Contes d'Extrême-Orient/Le Pont des Oiseaux

La bibliothèque libre.
Contes d’Extrême-Orient
(p. 89-115).

Le Pont des Oiseaux

Conte coréen

I. — La reine Taou-Lang-Dao.


L’automne de 1895 était dans sa troisième semaine, comme la 8e lune de la grande année Yeulmi, pour parler la langue de l’almanach de la Corée. D’un bout à l’autre de la presqu’île, la population de ce Pays du Matin calme était occupée aux travaux du mois d’octobre, aux préparatifs nécessités par l’approche du long, rude et triste hiver de son climat, et chaque paire de bras faisait une besogne. Cette masse inerte, insouciante et paresseuse, eût donné, à qui l’eût vue pour la première fois, l’illusion d’une ruche ou d’une fourmilière.

Au Sud, beaucoup plus chaud, le riz était moissonné. Un bruit continu de martelage, des nuées de poussière blonde mêlée de légers flocons blancs, des tas de balles et de siliques ouvertes, le long des maisons, décelaient le battage du riz et l’égrenage du coton dans les cours intérieures. Par l’entre-bâillement des portes on eût pu voir les hommes creuser des silos pour y resserrer des monceaux de choux ; des femmes emplir de navets et de saumure de grandes jarres vernissées ; broyer et façonner en tourteaux des pois et des haricots ; emballer les morceaux de résine recueillis de la saignée des camphriers. D’autres salaient des poissons ou préparaient avec leurs œufs du caviar rouge ; d’autres bottelaient des bèches de mer et des ailerons de requins séchés, restes de la récolte journalière drainée par les filets des jonques entre les mille îlots et récifs semés, comme les épaves d’un naufrage, devant les côtes Est et Sud de la Corée.

Au Nord, les mineurs se hâtaient de broyer et de laver le quartz aurifère, avant que la gelée ne vînt solidifier les eaux ; les bûcherons activaient l’abatage des bois dans les montagnes de Diamant, et, dans de rares coins de plaine, les paysans coupaient l’orge.

Au Centre, à qui mieux mieux, on moissonnait. Les fonds des vallées, les ensellements modelés à même la masse des collines, avaient été vidés, par la levée de petites vannes, de nappe d’eau nécessaire à la maturation du riz. Englué jusqu’aux genoux de limon noir, hommes, femmes, enfants, tranchaient joyeusement de leurs faucilles et entassaient, par poignées, les épis roux, dans des corbeilles pendues à leurs épaules, comme des boîtes de botanistes. La joie de récolter avait réveillé la bonne humeur qui forme le fond du caractère coréen. C’était une explosion de rires et de plaisanteries quand un moissonneur maladroit ou malchanceux enfonçait jusqu’à la ceinture dans ces champs où ils auraient pu employer les pousse-pied des pêcheurs de moules d’Esnandes. Sur les levées, de magnifiques bœufs roux, gardés par de petits enfants, attendaient, en s’émouchant placidement, que la provende bottelée au fur et à mesure fût entassée sur leurs larges bats, faute de gerbières.

Sur les chemins, on ne voyait qu’un va-et-vient de meules énormes, roulant et tanguant au mouvement lent et régulier de la marche de ces bonnes bêtes. En passant, les bandes de coupeurs de riz échangeaient des appels à sonorité de you ! you ! arabes ou de tyroliennes, entre elles ou avec les gens qui coupaient des broussailles au flanc des collines. Ceux qui pouvaient utiliser un cours d’eau descendaient paisiblement le courant, leur longue pipe aux lèvres, dans des jonques chargées à couler bas, au son d’une flûte d’où quelque Mélibée en vêtements blancs tirait de vieilles mélodies d’origine inconnue. Cela remplaçait la joie exubérante de nos « pêlées ».

Dans les villages déserts, volailles et pourceaux vaguaient à leur aise, tout le jour, le long des tas d’ordures accotés aux maisons de torchis lézardées et lépreuses, ou dans de profondes ornières, pleines de tous les liquides d’une cour de ferme sale, sur la crête desquelles des pies sautillaient, en régalant de la crécelle intermittente de leur caquet de rares vieilles femmes laissées à la garde des logis.

