Aurora Floyd/13

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Traduction par Charles Bernard-Derosne.
Hachette (tome Ip. 164-181).

CHAPITRE XIII

Les courses du printemps.

Dans les premiers jours du printemps, Lucy vint rendre visite à sa cousine ; le bonheur qui régnait à Mellish Park fut pour elle un sujet d’étonnement.

La pauvre Lucy avait compté trouver Aurora, dans ce ménage du comté d’York, estimée un peu mieux que les chiens et un peu plus que les chevaux ; aussi fut-elle énormément surprise de voir sa cousine exerçant le despotisme d’une souveraine capricieuse, dominer sans conteste ni contrôle sur toutes les créatures, bipèdes ou quadrupèdes, existant dans l’étendue du domaine. Elle fut surprise de voir la brillante animation de sa joue, la vive gaieté qui étincelait dans ses yeux, d’entendre la légèreté de son pas, la joyeuse musique de son rire, de découvrir, enfin, qu’au lieu de pleurer sur les cendres éteintes de l’amour qu’elle avait éprouvé pour Bulstrode, Aurora avait appris à aimer son mari.

Devons-nous avoir honte de notre héroïne, la blâmer d’avoir oublié le fiancé qui avait mis son orgueil et son amour-propre de famille entre lui et son affection, et ne l’avait aimée qu’avec réserve, quoique Dieu seul sache de quel amour il l’avait aimée ? Y a-t-il lieu de rougir de cette pauvre jeune fille passionnée parce que, dans l’amertume de son cœur, poussée par un sentiment de soulagement et de gratitude, elle avait cherché un refuge dans l’amour loyal de John, et avait appris à éprouver pour lui une affection capable de le récompenser au centuple de son long et pénible dévouement ? Certes, il eût été impossible à toute femme douée d’un cœur franc et sincère, de refuser pareille rémunération à un amour semblable à celui que Mellish prodiguait à son épouse, amour qui absorbait toutes ses pensées, et se manifestait par toutes ses paroles, toutes ses actions et tous ses regards. Pouvait-elle donc ne jamais acquitter cette dette immense ? Les cœurs comme celui de Mellish sont-ils si communs ici-bas ? Est-ce peu de chose que d’être l’objet d’une affection si loyale et si pure ? Pareille affection est-elle si souvent mise aux genoux d’une femme, qu’elle doive mépriser et fouler aux pieds cette sainte offrande ?

Il l’avait aimée, et, qui plus est, il avait eu confiance en elle. Oui, il avait eu confiance en elle, au moment où l’homme qui l’aimait passionnément l’avait abandonnée dans le doute et le désespoir. La cause de cette diversité de conduite résidait dans la différence qui existait entre les deux hommes. Chez Mellish, le sentiment de l’honneur était aussi élevé et aussi sévère que chez Bulstrode ; mais, tandis que le fier officier puisait sa force mentale dans les facultés réflectives, c’était par sa puissance de perception que l’intelligence du gentilhomme campagnard manifestait sa vivacité et sa pénétration. Talbot était devenu à moitié fou à se figurer ce que ce pouvait être ; John vit ce que c’était, et il vit ou s’imagina voir que la femme qu’il aimait était digne de tout son amour, et il lui donna volontiers, librement, son repos et son honneur à garder.

Il trouva sa récompense. Il trouva sa récompense dans la franche affection de sa femme et dans la délicieuse satisfaction de voir qu’elle était heureuse : aucun nuage ne voilait son visage, aucune ombre n’assombrissait son existence ; mais la joie rayonnait sans cesse dans ses yeux, un sourire inaltérable errait sans cesse sur ses lèvres. Elle était heureuse de la calme sécurité de son intérieur, dans cette forteresse agréable où elle était si bien protégée, si bien gardée par l’amour et le dévouement. Je ne sache pas qu’elle éprouvât jamais un amour romanesque et enthousiaste pour son mari, mais ce que je sais, c’est que, du moment qu’elle posa sa tête sur sa large poitrine, elle lui fut fidèle ; fidèle comme doit l’être une épouse, fidèle dans toutes ses pensées, dans la moindre même de ses pensées. Son foyer domestique était entouré d’un gouffre profond qui la séparait de tout autre homme au monde, et la laissait seule avec l’homme qu’elle avait accepté pour époux. Elle l’avait accepté dans le plus vrai et le plus pur sens du mot. Elle l’avait accepté de la main de Dieu comme le protecteur et le refuge de sa vie, et matin et soir, à genoux, elle remerciait le Créateur miséricordieux qui lui avait donné cet homme pour soutien.

