Aller au contenu

Zofloya, ou Le Maure/Chapitre 25

La bibliothèque libre.
Traduction par Mme de Viterne.
Imprimerie de Hocquet et Cie (Tome IIIp. 119-131).


CHAPITRE XXV.


Quand tous les habitans du château se retirèrent chacun dans leurs chambres, ce fut plutôt pour se livrer à leurs regrets dans la solitude, que pour goûter le moindre repos. Victoria, insouciante sur le crime qu’elle venait de commettre envers le plus excellent des êtres, ne tarda pas à se livrer au sommeil ; mais, à peine assoupie, elle fut réveillée en sursaut par un songe qu’elle venait de faire, et qui avait l’air de la vérité. Elle se leva à demi, et regarda tout autour de sa chambre en tremblant violemment. Elle venait de rêver qu’étant dans l’appartement du Comte, et tirant les rideaux de son lit, elle avait vu sa figure pleine de taches livides… de nature à convaincre qu’il était mort empoisonné. Remplie d’épouvante, elle appelait Zofloya à grands cris, quand il parut à ses yeux… sans daigner lui répondre, il souriait avec une malice infernale. Ce fut cette image horrible qui la réveilla, et l’impression en était si forte, qu’elle eut de la peine à se soumettre à l’idée de n’avoir fait qu’un rêve. Le visage tacheté de Bérenza était toujours présent à sa vue !…

Enfin voulant se détacher de ce qu’elle appelait une terreur superstitieuse, elle prit le parti d’aller dans la chambre du Comte, pour se rendre raison de son rêve, et chasser ces fantômes conjurés contre son imagination.

Elle quitta tout-à-fait son lit, et s’enveloppant d’une longue robe blanche, elle prit la lampe qui brûlait sur la table de marbre de sa chambre et sortit. Zofloya lui avait bien fait entendre qu’il la garantirait de tout soupçon ; mais avait-il voulu dire de celui d’attentat contre la vie du Comte. Il ne s’était pas assez expliqué, il ne l’avait point assurée qu’après la mort, il ne surviendrait pas des accidens qui en découvriraient la cause. Cette réflexion lui fit doubler le pas, et elle entra dans la chambre funèbre, le cœur lui battant fortement et la pâleur sur les traits. La crainte de voir son songe vérifié la retenait : elle n’osait approcher du lit. Les rideaux de gaze en étaient tirés tout autour. Victoria hésita long-tems, et en cherchant à voir, à travers le tissu léger, le malheureux Bérenza, dont la forme paraissait comme enveloppée d’un brouillard épais, elle devint enfin plus hardie, et écarta les rideaux. Un voile cachait ses traits, elle l’arracha avec emportement, et… Ô confirmation horrible de ses craintes ! Le visage du Comte était non-seulement défiguré par la contraction des muscles, mais couvert de plaques hideuses, et même pires que son rêve ne les lui avait dépeintes… Elle resta clouée sur la place pendant quelques minutes. Elle voulut en voir davantage, quoique cette connaissance fût faite pour augmenter sa consternation, et découvrit la poitrine… Ce sein, jadis le siège de l’honneur et de la paix ! elle y trouva de grandes marques vertes et bleues qui la firent tomber sur le lit presque sans sentiment ! elle fut effrayée, non par l’idée que son crime allait la soumettre à la justice publique, mais en pensant que le supplice arrivant trop tôt, la priverait de ce que ses souhaits criminels s’étaient promis, et pour lesquels elle avait déjà tant fait.

Ces idées s’évanouirent. Victoria resta encore à la même place, regardant toujours celui qu’elle avait plongé dans le néant, et qui, si elle eût été susceptible du moindre sentiment, lui faisait mille reproches dans sa pose lugubre. Hélas ! non ! la barbare ne songeait plus qu’aux conséquences qui pouvaient résulter de cette mort. Le jour s’approchait, et son cœur battait avec plus de violence et d’allarmes. Quels soupçons allaient naître ! que devenir… Le tribunal terrible de l’inquisition… ses tourmens… son œil de linx qui perçait à travers toutes les obscurités… que de choses vinrent tour-à-tour augmenter l’effroi de son âme ! malgré tout, elle pensait, avec espoir, aux promesses que lui avait faites Zofloya, et c’était ce qui la ranimait. Elle voulait le voir… mais comment s’y prendre, à une pareille heure où le maure, présomptueux, pourrait se prévaloir d’une démarche si fort contre la décence ?

