Échalote continue/02/02

La bibliothèque libre.
Louis-Michaud, Éditeur (p. 221-232).

II

La pension Bichette.


Montréal ! La troupe n’est qu’au début de ses péripéties. Sept jours d’océan avec variations de nausées et de diète obligatoire, les avenues de New-York arpentées d’un pied qui n’a plus l’habitude du plancher des vaches, douze heures de car par petites banquettes jumelles, ne sont rien auprès d’une arrivée en terre promise enchanteresse et, en réalité, décevante.

Il fait gris, il fait triste, il fait froid. Les quais de la gare sont déserts. Est-ce donc là cette réception dont parla Larquet, le traiteur d’étoiles ? Où sont les richards chargés de zibelines pour les épaules fragiles et de banknotes pour les porte-monnaie mendigots ?

Mais on voit s’avancer un monsieur rasé, suivi d’un autre individu à menton bleu. Ils se présentent à l’imprésario, qu’ils devinent. Le mieux nippé prend la parole :

— C’est bien vous, n’est-ce pas, qui amenez les nouveaux engagements de l’Excelsior ?… Je suis le directeur, et voici votre régisseur.

On fait l’appel, on se serre la main, on aide ces dames à descendre leurs bagages, à secouer la poussière de leurs vêtements, à reprendre contact, une fois encore, avec le sol immobile.

— C’est pas tout ça, — fait la chanteuse à voix, — où va-t-on se loger ?

Le régisseur, qui est un homme pratique, s’est décarcassé pour eux, et rue Sainte-Catherine, dans le quartier français, il s’est entendu avec un boarding-house fort bien coté dans le monde des artistes de passage.

On y court, à pattes, car les voitures sont rares et les trolleys bondés. La tenancière les attend. C’est une matrone brune et obèse, qui ne porte ni corset ni bottines. Elle a le sourire, le bon sourire de l’hôtelière amie des clients. Elle s’appelle Bichette et n’en rougit pas. Au surplus, elle croit utile, pour établir la sympathie, de raconter son histoire. Elle est Napolitaine, a, elle aussi, fait Bichette. autrefois du café-concert. L’amour l’a conduite au Canada, et le même amour l’y a laissée avec assez d’économies pour monter une pension de famille. Quelle pension ! Quelle famille !
Bichette.

— Ben, quoi ! On ne va pas poireauter dans ce vestibule jusqu’à la saint Glinglin ! — lance Échalote, qui a toujours du roulis dans les jambes et du tangage dans la cervelle.

— Qué ! Que ! Par la Madone, voilà une miniature qui aura du succès ici, — prédit Bichette en désignant la veuve Victor. — Dans l’Amérique, on aime les petites femmes roulées en chipolatas.

Que viennent faire les chipolatas, appliquées à la grâce menue et potelée de notre Montmartroise ? On questionne Bichette qui, au lieu de répondre, prend le chemin de l’escalier.

— Suivez-moi, mes bijoux, je vais vous montrer vos chambrettes.

C’est assez coquet. Meubles de hêtre évoquant les forêts septentrionales, rideaux de mousseline où des oiseaux brodés picorent, rocking chair capable de vous rendre le mal de mer, fenêtres à guillotine, portes amputées de leurs impostes.

— Pourquoi ces trous, là-haut ? On n’est pas chez soi, — objecte le ténor patriotique.

— Rapport à la chaleur du poêle d’en bas, pour qu’elle pénètre, — explique Bichette, qui tient aussitôt à les initier au confortable de son établissement. — Ici, — continue-t-elle en poussant une porte plus mystérieuse, — la salle de bains… À côté de la baignoire, vous avez les nécessités.

— Et si je me baigne pendant qu’un autre a la colique ? — remarque Echalote.

— Qu’est-ce que ça peut faire, mon petit pigeon doré : c’est une pension de famille.

Tandis qu’elle continue d’énumérer les ressources de la maison, qu’elle leur donne ses prix, — vingt-cinq dollars par semaine, nourriture, service et chambre, — un éphèbe, balai à la main et plumeau sous le bras, s’échappe de la cuisine.

— Henri ! Henri ! — lui crie Bichette, — viens, donc que je montre ton museau à mes nouveaux pensionnaires.

L’éphèbe s’avance, un peu timide, la démarche embarrassée par les ustensiles.


Regardez si c’est mignon, fait Bichette.
— Regardez si c’est mignon, — fait Bichette en lui prenant le menton entre le pouce et l’index. — Je l’ai rencontré un jour, sur le port du Saint-Laurent. Ça se fatiguait à décharger des bateaux. On s’est plu… J’ai pas voulu qu’il continue à user sa santé à tous les vents… « Comment que tu t’appelles ? que je lui ai dit. — Henri, qu’il m’a répondu. — Veux-tu que je te prenne à mon service ? que je lui ai proposé. » Ah ! mes poulets, il n’a pas hésité longtemps, je vous l’assure… L’amour en sucre ! Vous verrez comme il est doux et poli… C’est lui qui fait le ménage… Vous lui ferez un petit cadeau, si vous voulez, de temps en temps. Il n’avait ni sou ni maille quand je l’ai connu… Un pensionnaire lui a donné une culotte ; moi, je lui ai prêté du linge… Ça lui va, pas vrai ! On dirai un petit roi.