Après avoir exposé tout cela, je dois avouer que le pauvre John était un mari diablement soumis. Ces gros gaillards fougueux sont nés pour être les sujets les plus endurants du royaume du cotillon ; ils portent des guirlandes de roses jusqu’à leur dernière heure, sans avoir conscience, dans leur sublime sérénité, que ces chaînes de fleurs ne sont pas faciles à briser. Un petit homme est entier, susceptible, toujours sur ses gardes contre la domination féminine ; tous les maris connus dans l’histoire comme des tyrans domestiques, ont été de petits hommes ; mais qui pourrait jamais convaincre un gaillard de 6 pieds 2 pouces qu’il a peur de sa femme ? Il se soumet à l’aimable tyran avec une calme et souriante résignation. Qu’importe ! elle est si petite, si frêle ? Il serait capable de briser ce faible poignet entre son pouce et son index, et en attendant jusqu’à ce que les affaires aient pris une tournure désespérée et que de telles mesures soient devenues nécessaires, il vaut autant la laisser faire à sa tête.

Mellish ne débattait même pas ce point-là. Il l’aimait, et il se couchait par terre pour que ses pieds gracieux posassent sur lui ; tout ce qu’elle faisait ou disait lui paraissait charmant, séduisant, merveilleux. Si elle riait ou se moquait de lui, son rire était le son le plus doux, le plus harmonieux de la création, et il était enchanté de penser que, par ses absurdités, il pouvait provoquer une pareille musique.

Si elle le sermonnait, elle s’élevait jusqu’à la sublimité d’une prêtresse, il l’écoutait, et il l’adorait comme la plus noble des créatures. Avec tout cela, la dignité native de son caractère le garantissait de la moindre teinte de ce que, dans l’argot social, on a baptisé du nom de bonnasserie. Ceux-là seuls qui le connaissaient bien et l’observaient de près étaient dans le cas de sonder toute la profondeur de sa faiblesse affectueuse. Les plus nobles sentiments ont, à peu de chose près, un caractère d’universalité, et cet amour de John était, sous un rapport, universel : c’étaient toutes les affections, conjugale, paternelle, maternelle, fraternelle, confondues dans une seule affection complexe. Aurora lui inspirait la faiblesse orgueilleuse d’une mère ; il avait la folle vanité d’une mère pour l’être merveilleux, l’oiseau rare qu’il avait enlevé à son nid pour en faire son épouse. Si l’on adressait des compliments à Mme Mellish en présence de John, il se rengorgeait et souriait comme une écolière qui rougit des premières flatteries que lui fait un bel homme.

Il assommait, j’en ai bien peur, les hommes de sa connaissance, à force de leur parler de « sa femme, » et de s’étendre sur ses perfections en tous genres. Mais ils ne se lassèrent jamais d’Aurora en personne ; elle prit tout de suite place parmi eux, ils s’inclinèrent devant elle et l’adorèrent, enviant à John la possession d’une si belle pouliche de race : métaphore dont, je le crains, ils étaient hommes à se servir, mais sans avoir conscience de ce qu’ils disaient, pour désigner ma belle héroïne.

Le domaine dont Aurora était souveraine était assez considérable. Mellish avait hérité d’une propriété qui lui rapportait un revenu de 16 à 17,000 livres sterling par an. Des fermes situées au loin, s’étendant sur les vastes plaines du comté d’York et les marécages du comté de Lincoln le reconnaissaient pour maître ; lui-même connaissait à peine les secrets compliqués de ses propriétés, auxquels personne peut-être n’était initié, sauf son régisseur et son homme d’affaires, grave personnage qui habitait Doncastre et arrivait dans sa voiture à peu près une fois tous les quinze jours à Mellish Park, au grand effroi de son insouciant maître, pour qui les affaires étaient un affreux cauchemar. Non pas que je désire que le lecteur s’imagine un seul instant que Mellish était un niais et un cerveau vide, n’ayant d’intelligence que pour ses plaisirs journaliers. Mais ce n’était ni un savant, ni un homme d’affaires, ni un profond politique, ni un érudit adonné à l’étude des sciences naturelles. Il y avait un observatoire au Park, mais John en avait fait un fumoir, dont les ouvertures, ménagées dans la toiture, présentaient une issue commode aux effluves des cheroots et des havanes de ses convives ; Mellish ne s’inquiétait guère des étoiles qu’à la façon de ce monarque assyrien qui se contentait de les contempler et de remercier le Créateur de les avoir faites si belles. Ce n’était pas non plus un spiritualiste. Malgré tout, ce n’était pas un fou ; il était doué de cette intelligence clairvoyante qui accompagne très-souvent l’intégrité, la pureté d’intention, et qui est la véritable intelligence, la plus capable de toutes de déjouer la lâcheté. Ce n’était pas un homme méprisable, car sa faiblesse même dénotait de l’énergie. Peut-être Aurora l’avait-elle compris, et trouvait-elle que c’était quelque chose que de dominer un tel homme. Quelquefois, dans un élan d’affectueuse gratitude, elle cachait sa belle tête sur la poitrine de John : toute grande qu’elle était, elle était juste assez haute pour s’abriter pour ainsi dire sous son aile ; et elle lui disait qu’il était le plus cher et le meilleur des hommes, et que, quand même elle l’aimerait jusqu’à l’heure de sa mort, jamais, jamais, au grand JAMAIS elle ne pourrait l’aimer moitié autant qu’il le méritait. Puis, à demi honteuse d’elle-même pour cette déclaration sentimentale, elle le raillait, le sermonnait et le tyrannisait tour à tour le reste de la journée.