Les faces rouge brique, un instant levées pour aspirer la brise, les bras tannés essuyant d’un geste arrondi les fronts débarrassés des serre-tête et des chapeaux en fibres de bambou, n’auraient pas dissipé l’illusion d’un coin d’Europe au mois d’août, tant l’uniformité de la vie de la terre empreint d’un caractère identique tous les êtres qui tirent leur subsistance de sa culture. Mais les courtes vestes blanches nouées obliquement sur une épaule, les larges braies blanches bouffantes et serrées aux chevilles, les cheveux noirs ébouriffés autour d’un chignon érigé en tortillon sur le haut du crâne, l’impossibilité de distinguer à distance un homme d’une femme, précisaient promptement la nationalité coréenne des acteurs de ces scènes.

La misère et le désœuvrement avaient momentanément fait place à l’abondance et à l’activité. Les paysans ne pensaient plus aux agitateurs et à leurs promesses d’une vie moins dure et de lendemains moins incertains, si les Tong Haks réussissaient à renverser la dynastie. Privés des meilleurs auxiliaires de leurs recruteurs, les Tong Haks avaient disparu, comme par enchantement, et les ghildes des marchands forains, qui coopèrent en Corée à la police des provinces, tenaient partout leurs assemblées ordinaires, dans quelque champ près des chefs-lieux, sans rencontrer aucune des bandes ou aucun des émissaires de ces soi-disant apôtres de la nouvelle religion du Savoir oriental.

Les paysans ne semblaient même plus prendre garde aux troupes de Japonais espacés de quatre lieues en quatre lieues dans des postes-magasins, de Séoul à Fousan, à Chemoulpo, à Gensan, à Phyông-Yang et à Ouichiou, malgré la haine invétérée qu’ils portent à leurs voisins insulaires.

Le plus grave résultat de la récente guerre, l’expulsion des Chinois du pays, ne se faisait pas sentir aux ruraux coréens, tant la suzeraineté du Fils du Ciel leur avait été légère, et tant leur subordination figurait à sa place au milieu de leurs usages, presque tous empruntés à la « Civilisation illuminée » de la « Fleur du Milieu ».

Cette indifférence ne résultait pas seulement de leur étroite dépendance des accidents climatériques et des vicissitudes des saisons. D’autres influences les avaient façonnés à la routine et à l’apathie.

Les cycles soixantenaires de leur chronologie se succèdent en se répétant, sans une variante. Pour donner l’idée de l’écoulement du temps, il a fallu affecter un nom spécial à chacune des soixante années, sans cela aussi indistinctes l’une de l’autre que les flots d’une rivière.

Presque régulièrement, chaque printemps ramenait, avec la perception de l’impôt, l’explosion d’une révolte, et chaque automne, avec la récolte, une pacification. De temps immémorial les choses s’étaient ainsi passées, quel que fût le nom particulier des mouvements, sans plus surprendre personne que le départ ou l’arrivée des oies sauvages, et l’automne de 1895 pouvait paraître reproduire exactement tous ceux qui l’avaient précédé dans le Pays de la Sérénité du Matin.

À Séoul même, la capitale coréenne, cœur et cerveau, point d’origine et d’aboutissement de tous les mouvements nationaux de ce pays où la vie provinciale, nulle, est bornée à la production et à la consommation du pain quotidien, il fallait un œil exercé et les rapports d’un minutieux espionnage, pour percevoir des symptômes inquiétants au milieu du grouillement du bas peuple dans le dédale des rues et la foire permanente des quatre grandes avenues qui la traversent.

Seule, la reine Taou-Lang-Dao le pouvait. Son amour profond pour son fils, le prince héritier, aiguisait la clairvoyance de l’ambition dominatrice chez cette femme au cœur viril qui, depuis 1873, avait vécu la sombre et tragique existence d’une Catherine de Médicis. L’expérience terrible des complots de 1882, 1884 et 1894, où le père du roi, le Tai Ouen-Koun, n’avait pas hésité, pour la tuer sûrement, eile, à combiner le massacre de son propre fils et de toute la cour, l’assurait que, du fond de sa maison de Teuk-Li, où il s’était volontairement exilé, le féroce vieillard continuait, avec la complicité, alors bien facile, de ses anciens partners les Japonais, à préparer la satisfaction de son appétit inassouvi du pouvoir.

Dans les propos, intentionnellement futiles, des dames du corps diplomatique qu’elle recevait journellement, sa sagace intelligence triait un commentaire des rapports des mille agents secrets qu’elle entretenait dans toute la ville et trouvait toujours le temps de recevoir. Un mot, un geste, une nuance d’opinion lui confirmaient les promenades, sous la protection des Japonais, d’un fils que le roi avait eu d’une dame de la cour, Mme Chang, et le danger d’une rivalité préparée d’avance par ces ennemis, vigilants et sans scrupules, entre lui et le prince royal.

