L’Avenir des petits états/02

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L’avenir des petits Etats
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Revue des Deux Mondes tome 43, 1918


L’AVENIR DES PETITS ÉTATS

II [1]
LA ROUMANIE

J’ai résidé à Bucarest, comme ministre de Belgique, pendant dix ans, de 1899 à 1909, dix années des meilleures de ma vie. Je garde de ce séjour un souvenir qui m’est cher. Une société foncièrement aimable, où les hommes sont pour la plupart très doués et très avertis, où des femmes qui pourraient se contenter d’être jolies et élégantes rivalisent avec eux de culture intellectuelle, fut pour moi un des grands attraits de cette ville hospitalière. La défiance, assez naturelle, qu’inspirent aux Roumains des étrangers, souvent enclins à la médisance ou prompts à la critique, fond, comme la neige au soleil d’avril de leur pays, lorsqu’ils rencontrent une sympathie sincère. Leur amitié, — j’en ai fait l’expérience, — une fois qu’elle s’est donnée, ne se reprend plus.


I

La Roumanie, ancienne colonie romaine, submergée au cours des siècles par des inondations gothiques, slaves, touraniennes et musulmanes, a su conserver son caractère ethnique au milieu de races étrangères et hostiles. Lorsque les Roumains, Valaques et Moldaves ne voulurent plus être qu’une seule nation, ils y furent aidés par leur grande sœur latine, la France. Ils ne l’ont jamais oublié. La réunion des principautés danubiennes, favorisée par l’empereur des. Français, s’est opérée malgré l’opposition de leurs ennemies naturelles, l’Autriche et la Turquie, intéressées toutes deux à leur séparation, après que la Conférence de Paris ; en 1858, les eut autorisées à n’avoir qu’une commission gonvernementale et une Cour des Comptes communes, chacune des principautés devant garder son hospodar élu. Cette dernière condition fut, on le sait, élégamment éludée par l’élection simultanée à Bucarest et à Jassy d’un même hospodar, le Moldave Couza, lequel, d’ailleurs, se conduisit en despote et dégoûta les Roumains d’avoir pour maître un de leurs concitoyens.

L’influence de la France a persisté sous un prince allemand. Toutefois, de politique qu’elle était auparavant, elle s’est limitée aux idées, à la langue, à la formation intellectuelle, aux habitudes de la vie. La Roumanie a continué d’importer de Paris son luxe et sa littérature, en dépit des préférences germaniques affichées naturellement par la cour et imitées par quelques familles des plus influentes. Bucarest perd peu à peu sa couleur originale, pour s’enfermer dans le cadre ordinaire des grandes villes modernes, percées de boulevards rectilignes et alourdies de constructions monumentales. Mais on y respire toujours plus qu’ailleurs un parfum de civilisation et d’élégance, émané directement de la France.

Le fondateur de la jeune dynastie, un Hohenzollern de la branche méridionale et catholique, a été l’éducateur politique de son peuple et l’a introduit dans la communauté européenne. En même temps, il a cherché, avec la persévérance et la suite dans les desseins qui étaient une particularité de son caractère, à réagir contre l’attrait exercé par la France, à miner son influence et à séparer la Roumanie de ses sœurs latines. C’était en vue de rattacher cette fille incontestable de la Rome ancienne au monde et à la civilisation germaniques, dont son caractère national, ses traditions et ses tendances la tiennent éloignée, plus encore que sa situation géographique. Tentative malheureuse à tous égards, et qui a rencontré en Roumanie une résistance instinctive. Les historiens futurs, observateurs pénétrans de l’âme d’un peuple, feront un juste grief au roi Carol, malgré les grands services qu’il a rendus à sa patrie d’adoption, d’avoir méconnu l’âme roumaine, d’avoir voulu la dénaturer au profit de l’Allemagne. Les nations de l’Entente ne peuvent voir en lui qu’un adversaire, ayant travaillé sourdement contre elles, avant de faire un suprême effort, lorsqu’il se sentait déjà touché par la mort, pour jeter son peuple dans les rangs de leurs ennemis. Qui sait même si la politique personnelle de son premier souverain parlant encore comme une voix d’outre-tombe à l’esprit hésitant des ministres roumains, n’a pas empêché la Roumanie de saisir le moment le plus favorable d’entrer dans la lutte à côté des Alliés ?

Bien pris dans sa taille moyenne, la barbe courte et grisonnante, les cheveux encore noirs et le teint coloré, le roi Carol, quand je l’ai connu, n’avait rien au premier abord de germanique, à part son accent, s’il s’exprimait en français, et surtout s’il parlait roumain. Avec ses ministres qui ne savaient pas l’allemand, c’est en français qu’il préférait s’entretenir. La reine Elisabeth, — Carmen Sylva en littérature, — était passionnée de poésie et de musique. Les hommes de lettres et les artistes étrangers, qu’elle aimait à recevoir, ont parlé avec une reconnaissance élogieuse de son affabilité, de son insatiable curiosité littéraire et de son talent d’écrivain. Avouerai-je qu’à mon avis ce qui séduisait le plus dans sa personne, c’étaient la bonté peinte sur sa figure et sa voix au timbre doux et musical, à rendre jalouse plus d’une diseuse de profession ?