Lucy considérait cet état de choses dans un muet ébahissement. La femme qui, autrefois, avait été aimée de Bulstrode pouvait-elle en être venue à être l’heureuse épouse d’un blondin du comté d’York, à concentrer ses plus chères ambitions dans la pouliche baie portant son nom, qui devait courir aux courses du printemps à York, et était inscrite sur la liste des coursiers admis au prochain Derby ; à prendre intérêt à un galop plus ou moins précipité, à des écuries neuves ; à s’entretenir de créatures mystérieuses, mais évidemment d’une haute importance, désignées sous les noms de Scott, de Fobert, de Chiffney et de Challoner ; et ayant, selon toute apparence, complètement oublié qu’il existât sur terre une divinité aux yeux gris, d’une expression indicible, connue des mortels comme l’héritier des Bulstrode. La pauvre Lucy était bien près de perdre la tête, tant on la lui cassait journellement à force de lui parler de la pouliche baie, appelée Aurora, à mesure qu’approchait l’époque des courses du printemps. Tous les matins, Aurora et John l’emmenaient la voir, et tous deux, dans la vive anxiété que leur inspirait la santé de leur bête favorite, l’examinaient, à chaque visite qu’ils lui faisaient, comme s’ils eussent compté que quelque merveilleuse transformation physique se fût accomplie pendant la nuit. La stalle spacieuse dans laquelle la pouliche était logée était surveillée jour et nuit par un planton de garçons d’écurie et d’amateurs ; et un jour, Mellish alla jusqu’à plonger un verre dans le seau d’eau destinée à la pouliche baie Aurora, pour s’assurer par lui-même si le liquide ne contenait aucun mélange nuisible ; car plus le grand jour approchait, plus il avait les nerfs agacés et redoutait pour sa pouliche quelque danger secret, quelque trame occulte de spéculateurs malveillants qui pouvaient en avoir entendu parler à Londres. Je crains bien que spéculateurs et parieurs ne se mettaient guère la tête à l’envers à propos de cette gracieuse cavale de deux ans, bien qu’elle eût dans les veines du sang de Old Melbourn et de West Australian, sans rien dire de l’autre teinte aristocratique qu’elle tenait du côté maternel. Les méfiants gentlemen qui circulaient aux alentours d’York et de Doncastre, dans les premiers jours d’avril, étaient beaucoup trop occupés des sujets que devaient envoyer aux courses lord Glasgow, John Scott, lord Zetland, ou M. Merry, et d’autres coureurs d’une égale distinction, pour avoir le temps de rôder du côté de Mellish Park, ou de jeter un coup d’œil dans cette prairie que le jeune homme avait fait entourer d’une haie de 8 pieds de haut pour la jouissance privée de la triomphatrice du Derby en espérance. Lucy reconnaissait dans la pouliche la plus belle des créatures, et affirmait qu’elle était bien faite pour gagner autant de coupes et de pièces de vaisselle plate qu’on pourrait en offrir dans les concours de chevaux ; mais elle était enchantée, une fois la visite quotidienne terminée, de se trouver parfaitement à l’abri de la portée de ces fameuses jambes de derrière, qui semblaient posséder la faculté d’être dans les quatre coins de la stalle au même moment.