Leur intervention l’avait empêchée d’y pourvoir en supprimant la mère et l’enfant. L’autre rival de son Benjamin, mais celui-là, du moins, ne la gênerait plus, Li-Shoun yoo, le petit-fils adoré du Tai Ouen-Koun, hantait souvent sa pensée, comme l’ombre sanglante du duc de Guise l’agonie de la vieille Florentine, à qui rien non plus n’avait coûté pour mettre Henri III sur le trône. La princesse Min savait aussi, sans avoir été l’élève de Machiavel, que le sang est une semence, et que, versé par un assassinat, même juridique, comme celui de Li-Shoun yoo, tôt ou tard il produit la vengeance.

Entourée de ses parents, placés par elle auprès du roi, en attendant qu’elle en formât un conseil privé (Choseï In), qui eût réduit à de vaines parades les vrais ministres ; renseignée sur tout par les créatures dont elle peuplait les administrations et la cour, malgré les réclamations infatigables des Japonais ; protégée par la garde que commandait le colonel Hyeun, son sauveur en 1884, elle bravait néanmoins la meute des conseillers nippons et des nobles coréens leurs clients, découplés par le comte Inouye et le vicomte Mioura Goro dans tous les ministères.

Leur quête infatigable la maintenait sur le qui-vive ; c’est pourquoi son œil exercé, comme celui des loups de mer, par la nécessité de prévenir les « coups de tabac », sondait le beau ciel bleu si pur des automnes de la mer Jaune, et à travers la mélancolique sérénité de la 8e lune de Yeul mi, voyait les nuages, d’où part la foudre, présents par leurs innombrables molécules, que la moindre baisse de la pression atmosphérique rassemblerait immédiatement.

Cette baisse survint le 7 octobre, soudainement. La garde du Palais avait été diminuée, puis désarmée et réarmée de fusils hors de service, sans que la reine eût pu s’y opposer. Pendant qu’elle cherchait une riposte à cette botte du premier ministre, instrument des Japonais, une révolte militaire éclata.

Un corps de mille Coréens, armés et instruits à l’européenne par des sous-officiers japonais, se mutina contre le colonel Hong, fidèle soldat qui avait sauvé la reine en 1882, et qu’elle avait fait nommer à ce commandement, pensant transformer ainsi en défenseurs une soldatesque visiblement organisée pour une tout autre besogne. Ces Kounrentaï enfermèrent la police de la capitale dans ses postes et, sans attaquer encore le Palais, le bloquèrent à distance étroitemént.

Rasant la terre, comme les hirondelles avant les orages, isolément ou par petits groupes, ils venaient en observer les entrées et essayaient d’intercepter les agents qui accouraient avertir la reine.

Elle s’était réfugiée dans une grande construction à l’européenne, toute proche d’une porte du Palais donnant issue sur la vaste esplanade où les futurs mandarins subissent leurs examens, et sur l’immense sapinière du mont Poukhan, dont les bonzeries avaient plusieurs fois recueilli et ramené en triomphe des rois chassés par une émeute. Elle écouta tous les rapports et conclut trop aisément, de l’apparente hésitation des Kounrentaï, qu’ils agissaient isolément et qu’une plainte du roi au représentant du Japon, le lendemain, réprimerait cette équipée.

Néanmoins, les supplications de la plus intime de ses favorites, d’aller près du roi, pour l’informer aussitôt du péril et trouver près de lui un asile absolument inviolable, les suggestions clairvoyantes que lui inspirait la terreur, sur la duplicité du vicomte Mioura Goro, avaient laissé une ombre sur l’âme de la princesse.

L’amie qui lui avait parlé habitait près de la porte Est ; le premier informateur était entré au Palais par la poterne Est. Or, en 1895, tous les malheurs devaient venir de l’Est, puisque Daï Chang-Koun[1], désertant le centre du ciel, était allé demeurer dans la zone orientale. C’était la première fois depuis le commencement du soixantième cycle solaire auquel appartenait Yeul mi. En outre, Taou-Lang-Dao était née en même temps que ce cycle, dont l’invasion japonaise avait attristé et souillé la quarante et unième année. Et cette calamité était aussi venue de l’Est ; elle était l’Est lui-même, puisque le Japon a pris pour nom et pour emblème le Soleil Levant !

Il y avait place pour les faiblesses de la femme dans cette nature, qui eut cependant tant d’énergique virilité, et de sinistres pressentiments oppressaient ce cœur de reine, malgré tout resté accessible aux superstitions nationales.