Esprit réfléchi et avisé, le Roi a exercé une action dominante sur la politique intérieure de la Roumanie. Il l’a disciplinée, non pas à la prussienne, mais en s’inspirant au contraire du modèle britannique. Il s’est efforcé de lui imprimer une allure parlementaire. Autant que possible, il aurait voulu n’avoir affaire, comme son bon frère, le roi d’Angleterre, qu’aux deux partis classiques, le libéral et le conservateur, qui mettaient dans la conquête du pouvoir une ardeur et une âpreté, propres aux pays où les passions politiques n’ont pour aliment habituel que les questions intérieures. La constitution roumaine, modelée sur celle de la Belgique, est très libérale, mais elle a comme contrepoids un système électoral analogue au système réactionnaire prussien. Aussi tout gouvernement, en jouant avec maestria de la pression administrative, était-il assuré d’obtenir dans les deux Chambres des majorités importantes, voire parfois de quasi-unanimités. Cela n’était pas sans danger. Un cabinet qui se serait éternisé au pouvoir, comme le fit Jean Bratiano, le plus célèbre des hommes d’État roumains, aurait fini par provoquer des troubles et des émeutes, seules armes laissées à l’opposition. C’est le Roi qui décidait le plus souvent, avec un sens exact de la situation, du moment psychologique où le ministère devait moralement se retirer.


II

Pour se faire une idée complète du personnage utile que joue en Europe le royaume danubien, il est nécessaire de jeter un coup d’œil sur sa richesse économique, avant d’aborder le point principal, sa situation à l’entrée des États des Balkans, et de discuter l’orientation politique que son premier souverain avait cherché à lui donner.

La Roumanie doit sa prospérité à la fertilité de son sol. Malgré une culture souvent épuisante, il a pu jusqu’à présent se passer d’engrais industriels. Les plaines voisines du Danube, nourries des alluvions du fleuve, sont sous ce rapport les plus privilégiées. Blé et maïs, la culture se concentre de préférence sur ces deux céréales, auxquelles aussi est limitée l’exportation. La surface cultivée n’a pas cessé de s’étendre, jusqu’à atteindre 6 millions d’hectares, et la valeur de la production agricole s’est élevée à un milliard et demi de francs. En 1913, l’exportation des céréales a dépassé 4 millions de tonnes[2].

Le maïs sert de nourriture aux paysans et s’exporte néanmoins en grandes quantités. Le blé, d’une qualité exceptionnelle, surtout en Moldavie, atteint une production moyenne de 30 millions d’hectolitres. C’est le principal article d’exportation. Il prend le chemin du Danube, d’où les navires de mer le transportent en Occident, tandis que des bateaux de rivière le font pénétrer en amont jusqu’à Ratisbonne. Anvers avait accaparé la majeure partie du commerce des blés roumains, plus d’un million de tonnes. L’Autriche-Hongrie venait ensuite avec un chiffre moindre de moitié. Les mauvaises récoltes sont assez rares en Roumanie, malgré la menace toujours pendante de la sécheresse. Dans l’espace de dix ans, je n’ai vu qu’un été, celui de 1899, où le blé et le maïs ont manqué à la fois ; mais alors ce fut un désastre. Les récoltes moyennes entretiennent la vie nationale et l’équilibre du budget. Les belles années versent un flot d’or sur le pays.

Le revers de la médaille est l’état arriéré de la culture, telle que la pratiquent les paysans, dont la manière de vivre est restée aussi misérable, aussi primitive que leur instruction est bornée. On peut se demander si les gouvernemens qui se sont succédé depuis cinquante ans ont assez fait en général pour l’éducation morale du paysan, s’ils n’auraient pas été mieux inspirés en créant plus d’écoles et moins de gymnases et de lycées, qui ont multiplié le nombre des fonctionnaires et augmenté celui des déclassés, s’ils n’auraient pas dû enfin s’efforcer d’arracher les villageois à l’inactivité pernicieuse des longs mois d’hiver. La persistance dans l’emploi des mauvais procédés agricoles se fait sentir dans le médiocre rendement de la terre. Un hectare en Roumanie ne produit en moyenne que 12 quintaux de blé, au lieu qu’il en donne 32 en Danemark et 25 en Belgique. L’exportation a pris un vigoureux essor après la construction d’un réseau de chemins de fer de 3 500 kilomètres qui appartient à l’État. Le railway court, comme l’épine dorsale du pays, de la frontière hongroise à la frontière russe, en suivant la direction des Carpathes. Des embranchemens conduisent de la ligne centrale aux ports du Danube, drainant sur leur chemin la production agricole. Mais ce n’est encore là que le squelette du système complet dont devrait être doté le royaume. Les lignes n’ont qu’une voie et, quand la récolte est abondante, les wagons nécessaires ne circulent pas assez vite, les grains s’entassent aux stations intermédiaires, avant d’être emmagasinés dans les docks de Braïla et de Galatz.

La Roumanie n’en est pas moins, avec la Russie, le Canada, les États-Unis et l’Argentine, un grenier précieux où puisent les pays qui ne produisent pas suffisamment de pain pour se nourrir. Par-là apparaît la haute valeur économique qu’elle a acquise en Europe. Si un facteur aussi indispensable venait à cesser pendant quelques années ses envois périodiques, il en résulterait un renchérissement certain dans les conditions d’existence des nations industrielles, et nous ne pourrions pas envisager sans appréhension, pour les lendemains de la guerre, un arrêt persistant de la production roumaine.

