Dictionnaire de théologie catholique/DROIT

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Dictionnaire de théologie catholique
Texte établi par Alfred Vacant et Eugène MangenotLetouzey et Ané (Tome 4.2 : DIEU - EMSERp. 282-284).
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DROIT. —
I. Notion.
II. Fondement.
III. Division.

1. Notion.

Le mot jus semble être la racine d’où viennent les mois justitia, jubeo, etc., dont les vieux textes du droit voudraient au contraire le faire procéder. Il semble synonyme de rectum, regens, et en sanscrit cette racine exprime un sens religieux, d’où inro.

Voilà pour le mot. Mais la chose ? D’abord, le mot jus a en latin trois sens qui ne se traduisent pas en français par le mot droit. 1° Jus a le sens d’une loi prise en particulier en dehors de l’ensemble des prescriptions législatives ; jura legesque dare signifie légiférer.

2° Jus a le sens de sentence dans l’expression jus dicere. 3° Jus a le sens de tribunal du magistrat par opposition au tribunal du juge qui s’appelle judicium. Devant le magistrat, le préteur, par exemple, on appelle son adversaire in jus. L’instance s’y organise, on fixe le point en litige, et l’affaire bien délimitée est envoyée au juge qui prononce in judicio.

Mais le mot droit a emprunté son sens au mot jus dans trois acceptions très différentes. 1° Droit, comme /us, signifie : Complexus legum, exemple : Corpus juris canonici, civilis, faire son droit. 2° Ce qui est du à quelqu’un en vertu de la loi, exemples : Là où il n’y a rien, le roi perd ses droits ; on paie des droits d’octroi, des droits de chancellerie, des droits d’étole, etc. Ces deux acceptions du mot droit ont un sens objectiꝟ. 3° Le droit se présente enfin comme un pouvoir appartenant à une personne de revendiquer des droits objectifs que lui reconnaît la loi. Ce droit subjectif se définit : facilitas moralis agendi inviolabilis. Cardinal Gasparri, à son cours de droit public. Facilitas moralis, c’est un pouvoir moral par opposition à la possibilité physique, la force, avec laquelle le droit enlre souvent en conflit. Agendi. Le mot agere doit être entendu dans son sens le plus large : jus faciendi : droit au travail ; jus omit tendi : droit au repos hebdomadaire ; jus exigendi al> alio, et encore là on peut exiger d’autrui une action : me livrer le travail promis ou l’objet acheté ; une omission : ne pas traverser mon jardin. I nviolabilis. Cette faculté de faire, de ne pas faire, d’exiger que d’autres fassent ou ne fassent pas, tous sont tenus de la reconnaître et de s’y conformer. Sans cela, ce n’est pas un droit dans toute la force du terme ; exemple : j’ai le droit de me promener dans mon jardin, aussi personne ne peut me l’interdire. Je n’ai pas à proprement parler le droit de visiter mon voisin dans le sien, car il n’est pas tenu de m’y accueillir. L’évêque, au contraire, a le droit de visite au sens strict, parce que ceux qui sont soumis à la visite canonique sont tenus de recevoir le visiteur.

Est-ce le droit objectif qui est le formate juris en sorte qu’il communique son nom à la faculté que possède le sujet du droit de faire respecter l’objet de son droit, ou bien, au contraire, le pouvoir qui réside dans le sujet du droit est-il la notio primaria elpolissima juris ? Les auteurs ne sont pas d’accord sur ce point. Les anciens théologiens et canonistes semblent cependant adopter le premier point de vue, car ils délinissent le jus subjectivum par le debilum ou jus objectivum. Ainsi Lessius, De justitia et jure, l. II, c. il, n. 1 ; Molina, De justitia, tr. II, disp. I, après saint Thomas, Sum. tlteol., IL 1 II*, q. i.vii, a. 1, pour qui jus estobjectum justilise et pour qui la vertu de justice est celle qui assure à autrui le debilum adæqualum. le justum, le justalum. Depuis, on semble avoir étudié le droit tout d’abord sous son aspect subjectif. La définition que nous avons donnée n’explique pas le droit subjectif par l’objectif. Taparelli le définit : un pouvoir irréfragable conforme à la raison. Pour Cavagnis, l. I, c. i, a. 1, le droit subjectif est le droit formel et le droit objectif a reçu le nom par communication comme cause efficiente du droit subjectif ; c’est aussi l’avis de Tanquerey. Synopsis, t. iii, p. 7. Ce changement de point de vue s’explique par l’insistance qu’ont mise lespublicistes et des philosophes, depuis deux siècles bientôt, à placer les fondements du droit dans le droit subjectif des personnes individuel les ou sociales. Les droits de l’homme ou de l’État ont fait longtemps aux yeux des juristes la valeur de la loi, en sorte que la loi est le produit de ces droits au lieu d’en être la source.