Pour les dissiper, Taou Lang Dao invita ses dames d’honneur à rester près d’elle, fit appeler le prince héritier et sa femme et leur donna le divertissement d’un concert par la musique et d’un ballet dansé par les Pyng yang girls de la maison du roi.

Mais l’orchestre exécuta un air qu’elle avait entendu l’année précédente aux obsèques de Chao, la reine douairière, à laquelle Li Hsi devait son élévation au trône. Funèbre coincidence, qui resserra l’étreinte de ses sombres pressentiments. Pour les dissiper elle renvoya les musiciens et demanda les danseuses. Mais ce jour-là le rite leur imposait des couleurs foncées, et sous les nappes jaunės des petites poires électriques, leurs longs vêtements battaient en ailes d’énormes papillons noirs. Elle les renvoya et fit appeler trois de ces conteuses que les souverains et les grands d’Orient entretiennent, comme nos aïeux faisaient des nains et des fous.

La nuit était depuis longtemps faite, dense et menaçante dans son silence troublé, à intervalles irréguliers, par des coups de feu de plus en plus proches du Palais. Aussi, la reine fut-elle seule à prêter l’oreille aux récits naïfs de suivantes, qui ressemblaient aussi peu à la légendaire sultane des Mille et une Nuits que la Corée et son souverain à l’Empire composite et à la brillante personnalité d’Haroun-al-Raschid.

La première, après s’être trois fois prosternée le front contre terre et accroupie sur ses talons, commença doucement :

Le riz rachète la paille.

Un pauvre vieux paysan d’un village situé bien loin, bien loin, dans la province de Phyông-An-Do, ne sortait jamais de sa maison le jour, depuis que la mort de sa femme et de ses enfants l’avaient laissée déserte. On croyait même qu’il y restait toujours enfermé, et personne ne comprenait de quoi il vivait, car la nuit les sujets prudents ne se hasardent pas dehors, où rode le tigre.

Quand la huitième lune ramena du Nord l’oie sauvage et renvoya l’hirondelle vers son hivernage mystérieux, au moment où les insectes commençaient à rentrer dans leurs terriers et les ruisseaux à tarir, tout à coup on constata que pendant la nuit, tantôt dans une rizière, tantôt dans une autre, les beaux épis formés pendant la septième lune avaient été hachés.

La garde la plus vigilante ne put surprendre le coupable. Les porteurs de litière d’un yang-ban rejoignant sa résidence dirent bien, qu’en appelant les villageois pour se faire apporter des torches (ousa), ils avaient aperçu au loin une forme blanche qui paraissait lever et baisser avec force un long bâton. Mais, croyant à l’apparition d’un fantôme, ils ne s'en étaient pas approchés et ne pouvaient donner aucune indication sur lui.

Enfin, par une belle nuit, un vieux bonze, qui faisait — Que fais-tu là, brutal ? dit-il en reconnaissant l'invisible solitaire.

— Que fais-tu là, brutal ? dit-il en reconnaissant l'invisible solitaire.


ses dernières prières en contemplant la pleine lune, vit le soi-disant esprit destructeur entrer dans le champ du sanctuaire et commencer à le saccager. Les « han ! » et le bruit du bâton qu’il entendait convainquirent le vieillard qu’il avait devant lui, non un être surnaturel, mais un homme. Il le laissa approcher et alors sortant brusquement de l’ombre qui l’avait celé : « Que fais-tu là, brutal ? dit-il en reconnaissant l’invisible solitaire. Pourquoi viens-tu détruire les bénédictions que Bouddha a répandues sur son indigne serviteur ? — Je me venge sur mon ennemi du mal qu’il m’a fait, répondit le farouche. Le toit de mon père, fait de la maudite paille de ce grain, a pris feu pendant une nuit de la huitième lune dernière, sans que personne ait jamais su comment. Le vieux, qui était paralysé, a été brûlé en quelques instants. Moi non plus, je n’avais fait aucun mal au dieu des moissons. Voilà pourquoi je me venge de lui en détruisant le riz múr. — Tu méconnais les dictées de la Sagesse du Ciel, répliqua le vieux bonze, autant que celles de la raison, en frappant une chose qui ne saurait avoir de responsabilité. Il y a longtemps d’ailleurs que le riz a éteint la dette contractée par la paille, en te fournissant sa graine, sans laquelle tu serais mort. C’est toi qui lui es doublement redevable et tu ne pourras t’acquitter qu’en redoublant de piété envers les dieux de la terre et de la moisson. »

— « C’est bien parlé », dit la reine en remerciant de la main la conteuse et en lui lançant un petit sachet de soie rouge, qu’elle reçut en se prosternant de nouveau et en se retirant. « Mais », ajouta-t-elle en se penchant vers le prince royal, « parfois le crime inexpiable d’une femme est de devenir mère ! »

Pendant ce temps, une nouvelle conteuse était entrée, avait salué et commencé son récit qu’elle modulait en cantilène :

L’ennemi des arbres « tan ».

