Aurora Floyd/18

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Traduction par Charles Bernard-Derosne.
Hachette (tome Ip. 231-252).

CHAPITRE XVIII

Par la pluie.

La cloche annonçant le dîner sonna pour la seconde fois, cinq minutes après le départ de l’idiot, et Mellish sortit sur la pelouse pour chercher sa femme. Il marchait sur l’herbe en sifflant et fouettant les roses avec son mouchoir d’une façon tout à fait joyeuse ; il avait complétement oublié l’angoisse de cette malheureuse matinée qui avait suivi la réception de la lettre de Pastern. Il avait tout oublié, sinon que son Aurora était la plus tendre et la plus dévouée des femmes, et qu’il avait en elle une confiance qu’entretenait l’honnêteté de son cœur.

— Pourquoi douterais-je d’une créature si noble, si impétueuse ? — pensait-il ; — chacun de ses sentiments, chacune de ses pensées ne s’écrit-elle pas elle-même sur son charmant front et sur son expressif visage en caractères que le plus inintelligent des hommes pourrait lire ? Quand elle est contente de moi, quels brillants sourires s’allument dans ses yeux noirs ! Si je la contrarie, ce que je fais, pauvre idiot que je suis, cent fois par jour, comme les deux petits arcs noirs se contractent au-dessus de ce nez impertinent et charmant, tandis que ses lèvres roses expriment la défiance et le dédain. Faut-il la soupçonner parce qu’elle me cache un secret et qu’elle me dit franchement qu’il faut renoncer à le jamais connaître : tandis qu’une femme rusée essayerait de me tranquilliser à l’aide d’un ignoble mensonge inventé pour me tromper ? Que Dieu la garde ! jamais plus un soupçon sur elle n’obscurcira ma vie, quoi qu’il advienne.

Il était facile à Mellish de faire mentalement ce serment, car il croyait fermement que l’orage était passé, et que le calme était rétabli pour toujours.

— Chère Lolly, — dit-il en enlaçant de son bras la taille de sa femme, — je vous croyais perdue.

Elle le regarda avec un sourire plein de tristesse.

— Cela vous chagrinerait-il beaucoup, John, si vous me perdiez réellement ?

Il tressaillit comme s’il venait de recevoir un coup, et consulta avec inquiétude son visage extrêmement pâle.

— Si cela me chagrinerait, Lolly ! — répéta-t-il, — pas longtemps, car ceux qui assisteraient à vos funérailles viendraient bientôt aux miennes. Mais, ma chère enfant, qui peut vous avoir donné l’idée de me faire une pareille question ? Êtes-vous malade, très-chère ? Depuis quelques jours, vous êtes pâle et semblez fatiguée, et je n’ai pensé à rien. Quel misérable je fais !

— Non, non, John, dit-elle ; ce n’est pas là ce que je veux dire ; je sais que vous éprouveriez un grand chagrin, si je mourais. Mais supposez que quelque chose vienne brusquement à nous séparer pour toujours, quelque chose qui me force à quitter cette maison pour n’y plus jamais revenir. Eh bien, alors ?

— Alors, Lolly, — répondit gravement Mellish, — je préfèrerais voir votre cercueil placé dans la niche vide qui est voisine de celle où repose ma mère : sous la voûte, là bas…

Et il étendait le bras dans la direction de l’église paroissiale qui n’était pas éloignée des grilles du parc.

— … que me séparer de vous de cette manière. J’aimerais mieux vous savoir morte et heureuse que d’ignorer quel serait votre sort. Oh ! ma chère enfant, pourquoi me parlez-vous de ces choses ? Je ne pourrais vivre loin de vous, je ne le pourrais pas. J’aimerais mieux vous prendre dans mes bras et me précipiter avec vous dans l’étang du bois ; j’aimerais mieux vous percer le cœur d’une balle et vous voir étendue morte à mes pieds.

— John !… John !… mon bon et bien-aimé John !… — dit-elle, son beau visage s’illuminant d’un éclat nouveau, semblable à ces rayonnements du soleil qui percent tout à coup la nue épaisse. — Pas un mot de plus, cher ; nous ne nous quitterons jamais… Pourquoi nous quitterions-nous ?… Il n’est guère de choses en ce monde que l’argent ne puisse procurer ; eh bien ! il nous procurera le bonheur. Nous ne nous quitterons jamais…, jamais… mon mari adoré !…

Elle partit d’un joyeux éclat de rire en épiant son visage inquiet et effaré.

— Oh ! mon bon John, comme vous avez l’air effrayé ! — dit-elle. — Ne savez-vous pas encore que j’aime à vous tourmenter de temps en temps de ces sortes de questions, tout simplement pour voir vos gros yeux bleus s’ouvrir de toute leur grandeur ? Rentrons, cher ; Mme Powell va nous foudroyer de ses regards en nous voyant rentrer, et va faire sa réplique de convention à nos excuses, à l’effet de nous apprendre qu’il lui est indifférent d’attendre autant qu’il nous plaît le dîner, et qu’elle préférerait tout autant ne pas dîner du tout. N’est-ce pas une chose étrange, John, que la haine de cette femme pour moi ?

— Sa haine, chère, quand vous êtes si bonne pour elle !

— Mais c’est parce que je suis bonne pour elle qu’elle me hait, John. Si je lui donnais mon collier de diamants, elle me haïrait parce que je l’aurais à donner. Elle nous hait parce que nous sommes riches, jeunes et beaux, — dit Aurora en riant ; — juste le contraire de sa pâle et peu avenante personne.