Le danger des pays agricoles où une large surface du sol est aux mains d’un nombre restreint de propriétaires est le problème agraire. En Roumanie il se pose avec une acuité particulière. C’est de quoi il n’y a pas lieu d’être surpris, lorsqu’on sait que deux mille grands propriétaires détiennent 40 pour 100 des terres du pays, qu’il n’existe qu’un petit nombre de propriétés moyennes et que l’autre moitié de la propriété rurale appartient à un peu plus d’un million de paysans. Toutes les questions sociales et toutes les réformes politiques sont subordonnées au règlement préalable de la question agraire. Dès 1858, le Congrès de Paris s’était préoccupé de la situation des cultivateurs roumains ; il avait imposé aux principautés l’obligation de réviser la loi qui réglait les rapports des propriétaires et de leurs tenanciers. Le prince Couza, qui affectait des allures de souverain démocrate, tout en faisant bon marché de la Constitution, chercha à se concilier contre les boïards la masse paysanne par un partage de terres. Il le mit à exécution en 1864 : 400 000 chefs de famille acquirent alors des droits de propriété. Mais on avait compté sans les qualités prolifiques d’une race, qui augmentait bon an mal an de plus de 100 000 âmes, lorsque je résidais en Roumanie. Encore ce chiffre aurait-il été fortement dépassé, n’eût été la mortalité infantile considérable, due à l’insuffisance de soins médicaux et d’habitations salubres. Au bout de deux générations, le lot de terre attribué à une famille s’était converti en parcelles. Ajoutez aux conséquences déplorables de cet endettement les conditions de travail imposées aux paysans qui cultivent avec leurs bœufs et leurs instrumens, outre leur lopin personnel, beaucoup de grandes propriétés, prises à bail ou en métayage. Les propriétaires font rarement valoir eux-mêmes leurs terres, sauf en Moldavie où subsistent des habitudes plus sédentaires et plus patriarcales. Ils les louent à de grands fermiers ou entrepreneurs de culture, presque tous étrangers, grecs, austro-hongrois et Israélites. C’est dans la poche de ces derniers que tombe le plus clair des profits, qui sont énormes, pour peu que la récolte ait été bonne.

Rien de surprenant à ce que les paysans, ces forces vives de la nation, pressurés par des intermédiaires peu scrupuleux, se soient révoltés à plusieurs reprises contre la dureté de leur sort. J’ai assisté au soulèvement agraire de 1907, bientôt dégénéré en révolte anarchique et en jacquerie, sous l’excitation d’élémens suspects accourus du dehors, comme des fauves sortis de leurs tanières. Une trombe humaine, née en Moldavie, descendit en tourbillon vers le Danube et remonta jusqu’au cœur de la Valachie, avant d’être dispersée ou anéantie par la force armée. Tout fut nivelé sur son passage jusqu’au ras du sol. Après cette dure leçon, le parti libéral qui, en ces heures troubles, avait assumé le rétablissement de l’ordre, s’est attelé à la solution de la question agraire. Par la création d’une caisse rurale il a facilité aux associations paysannes l’achat et la location de grandes terres ; il a vendu ou affermé aux paysans celles de l’Etat, le plus riche propriétaire du pays ; il a mis fin par une loi aux trusts des fermiers étrangers qui accaparaient des milliers d’hectares. Mais ces remèdes sont d’une action lente et limitée. Pendant la guerre, en reconnaissance des sacrifices exigés de la classe paysanne, pépinière de braves soldats, le parlement, réfugié à Jassy, a voté une loi sur l’expropriation des terres de la classe riche et leur rachat par l’Etat. Il est néanmoins à craindre que la révolution russe n’ait, en dépit de ces mesures préventives, une répercussion agraire de l’autre côté du Pruth après l’occupation allemande et sous l’aiguillon de la misère qu’elle laissera derrière elle comme un ferment néfaste.

A la richesse agricole la nature généreuse envers le royaume danubien a ajouté des mines de sel et des forêts à exploiter, et surtout une richesse minérale susceptible d’un grand développement : elle lui a donné le pétrole. La découverte le long des Carpathes de gisemens pétrolifères, qui sont le prolongement de ceux de Galicie, a augmenté énormément la valeur des terrains entre la montagne et la plaine. Les débuts de la nouvelle industrie furent lents et pénibles. Le pétrole ne gisait pas en nappes souterraines, comme aux alentours de Bakou, mais en poches capricieusement situées. Bien des sondages infructueux furent tentés, qui déroutaient l’expérience des ingénieurs. Les capitaux étrangers continuèrent cependant d’affluer, encouragés par le rendement des puits favorisés. Aujourd’hui la production qui a atteint en 1913 1 885 000 tonnes, place la Roumanie au troisième rang, après les Etats-Unis et la Russie, parmi les fournisseurs de l’huile minérale, et sa situation géographique lui assure des débouchés immédiats dans le bassin méditerranéen. Pour l’exploitation de cette mine d’or les Allemands ont devancé, comme d’habitude, leurs concurrens ; ils régnent sur les entreprises pétrolifères roumaines, dont les plus importantes appartiennent à la Deutsche Bank et à la Disconto Gesellschaft. La guerre a ruiné bon nombre de puits, mais, dès la reprise de l’activité générale, le pétrole ne contribuera pas peu à ouvrir au pays, s’il sait mieux en profiter en prenant plus de part aux bénéfices, une nouvelle ère de prospérité.

Le sol roumain ne possède ni fer, ni charbon, rien que des mines de lignite. Aussi ses habitans doivent-ils renoncer, semble-t-il, à de vastes ambitions industrielles, quoiqu’ils aient fait des efforts appréciables pour l’installation d’une industrie textile. La grande métallurgie est jusqu’à présent pour eux un domaine interdit. Le fer ouvré leur arrive plus facilement de Silésie, grâce à la ressource des chemins de fer autrichiens, que d’Angleterre et de Belgique en empruntant la voie de mer. Celle-ci demeure du reste fermée, tant que dure l’hiver, par les glaces du Danube ; la mer n’est accessible en cette saison que par le port insuffisant de Constantza. On peut tout de même s’étonner que le roi Carol, plein de sollicitude pour son armée, l’ait laissée, quant au matériel de guerre, à la discrétion des Empires centraux, où elle se fournissait de fusils et de canons. Il n’existait même pas dans le pays de fabrique de munitions. Rester tributaire de la complaisance ou de la politique de voisins défians, c’est s’exposer, en cas de danger national, à l’impuissance, à l’immobilité, quand ce n’est pas à la défaite.