Le premier jour des courses arriva et trouva la moitié de la maison de Mellish installée à York : John et sa famille dans un hôtel près de l’endroit où l’on faisait les paris ; et l’entraîneur, ses satellites et sa pouliche, dans une petite auberge proche du Knavesmire. Floyd fit de son mieux pour s’intéresser à l’événement qui préoccupait si vivement ses enfants ; mais il avouait franchement à sa petite nièce, Lucy, qu’il souhaitait cordialement que les courses fussent finies et qu’on eût prononcé sur les mérites de la pouliche baie. Elle avait noblement soutenu l’épreuve, à ce que disait John ; elle n’avait pas gagné, grâce à une ruade, il est vrai ; elle avait été effectivement battue jusqu’à un certain point ; mais elle avait montré une puissance d’arrêt qui promettait mieux pour l’avenir que la vélocité de tout coursier de deux ans. Quand la cloche sonna le signal de sortir sur la piste, Aurora, son père et Lucy étaient placés au balcon, entourés d’une foule d’amis. Mme Mellish, un crayon à la main, inscrivait, dans sa surexcitation, toute sorte de paris impossibles, et en composait un carnet qu’on aurait dû conserver comme une curiosité dans les annales du sport. John allait et venait en bas dans l’enceinte, culbutant les petits enregistreurs de paris dans son agitation, s’élançant du ring à l’enceinte du pesage, et tournant autour du courtaud pâlot qui devait monter la pouliche, d’un air aussi anxieux que si le jockey eût été un premier ministre, et John un père de famille avec une demi-douzaine de fils ayant besoin de places du gouvernement. Je tremble en pensant aux nombreux boni, sous forme de billets de 5 livres, que John promit au garçon à la figure blême, à condition que l’enjeu (quelque petite chose montant à 60 livres environ) serait remporté par la pouliche baie Aurora. Si le jeune drôle n’avait pas appartenu à cette catégorie d’êtres surnaturels qui semblent nés avec un caractère que rien ne peut émouvoir et faits pour porter la casaque de soie pour le bien de leurs semblables, son cerveau eût certainement été bouleversé par la diversité des instructions contradictoires que John lui donna pendant le dernier quart d’heure critique ; mais ayant, ce jour-là, de grand matin, reçu les ordres de l’entraîneur qui y avait ajouté l’avis de ne pas se laisser embêter (synonyme, dans le patois du pays, de démonter) par tout ce que pourrait dire Mellish, le garçon au teint basané se promenait dans la calme sérénité de l’innocence : il y a d’honnêtes jockeys sur la terre, Dieu merci ! et il se posa sur sa selle avec un pouls aussi égal que s’il fût monté dans un omnibus.

Il y avait ce jour-là dans le Stand des gens qui regardaient le visage d’Aurora avec autant de plaisir que les pelouses unies du Knavesmire ou les meilleurs coursiers du comté d’York. S’oubliant entièrement elle-même dans son émotion, sa vivacité naturelle était surexcitée par l’animation de la scène qu’elle avait sous les yeux ; elle était plus charmante que d’ordinaire, et Floyd la regardait avec un intérêt affectueux, mêlé de reconnaissance envers le ciel pour le bonheur de la destinée de sa fille et presque voisin de la douleur. Aurora était heureuse ; elle était heureuse enfin, cette fille de sa chère Éliza, ce dépôt sacré à lui confié par la femme qu’il avait aimée ; elle était heureuse, à l’abri du danger ; et fort de cette conviction, il pouvait demain, s’il plaisait à Dieu, descendre avec résignation dans la tombe. Étranges pensées pour une arène de courses, encombrée de monde ; mais nos idées les plus graves ne nous viennent pas toujours dans des endroits graves. C’est souvent au milieu de la foule et de la confusion que nos âmes prennent leur essor le plus élevé, et que les plus tristes souvenirs nous reviennent à l’esprit. Vous voyez un homme assis dans une salle de spectacle, le visage sérieux, distrait, nullement altéré par les émotions qu’éprouvent les personnes qui l’entourent. Peut-être pense-t-il à sa femme morte, morte il y a dix ans ; peut-être repasse-t-il dans sa mémoire des scènes de joie et de douleur dont le souvenir est loin d’être effacé ; peut-être, pendant que ses enfants rient du clown qui se démène sur la scène, se rappelle-t-il de cruelles paroles dont l’effet ne peut plus jamais être réparé sur la terre, et des regards courroucés dont il lui sera tenu compte désormais dans les cieux. Peut-être réfléchit-il mélancoliquement à une banqueroute inévitable, à la ruine qui le menace ; dans son imagination, il assiste déjà à l’assemblée de ses créanciers, et, sur le refus de son concordat, il songe à l’acide prussique ; pendant ce temps-là sa fille aînée pleure sur les aventures de Pauline Deschapelles[1]. Ainsi, pendant, qu’au-dessous les numéros défilaient, les jockeys se pesaient et les parieurs poussaient des clameurs, Floyd, appuyé sur le large rebord du balcon de pierre, contemplait l’amphithéâtre verdoyant qui s’étendait au loin et pensait à sa défunte épouse qui lui avait laissé cette charmante fille.