Il était étrange qu’en ce moment Aurora semblât retrouver sa gaieté et son humeur charmante, et redevenir ce qu’elle avait été avant la lettre de Pastern. Quelque sombres qu’eussent été les nuages qui avaient plané sur sa tête depuis le jour où cette simple lettre avait produit un si terrible effet, ces nuages menaçants s’étaient dissipés tout à coup. Mme Powell eut bientôt remarqué ce changement. Les yeux de l’amour, si pénétrants qu’ils puissent être, ne sont rien auprès des yeux de la haine. Ceux-là ne se trompent jamais. Aurora était sortie du salon, morne et découragée, pour aller respirer sur la pelouse ; Mme Powell, assise dans l’embrasure d’une des fenêtres, avait épié tous ses mouvements, et l’avait vue à distance parler à quelqu’un de son poste d’observation (il lui avait été impossible de distinguer l’idiot) ; et cette même Aurora rentrait une toute autre créature. Il y avait un air de résolution sur cette bouche magnifique (que la critique féminine trouvait trop grande), air qui n’était pas étranger à ces lèvres roses, et un éclat dans les yeux qui sûrement avait une signification.

— Si je pouvais seulement trouver la clef de cette signification cachée, — pensait Mme Powell.

Depuis la maladie d’Aurora, la pauvre femme n’avait pas cessé de chercher cette clef ; elle cherchait à tâtons dans la profonde obscurité qui défiait sa très-grande pénétration. Qu’était donc ce groom ? qui était-il, pour qu’Aurora lui écrivît, comme elle lui avait évidemment écrit ? Pourquoi n’avait-il laissé paraître aucune surprise ? et quelle cause pouvait-il y avoir pour qu’il témoignât de l’étonnement si ce dont il s’agissait n’avait rapport qu’à ses devoirs d’entraîneur ? Cette obscurité confuse était plus impénétrable que la nuit la plus noire, et Mme Powell fut bien près de renoncer à jamais trouver la clef de ce mystère. Et maintenant, une complication nouvelle s’était formée du brusque changement d’humeur d’Aurora. Mellish était enchanté de ce changement. Il parlait et riait au point que les verres placés près de lui vibraient à la manifestation de cette joie bruyante. Il but tant de l’excellent vin de Moselle, que le sommelier Jarvis (qui avait grisonné au service du vieux châtelain, et avait versé au jeune Mellish son premier verre de champagne) finit par refuser de lui verser davantage de ce breuvage, lui offrant à la place un vin du Rhin extrêmement coûteux, dont le nom, formé de quatorze syllabes, était impossible à prononcer, et auquel John essayait de se faire sans pouvoir y réussir.

— Nous remplirons la maison d’invités pour la saison des chasses, ma chère Lolly, — dit Mellish. S’ils viennent le 1er septembre, ils seront tous confortablement installés pour le Saint-Léger. Il va sans dire que nous aurons le vieux papa, qui trottera sur son poney blanc comme le meilleur des hommes et des banquiers de la chrétienté. Le Capitaine Bulstrode et Mme Bulstrode viendront aussi ; et nous verrons la figure que fait notre petite Lucy, et si le grave Talbot la bat dans le silence de la chambre conjugale. Puis il y aura Hunter et un tas d’autres. Il faudra que vous me dressiez une liste de toutes les personnes un peu aimables qu’il vous plairait d’avoir ; et nous passerons un fameux automne, Lolly, n’est-ce pas ?

— Je l’espère, John, — répondit Mme Mellish après un moment de silence et une répétition de la question de son mari.

Elle n’avait pas écouté avec beaucoup d’attention les projets de John, et elle le surprit fortement en lui adressant une question tout à fait étrangère au sujet dont il venait de l’entretenir.

— Combien de temps les navires les plus rapides mettent-ils pour aller en Australie, John ? — demanda-t-elle tranquillement.

Mellish demeura le verre en main et le bras levé pour considérer sa femme après la question qu’elle venait de lui faire.

— Combien de temps les vaisseaux les plus rapides mettent-ils pour aller en Australie ? — répéta-t-il. — Bon Dieu ! Lolly, comment le saurais-je ? Trois semaines ou un mois. Non, je veux dire trois mois ; mais, miséricorde ! Aurora, pourquoi voulez-vous savoir cela ?

— La durée moyenne du voyage est d’environ trois mois, je suppose, mais quelques paquebots fins voiliers le font en soixante-dix et même soixante-huit jours, fit observer Mme Powell, fixant avec insistance sur le visage distrait d’Aurora ses yeux que protégeaient des cils blancs.

— Mais pourquoi, bonté divine, voulez-vous savoir cela, Lolly ? — répéta Mellish. — Vous n’avez pas besoin d’aller en Australie, et vous ne connaissez personne qui soit sur le point de s’y rendre.

— Peut-être Mme Mellish prend-elle intérêt au mouvement de l’émigration des femmes, — suggéra Mme Powel. — C’est une bien excellente œuvre.

Aurora ne répondit ni directement, ni indirectement à cette question. On avait ôté la nappe (car les usages modernes n’avaient rien changé à l’économie conservatrice de Mellish Park), et Mme Mellish demeura avec une grappe de groseilles blanches à la main, regardant sur l’acajou luisant la réflexion de son visage.