M. Stourdza, étant président du Conseil, répétait volontiers : « La Roumanie doit se développer au moyen de l’argent étranger, mais par le travail roumain. » Cela revenait à dire : Confiez-nous vos capitaux, nous les ferons fructifier. Devant cette prétention, nos hommes d’affaires faisaient la grimace ; ils entendaient être les maîtres dans les conseils d’administration, disposer de l’emploi des fonds et s’attribuer à eux-mêmes des places lucratives. Et cependant le vieux ministre, s’il s’exagérait les facultés de travail de ses compatriotes, voyait juste pour ce qui est du danger d’une trop large intrusion dans les entreprises roumaines de la finance étrangère. Un petit État, si pauvre qu’il soit, doit se garder de la laisser pénétrer trop complètement dans son développement industriel. C’est par les conseils d’administration qu’elle commence et par la domination économique qu’elle finit. Personne n’a mieux que les Allemands pratiqué cet envahissement méthodique des nations qui avaient l’imprudence de les accueillir à bras ouverts. La Roumanie n’est pas la seule Puissance qui ferait bien de méditer le sens des paroles de M. Stourdza.

Le Roumain n’a pas le génie du commerce. Il abandonne paresseusement le négoce aux étrangers, principalement aux Juifs. C’est la revanche d’Israël. Le Congrès de Berlin avait prescrit au nouvel État, comme condition de sa reconnaissance par les grandes Puissances, d’accorder aux Juifs l’égalité politique. Le gouvernement roumain a éludé cette obligation. Le Juif continue d’être assimilé aux étrangers dans l’impossibilité où il est d’acquérir la propriété rurale, réservée par l’article 7 de la Constitution aux indigènes et aux naturalisés. Il n’exerce pas les droits du citoyen, mais il est soumis à l’impôt du sang, par-dessus les autres. Il combat pour la patrie qui refuse de le reconnaître comme un de ses enfans, même s’il est né sur son sol et s’est attaché à elle comme à une véritable mère. On répandrait inutilement beaucoup d’encre à réfuter les argumens dont se sont servis les Roumains des différens partis, d’accord entre eux pour maintenir cet ostracisme. Il n’en est pas moins vrai qu’il y a là une injustice sociale, que tous les vrais amis de la Roumanie s’attendent à lui voir réparer. La promesse en a, d’ailleurs, été faite officiellement au cours de cette guerre.


III

Les services que la Roumanie rend à l’Europe ne consistent pas seulement à collaborera sa subsistance. Si l’Etat roumain n’était pas riverain du bas Danube, s’il n’avait pas abrité dans un de ses ports, à Galatz, la commission européenne chargée de veiller à l’entretien du fleuve, qui sait si l’Autriche-Hongrie n’eût pas étendu la main sur cette artère internationale et si l’œuvre d’intérêt public, poursuivie avec succès depuis plus d’un demi-siècle, n’eût pas été compromise à son profit !

Le résultat des décisions du Congrès de Paris, décrétant la liberté de la navigation sur le Danube inférieur, et des cinquante années de travail de la commission, dont le mandat a été prolongé par les traités de Berlin et de Londres, est un bienfait d’ordre général : la voie admirable de trafic et de ravitaillement qu’est pour l’Europe ce grand fleuve a été rendue accessible aux vapeurs de 4 000 tonnes jusqu’à Braïla, où ne s’aventuraient autrefois que des voiliers d’un faible tirant d’eau. La commission s’est signalée comme une des institutions les plus utiles et les plus originales que nous ait léguées le XIXe siècle. Mais aux Portes de Fer, et même avant qu’on soit sorti des eaux roumaines, apparaît l’esprit tracassier et intéressé des Hongrois dans l’imposition de taxes spéciales pour l’usage d’un chenal, qui a été creusé à grands frais par des ingénieurs moins expérimentés que ceux de la commission. Ces taxes et les règlemens fluviaux qui les édictent sont en contradiction avec le droit public européen et tout à l’avantage du commerce hongrois.

La Roumanie, puissance riveraine et souveraine, avait depuis le traité de Berlin son délégué parmi les autres commissaires. Elle s’est opposée obstinément à la régularisation de la navigation de Braïla aux Portes de Fer, stipulée par l’article 55 dudit traité, parce que les différens projets élaborés à ce sujet livraient à l’Autriche-Hongrie, non riveraine de cette partie du fleuve, le contrôle des ports et la police fluviale dans les eaux roumaines. Elle fit encore la sourde oreille en 1909, quand le baron d’Aehrenthal l’invita, comme grande amie de l’Autriche, à se prêter à une modification des traités relatifs au Danube, c’est-à-dire en réalité à une réorganisation, en dehors des autres Puissances, de son régime politique. Si le cabinet libéral, dirigé alors par M. Ionel Bratiano qui faisait ses débuts comme Président du Conseil, avait cédé à l’appel de cette voix insidieuse, l’Empire dualiste aurait complété son succès diplomatique sur la Serbie en s’érigeant en maître dans les affaires danubiennes. Maintenir la liberté du commerce et de la navigation sur la voie fluviale qui fait communiquer le centre et l’orient européens s’imposera aux négociateurs de la paix générale. Mais une reconstitution de la commission du Danube ne semble possible qu’avec des garanties sérieuses contre les empiétemens de l’Autriche-Hongrie et de sa complice.