In mouvement en sens contraire se dessine parmi les théologiens comme d’ailleurs parmi les juristes. Cf. Cepeda, Éléments de droit naturel ; Pottier, De jure el justttia. Par réaction contre la tyrannie du droit

individuel qui est devenu : 1e pouvoir d’imposer sa personalité comme telle à d’autres personnes, quelle que soit d’ailleurs la personne sujet du droit : individu ou État, les positivistes en sont venus à nier l’existence de tout droit subjectif et à ne plus connaître que le droit objectif. Cf. Auguste Comte, Système de poliliijue positive, 1890, t. I, p. 361 ; Duguit, Le droit social, le droit individuel et la transformation de l’État, HI08, les premières conférences. Hauriou, Les principes du droit public, essaie de rétablir l’équilibre en présentant la notion du droit comme une synthèse de l’objectif et du subjectif, ce qui, du point de vue où il se place, lui apparaît comme le social et l’individuel. Les théologiens reprennent peu à peu leur ancienne position.

II. Fondement du droit.

Il est objectif. Même ceux des théologiens et des canonistes qui définissent le droit objectif par le droit subjectif, prennent soin dénoter que le droit pouvoir est justifié par le droit loi, qui détermine le debitun), but poursuivi par celui qui exerce son droit subjectif. La loi seule, en effet, orditiatio rationis ad bonum commune ab eo qui curam ltabet communilatis promidgala, peut imposer au nom d’une volonté supérieure à celle des individus l’obligation de respecter chez le sujet du droit sa facultas moralis agendi inviolabilis. Et si on répond que c’est alors le droit subjectif du législateur qui est la source du droit objectif formulé et imposé parla loi, cette constatation amène simplement à conclure que, pour trouver la source de tout droit, il faut nécessairement remonter à celui dont la raison et la volonté dominent tout.

C’est jusque-là qu’il faut aller si on ne veut pas remplacer la notion d’obligation par celle de contrainte et confondre le droit avec la force. Qu’on mette la source du droit dans le sujet du droit et non dans la loi et on aboutit logiquement à la tyrannie. Que le sujet du droit soit l’Etat ou l’individu, le résultat est le même. Dans le second cas, on a seulement la peine de passer par le circuit du contrat social, en revanche l’opprimé peut se consoler à la pensée qu’il n’est tyrannisé que par lui-même.

Le recours à la notion d’ordre, de solidarité, d’interdépendance sociale ne fait que reculer la difficulté sans la résoudre. Tous ces postulats se ramènent en dernière analyse à celui de l’ordre ; or l’ordre, de quelque nom qu’on le décore, ne s’impose à personne par sa seule autorité. On me dira bien qu’il est dans l’ordre de faire telle chose ou de m’abstenir de telle autre. Je suppose qu’on ait Uni par m’en convaincre, pourquoi serais-je tenu d’observer l’ordre’.' Si je n’ai pas la manie de l’ordre pour l’ordre, que l’ordre ne m’intéresse pas comme tel, que j’aime, au contraire, le désordre, pourquoi sacrifierais-je ce qui me plaît à ce qui m’indiffère ou à ce qui me gène ? Mais les individus qui détiennent la force auront le pouvoir d’organiser une réaction sociale contre moi, répond-on. Duguit, op. cit., p. 11. Cela veut dire sans aucun doute que la force me contraindra à faire ce qui me déplaira et à ne pas faire ce qui me plairait. Est-ce donc là le dernier mot du droit ? Est-il conforme à la notion de justice qui naît avec chacun de nous, que les doctrines n’ont pas faite, et à laquelle elles doivent toutes s’adapter ?