— Lolly ! — s’écria Mellish après avoir considéré sa femme pendant quelques minutes, — vous êtes aussi grave qu’un juge. À quoi pouvez-vous penser ?

Elle le regarda avec un sourire charmant, et se leva pour sortir de la salle à manger.

— Je vous le dirai un de ces jours, John, fit-elle. Venez-vous avec nous, ou allez-vous fumer sur la pelouse ?

— Si vous voulez venir avec moi, chère… — répondit-il on lui rendant son sourire accompagné d’un regard qui fumer un cigare dehors… si vous voulez venir avec moi, Lolly…

— Oh ! mon gros campagnard, — dit Mme Mellish en riant, — je crois vraiment que vous voudriez me voir fumer un de vos manilles, ne fût-ce que pour vous tenir compagnie.

— Non, très-chère, je ne voudrais jamais vous voir faire une chose qui ne serait pas convenable, qui serait incompatible avec les manières de la plus noble lady et les devoirs de la femme la plus respectable de l’Angleterre, — dit Mellish avec gravité. — Si j’aime à vous voir dans la campagne, une plume rouge à votre chapeau, c’est parce que je pense que le bon vieux sport des gentilshommes anglais doit être partagé par leurs femmes, plutôt que par des gens que je ne veux pas nommer, et parce qu’il y a chance que la vue de votre chapeau espagnol avec sa plume écarlate, au rendez-vous de chasse, puisse d’une manière ou d’une autre tenir éloignée du champ Mlle Wilhelmina de Lancy (née Scroggins et baptisée Sarah).

Mellish se tenait debout sur le Seuil d’une porte vitrée qui ouvrait sur un perron conduisant à la pelouse, et c’est là qu’il débita cette tirade dont la gravité était tout à fait en dehors de la teneur ordinaire de ses discours. Il tenait à la main un cigare qu’il allait allumer quand Aurora l’arrêta.

— Cher John, — dit-elle, — mon cher John, vous qui êtes si peu apte aux affaires, avez-vous oublié que le pauvre Langley est pressé de vous voir, pour vous rendre les anciens comptes, avant que le nouvel entraîneur n’entre en fonction ? Il est venu une demi-heure avant le dîner, et a demandé que vous voulussiez bien le voir ce soir.

Mellish haussa les épaules.

— Langley est le plus honnête homme qu’il y ait sur terre, — dit-il. — Je n’ai pas besoin de voir ses comptes. Je sais ce que l’écurie me coûte par année en moyenne, et cela me suffit.

— Mais pour sa satisfaction particulière, cher.

— Bien, bien, Lolly, ce sera pour demain matin, alors.

— Non, cher ; j’aurais besoin de lui pour m’accompagner demain matin.

— Demain soir alors.

— Vous avez donné rendez-vous au Capitaine à la Citadelle, — dit Aurora en riant, — ce qui veut dire que vous dînez à Holmbush avec le Colonel Pevensey. Allons, cher ami, j’insiste pour qu’une fois dans votre vie vous vous occupiez sérieusement d’affaires ; venez dans votre sanctuaire, et nous enverrons chercher Langley et ses comptes.

Le joli tyran passa son bras dans le sien et l’emmena de l’autre côté de la maison, dans cette même pièce où elle s’était évanouie à la lecture de la lettre de Pastern. En fermant la fenêtre, elle jeta dans l’obscurité un regard plein de mélancolie. L’orage n’était pas encore déclaré, mais de sinistres nuages passaient à une faible hauteur, et l’atmosphère brûlante était lourde, et l’on ne respirait point. Mme Mellish étala merveilleusement son aptitude aux affaires et paraissait prendre un intérêt énorme aux mémoires des marchands de grains, des vétérinaires, des selliers et des harnacheurs, avec lesquels le vieux piqueur embarrassait furieusement son maître. Mais dix minutes environ après que John eut entrepris ce pénible labeur, Aurora déposa le crayon avec lequel elle venait de tracer un calcul (par un procédé entièrement original, bien fait pour révolutionner Cocker, et réduire à néant cette règle banale qui prouve que deux et deux font quatre), et s’échappa doucement, en faisant une vague promesse de revenir bientôt, abandonnant Mellish à ses calculs et à son désespoir.

Mme Powell se trouvait au salon et lisait, quand Aurora rentra la tête et les épaules enveloppées d’un grand châle de dentelle noire. Mme Mellish avait évidemment compté ne trouver personne au salon, car elle fit un mouvement de surprise, et se retira à la vue de la veuve, qui se tenait contre une fenêtre éloignée, profitant des dernières lueurs du jour. Aurora s’arrêta un moment à quelques pas de la porte, puis elle traversa résolument l’appartement en se dirigeant vers la fenêtre la plus éloignée de celle devant laquelle Mme Powell était assise.

— Est-ce que vous allez au jardin par cette vilaine soirée, madame Mellish ? — dit la veuve.

Aurora s’arrêta à mi-chemin entre la porte et la fenêtre pour lui répondre.

— Oui, — dit-elle sèchement.

— Permettez-moi de vous donner le conseil de ne pas trop vous éloigner, nous allons avoir de l’orage.

— Je ne le pense pas.

— Comment, ma chère madame Mellish, n’entendez-vous pas le grondement lointain du tonnerre ?