La pouliche baie Aurora fut honteusement battue. Mme Mellish devint blême de désespoir dès qu’elle vit la veste couleur d’ambre, la ceinture noire et la toque bleue se glisser en rampant, hors de l’arène, et le jockey tout pâle narguer les spectateurs ; il avait l’air de dire que l’on n’avait jamais entendu que la pouliche gagnerait, et que la défaite de ce jour-là n’était qu’une ruse adroitement combinée pour faire fortune ultérieurement. John, tant soit peu fait à de pareils désappointements, se glissa hors de l’enceinte pour aller cacher sa déconfiture ; mais Aurora laissa tomber son carnet et son crayon, et, frappant du pied la pierre du balcon, dit à Lucy et au banquier que c’était une honte, et qu’il fallait que le jockey eût vendu la course, attendu qu’il était impossible que la pouliche ait été loyalement battue.

Au moment où elle se retournait pour dire cela, ses joues étaient pourpres de colère, ses yeux lançaient des éclairs d’indignation près de fondre sur le premier venu qui se trouverait sur son chemin pour essuyer l’orage de son courroux ; tout à coup elle aperçut un visage pâle et des yeux gris qui la regardaient fixement par une fenêtre ouverte à deux ou trois pas d’elle ; et un instant après, elle et son père avaient reconnu Bulstrode.

Le jeune homme vit qu’il était reconnu, et il s’approcha d’eux, le chapeau à la main, pâle, très-pâle, tel que Lucy le voyait toujours dans ses souvenirs, et, d’une voix tremblante, il souhaita le bonjour au banquier et aux deux dames.

Et ce fut ainsi que se revirent les deux êtres qui s’étaient quittés dans le silence et dans les larmes, « le cœur plus qu’à demi brisé, » pour être séparés, comme ils le pensaient alors, pour l’éternité ; ce fut ainsi, dans cette grande arène banale, prosaïque, où le droit d’entrée était d’une demi-guinée, que la destinée les mit encore une fois en face l’un de l’autre.

Un an auparavant, et bien des fois, par une belle soirée de printemps, Aurora s’était représenté la possibilité de se retrouver avec Talbot ! Il la rencontrerait tout à coup, par hasard, par un calme clair de lune, et elle, elle s’évanouirait et mourrait à ses pieds, sous le poids d’une émotion trop forte pour qu’elle pût la supporter. Ou bien leur rencontre aurait lieu dans une réunion nombreuse, dans un moment où elle danserait et sourirait d’un air indifférent, en se livrant aux ébats d’une joie feinte ; et il suffirait d’un seul regard de ses yeux pour la foudroyer dans la pompe empruntée de ses bijoux et de ses atours. Que de fois, oui, que de fois elle avait joué cette scène et avait ressenti la douleur que la réalité lui aurait fait éprouver ! Il n’y a qu’un an, moins d’un an, que ces idées la poursuivaient ; nous pouvons même n’en pas faire remonter la date plus loin que cette journée embaumée du mois de septembre au château d’Arques, où, étendue sur un tertre de gazon, elle regardait le charmant paysage normand qui s’étendait à ses pieds, ayant le fidèle John à ses côtés, pendant que les chèvres apprivoisées broutaient l’herbe derrière elle, et que des enfants d’une espièglerie surnaturelle tourmentaient les doux et patients animaux ; et aujourd’hui elle le revoyait dans une circonstance où elle avait l’esprit tellement absorbé par le cheval qui venait d’essuyer un échec, qu’elle savait à peine que dire à son ancien amant. Aurora Floyd était morte et enterrée, et Aurora Mellish, regardant Bulstrode d’un air inquiet, se demandait avec surprise comment elle avait jamais pu s’approcher si près des portes de la mort pour l’amour de lui.

Ce fut Talbot qui pâlit à cette rencontre imprévue ; ce fut Talbot, dont la voix trembla en prononçant les quelques syllabes banales que la politesse ordinaire exigeait de lui. Le Capitaine n’avait pas appris si facilement à oublier. Il était plus âgé qu’Aurora ; il avait atteint trente-deux ans sans avoir jamais aimé, et ce n’avait été que pour être plus cruellement attaqué par la fatale maladie, lorsque son tour fut venu. Cette rencontre soudaine le faisait vivement souffrir. Blessé dans son amour-propre par la calme indifférence de la jeune femme, ébloui comme de plus belle par sa beauté, fou et furieux de jalousie à la pensée de l’avoir perdue, Bulstrode n’était pas dans une situation d’esprit digne d’envie ; et si jamais Aurora avait souhaité se venger de la cruelle scène dont Felden avait été le théâtre, l’heure de sa vengeance était très-certainement venue. Mais c’était une créature trop généreuse pour avoir nourri une pareille pensée. Elle s’était soumise en toute humilité à la volonté de Talbot ; elle avait accepté sa décision, et avait cru à sa justice ; et aujourd’hui l’agitation à laquelle elle le voyait en proie lui faisait de la peine. Elle ressentait pour lui une tendre et digne compassion, telle qu’une honnête femme, dans le sûr refuge d’un intérieur de famille heureux, pouvait avoir le privilège d’en éprouver pour ce pauvre voyageur errant encore sur l’océan troublé de la vie.