Aux temps lointains, où sous l’empereur Tao, le peuple de Chosen (la Corée) venait de se donner pour roi le Fils du Ciel Dan-Koun, déposé par la volonté d’en haut au pied d’un

Il se mit à abattre avec sa hache les bois des environs.

Il se mit à abattre avec sa hache les bois des environs.


arbre tan, sur la colline sacrée du Poukhan, un homme de Choulla-Dô, quittant tout à coup sa famille et sa maison, se mit à abattre avec sa hache les bois des environs. Personne n’osait l’aborder pour tenter de réprimer sa folie. Un jour il s’attaqua à une grande forêt appartenant au prince et consacrée par lui au Ciel.

Dan-Koun l’apprit et, comme il était un sage et un grand philosophe, avant de punir de mort le sacrilège, il voulut savoir les motifs de sa conduite et le fit mettre à la torture selon la loi. Il déclara qu’une apparition suscitée d’en haut lui avait révélé que Dan-Koun et la postérité qui naîtrait de lui seraient la source de trois mille calamités qui fondraient sur le peuple et Celui que tu voulais atteindre a le droit de te pardonner et te pardonne.

Celui que tu voulais atteindre a le droit de te pardonner et te pardonne.


causeraient sa destruction. Il avait résolu alors d’abattre toutes les forêts pour détruire les arbres tan, coupables de la ruine du pays, puisque l’un d’eux avait abrité l’être miraculeux dont les enfants de Chosen avaient fait leur premier roi.

« Tu n’as pas pensé, lui répondit Dan-Koun, qu’en abattant les bois tu détruisais l’abri des oiseaux, qui sauvent pour l’homme l’œuvre bienfaisante de la force productrice de la nature ; que tu privais les champs du bienfait des pluies fréquentes et du passage de cours d’eau réguliers ; et que tu condamnais les hommes à retourner vivre dans les cavernes, faute de charpentes pour faire des maisons, et de branchages pour alimenter pendant l’hiver les poèles qui les rendent habitables.

— « Tu es l’ennemi des arbres « tan ! » Mais, sot que tu es, l’espèce entière peut-elle être tenue coupable des méfaits d’un seul individu ? Et tous les arbres que tu tuais, avaient-ils été complices de l’arbre du Poukhan ? Parce qu’il y a des méchants, voudrais-tu frapper de mort toute l’humanité ?

« Si tu te crois le droit d’exercer une vengeance, vise seulement ton ennemi : mais, pour l’atteindre, ne commets pas l’horrible crime de sacrifier toute une foule, où tu n’es même pas sûr qu’il se trouve.

« Tu ne savais pas, et dans ton ignorance, tu n’as fait de mal qu’aux choses qui ne sentent pas. Celui que tu voulais atteindre a le droit de te pardonner et te pardonne.

« Va donc, et souviens-toi désormais, pour répandre autour de toi les bienfaits de la sagesse, qu’il est contraire à la volonté du Ciel de faire souffrir sans nécessité même une bête et de détruire, en surplus de tes besoins, l’œuvre de la nature. »

— « Tu n’es pas une politique, ma fille », dit la reine en récompensant comme la première la seconde conteuse, « et le père de Sa Majesté a eu raison de ne pas t’appeler en ses conseils. »

La nuit était déjà fort avancée ; la première heure du 8 octobre était finie, et la lune à son dernier quartier suspendait son croissant dentelé haut au-dessus de l’horizon.

Néanmoins la reine, que le sommeil fuyait toujours, fit signe à la troisième conteuse qui portait le petit bonnet de police noir aigrette de rouge des femmes du Séoul. Elle récita en ces terines une ancienne légende coréenne, dont il existe maintes versions, toutes identiques par le motif central et fondamental, mais marquées chacune, comme de leurs cachets individuels, de broderies très différentes, par les époques et les milieux qui se la sont transmise.