IV

Le domaine où l’influence de Carol Ier s’est le plus directement affirmée est la politique extérieure. C’était, si l’on peut dire, sa chasse réservée, les chefs des deux partis, aussi bien que les classes dirigeantes, s’en remettant pour la conduite dés relations avec les Puissances étrangères à l’expérience de l’homme qui avait délivré le pays des liens dégradans du passé…

Curieux de tout ce qui survenait au dehors, aimant à en discourir, bien renseigné par ses agens diplomatiques et ses correspondans étrangers, le Roi faisait plusieurs fois par an aux chefs de mission accrédités à sa cour l’honneur de leur accorder une audience particulière. On était habituellement reçu à cinq heures du soir dans le sévère cabinet lambrissé de chêne où il travaillait. L’entretien se prolongeait parfois pendant plusieurs heures, jusqu’au moment où l’officier de service venait l’avertir que la Reine l’attendait pour dîner. C’étaient d’ordinaire des questions très précises sur le pays du diplomate soumis à cet interrogatoire bienveillant. Le Roi aimait toujours à parler de la Roumanie, des progrès qu’elle avait faits sous son règne et de ceux qu’elle avait encore à accomplir. Il abordait aussi la politique étrangère, discutait les événemens récens et les personnages en vedette, qu’il jugeait avec une certaine perspicacité. A la Belgique, pour laquelle il professait une sympathie particulière, il ne ménageait pas ses conseils. Pourquoi n’adoptait-elle pas le service militaire général et obligatoire, la meilleure école de patriotisme pour la jeunesse d’une nation ? Les Belges se trompaient gravement, s’ils s’imaginaient qu’ils resteraient encore une fois à l’abri d’une guerre éclatant entre leurs voisins. Le miracle de 1870 ne se renouvellerait plus. Le Roi n’approuvait pas l’annexion du Congo ; il ne comprenait qu’une union personnelle sous le même souverain, sans quoi la colonie entraînerait la métropole, malgré sa neutralité perpétuelle, dans des complications européennes. Mais, à se faire ainsi le prophète de mauvais augure, il n’allait pas jusqu’à désigner les convoitises excitées en Allemagne par notre domaine colonial, comme une cause possible du conflit dont il nous menaçait.

On a reproché surtout au roi Carol et à certains de ses ministres la lourde faute qu’ils ont commise en voulant lier dès 1883, au moyen d’une convention militaire, les destinées de la Roumanie à la politique suspecte de l’empire des Habsbourg et, conséquence inévitable, à la politique, plus inquiétante encore, de l’empire des Hohenzollern : pacte qu’aggravait son caractère occulte, accord clandestin, soupçonné seulement dans le public, au point qu’on disputait couramment sur son existence dans le corps diplomatique de Bucarest. Les présidens du Conseil roumain ont contresigné l’engagement pris par leur souverain, chaque fois qu’il arrivait à expiration. Ils ne se sont donc pas montrés plus clairvoyans. Pourquoi orienter vers les Empires du centre, pourquoi pousser dans leur orbite et exposer ainsi à des aventures périlleuses un État, dont l’intérêt évident était de s’en tenir prudemment écarté et de limiter son rayon d’action à son voisinage géographique ! Les Roumains se défendaient, il est vrai, d’être une nation balkanique : un État danubien, à la bonne heure ! Sur la carte de l’Europe la Roumanie n’en couvrait pas moins les approches de la péninsule, où sommeillait toujours le brasier de la question d’Orient. Elle en était le vestibule ou, pour parler un langage militaire, le bastion avancé. Contenue et enfermée dans ses frontières, au Nord et à l’Ouest, par de grandes Puissances, ses affinités, comme son passé, la rattachaient à son hinterland balkanique. Plus riche et plus peuplée que les jeunes États qui grandissaient à ses côtés, elle devait surveiller leur croissance et maintenir entre eux un équilibre nécessaire à sa propre sécurité. En attendant qu’elle devînt l’âme de leur confédération future et qu’une alliance effective, souhaitée par quelques hommes politiques à longue vue, se formât entre ces nationalités encore hostiles pour arrêter la ruée vers l’Orient du germanisme ou du panslavisme, le rôle d’arbitre, voire de gendarme des Balkans, semblait naturellement réservé à la Roumanie, et non celui de satellite des Puissances germaniques.

Nous irions trop loin cependant en affirmant que les hommes d’État roumains, les yeux fixés sur l’Europe centrale, avaient perdu complètement de vue les intérêts qu’ils laissaient derrière eux dans la partie de la péninsule encore soumise à la Turquie. Ils ont cherché à entretenir chez les Koutzo-Valaques, tribus de pâtres et d’artisans, répandues en Macédoine, le souvenir de leur origine latine et l’usage de la langue roumaine. Ils ont obtenu pour eux de la Porte ottomane la faculté de prier en roumain, d’avoir des prêtres et des écoles payés par le gouvernement de Bucarest ; d’où de nombreux conflits avec le patriarche grec de Constantinople et les Macédoniens bulgares. Cette sollicitude pour leurs frères ethniques leur conférait le droit d’intervenir en temps opportun dans les affaires de Macédoine. On s’étonne qu’ils n’en aient point usé, lorsque l’heure en fut venue. Ils n’ont rien fait en 1912 pour pénétrer les projets de conquête, de l’union balkanique, ni rien exigé d’elle en faveur des Koutzo-Valaques, autrement dit des intérêts roumains, sinon quand il était trop tard.