L’amour et le souvenir de l’amour doivent, en effet, s’être effacés avant que nous éprouvions un sentiment de ce genre. Il faut que la terrible passion soit morte de cette mort lente et certaine, à la suite de laquelle aucun spectre ne sort du tombeau pour venir tourmenter les survivants. C’était, et ce n’est plus. Aurora aurait pu faire un naufrage, être jetée sur une île déserte avec Bulstrode, et vivre dix ans en sa société, qu’elle n’eût jamais, pas même l’espace de dix secondes, éprouvé ce qu’elle avait éprouvé pour lui autrefois. Pour ces natures fougueuses et impressionnables, qui vivent vite, une année en vaut quelquefois vingt. Aurora revoyait donc Talbot à travers un abîme qui les séparait comme d’une distance de plusieurs milles, et elle en était à se demander si réellement ils avaient jamais marché côte à côte, unis par l’espérance et l’amour, à une époque déjà éloignée.

Tandis qu’Aurora pensait à ces choses, et un peu aussi à la pouliche baie, et tandis que Talbot, à demi suffoqué par mille émotions confuses, essayait de paraître parfaitement à son aise, John, les idées rafraîchies, grâce à une bouteille de bière, vint tout à coup rejoindre la société, et accosta le Capitaine en lui frappant sur l’épaule.

Il n’était pas jaloux, cet heureux John. Sûr de l’amour et de la fidélité de sa femme, il était prêt à se trouver en face de ses anciens admirateurs, fussent-ils assez nombreux pour former un régiment ; et même l’idée de venger Aurora sur la personne de ce craintif amant lui causait plutôt du plaisir. Talbot regardait involontairement la brigade des constables d’York sur le champ de course situé à ses pieds, en se demandant comment ces gens-là agiraient s’il jetait Mellish par-dessus le balcon de pierre et commettait un meurtre séance tenante. Telle était sa pensée au moment où John lui démanchait la main à force de la lui serrer dans une étreinte cordiale, et lui demandait quel bon hasard l’avait amené aux courses du printemps d’York.

Talbot expliqua en balbutiant quelque peu, que, se trouvant fatigué par ses travaux parlementaires, il était venu passer quelques jours avec un vieux compagnon d’armes, le Capitaine Hunter, qui possédait une maison de campagne entre York et Leeds.

Mellish répondit que rien ne pouvait être plus heureux que cela. Il connaissait bien Hunter ; il fallait que tous les deux vinssent dîner ce jour-là chez lui, et que Talbot passât une semaine à Mellish Park, quand il quitterait la maison du Capitaine.

Talbot murmura quelque vague protestation pour faire valoir l’impossibilité de satisfaire à cette invitation ; mais John n’y prêta pas la moindre attention, et entraîna son rival d’auprès des dames, dans son empressement à retourner dans le cercle des paris, où il avait à achever son carnet pour la prochaine course.

Ainsi Bulstrode s’était éloigné encore une fois, et durant toute cette courte entrevue personne n’avait pris soin d’observer Lucy, qui avait passé tour à tour du pâle au rouge une demi-douzaine de fois pendant les dix dernières minutes.

John et Talbot revinrent après la course avec le Capitaine Hunter, que l’on fit monter sur la plate-forme pour être présenté à Aurora, et qui entra immédiatement dans une discussion fort animée sur les courses de la journée. Comme Bulstrode abhorrait ce futile bavardage à propos de chevaux, ce jargon perpétuel, le même dans toutes les bouches, depuis les lèvres roses d’Aurora, courbées gracieusement comme l’arc de l’Amour, jusqu’aux lèvres souillées de tabac des enregistreurs de paris qui encombraient l’arène ! Dieu merci, elle n’était pas sa femme, cette femme qui connaissait l’argot des champs de courses, et qui, la lorgnette à la main, allongeait son cou de cygne pour suivre la marche du vent dans le Knavesmire et apercevoir le cheval qui était en avant d’une demi-longueur.