II. Le Pont des Oiseaux.


Un roi des temps si reculés que nous en avons à peu près perdu toute mémoire, des temps où les rois, fils des dieux, étaient encore des dieux eux-mêmes, mais où l’âge d’or du bonheur allait cesser par l’invention de l’écriture et la transformation des nœuds de cordes en caractères, avait un fils unique. Il tremblait, s’il venait à le perdre, que les tablettes de ses ancêtres et la sienne ne pussent plus être honorées des sacrifices habituels. Oublieux des mérites de la reine, il distingua une des dames de son entourage, l’épousa et eut un second fils. Le hasard voulut qu’en grandissant cet enfant n’eut dans la paume de sa main gauche que les trois crochets horizontaux qui figurent le chiffre 3.

L’infidélité d’une amah (nourrice) en avait dès longtemps informé les ennemis de son père et de sa mère. Ils cherchaient en vain quel parti tirer de cette bizarrerie, quand, arrivé à l’âge d’homme, le jeune prince s’éprit d’une vive affection pour la fille d’un noble, ambitieux et mécontent.

Conseillée par son père et les ennemis du trône, elle persuada son ami de tromper le peuple en modifiant les lignes de sa main par une coupure verticale, qui transformerait le caractère 3 en caractère Roi, et le ferait passer pour prédestiné au trône, quoique issu d’un second mariage.

Le prince, aveugle, séduit, écouta ce perfide conseil. Le prince s’entailla profondément la paume de la main.

Le prince s’entailla profondément la paume de la main.


Mais il appuya le couteau trop fort, entailla profondément sa paume, et, pour essayer d’arrêter le sang, appliqua au main deux fois sur le papier d’une cloison et, sans y prendre garde, y imprima les caractères 3, Rois.

Un jaloux les guettait et avait surpris leurs plans ; il se glissa dans la pièce occupée par le jeune couple, coupa le Ils ne purent se regarder que de loin.

Ils ne purent se regarder que de loin.


papier marqué des deux signes fatals et les porta au roi, aux yeux duquel ils justifièrent la dénonciation du complot.

Le jeune prince fut condamné à payer cent sacs de riz pleins d’or, comme amende et, jusqu’à ce qu’il se fût acquitté, relégué dans la plus lointaine étoile des dix constellations, près du point où le soleil se lève.

Chaque soir, le jeune homme prenait la pie sur son épaule.


Chaque soir, le jeune homme prenait la pie sur son épaule.

La jeune fille fut internée à l’autre extrémité du firmament, dans la plus lointaine étoile, près du couchant. Par pitié, comme leur juge était en même temps père, il leur fut accordé de passer ensemble, tous les ans, de l’aurore au crépuscule, le 7e jour du 7e mois. Aussi, dès que les vents commencèrent à fraichir, la cigale à chanter dans les mûriers, et qu’ils virent, le matin, à l’aube, les prés argentés par la gelée blanche, ils se mirent en route d’étoile en étoile. Mais, arrivés au milieu de la voûte bleue, au lever du 7e jour de la 7e lune, au moment de voler l’un vers l’autre, le large fleuve blanc de la voie lactée creusa devant eux un obstacle infranchissable.

Ils ne purent que se regarder de loin et se jurer par signes un éternel amour. Et, quand la nuit tomba, il fallut quitter le bord du torrent céleste, et le prince revint dans son étoile, bien résolu à travailler sans relâche à la mine pour payer son amende et être enfin réuni à celle que son malheur lui rendait plus chère encore.

Or, au moment de leur séparation, la jeune fille avait donné à son ami, pour qu’il entendît quelquefois parler d’elle, une pie qu’elle avait élevée et si bien apprivoisée qu’elle lui avait appris à prononcer presque distinctement son nom.

Le jeune homme aimait beaucoup cette bête et, chaque soir, la prenait sur son épaule pour aller verser, par une étroite fissure, dans une caverne parfaitement cachée, et que sa pie lui avait découverte par hasard en poursuivant un scarabée, les pépites et la poudre d’or recueillies chaque jour, et qu’il fallait dérober aux convoitises des autres exilés. Il avait tant travaillé et la chance l’avait si bien favorisé que, quand la seconde année de son exil ramena la septième lune, il était certain d’avoir récolté plus qu’il n’était nécessaire pour payer l’amende à laquelle l’avait condamné son père.

Un soir donc, la nuit tombée, muni de torches de résine et de sacs, il élargit à coups de pioche l’ouverture de sa tirelire, et plongea sa houe dans le monceau de son trésor. Il ne ramena que de la poudre, et après en avoir rempli cinquante sacs, que des éclats de pierre et la terre rouge du fond de la poche. Plus de paillettes ! Plus une seule de ces pépites, dont beaucoup, il s’en souvenait bien, étaient grosses comme de belles noix !