Les motifs qui ont entraîné le roi Carol à lier partie avec l’Autriche et avec l’Allemagne, il faut les chercher dans ses sentimens de race et de famille et dans les conjonctures où s’est trouvé son royaume au lendemain de sa libération définitive. Il était resté Allemand et Hohenzollern au fond du cœur. L’influence germanique ne se trahissait pas dans son langage, toujours très réservé et très prudent au sujet de l’Allemagne, mais dans les créations de son goût personnel. Le touriste qui visitait Sinaï, voyait avec étonnement se dresser dans le décor ensoleillé des Carpathes un « burg » aux pignons élevés, chargé à profusion des ornemens du style de la Renaissance allemande. C’était l’habitation préférée de ce fils de la brumeuse Germanie, qui avait grandi dans le site romantique de Sigmaringen. Il ne paraissait éprouver au demeurant qu’un penchant médiocre pour le souverain de son ancien pays. Autant il vantait l’empereur Frédéric, son ami et son camarade de jeunesse, autant il s’exprimait librement sur les initiatives tapageuses de Guillaume II. Je l’ai même entendu critiquer son intempérance oratoire, qu’il jugeait intempestive dans une bouche impériale.

L’attachement de Carol Ier à sa patrie d’origine avait failli lui coûter la couronne pendant la guerre franco-allemande. En 1871, blessé des manifestations de la population de Bucarest en faveur de la France qui ricochaient contre sa personne de prince allemand, se sentant mal soutenu par ses ministres libéraux et impopulaire auprès de ses sujets, il se disposait à abandonner la partie, lorsqu’un des principaux boïards, Lascar Catargi, vint le trouver et lui conseilla de rester, en faisant l’essai d’un ministère conservateur. C’étaient Jean Bratiano et les libéraux qui avaient offert la couronne princière à Charles de Hohenzollern, et celui-ci jusqu’alors avait gouverné avec eux. Les conservateurs ne lui gardaient pas rancune de l’éloignement où il les avait tenus ; ils appréciaient ses qualités morales. Autant le garder, pensaient-ils, et faire l’économie d’un changement de règne qui ne leur apporterait peut-être rien de bon. Le prince Charles suivit le conseil de Catargi et s’en trouva bien. Six ans plus tard, la guerre de l’Indépendance, les lauriers cueillis à Plevna, le prestige militaire qui entoura le nouveau royaume au berceau, consolidèrent la situation du Roi et fondèrent sa popularité.

L’origine de l’alliance austro-roumaine fut sans aucun doute la conduite du gouvernement russe envers son jeune et brillant frère d’armes de la guerre de Turquie. La Russie, au moment où son armée, entrant en campagne, se préparait à traverser le territoire roumain, avait solennellement promis d’en respecter l’intégrité. Au congrès de Berlin, afin d’étendre sa frontière jusqu’aux bouches du Danube, elle obtint que la Roumanie fût dépouillée de la partie de la Bessarabie qui avait été rétrocédée en 1856 à la Moldavie par le Congrès de Paris. Elle lui fit abandonner en compensation par le sultan la Dobroudja, pays peu cultivé, peu peuplé, plus turc que bulgare, mais possédant une étendue de côtes et des ports naturels, dont les nouveaux propriétaires apprécièrent plus tard l’utilité. Les exigences du cabinet de Saint-Pétersbourg n’étaient ni adroites ni généreuses. Il ne s’en tint pas là. L’altitude de son ministre à Bucarest, M. Hitrowo, envenima la blessure que le résultat matériel de la guerre avait laissée au cœur des Roumains. Hitrowo traitait leur pays, comme si c’eût été une satrapie russe. « Chaque fois qu’il avait une audience privée du Roi, me disait plus tard la reine Elisabeth, je tremblais. Qu’allait-il se passer entre eux ? » Ces procédés de maître à valet, on les vit employés à la même époque et avec le même insuccès à Sofia qu’à Bucarest.

En définitive, la guerre entreprise par la Russie pour l’émancipation des Slaves des Balkans lui avait fermé la route de Constantinople, en plaçant sur son chemin, derrière l’État roumain, un autre État, le bulgare, qui ne demandait qu’à vivre. Était-ce donc là tout le fruit qu’elle recueillerait de sa victoire ? On eût dit, dans les années qui suivirent, que le gouvernement du Tsar s’efforçait de retenir ces nouveau-nés dans son giron, pour compenser le service qu’il leur avait rendu à l’encontre des visées traditionnelles de la politique russe. De cette pensée et de l’indignation de se voir encerclés malgré eux dans la sphère d’influence que s’arrogeait la Russie sont venues aux Roumains la crainte et l’horreur du panslavisme. Jolies expliquent dans une certaine mesure l’acte de leur Roi. Leurs appréhensions, — l’avenir l’a bien prouvé, — étaient très exagérées. Non moins fausse (malheureusement pour nous ! ) l’idée qu’on se faisait, dès cette époque, de la force militaire de l’Empire russe. N’avait-il pas eu besoin de la petite armée roumaine pour venir à bout de la Turquie ? Le Tsar, eût-il voulu réellement briser les nouveaux obstacles qu’il avait lui-même édifiés, pour pénétrer encore une fois jusqu’au Bosphore, aurait eu à compter avec l’hostilité unanime des Grandes Puissances, comme il l’avait éprouvé au Congrès de Berlin, et il aurait battu en retraite. Le testament apocryphe de Pierre le Grand devait rester lettre morte pour ses héritiers. Les occasions favorables s’étaient envolées, et la guerre actuelle a eu beau s’étendre à tout l’Orient européen, elle n’a pas rapproché les Russes de Constantinople.