— Je courrai la chance d’être surprise par lui. Le temps a été menaçant pendant toute l’après-midi. La maison m’est insupportable ce soir.

— Mais assurément vous ne vous éloignerez pas ?

Mme Mellish ne parut pas entendre cette observation. Elle se hâta de quitter le salon pour se diriger sur la pelouse, puis au nord du parc, vers la grille en fer à travers laquelle elle avait vu l’idiot.

De lourds nuages paraissaient se concentrer au-dessus des arbres du parc, recouvrant pour ainsi dire la terre d’un toit de fer brûlant, comme ces chambres de torture en métal, si ingénieusement combinées, dont nous lisons la description dans les romans ; mais la pluie n’était pas venue encore.

— Qui peut la conduire au jardin par une soirée comme celle-ci ? — pensait Mme Powell, en voyant la robe blanche disparaître dans l’obscurité. — Il va faire nuit noire dans dix minutes, et elle n’est pas ordinairement très-portée à sortir seule la nuit.

La veuve de l’enseigne déposa le livre qui paraissait l’intéresser si vivement, et gagna sa chambre, où elle choisit, parmi sa nombreuse garde-robe, un très-confortable manteau gris. Elle s’enveloppa de ce manteau, descendit rapidement et sans bruit l’escalier, et gagna le jardin par une petite porte qui se trouvait près de la chambre occupée par Mellish. Les rideaux du petit sanctuaire n’étaient pas tirés, et Mme Powell put voir le maître de la maison penché sur sa table, à côté du vieux piqueur. Il faisait alors tout à fait nuit. Mais cependant on pouvait encore apercevoir la robe blanche d’Aurora de l’autre côté de la pelouse.

Mme Mellish était debout auprès de la petite grille de fer quand Mme Powell sortit de la maison. Le point blanc demeura immobile pendant quelque temps, et l’indiscrète veuve, qui se tenait sous l’ombre d’une allée, commençait à croire qu’elle avait perdu ses peines, et qu’après tout la sortie d’Aurora n’avait peut-être pas de but spécial.

Mme Powell éprouvait un cruel désappointement. Toujours à l’affût d’un indice qui pût lui révéler le secret dont elle avait découvert l’existence, elle s’était bercée de l’espoir que cette sortie si peu raisonnable pourrait être un des anneaux de la chaîne mystérieuse qu’elle tenait tant à réunir. Mais il paraissait qu’elle s’était trompée ; cette sortie de nuit, par ce temps menaçant, était tout simplement un caprice d’Aurora, une fantaisie de femme qui ne signifiait absolument rien.

Mais non ! la masse blanche n’était plus immobile, et dans le silence de la nuit brûlante, Mme Powell entendit le grincement lointain d’une grille qui tourna lentement sur ses gonds, et comme guidée par une main prudente. Mme Mellish avait ouvert la grille, et avait passé de l’autre côté de la barrière invisible qui séparait le jardin du parc. Un moment après, elle avait disparu sous les arbres qui formaient une ceinture autour de la pelouse.

Mme Powell s’arrêta, presque terrifiée par cette découverte inespérée.

Au nom de tout ce qui était mystérieux et impénétrable, que pouvait avoir à faire Mme Mellish entre neuf et dix heures du soir de ce côté du parc, de ce côté nord, mal entretenu, abandonné et fréquenté seulement depuis un grand nombre d’années par les gardes du château ?

Le sang monta bouillant à la face de Mme Powell, quand elle se souvint tout à coup que la loge abandonnée qui se trouvait de ce côté venait d’être donnée pour logement au nouvel entraîneur. Ce souvenir n’était rien ; mais si l’on ajoutait à cela la lettre mystérieuse signée d’un A, c’était plus qu’il n’en fallait pour faire couler une joie frémissante, horrible et sauvage dans les veines glacées de la gouvernante. Qu’allait-elle faire ? Suivre Mme Mellish, et découvrir où elle allait ? Jusqu’à quel point le succès de cette tentative était-il certain ?

Elle revint sur ses pas et regarda encore une fois à travers la fenêtre du cabinet de Mellish. Il était toujours penché sur ses papiers, toujours dans le même embarras. Il semblait qu’il y eût peu de chance qu’il eût terminé bientôt. La nuit sans étoiles et ses vêtements noirs mettaient la veuve à l’abri de toute observation.

— Si j’étais derrière elle, elle ne me verrait pas, — pensa-t-elle.

Elle traversa la pelouse et passa dans le parc. Les ronces et les longues herbes emmêlées s’attachaient à sa robe. Elle s’arrêta un moment pour regarder autour d’elle.

Nulle part elle ne voyait la forme blanche d’Aurora parmi les allées touffues qui s’étendaient en désordre devant elle.

— Je ne chercherai pas à savoir le sentier qu’elle a suivi, — pensa Mme Powell ; — je sais où la trouver.

Elle s’avança par le sentier étroit conduisant à la loge. Elle ne connaissait pas assez intimement les lieux pour prendre le chemin que l’idiot avait suivi dans l’herbe quelques heures plus tôt, et elle mit quelque temps à franchir la distance qui séparait la grille de la loge.

Les fenêtres de la façade de l’habitation stique faisaient face à la route et à la grille abandonnée ; le derrière de la maison, au contraire, faisait face au sentier qu’avait pris Mme Powell, et les deux petites fenêtres percées de ce côté du mur étaient noyées dans l’obscurité.