« On m’a volé ! on m’a volé ! s’écria-t-il au désespoir. Justice ! Justice !

— C’est ton oiseau ! » dit le génie de la caverne qu’il venait de délivrer en la piochant. « Tous les jours il entrait plusieurs fois ici et, à chaque fois, s’envolait avec une paillette ou une pépite au bec. Il les a dispersées sans doute en mille endroits de l’immense forêt ! Recommence donc à travailler, mon fils, puisque le sort contraire t’y oblige. Tu sais que la loi d’équilibre, qui fait balancer le ciel et la terre pendant cette septième lune, ne permet pas que le même être soit constamment favorisé ou desservi par la chance. »

Le jeune prince le remercia, siffla sa pie, et fut bien On m’a volé ! s’écria-t-il avec désespoir.

On m'a volé ! s’écria-t-il avec désespoir.


étonné qu’elle ne vînt pas se percher sur son épaule. Il pensa qu’elle fuyait probablement le premier éclat de son désappointement et de sa colère, et se mit en route, bien triste, pour aller contempler, au moins pendant quelques heures, le visage de celle qu’il espérait, la veille encore, avoir reconquise à jamais.

Mais, ô surprise ! en arrivant au bord de la voie lactée, Il vit sa fiancée accourir à lui.

Il vit sa fiancée accourir à lui.


il vit sa fiancée accourir à lui, légère comme un souffle de brise qui ride à peine la surface d’un étang. Elle passait le torrent où l’argent bouillonne sur un pont formé d’une immense file de pies rangées l’une derrière l’autre, le bec de la suivante prolongeant la queue de celle qui la précédait !

Le dieu, père du jeune prince, attendri par son courage et par sa douleur, avait condamné les pies à réparer le mal que l’une d’elles avait inconsciemment fait !

Néanmoins, malgré le courage de l’un et de l’autre, jamais les fiancés ne purent se réunir tout à fait. Le trésor royal ne rendait pas l’or récolté dans l’année. Il le gardait, sans en tenir compte pour l’année suivante. Et tous les ans, la pie ensorcelée réussit toujours à voler et à rendre absolument introuvable la part la plus importante de l’or qu’amassait le mineur. Et son supplice dure encore !

Mais depuis, tous les ans, le septième jour du septième mois, toutes les pies de la terre sont restées aussi condamnées à s’envoler au ciel pour faire de leurs dos un pont par-dessus la voie lactée, et abandonnent les humains pendant les heures de bonheur que la clémence du dieu accorde à la constance des deux amants que sa justice inflexible continue de séparer.

— « Ton conte n’est pas gai, ma fille », dit la reine en regardant avec un sourire contraint le cercle des figures consternées de ses dames d’atours, trap au courant de toute l’histoire intime du ménage royal, pour n’avoir pas compris les allusions que les immunités de sa charge avaient permises à la conteuse. « C’est égal, il te fait honneur, et ce n’est pas ta faute si l’air de Séoul ne dégage, depuis hier, que des vapeurs noires qui oppressent l’esprit et le cœur du malaise avant-coureur d’un malheur. »

Et se dressant pour lancer sa récompense à la récitatrice du « Pont des Oiseaux », la reine allait donner congé à ses dames. Le prince héritier s’était retiré depuis longtemps. Elle regardait par le panneau qu’un domestique avait fait glisser, pour ouvrir la véranda, la première blancheur de l’aube et le profil sinistre des flèches des sapins du parc sur le firmament biême où déjà pâlissaient les étoiles.

Soudain, on entendit, venant du mur Est, tout proche, une série de chutes lourdes ; puis, presque sans intervalle, le piétinement d’une course, qui finit juste sous la véranda ; le fracas de coups de masses de fer, l’éclatement des Confondue avec les dames et ses suivantes, la reine courut à la véranda ouverte.

Confondue avec les dames et ses suivantes, la reine courut à la véranda ouverte.


planches de la porte, et la montée d’une effroyable bousculade dans l’escalier. Il n’y eut pas une seconde d’incertitude : « Les Japonais ! » Et ces syllabes coururent dans la vaste pièce avec le lugubre bruit de la première brise de l’aube dans les têtes des arbres et, comme celles-ci, toute cette troupe lamentable de femmes vacilla. En un clin d’œil la reine défit la coiffure qui la distinguait et, confondue avec les dames et ses suivantes, courut à la véranda ouverte.