La source du droit est dans la volonté du législateur suprême. La loi est ordinatio rationis. L’ordre rationnel est exprimé par la loi naturelle qui n’est que la projection ad extra de la loi éternelle.

La loi éternelle, c’est en effet, d’après saint Augustin, Contra Fauslum, l. XXII, c. xxvii, P. L., t.xui, col. 418 : Ratio diviria vel volunlas Dei, ordinem naturalem conservari jubens et perturbari vetans. D’après saint Thomas, Sum. theol., Ia-IIæ, q. xciii, a. 1, c’est ratio divinse sapientise secundum quod est directiva

omnium actuum et motionum. Comme tout ce qui concerne Dieu, cette loi éternelle ne peut être connue naturellement que par l’étude des créatures : lnvisibilia enim ipsius a creatura mundi per ea quiv fada sunt intellecta conspiciuntur, Rom., I, 20, et la loi naturelle est précisément la parlicipatio legis œlernsc in rationali creatura, Ia-IIæ, q. xci, a. 27.

La droite raison formule dans la loi naturelle la règle tracée par l’intelligence divine, en tant qu’elle régit les actes humains. Tout acte contraire à cette règle est non seulement contraire à la morale, mais contraire au droit. L’adage romain : Non omne quod licet lionesium est, ne doit donc pas s’entendre dans le sens que la loi peut rendre morales des choses immorales, ni qu’elle peut justifier des manquements à la morale. Une loi quelconque doit être ordinatio ratio nis. En opposition avec la loi naturelle, elle serait en opposition avec la raison, cela impliquerait contradiction.

Ce qui est vrai, c’est que le droit positif ne s’étend pas à tout ce qui intéresse la morale. Les actes extérieurs sont seuls de son domaine. II ne touche pas au for interne. Ceci s’applique au droit ecclésiastique comme au droit civil.

Mais le droit positif travaillesur les données du droit naturel. Il ne peut rien changer à la nature des choses ni à leurs relations nécessaires. Il doit fortifier la loi naturelle en trouvant les solutions rationnelles qui répondent aux circonstances diverses suivant les temps, les lieux et les races. De là des divergences profondes entre les législations des différents pays. De là, dans chaque groupe capax legis, les évolutions législatives auxquelles personne n’échappe et dont l’Eglise a, plus que tout autre groupe, l’intelligence, puisqu’elle admet la force législative de la coutume sur tous les points qui ne touchent pas au droit naturel et au droit positif divin.

On voit que la facultas moialis agendi inviolabilis, qui constitue le droit subjectif, ne se présente ni comme quelque chose d’essentiellement absolu, ni comme ayant sa source dans le sujet du droit. Ces deux points sont essentiels à noter et les auteurs modernes qui attaquent notre notion classique du droit ne semblent pas s’en faire une idée exacte.

1° C’est la loi qui est à la base de tout droit et de toute obligation, parce qu’elle est ordinatio rationis et que l’ordre s’impose au nom de l’auteur de l’ordre : Dieu. 2° Le droit et le devoir ne sont pas dans une relation de cause à effet, ni le droit n’engendre le devoir ni le devoir n’engendre le droit à proprement parler. 3° Sans doute, puisque mon droit est inviolable, il en résulte chez autrui le devoir, négatif au moins, de ne pas en troubler l’exercice. Mais mon droit lui-même n’est respectable que parce qu’il est dans l’ordre établi par la loi, en sorte que tout le principe obligatoire découle comme de sa source de cette loi et non de mon droit. Chacun a l’obligation de ne pas troubler l’ordre et même de travailler à le maintenir. Voilà pourquoi il faut que chacun respecte mon droit. Il fait partie d’un système qui s’impose à tous ; y toucher, c’est toucher à un ensemble intangible.