La veuve de l’enseigne passa doucement de l’autre côté, regarda prudemment autour d’elle, et écouta. On n’entendait que le bruissement des feuilles, tremblantes même dans cette atmosphère si calme, comme par l’effet d’une prescience intime de l’orage qui approchait. Elle s’avança lentement et avec précaution près de la petite fenêtre rustique et plongea son regard à l’intérieur.

Elle ne s’était pas trompée en disant qu’elle savait où trouver Aurora.

Mme Mellish était debout, le dos tourné vers la fenêtre. Immédiatement en face d’elle, Conyers, l’entraîneur, était nonchalamment assis, et fumait sa pipe. La petite table les séparait, et la seule chandelle qui éclairait la chambre se trouvait tout près du coude de Conyers et lui avait évidemment servi à allumer sa pipe. Aurora parlait. L’oreille la plus fine eût pu entendre sa voix, mais non pas distinguer ses paroles. On voyait que l’entraîneur écoutait attentivement. Il écoutait attentivement, mais un froncement de ses beaux sourcils plissait son front, et il était évident qu’il n’était pas satisfait du tour de la conversation.

Quand Aurora eut cessé de parler, il leva les yeux, haussa les épaules, et ôta sa pipe de sa bouche. Mme Powell, le visage collé contre le carreau, ne le quittait pas des yeux.

Il indiqua d’un geste indifférent une chaise vide placée près d’Aurora ; mais celle-ci secoua la tête avec mépris, et se tourna brusquement du côté de la fenêtre. Ce mouvement avait été si rapide que Mme Powell avait à peine eu le temps de se rejeter en arrière, lorsqu’Aurora avait fait jouer le fermoir de la fenêtre, et l’avait ouverte toute grande.

— Je ne puis supporter cette chaleur étouffante, — s’écria-t-elle d’un ton d’impatience ; — j’ai dit tout ce que j’avais à dire, et il est inutile que j’attende votre réponse.

— Vous ne me donnez guère le temps de réfléchir, — dit-il avec un calme impudent qui contrastait étrangement avec l’emportement et la véhémence d’Aurora. — Quel genre de réponse voulez-vous ?

— Oui ou non.

— Rien de plus ?

— Non, rien de plus. Vous savez mes conditions ; elles sont toutes écrites ici, — ajouta-t-elle en posant la main sur un papier déployé sur la table. — Elles sont écrites assez clairement pour qu’un enfant les comprenne. Voulez-vous les accepter, oui ou non.

— Cela dépend des circonstances, — répondit-il en remplissant sa pipe et regardant avec admiration l’ongle de son petit doigt, en même temps qu’il pressait le tabac dans le fourneau.

— De quelles circonstances ?

— Des compensations que vous offrez, ma chère madame Mellish.

— Vous voulez dire du prix ?

— C’est une vilaine expression, — dit-il en riant, — mais je suppose que nous entendons la même chose. Il faut que la compensation qui me fera faire tout cela soit bien belle, — il montrait le papier écrit, — et il faut qu’elle ait la forme d’espèces sonnantes. Combien ce sera-t-il ?

— C’est à vous de le dire. Souvenez-vous de ce que je vous ai dit. Refusez ce soir, et je télégraphie à mon père demain matin, pour lui dire qu’il change son testament.

— Supposons que le vieux gentleman soit enlevé dans l’intervalle, et qu’il laisse la jolie feuille de parchemin telle qu’elle est. J’entends dire qu’il est faible et vieux ; une semblable probabilité mérite bien qu’on la compte pour quelque chose. J’ai souvent risqué mon argent sur des chances qui ne valaient pas celles-là.

Elle se tourna vers lui avec un visage dont l’expression était tellement assombrie, que les honteuses et impertinentes paroles expirèrent sur ses lèvres, et il demeura bouche béante, les yeux attachés sur elle.

— Diable ! — fit-il, — vous avez toujours cette énergie diabolique d’autrefois. Je ne sais trop si ce n’est pas une offre acceptable, après tout. Donnez-moi deux mille livres et je les prends.

— Deux mille livres !

— J’aurais dû dire vingt, mais je n’ai jamais su me montrer exigeant.

Mme Powell, accroupie sous la fenêtre ouverte, avait entendu chaque mot de ce court dialogue ; mais en ce moment, oubliant toute précaution, dans son empressement de tout entendre, elle avait levé la tête presque au niveau de l’entablement de la fenêtre. Au même instant, elle recula brusquement tremblante de terreur. Elle venait de sentir le souffle tiède d’une haleine sur sa joue, et sur sa robe le contact d’un vêtement d’homme.

Elle n’était pas seule à écouter.

Le second espion était Stephen Hargraves, l’idiot.

— Chut, — fit-il, en saisissant le poignet de Mme Powell, et en la maintenant dans sa position accroupie par la force musculaire de sa main calleuse ; — ce n’est que moi, Steeve l’idiot, vous savez bien ; le garçon d’écurie qu’elle (il accentua le elle avec tant d’impétuosité, qu’il faillit rompre brusquement le grand calme de la nuit), qu’elle a cravaché. Je vous connais, je sais que vous êtes ici pour écouter. Il m’a envoyé à Doncastre lui chercher ceci (et il montrait une bouteille qu’il portait sous son bras) ; il a cru qu’il me faudrait quatre ou cinq heures pour aller et revenir ; mais j’ai couru tout le temps, car je me doutais bien qu’il y avait quelque chose en l’air…

Il essuya sa face humide de sueur avec les bouts de sa méchante cravate.