Pourquoi avait-il consenti à venir dans ce maudit comté envahi par les courses de chevaux ? Pourquoi avait-il quitté les mineurs du pays de Cornouailles, ne fût-ce même que pour une semaine ? Il eût mieux valu se fatiguer la cervelle sur des pamphlets de Dryasdust et sur des documents parlementaires que d’être là, isolé, ennuyé au milieu de cette multitude criarde de gens à esprits creux, qui n’ont rien à faire qu’à jeter leurs chapeaux en l’air, et à pousser des hourras en l’honneur du premier venu, vainqueur dans n’importe quelle course. Talbot, comme spectateur, ne pouvait s’empêcher de remarquer cela et d’en tirer jusqu’à certain point quelques conséquences philosophiques sur la vie. Il voyait que c’étaient toujours les mêmes clameurs ou la même allégresse parmi la foule, que le jockey vainqueur portât une ceinture bleue ou noire, une toque noire, jaune ou blanche, relevée d’écarlate ou de toute autre couleur, fût-il même tristement vêtu de deuil ; et il ne pouvait s’empêcher de se demander comment cela avait lieu. Les spéculateurs peu chanceux couraient-ils se cacher pendant que les voix exaltées poussaient des cris de joie ? Alors que la voûte céleste retentissait du nom de Caractacus et de Kettledrum, où étaient les individus qui avaient soutenu Dundee et Bukstone sans fléchir jusqu’à la chute du drapeau et du tintement de la cloche ? Lorsque Thormamby est entré d’un bond, où étaient les pauvres diables dont le sort dépendait de Yankee ou de Wizard ? Ils n’avaient plus de voix, les malheureux, ils se retiraient lentement à l’écart, la figure pâle et tirée, pour se rassembler en groupes, et s’expliquer les uns aux autres, dans un jargon d’écurie entremêlé de jurons, comment la chose aurait dû ne pas être, et n’aurait jamais pu être, sans le concours imprévu et anormal d’événements qui ne s’étaient jamais vus sur aucun champ de courses en ce monde. Comme les perdants se font peu voir dans aucune des grandes courses qui ont lieu ici-bas !

Bulstrode, appuyé les bras croisés sur la balustrade de pierre, regardait la scène animée qui se passait devant lui, et pensait à tout cela. Pardonnez-lui de se laisser aller à d’affreuses platitudes, à des sentimentalités usées. C’était un homme désolé, irrésolu, sans but dans la vie ; il avait perdu à l’enjeu matrimonial ; il était aigri par le désappointement, exaspéré par le doute et le soupçon. Il avait passé les ennuyeux mois de l’hiver sur le continent, n’ayant nullement l’esprit de retourner à Bulstrode pour y retrouver l’affection de sa mère et le babil de sa cousine Constance Trevyllian. Il était assez injuste pour nourrir une secrète aversion contre cette jeune fille pour le service qu’elle lui avait rendu en lui révélant l’escapade d’Aurora.

Sommes-nous jamais réellement reconnaissants envers les gens qui nous apprennent l’iniquité de ceux que nous aimons ? Sommes-nous jamais réellement justes à l’égard des êtres bienveillants qui nous préviennent amicalement du danger que nous courons ? Non, jamais ! Nous les haïssons ; nous les regardons toujours involontairement comme la première cause de nos tourments ; nous nous répétons toujours que, s’ils s’étaient tus, ces tourments n’eussent nécessairement jamais eu lieu ; nous sommes toujours prêts à nous écrier dans une folle rage « qu’il vaut mieux être complétement trompés que de savoir même que nous ne le sommes qu’un peu. » Quand le calomniateur verse d’un air amical ses insinuations empoisonnées dans l’oreille du pauvre Othello, ce n’est pas Desdémone, mais Iago lui-même, que le noble More songe tout d’abord à étrangler. La pauvre et innocente Constance eût-elle été un simple chien de race, elle aurait eu plus de chance qu’elle n’en avait alors d’attirer l’attention de Talbot.