Chacun admire la tenue de l’éphèbe : un pantalon qui a dû jouer tous les Brichanteau du répertoire et une chemise de nuit rehaussée d’un col et d’un jabot de dentelle mécanique. Bichette, surpassant saint Martin, n’a pas donné que son manteau à son protégé.

Quand on doit vivre en pays étranger, le moins triste est peut-être de tomber dans une pension Bichette. Ces maisons combattent l’ennui et promettent de l’imprévu. La troupe, assez satisfaite du décor, s’installa, et, pour le premier repas, le directeur, qui vint rejoindre ses artistes, se fit précéder de quelques litres de vin, à peu près buvable, de la Californie.

Bichette était radieuse. Plusieurs nouveaux venus avaient pris son cœur. Elle tapait dans le dos du chanteur patriotique et embrassait Échalote.

Au dessert, un nabab de l’endroit fit irruption. Il était vieux, il était chauve et avait les bras chargés de fleurs. Bichette l’annonça.

M. Salé, l’homme le plus distingué de Montréal.

Il était l’ami du boarding-house et aucune troupe n’était passée chez Bichette sans qu’il eût jeté le mouchoir à quelque jolie fille. Au surplus, il régalait l’assemblée et, même sans penchant spécial, se plaisait chez les artistes,

— Henri ! Henri ! — commanda Bichette, — apporte les petits verres, M. Salé a du champagne.

La gaieté régna. Bichette, qui avait sa place à table, errata première dans les vignes du Seigneur. Le service s’en ressentit.

— Allons, Bichette, des assiettes, sacrebleu ! On ne peut pourtant manger la crème dans celles du fromage !

— Pourquoi pas ? — répondit la Napolitaine. — Et puis, je vais vous le confesser, j’en ai pas d’autres !… Moi, je mangerais de la crème sur la tête d’un teigneux.

— Assez ! Assez ! — protestèrent les délicats.

— Bichette, — ajouta M. Salé, — tu nous ôtes l’appétit.

Mais la matrone, tout à fait pompette, ne s’arrêtait pas à des mesquineries de protocole.


M. Salé.
— On servira la crème sur du papier !… La belle affaire ! — décréta-t-elle. — Et puis, moi, je m’en fous, pourvu que mon ventre ne fasse pas de plis !

Et, sur un pas de cake-walk, qui agitait sa poitrine en cascade, elle se dirigea vers une sorte de secrétaire et l’ouvrit. Un lit à ressorts s’échappa d’abord de ce meuble singulier.

— En voilà un système ! — s’exclama Échalote.

— C’est le lit de mon Henri, — expliqua Bichette. — Seulement les boudins sont usés, alors, je le fais dormir dans ma chambre.

À la tête de ce lit insoupçonné était une planchette chargée de vieux journaux. Bichette allait les atteindre quand les clients devinèrent son intention.

— Non, ma vieille, pas la peine. On aime encore mieux le fromage.

— Aïe ! Aïe ! — trompetta soudain une voix de colère.

C’était Échalote qui criait, et l’homme le plus distingué de Montréal qui, n’en tenant pas compte, persistait à lui mordre le bout de l’oreille.

Bichette intervint :

M. Salé, voyons, n’effarouchez pas cette tourterelle. Elle arrive d’aujourd’hui, laissez-la s’habituer à nous !

Délivrée, Échalote exposa, une fois de plus, ses théories :

— Non ! non ! non ! Je n’ai pas passé la mer pour être prise pour une moule qui cherche une aventure… Je vaux mieux que cela !… Quand vous m’aurez vue sur les planches, vous comprendrez que je ne suis pas un morceau pour une mâchoire en clous de girofle comme la vôtre, espèce de vieux grigou !

Puis, quêtant l’opinion de ses confrères :

— C’est pas votre avis !

— Si, si, — acquiesça un comique installé chez Bichette depuis la dernière saison et dont la femme légitime était cantatrice.

Il s’appelait Mulet et était le boute-en-train des repas. Il avait trente ans ; sa femme, connue au théâtre sous le nom de Marie-Louise, en avait quarante. Elle était falcon et chantait en français au Mondial-Théâtre, où le baryton et le contralto étaient Anglais et chantaient dans leur langue, tandis que la basse et le soprano, Allemands, le ténor Italien et les chœurs Canadiens chantaient dans la leur.

La pauvre femme avait perdu beaucoup de choses à Montréal. D’abord sa lucidité en épousant Mulet, ensuite ses deux seins laissés au bistouri d’un chirurgien du lieu. Amputée, toujours malade, elle comptait sur Mulet pour assurer sa vieillesse et ses infirmités croissantes. Il lui devait cela, au moins. Durant des années elle l’avait hébergé et nourri et, alors qu’il n’était bon à rien, lui avait inculqué un peu d’art comique.

Échalote, qui n’était pas méchante, s’apitoya sur cette victime et, immédiatement, réserva son dégoût au boute-en-train. Depuis Victor, qui avait tâté tragiquement du travail, elle ne comprenait plus la fainéantise. Dans un beau mouvement de solidarité féminine, elle offrit son amitié à Marie-Louise. Ce geste rapide traduisait la superstition de son caractère : elle croyait se porter bonheur à elle-même en repoussant les avances d’un Salé pour tendre la main à une sœur malheureuse.