Sa respiration était haletante, et Mme Powell pouvait entendre les violents battements de son cœur tant le silence était grand autour d’eux.

— Je ne vous trahirai pas, — dit-il, — et vous ne me trahirez pas non plus. J’ai encore sur mon dos les marques de la cravache avec laquelle elle m’a frappé ce jour-là. Je les regarde de temps en temps, et elles me raffermissent le souvenir. C’est une belle madame, et une grande dame ? Oui, sûrement ; mais cela n’empêche pas qu’elle vient voir le valet de son mari en cachette, et la nuit. Il se peut que le jour ne soit pas éloigné où elle sera à son tour chassée de ces lieux avec défense d’y reparaître ; fasse le Seigneur miséricordieux que je vive pour voir cela. Chut !…

Il n’avait pas lâché le bras de la veuve. Une pression de sa main de fer lui imposa silence, et la força de baisser la tête ; toutes les forces de l’homme semblaient passées dans ses yeux avides.

— Écoutez, — dit-il, à voix basse ; — écoutez ! Chacune de ses paroles la rapproche plus sûrement de sa perte.

L’entraîneur fut le premier à reprendre la parole. Il avait tranquillement fini de fumer sa pipe, et il en vida les cendres sur la table avant de renouer le fil de la conversation au point où il l’avait laissée.

— Deux mille livres, — reprit-il ; — voilà ce que je veux, et je crois qu’on peut me les donner sans hésiter. Deux mille livres sterling en billets sur la Banque d’Angleterre (des billets de cinq et de dix livres ; des chiffres plus élevés seraient un embarras), ou bien, si vous voulez, en argent monnayé du royaume. Vous comprenez : deux mille livres comptant. C’est mon dernier mot ; ou je quitte cette maison demain matin, — avec tout ce qui m’appartient.

— De cette manière vous n’auriez rien, — dit Mme Mellish, avec calme.

— Vraiment ? Et que gagna le Maure de Venise, à étouffer sa femme ? Je ne gagnerais rien, mais je serais vengé d’un chat-tigre, dont les griffes ont laissé sur moi une marque que je porterai jusqu’à la tombe.

Il souleva ses cheveux et montra du doigt une cicatrice sur son front, une marque blanche, à peine visible à la lueur de la chandelle.

— Je suis une nature douce, facile à vivre, madame Mellish, — reprit-il, — mais je n’oublie pas. Ce sera deux mille livres ou une guerre à mort.

Mme Powell attendait, haletante, la réponse d’Aurora ; mais avant que cette réponse ne vînt, une large goutte d’eau tomba sur le front légèrement dégarni de la veuve. Le capuchon de son manteau était retombé en arrière, laissant sa tête à découvert. Cette unique goutte d’eau annonçait le commencement de l’orage : un roulement de tonnerre, lent et étouffé par la distance, annonça que les éléments entraient en lutte, et un éclair blafard vint éclairer les visages également blafards des deux écouteurs.

— Lâchez-moi, — dit tout bas Mme Powell, — lâchez-moi ; il faut que je sois rentrée avant la pluie.

L’idiot laissa libre la main qu’il avait tenue tout le temps sans en avoir conscience, tant son attention était absorbée par ce qui se passait dans le cottage.

Mme Powell se releva et s’éloigna sans bruit de la maisonnette : elle se rappelait qu’il était de toute nécessité qu’elle rentrât avant Aurora et qu’elle évitât l’averse. Ses vêtements mouillés l’eussent trahie si elle n’eût réussi à éviter l’orage prêt à fondre. Elle était d’une nature chétive, maigre, qui n’avait en chair ou en graisse rien de superflu, et elle reprit en courant le chemin par lequel elle était venue à la poursuite d’Aurora.

Les lourdes gouttes de pluie tombaient à de longs intervalles sur les feuilles ; un second, puis un troisième coup de tonnerre firent trembler la terre comme le grondement sinistre d’un animal affamé qui s’approche peu à peu de sa proie ; de pâles éclairs bleuâtres éclairèrent les échappées du bois, mais l’orage n’était pas encore déclaré dans toute sa furie.

Les gouttes de pluie tombaient moins rares quand Mme Powel sortit du couvert par la petite grille ; plus fréquentes encore lorsqu’elle atteignit la porte, qu’elle avait laissée entr’ouverte une heure plus tôt, et elle s’assit haletante sur un banc placé à l’intérieur dans le but de se remettre un peu avant d’aller plus loin. Elle était encore sur ce banc quand un quatrième coup de tonnerre fit trembler la voûte sous laquelle elle se trouvait, et la pluie tomba de la nue opaque avec une telle impétuosité qu’il semblait qu’une énorme trappe avait été pratiquée dans le ciel et qu’un océan céleste déversait ses flots sur la terre.

— Je crois que madame va se trouver joliment prise, — se dit Mme Powell.

Elle jeta de côté son manteau, et s’engagea dans un corridor conduisant au vestibule. Un domestique en fermait les portes.

— Avez-vous fermé les fenêtres du salon, Wilson ? — demanda-t-elle.

— Non, madame ; je crains bien que Mme Mellish ne soit exposée à la pluie. Jarvis s’apprête à aller la chercher avec une lanterne et un parapluie.