Pourquoi était-il venu dans le comté d’York ? Permettez-moi de laisser cette question sans réponse pour le moment, car j’ai honte de développer les raisons qui avaient fait agir ce malheureux. Il était venu, dans un accès de curiosité, pour apprendre quel genre de vie Aurora menait avec son mari. Il avait souffert d’horribles tortures, tantôt se la représentant comme la plus méprisable des coquettes, prête à épouser le premier homme venu ayant de beaux domaines et une bonne position à lui offrir ; tantôt se la peignant comme une Iphigénie vêtue de blanc, conduite comme une faible et docile victime à l’autel du sacrifice. Aussi, quand, ayant par hasard fait à l’United Service Club la rencontre de son aimable compagnon d’armes, il avait consenti à partir sans retard pour la maison de campagne du Capitaine Hunter pendant un court répit des travaux du Parlement, l’adroit hypocrite ne s’était jamais avoué qu’il brûlait d’apprendre des nouvelles de ses félonnes et volages amours, et que c’étaient quelques vapeurs de son ancienne ivresse encore fermentant qui le ramenaient dans le comté d’York. Mais maintenant, maintenant qu’il la revoyait, qu’il la revoyait cette créature abominable et sans cœur, radieuse et heureuse, heureuse d’un bonheur qui n’était qu’une feinte, d’un éclat fiévreux qui n’était qu’imposture sans doute, mais trop bien endossés pour lui être tout à fait agréables à lui, maintenant il la connaissait. Il apprenait enfin à la connaître, la vile enchanteresse, la sirène sans âme ! Il savait qu’elle ne l’avait jamais aimé ; que naturellement elle n’était pas douée de la faculté d’aimer ; qu’elle n’était bonne à rien qu’à montrer ses bras blancs et à faire jaillir le sombre feu de ses prunelles pour la damnation de la faiblesse de l’homme ; qu’elle n’était capable de rien que de flotter dans sa beauté sur les vagues qui recouvraient les os blanchis de ses victimes. Pauvre Mellish ! Talbot se reprochait sa dureté de cœur, qui lui inspirait un sentiment de dépit contre un homme qui était si profondément à plaindre.

Après que la course fut terminée, Bulstrode se retourna, et aperçut l’enchanteresse aux yeux noirs au milieu d’un groupe formé autour d’un grave patriarche à cheveux gris, et ayant le maintien d’un homme habitué au commandement.

Ce grave patriarche, c’était John Pastern.

J’écris son nom avec respect, de même que chacun le répétait tout bas en cet endroit. Enfin, quand ce nom eut passé de bouche en bouche, tous les assistants surent qu’un grand homme se trouvait parmi eux. C’était un vieillard bien tranquille, sans prétention, assis entre deux femmes, sa femme et sa fille, je pense, froid, posé, grave, tandis que son nom faisait les frais des conversations dans la foule rassemblée autour de lui, et que des milliers d’individus mettaient leur confiance dans sa subtilité et sa pénétration. Quelles paroles précieuses auraient pu tomber de ses lèvres d’oracle, si le vieillard eût bien voulu les prononcer ! Combien de centaines de livres eussent été volontiers pariées pour un mot, un regard, un geste, un clin d’œil, rien qu’un plissement significatif des lèvres de ce grand homme ! Que vaut, près d’une vérité comme celle-là, la fable de la jeune femme de la bouche de laquelle sortaient des perles et des diamants lorsqu’elle parlait ! Ils devraient être d’une belle grosseur les diamants et les perles qui vaudraient les secrets des écuries de Richmond, les secrets que pourrait divulguer Pastern s’il le voulait. Peut-être est-ce cette conviction qui lui donne une gravité de manières si calme, si sereine, presque cléricale. On l’approche, on le flatte, on lui dit que tel ou tel cheval sorti de ses écuries a gagné ou paraît sûr de gagner, et il fait de la tête un signe complaisant pour remercier de ce bienveillant renseignement ; et pendant ce temps-là, peut-être ses pensées sont bien loin sur les dunes d’Epsom, ou dans les plaines de Newmark ; et il rêve à remporter les prix des Derbys et des Deux mille à venir avec des poulains n’ayant encore jamais couru.

Mellish est sur le pied de l’intimité avec le grand homme, auquel il présente Aurora, et à qui il demande avis sur un sujet qui le tracasse depuis quelque temps. Son entraîneur perd sa santé et a besoin d’aide à l’écurie ; l’assistance d’un homme plus jeune, honnête et capable lui est indispensable. Pastern connaît-il un garçon qui puisse remplir ces conditions ?

Le vieillard, après mûre réflexion, lui dit qu’il connaît un homme honnête, à ce qu’il croit, par le temps qui court, qui a été autrefois employé aux écuries de Richmond, et qui lui a écrit quelques jours seulement auparavant pour le prier de lui chercher une place.

— Mais le nom de ce jeune homme est sorti de ma mémoire, — ajoute Pastern ; — ce n’était encore qu’un petit garçon quand il était chez moi ; mais Dieu garde mon âme ! il y a de cela dix ans ! Je vais regarder sa lettre en rentrant à la maison, et je vous en écrirai. Je le sais capable, je le crois honnête, et je m’estimerai trop heureux, dit bravement le vieux gentleman en terminant, de faire quelque chose pour obliger madame Mellish.


  1. Pauline Deschapelles — principal personnage de The lady of Lyons, drame de sir Edward Bulwer Lytton.