Sans un cri, leurs terribles lames étincelantes brandies à deux mains, et leurs visages, déjà hideux, convulsés par un rictus bestial, les « soshi » Japonais les atteignirent. Avec des « ahan ! » de bûcherons, ils bûchèrent à tour de bras la masse pantelante, bloquée dans l’étroite ouverture obstruée par sa panique moutonnière. Tant qu’un de ces pauvres corps soubresauta, ils frappèrent et frappèrent encore pour être bien sûrs de ne pas laisser la reine vivante derrière eux. Elle avait été sabrée une des premières, et était tombée en murmurant : « La paille… les arbres tan ! »

Quelques femmes, qui avaient pu sauter dans le parc furent traquées, vite découvertes et hachées également.

Les assassins lancèrent tous les cadavres de la véranda dans le jardin.

Les assassins lancèrent tous les cadavres de la véranda dans le jardin.

Les assassins lancèrent alors tous les cadavres de la véranda dans le jardin et les brûlèrent dans des nattes arrosées de pétrole, pendant que la fusillade crépitait dans l’allée qui longe le sérail, dans la grande avenue qui mène au Palais, et que le Taï Ouen-Koun, père du roi, ramené de Teuk-Li par une troupe de Japonais, s’établissait au Palais des Audiences, et y faisait mander son fils.

Le jour était venu depuis longtemps quand les lâches assassins apparurent dans la grande rue du Palais-Neuf, traînant sur des claies les débris calcinés de leurs victimes, et brandissant fièrement des sabres dégouttants de sang.

La population de Séoul regarda ce défilé de cannibales avec indifférence.

« Affaires de grands ! Pour ne pas pâtir de leurs sottises, « fermons l’œil, l’oreille, la porte et restons à l’écart »>, décidèrent toutes les bonnes têtes.

Et, une fois par hasard, elles firent jurisprudence. Et l’événement prouva leur sagesse.

La justice n’eut pas d’innocents imprudents à se mettre sous la dent, et dut rechercher les coupables. Ses investigations, sur un terrain non encombré, aboutirent vite, et établirent que le crime avait été commis par des soshi.

Or, les soshi sont un des produits spécifiques de la transformation du Japon féodal en Japon à l’européenne. Ce sont, le plus souvent, des rejetons de families Samouraïs, ruinées depuis 1868, et qui n’ont pas su ou pas pu s’adapter aux dures nécessités d’un monde inclément à la noblesse pauvre.

Trop fiers pour manier un outil autre que leurs sabres, trop nombreux pour trouver tous place dans l’armée, ils sont contraints par la misère à des besognes irrégulières, incertaines… Le plus souvent, soit en temps de session parlementaire, soit en temps d’élections, ils se louent en véritables condottieri à quelque ministre, chef de groupe ou simple candidat, et combattent pour leur patron comme jadis pour leur daïmio (seigneur suzerain).

D’autres sont des fruits secs de la vie politique, non réélus à la Diète, ou de la culture universitaire, auxquels la science n’a pas donné le pain quotidien qu’ils en espéraient.

Pour les uns, comme pour les autres, la confusion était aisée entre des convoitises inconscientes ou, dans une certaine mesure, excusables, et les dictées désintéressées d’un idéal de sacrifice à la gloire de l’Empereur et à la grandeur du Japon. Leur pays qui n’avait pas de place pour eux, était évidemment trop petit, et quiconque entravait sa croissance, ne pouvait plus vivre sous le même ciel que de loyaux sujets de la dynastie issue du Soleil.

Et ainsi, ils s’étaient mis facilement d’accord pour prendre la vie de la reine de Corée, convaincus de venger les injures de Yamato Damashi (l’âme japonaise).

À ce moment, où tous les « Enfants du Soleil Levant » frémissaient de rage en se voyant arracher les conquêtes de leurs armées sur les rivages de la mer Jaune par l’intervention de la France, de la Russie et de l’Allemagne, aucun juge japonais n’aurait pu condamner ces criminels par amour de la patrie.

Ils furent acquittés par le Conseil de guerre de Hirochima, plus heureux que leur prédécesseur le « soshi » Koyama Toyotaro, condamné aux travaux forcés à perpétuité pour avoir tiré un coup de pistolet en pleine face à Li-Hung-Chang, venu à Chimonosaki en mars 1895, pour signer la paix avec le comte Ito.

De ces deux « beaux gestes » le résultat a été de reléguer, pour toujours peut-être, dans le domaine des chimères, le rêve des Japonais de commencer par l’annexion de la Corée l’unification du monde jaune sous leur hégémonie, et de réaliser un jour leur idéal de : « l’Asie aux Asiatiques ».

  1. Le démon de la mythologie coréenne.