— Jarvis peut rester où il est ; Mme Mellish est rentrée depuis une demi-heure. Vous pouvez fermer toutes les portes et mettre les verrous pour la nuit.

— Oui, madame.

— À propos, quelle heure est-il, Wilson ? ma montre retarde.

— Dix heures un quart, madame, à la pendule de la salle à manger.

Wilson ferma la porte du vestibule, et l’assujettit avec une immense barre de fer, d’un mécanisme assez compliqué, à laquelle était adaptée une sonnette pour prévenir le cas où des voleurs se seraient introduits dans la maison.

Du vestibule, Wilson passa dans le salon où il ferma avec soin la longue rangée de fenêtres, du salon à l’office, de l’office à la salle à manger où il ferma la porte vitrée ouvrant sur le jardin. Cela terminé, toute communication entre la maison et le jardin était impossible.

— Quoi qu’il arrive, il saura ses menées, — pensa Mme Powell en épiant les pas du valet pour voir s’il faisait ce qu’elle lui avait ordonné.

Les domestiques n’avaient pas une affection bien vive pour la gouvernante, et, en rentrant à l’office, il fit part à ses camarades des exigences et de la sécheresse toujours croissantes de la vieille, qui épiait leurs mouvements comme un vieux chat épie ceux d’une souris. Wilson était de Londres et il avait été importé tout récemment dans la maison.

Quand la veuve sut tous les verrous consciencieusement tirés et les clefs tournées dans les serrures, elle revint au salon et s’assit près d’une table éclairée, pour s’occuper à quelque délicate tapisserie ou à tout autre ouvrage affectionné des vieilles filles, et qui devait être un pendant de la broderie de Pénélope, car elle semblait avancer la nuit et rétrograder le jour. Elle avait vivement lissé ses cheveux et remis de l’ordre dans ses ajustements, et elle était d’une propreté aussi rigide que lorsqu’elle descendait déjeuner chaque matin dans toute la virginité de sa toilette matinale. ⠀ Elle travaillait depuis environ dix minutes quand Mellish entra, sortant accablé, mais triomphant de sa lutte avec de simples multiplications et soustractions. John avait évidemment beaucoup souffert pendant l’action : ses épais cheveux châtains étaient réunis en masses qui se tenaient droites sur sa tête, sa cravate était détachée et le col de sa chemise ouvert pour le bien-être de sa large encolure. Quand il entra dans le salon, il portait sur sa personne ces marques d’une lutte acharnée ainsi que bien d’autres que nous passons sous silence.

— J’ai fini par battre en retraite, madame Powell, — dit-il, en laissant tomber son grand corps sur un des canapés, non sans faire courir de grands risques aux ressorts du siège ; — j’ai battu en retraite avant la chute du drapeau, car Langley aurait voulu me garder jusqu’à minuit : il m’a poursuivi jusqu’à la porte de ce salon avec quatorze boisseaux d’avoine qui sont portés sur le compte du grainetier et qui ne le sont pas sur le livre qu’il tient pour contrôler les comptes de ce digne négociant. Je lui demande pourquoi diable il ne les porte pas sur son livre tout de suite, pour en finir, au lieu de me tourmenter comme il le fait ? À quoi bon tenir un livre si les comptes qu’il y fait ne sont pas les mêmes que celui du grainetier ? Mais c’est fini, ajouta-t-il avec un soupir de soulagement ; c’est fini, et tout ce que je puis dire, c’est que j’espère bien que le nouvel entraîneur n’est pas si honnête.

— Savez-vous quelque chose sur le compte du nouvel entraîneur, monsieur Mellish ? — demanda Mme Powell d’un ton parfaitement naturel, plutôt avec l’intention d’amuser son maître, en causant avec lui, que pour satisfaire une curiosité mondaine.

— Oh ! bien peu de chose, — répondit John avec indifférence ; — je n’ai même pas encore vu cet individu ; mais il m’a été recommandé par Pastern, et je suis certain qu’il me conviendra. Et puis Aurora connaît cet homme ; il a été autrefois au service de son père.

— Oh ! vraiment ! — fit Mme Powell en appuyant avec intention sur ces deux mots insignifiants en eux-mêmes ; — oh ! vraiment ! Mme Mellish le connaît ! Alors, bien entendu, c’est un homme digne de confiance. C’est un jeune homme d’une beauté remarquable ?

— D’une beauté remarquable, vraiment ? — dit Mellish avec un rire indifférent. — Alors je suppose que toutes les filles vont tomber amoureuses de lui et négliger leur ouvrage pour ne faire que regarder par les fenêtres qui donnent sur les écuries ; eh ? c’est ce qui arrive quand on a chez soi un aussi beau groom, n’est-ce pas ? Susan et Sarah et les autres vont se mettre à nettoyer les carreaux et à pavoiser leurs chapeaux de rubans, eh ?

— Je n’en sais rien, monsieur Mellish, — répondit la veuve souriant niaisement par-dessus son ouvrage, comme si la question qu’ils agitaient était si hors de propos, qu’il lui fût vraiment impossible de garder son sérieux ; — mais mon expérience m’a jetée au milieu d’un grand nombre de familles, dit-elle avec beaucoup de vérité (car elle avait occupé tant de places, que ses ennemis en étaient arrivés à déclarer qu’elle ne pouvait rester plus de douze mois dans une maison, par la raison que ses maîtres ne manquaient jamais, au bout de ce temps, d’avoir découvert son vrai caractère), j’ai occupé des postes de confiance, continua Mme Powell, et je regrette de le dire, j’ai vu bien des misères domestiques surgir de l’emploi de serviteurs trop beaux, dont l’apparence et les manières sont supérieures à leur position. M. Conyers n’est pas le genre d’homme que je voudrais voir dans une maison où j’aurais charge de jeunes personnes.