Le roi Carol, dominé par ses sentimens anti-slaves, ne vit pas qu’un autre compétiteur à l’héritage de l’Homme malade commençait sournoisement l’investissement pacifique du Bosphore, où son influence politique et économique allait peu à peu primer celle de ses rivaux. Il ne paraît pas non plus s’être inquiété des desseins de plus en plus menaçans du cabinet de Vienne sur les Balkans et qui crevaient les yeux, depuis que le baron d’Aehrenthal avait montré son jeu en malmenant la Serbie. Il ne devina pas qu’enserrée dans les mailles de l’alliance austro-hongroise, la Roumanie ne serait sortie de la vassalité ottomane que pour tomber dans la vassalité de l’Empire dualiste.

Une amitié personnelle, dont il parlait trop volontiers, s’était nouée entre lui et l’empereur François-Joseph. Des relations intimes s’étaient établies entre la Cour de Bucarest et celle de Vienne, entretenues pendant les séjours que le ménage royal roumain faisait dans la capitale autrichienne. Préférence suspecte témoignée par le descendant d’une antique dynastie au chef d’une dynastie nouvelle, par l’autocrate d’un grand État au souverain d’une petite monarchie constitutionnelle ! N’est-il pas vraisemblable que la bonhomie paterne de François-Joseph a servi à maintenir le roi Carol dans son aveuglement ou dans ses illusions en ce qui concernait les projets de la maison de Habsbourg et les dangers qu’ils feraient courir à son pays ?

Il nous paraît aujourd’hui d’une politique tellement antinationale qu’elle en est incompréhensible d’avoir choisi précisément pour amie et pour alliée de la Roumanie, la Puissance qui tenait en servitude plusieurs millions de Roumains en Hongrie et en Bukovine. En échange d’un appui militaire, dont la nécessité était au moins problématique, l’alliance rivait à jamais les chaînes de ces frères de race, que le patriotisme de la Romania irredenta aspirait passionnément à briser. Elle n’a eu d’autre avantage que d’ouvrir à la Roumanie les marchés financiers de Vienne et de Berlin. Mais l’argent nécessaire à son organisation économique, l’Etat danubien l’aurait trouvé ailleurs, sans avoir besoin pour cela de conclure une conversion militaire et d’engager son avenir politique.

Au surplus, le Cabinet de Bucarest ne pouvait pas se méprendre, malgré le traité secret et l’amitié impériale qui en avait été la récompense, sur les sentimens des Autrichiens et en particulier sur ceux des Magyars, compresseurs impitoyables de l’élément roumain en Transylvanie. Dans le temps que le roi Carol croyait faussement mettre l’indépendance de son royaume sous la protection de l’aigle autrichienne, ses ministres étaient obligés d’entamer avec l’Empire dualiste une guerre douanière, que motivèrent les exigences des éleveurs hongrois et des fabricans autrichiens. Elle fut péniblement terminée au bout de sept ans, en 1893, par une convention de commerce, dont le renouvellement, en 1906, donna lieu aussi à de laborieuses négociations. Singulière situation que celle de ces deux voisins, appelés peut-être à mêler leur sang sur les champs de bataille, et qui pour l’instant n’arrivaient pas à vivre en bonne intelligence en pratiquant des échanges réguliers, parce que le plus fort prétendait tenir le plus faible sous sa dépendance économique et lui interdire de développer son agriculture et son industrie.


V

C’est l’Allemagne qui profita de l’intransigeance de l’Autriche-Hongrie envers le royaume danubien. Elle réussit à supplanter sa fidèle alliée dans la fourniture d’un grand nombre d’articles fabriqués et à occuper sans conteste le premier rang sur le marché roumain. Dans les deux années qui précédèrent la guerre, la valeur des produits allemands importés en Roumanie monta à 240 millions ; celle des produits austro-hongrois à 138. Pendant la période 1903-1913 l’importation allemande augmenta de 300 pour 100 ; celle de l’Autriche-Hongrie de 75 pour 100 seulement. Lors des commandes de matériel de chemin de fer, l’Allemagne se voyait adjuger les lots les plus importans. Lorsque les usines allemandes étaient en concurrence avec des usines belges, le ministre d’Allemagne cherchait à faire jouer tout le crédit de son gouvernement en faveur de ses compatriotes. Parce qu’il était Allemand, Krupp a toujours été le fournisseur attitré de l’artillerie roumaine. Le Roi n’aurait pas admis qu’il en fût autrement. Et cependant les canons, envoyés à l’essai par Saint-Chamond, convenaient mieux, de l’aveu d’officiers roumains, au sol gras et aux routes primitives de leur pays que les pièces plus lourdes d’Essen. Le temps était loin où Bismarck menaçait la principauté de Roumanie, qui discutait les conditions du rachat de la ligne de chemin de fer construite par l’Allemand Strussberg, de faire intervenir la Sublime-Porte en qualité de puissance suzeraine.