La hiérarchie des droits et des devoirs doit donc s’établir ainsi : 1° Les droits de Dieu au sens strict qui comprennent, au sens large, ceux de toutes les créatures à être laissées à leur place dans le plan divin. 2° Le devoir de chaque homme envers Dieu qui l’oblige à respecter le plan divin. 3° Le droit de chaque homme à employer les moyens dont il dispose pour accomplir son devoir comme nous venons de le définir. 4° Enfin le devoir pour chaque homme de ne pas entraver l’exercice des droits de son prochain et j arfois aussi le devoir positif de l’aider dans l’exercice de son droit.

C’est à ces conclusions que les lumières naturelles de la raison avaient déjà conduit Cicéron qui, après avoir dit : E.r intima hominis natura hait ri en da est juris disciplina, noie ailleurs : Quamobrem le.r vera alqne princeps apta ad jubendum et ad velandum ratio est recta summi Jovis. De legibus, 1. II.

III. Division du droit.

Le droit, pris dans le sens objectif de complexus legum, se divise en droit naturel et en droit positif.

1’Le droit naturel a élé suffisamment défini plus haut étant données les limites de ce travail. Mais il importe de noter que saint Thomas subdivise le droit positif en jus gentium et jus civile, l » 1 1’, q. xcv, a. 2, et ce qu’il appelle jus gentium se rattache plu tôt à ce qu’on entend maintenant par droit naturel.

Le jus gentium, d’après saint Thomas, oritur positive ex rerum natura, loc. cit., a. i ; PII%q. i.vn, a. 3, ad 3°, n. Le droit naturel constitue donc pour saint Thomas la science des principes indémontrables qui sont à la base du droit naturel tel que nous le comprenons, et le jus gentium est cette partie de notre droit naturel qui contient les conséquences tirées des premiers principes. Ia-IIæ, q. XCIV, a. 1 ; q. XCV, a. 4. Il y a certaine parenté entre cette division et celle que donnent les Pandectes, 1. 1, § 3, 4, I, I.

2° Le droit positif (le mot latin positivus a le sens d’accidentel ) est constitué par l’ensemble des lois contingentes et posées après coup par un acte libre du législateur. Par opposition avec la loi naturelle universelle et immuable, les lois positives ne sont pas nécessairement contemporaines de la création de l’homme et sont ajoutées aux exigences strictes de notre nature. Cf. Alexandre de Halès, Sunima univers, theol., q. xxvii ; Suarez, De legibus, I. I, c. ni, n. 13.

La loi positive est divine ou humaine. La loi positive divine, ou bien confirme simplement les lois naturelles comme cela se réalise pour presque tous les préceptes du décalogue, ou bien elle rend obligatoires des actes ou des abstentions que la loi naturelle ne commande pas à la rigueur. Il est, en effet, des points sur lesquels ia loi naturelle a plutôt des inclinations que des exigences comme, par exemple, la monogamie et l’indissolubilité du mariage. Enfin tout ce qui concerne l’ordre surnaturel n’a pu être réglé que par la loi positive divine.

Mais, en dehors de Dieu, il existe des chefs de groupes, législateurs, compétents dans certaines matières, dans certains pays, et dans certains temps, chargés de promouvoir le bien commun de l’organisme social par des lois positives. I. Il s’agit pour eux d’assurer la pratique des lois divines naturelle et positive en les rappelant, en les réduisant en formules précises, en les sanctionnant dès ici-bas. 2. Ils tirent les premiers principes des lois divines des conséquences qui ne sont pas évidentes pour le vulgaire. Il est nécessaire, par exemple, de faire comprendre à tous que l’avortement et le duel sont compris dans le précepte : « Tu ne tueras point. » 3. La loi positive prend des mesures pour faire observer les règles de la justice par des procédés divers suivant les lieux, les temps et les races et dont l’efficacité dépend de ces contingences. De là les différents régimes de propriété, de succession, les formes variables des contrats, etc. i. Chaque législateur dans sa sphère prend les moyens appropriés pour assurer le progrès matériel, intellectuel et moral, surnaturel ou naturel. Il doit s’efforcer de trouver la solution la meilleure, mais il peut s’en trouver plusieurs qui soient bonnes, puisqu’il s’agit de choses que la loi naturelle ou positive divine n’a pas réglées in concreto.

La loi positive humaine se subdivise enfin en loi ecclésiastique et en loi civile.

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P. FOL’P.NERET.