Cependant on pensera bien que cette réflexion n’occupa pas une seconde de plus l’esprit de Victoria ; et dans sa situation embarrassante, elle ne vit rien de mieux que de l’aller trouver. Elle savait que sa chambre était près de l’appartement d’Henriquez, et elle marcha doucement de ce côté : il fallait traverser un corridor fort long, que la seule lampe éclairait, ce qui la força à marcher lentement : soudain sa lumière donna sur la veste pailletée de Zofloya : c’était lui qui venait de son côté.

— Je vous cherchais ; j’ai besoin de vos avis ; suivez-moi, je vous prie, dit Victoria, enchantée et surprise tout à la fois de le rencontrer à pareille heure de la nuit.

— Je vous suis, madame, répondit le maure.

Victoria posa son doigt sur ses lèvres et retourna à la chambre du comte. Ces deux êtres formaient en ce moment le contraste le plus frappant. Victoria, grande et élancée, était forte en proportion. Sa robe de nuit l’enveloppait étroitement, et laissait voir toutes ses belles formes. Ses cheveux, noirs comme le jai, tombaient en désordre sur ses épaules. Zofloya, d’une taille de géant, et costumé d’une manière particulière, semblait encore plus grand aux rayons mobiles de la lampe, et son ombre se projetant sur de mur, le portait à une hauteur beaucoup plus qu’humaine. Une ou deux fois, cette grandeur trompeuse frappa de crainte celle qui n’en connaissait aucune ; et sans le sujet dont elle était fortement occupée, elle se serait arrêtée aussitôt ; mais son esprit avait bien une autre cause d’attention !

Ils furent à la chambre solitaire. — Entrez, Zofloya, et approchez du lit.

Le maure obéit.

— Ouvrez ces rideaux, et regardez ce qu’ils cachent.

Le maure tira les rideaux et vit les traits de Bérenza ; puis se tournant vers sa veuve, elle crut remarquer en lui la même expression qu’elle avait vue dans son rêve.

— Eh bien, maure, dit-elle, en lui prenant vivement le bras, qu’allez-vous faire dans une extrémité pareille ?

Zofloya resta muet.

— Dites donc, est-ce ainsi que vous me préservez du soupçon ? voyez-vous ces taches noires et ces traits crispés par l’effet du poison… que va-t-on dire… que c’est le poison qui a tué Bérenza. »

» Ceux qui verront le Comte, ne manqueront pas de le croire, répliqua froidement le maure.

» Zofloya, Zofloya !… que voulez-vous dire ? »

» Je dis, belle personne, que ceux qui verront le Comte, prononceront aussitôt qu’il est mort empoisonné. »

Victoria se frappa les mains, et demeura muette de consternation. Elle fixait le maure d’un air égaré.

» Victoria, dit-il enfin, si vous voulez de mes services, je vous répéterai ce que je vous ai dit souvent ; il faut placer votre confiance absolue en moi, et ne point changer. Retournez dans votre appartement, et soyez sans crainte pour demain ? »

» Mais Bérenza ? »

» Laissez-moi le soin de votre sûreté. »

» Mais ces moyens… »

Le maure fronça son noir sourcil. » j’ai dit, prononça-t-il avec humeur, et en montrant la porte d’un air d’autorité.

Victoria tremblait de tous ses membres en s’en allant ; une sorte de crainte horrible à l’aperçu du caractère inexplicable du maure, la tenait tellement, qu’elle n’osait plus le presser : l’œil de cet homme brillait comme des étoiles à travers un nuage, et il la poursuivit jusqu’à ce qu’elle eût fermé sa porte, ce qu’elle fit sur le champ.

Ses doutes, ses espérances, se balançaient ; mais la dernière parole du maure la tranquillisait, car il ne l’avait jamais trompée. Cependant l’obscurité de son langage l’étonnait souvent ; et cette fois, surtout, il la laissait dans l’incertitude de ce qu’allait devenir le corps du Comte. Enfin, elle passa le reste de la nuit à attendre un résultat douteux.

Ah ! que Victoria recevait bien en ce moment le salaire trop juste, dû à un être aussi coupable !

Le jour n’était pas encore avancé, lorsqu’un bruit extraordinaire et une confusion de voix se firent entendre dans le château. Sa conscience l’empêcha d’en demander la cause : presque morte de pour, elle attendit qu’on vînt l’instruire de ce qui excitait ce bruit. Une sueur froide découlait de son front, et sa langue était glacée. Enfin, on frappa violemment à sa porte ; son sang s’arrêta ; une pâleur mortelle la saisit : on frappa plus fort. Plus morte que vive, Victoria se traîna vers la porte pour ouvrir. Plusieurs personnes et domestiques entrèrent chez elle en foule. La terreur la plus grande s’exprimait sur leurs traits, et deux ou trois prononcèrent avec volubilité ces mots : on a enlevé le corps de monseigneur le comte.

Séparateur