aider à lui nuire et à rendre plus actifs les effets du poison. Par exemple, croyant se redonner des forces, il buvait du vin plus souvent que de coutume ; mais il en résultait un épuisement encore plus fort. Victoria faisait toutes ces observations et en concluait que le vin, en ranimant pour l’instant, tendait à dessécher et corroder la chaleur du cœur ; en conséquence elle le pressait souvent d’en boire. C’est ainsi qu’elle accomplissait ses vues en hâtant le moment de sa mort.

La toux devenait plus sérieuse, l’exercice le fatiguait, et toute société, excepté celle de Victoria, lui était à charge. Elle avait, de la sorte, un pouvoir entier sur lui ; cependant elle n’osait outrepasser les instructions de Zofloya. La personne du comte ne présentait, toutefois, aucune altération considérable, et qui pût le faire croire en danger réel. Il était très-pâle, mais ses joues se coloraient, de tems à autre, d’un rouge passager. Son embonpoint avait peu diminué, et il mangeait même avec une avidité plus grande que de coutume.

D’après ce, comment s’inquiéter ? au contraire, Bérenza adoptait l’espérance, l’espérance feinte que sa femme lui donnait, que le tems et sa constitution, naturellement robuste, triompheraient d’une maladie qu’il s’obstinait à regarder (ainsi qu’elle le lui persuadait) comme la suite d’un rhume négligé. Il n’était point tenté de se promener dans les déserts des Appenins avec les habitans de son château mélancolique, ni même de visiter l’enceinte de ses possessions. Victoria, afin de le tenir mieux sous sa garde, et d’éviter le risque d’attirer l’attention, lui disait que le repos était ce qui convenait davantage au rétablissement de sa santé.

Tout ce que cette créature atroce prononçait, soit qu’elle eût tort ou raison, se changeait en lois pour l’époux aveugle ; il oubliait, dans la tendresse perfide qu’elle lui montrait, tout ce qui n’était pas elle, au moment même où sa main assassine lui présentait de nouveau le breuvage mortel. En ce moment, elle lui paraissait plus chère que jamais ; et avant qu’il portât le vase à ses lèvres desséchées, il baisait cette main que le ciel aurait dû paralyser à l’instant.

Le poison était à sa fin et la semaine écoulée. Victoria voyant que le malheureux Bérenza, non-seulement vivait encore, mais que les deux derniers jours ne l’avaient pas rendu plus mal que les précédens, sentit sa patience à bout : elle maudit le reste d’existence qui tenait encore son époux sur la terre, et révoltée par la lenteur que la mort mettait à s’annoncer, elle alla trouver Zofloya, dans cette même partie de la forêt où ils avaient déjà eu un entretien. Cette fois, le maure semblait l’attendre et il se rendit vers elle aussitôt qu’il la vit.

— Vous êtes impatiente, signora, lui dit-il, de voir que la constitution du comte tienne contre tout, n’est-ce pas ? mais soyez tranquille, vous êtes à la fin de votre ouvrage. Il va bientôt mourir.

— Cependant, il ne paraît pas plus mal qu’il y a dix jours, et cela est désolant.

— Il y a tout à présumer, signora, que les principes de la vie sont sappés sans remède en lui ; et quoique vous fissiez maintenant pour les rappeler, quoique tous les secours de la médecine fussent mis en œuvre, rien ne produirait d’effet, car il court à grands pas vers son dernier instant.

— Mais quand cela arrivera-t-il ? Cet état peut durer des siècles, et il faudra donc, en attendant, que j’endure les feux qui me dévorent, que ma jeunesse se flétrisse, et que mon énergie se perde dans l’inaction de mes passions ? oh, Zofloya ! si vous voulez me servir, que ce soit tout de bon. Jusqu’ici, vous n’ayez fait que des bagatelles.

Le Maure se jette en arrière et regarde Victoria avec courroux : jamais elle ne lui avait vu un coup d’œil si terrible. À l’instant sa colère cessa ; elle baissa les yeux et craignit de l’avoir fâché. Oui, Victoria, que jamais mortel n’avait fait trembler, qui n’avait pas craint de rappeler la douleur dans le cœur d’un père, d’avilir une mère, et de conduire un époux au tombeau, frémissait à l’idée de s’être attiré le courroux du maure Zofloya ! Cependant elle ne s’avoua point cette sensation ; mais s’approchant de lui, elle dit : pardonnez-moi, Zofloya, pardonnez ma vivacité, et ne l’attribuez qu’au délai qu’éprouvent mes espérances, et qui me troublent la tête.