Une sorte de faiblesse, un malaise se fit sentir tout à coup par tout le corps de Mellish, en même temps que Mme Powell s’exprimait ainsi ; c’était une sensation tellement vague, qu’il savait à peine si elle était physique ou morale, pas plus qu’il ne savait pourquoi ces paroles de la veuve lui étaient désagréables. Cette sensation fut aussi passagère qu’elle était vague. John promena ses honnêtes yeux bleus autour du salon.

— Où est Aurora ?… demanda-t-il. Couchée ?…

— Je crois que Mme Mellish est allée se reposer, — répondit la gouvernante.

— Alors, j’y vais aller également ; la maison est triste comme un cachot quand elle n’est pas là, — observa Mellish avec une aimable candeur. — Voudrez-vous bien me préparer un grog avant que je monte, Mme Powell, car tous ces comptes m’ont donné des frissons.

Il se leva pour sonner ; mais il n’avait pas fait trois pas que des coups impatients, frappés du dehors aux volets fermés, arrêtèrent ses pas.

— Qui diable est là ? s’écria-t-il en tournant la tête du côté d’où venait le bruit, mais sans chercher à répondre à l’appel parti du dehors.

Mme Powell leva la tête pour écouter ; son visage n’exprimait qu’un naïf étonnement.

Les coups furent répétés avec plus de force et d’impatience.

— Ce ne peut être qu’un des domestiques, — se dit John ; — mais pourquoi ne fait-il pas le tour de la maison ? Cependant, je ne puis laisser dehors le pauvre diable par un temps comme celui-ci, — ajouta-t-il avec douceur en ouvrant la fenêtre.

Les fenêtres ouvraient en dedans, les persiennes en dehors. Il poussa les persiennes, et regarda dans l’obscurité ; la pluie tombait à torrents.

Aurora, grelottant dans ses vêtements trempés, était debout à quelques pas de lui, et la pluie tombait d’aplomb sur sa tête.

Malgré l’obscurité son mari la reconnut.

— Ma chère enfant ! — s’écria-t-il, — est-ce bien vous ? Vous dehors par un temps pareil et par une telle nuit ! Entrez ; miséricorde, vous devez être trempée jusqu’aux os !

Elle entra ; l’eau contenue dans la mousseline de sa robe inondait le tapis qu’elle foulait, et les plis de son châle de dentelle se collaient sur son visage.

— Pourquoi avez-vous laissé fermer ces fenêtres ? — demanda-t-elle en s’adressant à Mme Powell, qui s’était levée, et avait tout l’air d’une statue représentant à la fois l’inquiétude et la sympathie. — Vous saviez que j’étais au jardin.

— Oui ; mais j’ai cru que vous étiez rentrée, ma chère madame Mellish, — dit la veuve, s’emparant avec empressement du châle d’Aurora qu’elle essayait de lui ôter, mais que Mme Mellish lui arracha vivement des mains. — Je vous ai vue sortir, c’est vrai, et je vous ai vue quitter la pelouse dans la direction de la grille du nord, mais je vous croyais rentrée depuis quelque temps.

La couleur disparut des joues de Mellish.

— La grille du nord ? — dit-il. — Venez-vous de la loge du nord ?…

— Je suis allée dans la direction de la grille du nord, — répondit Aurora en appuyant avec ironie sur ces mots. — Les renseignements que vous donnez sont parfaitement exacts, madame Powell ; cependant j’ignorais que vous m’eussiez fait l’honneur d’épier mes actions.

Mellish ne paraissait pas avoir entendu ces dernières paroles. Il regardait alternativement sa femme et la gouvernante avec l’expression embarrassée d’un homme en qui vient de surgir un nouveau doute. C’était vraiment pénible à voir.

— La loge du nord ! — répétait-il. — Qu’alliez-vous faire là, Aurora ?

— Voulez-vous que je reste ici dans mes vêtements trempés pendant que je vais vous le dire ? — demanda Mme Mellish, dont les grands yeux s’illuminaient d’indignation. — Si vous voulez une explication pour la satisfaction de Mme Powell, je puis la donner ici ; si c’est seulement pour la vôtre, je vous la donnerai aussi bien là-haut.

Elle s’avança vers la porte, traînant après elle son châle mouillé ; mais sa démarche n’était pas moins majestueuse dans ses vêtements trempés ; c’était Sémiramide ou Cléopâtre sorties par un temps de pluie. Mais à la porte elle s’arrêta, et, s’adressant à son mari, elle lui dit :

— J’aurai besoin que vous me conduisiez à Londres demain, monsieur Mellish.

Puis avec un mouvement superbe de sa tête magnifique, et un éclair de ses yeux rayonnants qui semblait dire : « Esclave, obéis et tremble ! » elle disparut, laissant Mellish la suivre, tremblant, étonné, abasourdi, la tête assaillie de doutes et d’inquiétudes terribles, qui, comme des créatures venimeuses, lui rongeaient sourdement le cœur.