— C’est bien, Madame, répondit le maure, en la saluant avec une politesse mêlée de hauteur.

— Vous me pardonnez, mon ami ; ainsi veuillez me continuer vos conseils.

— Je vous guide, madame, et ne vous conseille pas. Cependant, je dois observer que la confiance unique que vous m’avez fait l’honneur de placer en moi, n’a pas encore été trompée. Il sera tems de me faire des reproches, quand vous découvrirez que j’en ai abusé. Épargnez-moi, je vous en supplie, jusques-là. Cessez aussi vos doutes, en attendant ; et si vous voulez que je vous aide, il faut souffrir, sans commentaire, que je suive le chemin le plus sûr de vous conduire à vos fins. Je vous avais dit que la dernière drogue achèverait la destruction du comte, mais n’ai-je pas ajouté, en même-tems, qu’elle agirait lentement ? vouliez-vous donc brusquer les choses, afin de vous frustrer pour jamais de l’objet de vos espérances, et nous perdre tous deux ensuite ?

— Eh bien, Zofloya, je suivrai vos intentions en tout point. Ne froncez donc plus le sourcil, et regardez-moi comme de coutume.

— Belle Victoria ! on ne peut vous en vouloir, dit le maure en pliant le genou. C’est à moi à vous demander pardon et à vous promettre le service le plus dévoué.

— Levez-vous, maure charmant, et touchez ma main… Jamais ! oh, jamais, je le répète, il ne sera en mon pouvoir de vous récompenser comme vous le méritez.

— C’est me récompenser, madame, que de continuer à accepter mes services. Daignez maintenant m’écouter : vous voulez que le comte Bérenza meure tout d’un coup. Je crois plus prudent de le laisser aller jusqu’à ce que le poison ait entièrement produit ses effets. Mais comme je n’ai d’autre désir que de vous contenter, tout en nous gardant du danger de manquer notre affaire… voici une drogue dont j’assure la vertu la plus prompte. De peur, cependant, qu’il ne survienne quelque chose qui arrête ses progrès et qu’il ne faille une petite addition ou une plus grande force de la dose, je vous recommanderais de l’essayer sur un sujet sans conséquence… il s’arrête.

— Je ne sais personne sur qui je puisse faire l’essai, dit Victoria.

— Cette vieille parente que l’orpheline Lilla a avec elle… ? c’est autant que je puis croire, un être inutile à la jeune personne, et sans doute fort ennuyeux pour tous ?

— Il est vrai, répondit Victoria, qu’elle est bonne pour une expérience semblable.

Le maure sourit avec malice.

— Je voudrais donc, signora, que vous amenassiez la dame officieuse dans la forêt. J’y paraîtrais bientôt, comme si vous m’aviez demandé, avec deux verres de vin ou de limonade. Vous prendriez celui que je tiendrais de votre côté et présenteriez l’autre à la vieille femme ; elle est faible et touche aux portes du tombeau. Si la dose ne produisait pas promptement son effet, immédiatement après l’avoir prise, nous y ajouterions un grain de plus pour le comte.

— Mais si l’effet n’est pas aussi prompt que vous le dites, Zofloya, nous nous trahirons.

— Laissez-moi faire, signora. Sitôt l’opération, qui sera prompte, je vous assure, je m’éloignerai, et vous courrez au château pour appeler du secours, en disant, comme cela paraîtra probable, que la signora est tombée dans une attaque d’apoplexie.

— Mais ne verra-t-on pas quelques marques de poison après sa mort ?

— Elles seront attribuées au genre de mort subite qui l’aura atteinte. Il n’y aura rien qui puisse exciter le soupçon ; soyez en bien assurée, belle Victoria. J’ai intérêt, le plus grand intérêt à ne point vous exposer.

— Eh bien, donnez-moi donc cette poudre. Je compte absolument sur vous.

Le maure lui donna le petit paquet contenant le poison, et le lendemain fut pris pour en faire l’essai cruel. Ces deux êtres se séparèrent ensuite et gagnèrent le château chacun de leur côté.

Le lendemain, Victoria saisissant l’occasion, entra dans le petit appartement où la pauvre dame était assise auprès d’une croisée à respirer le frais des montagnes. Solitaire, et délaissée par tous, même par Lilla, que son ami avait emmenée d’un autre côté, elle parut bien contente de voir la dame du château, qui, plus rarement que personne, daignait lui rendre visite.

— Quoi ! totalement seule, signora, dit-elle en entrant. Allons, venez faire un tour de promenade avec moi ; le grand air vous conviendra mieux que ce coin si sombre où vous vous tenez.

La pauvre dame, surprise et flattée en même tems d’une pareille marque de condescendance, se leva aussi vite que ses facultés purent le lui permettre.

— Appuyez-vous sur moi, bonne signora, et je vais vous conduire.

L’offre fut acceptée avec respect et reconnaissance. Soutenue de la sorte, elle arriva jusqu’à la forêt. Victoria maudissait de tout son cœur la lenteur que la vieille mettait à marcher, encore fallait-il s’arrêter de tems en tems pour reprendre haleine. Mais le mauvais génie de la première favorisait ses intentions horribles : elles ne rencontrèrent personne ; et le grand air ayant rendu quelque vivacité à l’impotente Signora, elle dit pouvoir aller plus loin. Alors Victoria la conduisit dans un endroit fort obscur de la forêt. Un rocher s’avançant en forme de voûte s’offrit pour leur servir de pavillon. Victoria parut n’avoir amené la Signora en ce lieu que pour l’y tenir mieux à l’abri du vent et du soleil, et parce que dans ses promenades elle avait remarqué ces sièges naturels et fort commodes. Elle l’invita donc traîtreusement à s’asseoir un instant sous le rocher.

Malgré tout, la Signora paraissait fort fatiguée ; mais la complaisance comme la reconnaissance l’empêchaient de se plaindre. Victoria lui dit : « vous êtes lasse, Signora » je crains que l’exercice n’ait été trop fort pour vous. Souffrez que je retourne au château pour vous chercher quelques raffraîchissemens, quoique le maure, me sachant à la promenade, ne manquera sûrement pas de m’apporter du sorbet ou de la limonade. »

« Sainte Vierge-Marie, reprit la bonne dame, que le ciel me préserve de vous donner cette peine : je n’ai besoin que d’un peu de repos… je ne suis plus jeune, Signora. »

En ce moment, Victoria aperçut à travers les arbres le turban garni d’émeraudes de Zofloya, qui brillait aux rayons du soleil. Son cœur battit violemment. Dès que le maure fut près, elle se leva pour prendre les verres qu’il tenait sur un plateau d’argent. Exacte à garder celui qui était de son côté, elle présenta l’autre à la paisible Signora, qui le reçut d’une main tremblante, et en faisant mille remercimens de tant de bonté.

Cependant, à peine eut-elle pris la drogue fatale, qu’elle s’en ressentit. Elle voulut parler : son œil était égaré ; tout son corps s’agitait de convulsions. Elle articula difficilement ce peu de mots : « Horreur !… je… je suis empoisonnée… »

« Elle ne meurt pas, dit tous bas Victoria. »

Zofloya ne répliqua point ; mais, se jetant sur l’infortunée, il lui serra le gosier de ses deux mains, et quelques cris de désespoir à moitié formés se perdirent dans le râle de la mort. Alors, se levant d’un air tranquille, il posa le doigt sur ses lèvres, et montrant le côté du château, il disparut précipitamment.

Victoria comprit le signe ; et, sans être effrayée ni fâchée du crime qui venait d’être commis, elle se sauva également au château, et appela du secours. Les gens accoururent de tous côtés, et quand elle les eut informés de la terrible catastrophe arrivée à la Signora, ils se hâtèrent d’aller à l’endroit où elle avait eu lieu. Bérenza même, tout épuisé qu’il était, voulut se rendre spectateur d’un événement qui n’était que le précurseur de sa mort. La pauvre petite Lilla, presque folle de douleur, se tordait les mains en voyant sa parente sans vie ; car c’était bien alors qu’elle devenait orpheline et privée tout-à-fait de famille dans le monde !

« Injuste Lilla, lui dit Henriquez en s’efforçant de l’arracher à un spectacle si triste, n’avez-vous pas un amant, un ami qui n’existe que pour vous ? »

Lilla ne répondit point. Les larmes arrosaient ses jolies joues, et son cœur était gros de soupirs. Henriquez parvint à l’entraîner, et Victoria, les voyant s’éloigner ensemble, sentit la colère dévorer son sein.

Tout le monde crut que la vieille dame était morte d’un coup de sang, Quelques-uns dirent que l’air avait trop pris sur ses organes débiles. D’autres, que les convulsions l’avaient étouffée, tandis que les gens pieux attribuèrent sa mort à la providence, qui avait permis sa fin pour l’enlever à des infirmités qui ne pouvaient guères la laisser aller plus loin. Personne en un mot ne soupçonna la véritable cause de cette mort tragique, qui n’avait eu de témoins que ses acteurs, qui l’avaient exécutée sous les ombrages où elle avait été tramée.

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