Il est vrai que la France, le banquier obligeant des États en mal de croissance, avait laissé l’Allemagne usurper ce rôle auprès de l’Etat roumain. La Disconto Gesellschaft de Berlin se chargeait d’émettre tous ses emprunts, qu’elle repassait aux banques françaises dans la proportion ordinaire de 25 pour 100. Le risque était nul, car le crédit de la Roumanie n’a jamais cessé d’être très solide, excepté en l’année 1899, où le manque absolu de récolte provoqua une crise, aggravée par des dépenses exagérées auxquelles le Trésor eut à faire face en même temps. Le général Mano, ministre des Finances, ne réussit pas alors à négocier sur la place de Paris une émission de bons du Trésor de 175 millions, indispensable au salut du crédit roumain. Il dut se mettre encore entre les mains des banquiers berlinois. L’année suivante, le gouvernement français, avant d’autoriser l’inscription de cet emprunt à la cote de la Bourse, posa une condition qui parut rigoureuse à l’amour-propre des Roumains. Il exigea qu’un procès, intenté à l’Etat danubien par M. Hallier, entrepreneur des travaux du port de Constantza, fût soumis à un tribunal arbitral spécial, au lieu d’être porté devant les tribunaux ordinaires de Bucarest. Se défiait-il donc de leur patriotisme et de leur impartialité ? Il en résulta une petite agitation au sein de la jeunesse universitaire de la capitale.

La France a toujours senti, si absorbée qu’elle parût par des préoccupations intérieures ou internationales, qu’il y avait à l’autre extrémité de l’Europe un foyer de culture et d’influence françaises, dont il importait d’entretenir jalousement la flamme. Le gouvernement italien, plus rapproché du Danube, semble avoir eu aussi une vue très nette de l’importance du royaume danubien dans la grande famille latine. Ses relations avec lui devinrent de plus en plus intimes, en même temps qu’augmentaient les échanges commerciaux entre les deux pays. Mais, à Bucarest, le représentant d’un gouvernement, affilié alors à la Triplice, ne pouvait pas travailler de concert avec le ministre de la République. Celui-ci avait les mains liées par l’accord franco-russe. Or, malgré les efforts intelligens des successeurs d’Hitrowo, la Russie restait toujours la grande suspecte aux yeux d’hommes d’Etat roumains, tels que M. Stourdza, le chef du parti libéral, et son beau-frère et adversaire politique, M. Carp, chef des conservateurs dissidens. Ce dernier ne mettait dans ses propos aucune sourdine à son aversion pour tout ce qui était russe et la colportait ouvertement dans les milieux diplomatiques.


VI

Quand la coalition balkanique se forma en dehors de la Roumanie, le roi Carol se laissa surprendre par la rapidité des événemens. Il n’avait pas prévu les victoires des Bulgares et des Serbes ; il croyait à la supériorité de l’armée ottomane, pour avoir éprouvé sa valeur combative, lorsqu’il s’était mesuré avec elle ; il n’avait donc pas pris la précaution de se faire payer sa neutralité par la promesse en due forme, au cas d’un succès des Bulgares, d’un renforcement de la frontière roumaine sur la rive droite du Danube où elle restait à découvert. A la conférence, des ambassadeurs, réunie à Londres dans l’hiver de 1913, ses envoyés s’efforcèrent un peu tard d’obtenir des compensations territoriales à l’agrandissement de la Bulgarie en Thrace et en Macédoine, qui détruisait à son avantage l’équilibre balkanique. Ils demandèrent Silistrie et une rectification de la frontière en Dobroudja. Mais l’habileté persuasive de M. Take Jonesco n’eut pas de prise sur l’orgueil têtu de M. Danef ; le Bulgare ne voulut rien entendre. Une des conséquences des victoires inattendues des coalisés fut que la popularité du Roi baissa rapidement à Bucarest, où on l’accusait d’imprévoyance. La grande-duchesse Louise de Bade, chez qui j’avais l’honneur d’être reçu en ce temps-là, se lamentait devant moi de l’ingratitude du peuple roumain envers son vieux souverain. Je cherchai respectueusement, mais en vain, à lui expliquer que la mentalité populaire subit, comme un simple thermomètre, l’action de la température ambiante ; elle s’échauffe ou se refroidit, indifférente aux questions de sentimens, sous la pression aveugle des événemens.

Cependant la Fortune ne pouvait se résigner à être infidèle à un prince qu’elle s’était plu à combler de ses faveurs. Elle lui réservait un dernier sourire. Ce fut l’attaque traîtresse des Bulgares contre les Serbes et les Grecs pour leur ravir toute la Macédoine. Le Roi, instruit par l’expérience des derniers mois, mobilisa immédiatement son armée et intervint contre l’agresseur, sans se laisser arrêter par les représentations du cabinet de Vienne, qui espérait l’écrasement de la Serbie. Le ministre d’Autriche le prévint inutilement qu’il allait tuer l’amitié qui le liait depuis trente ans à l’empereur François-Joseph. Le Roi n’écouta que l’intérêt national et passa outre.

Le traité de Bucarest consacra la défaite et l’humiliation de la Bulgarie. La Roumanie lui prenait, sur la rive droite du Danube, Silistrie et un quadrilatère entièrement peuplé de Bulgares. Que faisait-elle, en procédant à cette amputation dans les chairs vives de sa voisine, du principe des nationalités, invoqué par les patriotes roumains pour réclamer les terres irrédentistes de Transylvanie, de Bukovine et de Bessarabie ? Le principe des nationalités est une arme dangereuse à manier : on ne peut pas impunément la rejeter, une fois qu’on s’en est servi, pour en prendre une autre plus commode, sous prétexte de sûreté nationale. Quoi qu’il en soit, la Roumanie parut devenir, dans l’été de 1913, ce qu’elle n’aurait jamais dû cesser d’être : l’arbitre des Balkans. Mais l’heure de jouer ce rôle était passée ; le traité de Bucarest ne fut écrit que sur du sable. La Bulgarie, en effet ; n’était pas écrasée, et elle ne respirait que vengeance autant contre les Roumains que contre les Serbes. « La question de la Dobroudja est ouverte maintenant entre nos voisins et nous, » me disait M. Guéchof, le ministre bulgare à Berlin, avec un geste de menace à l’adresse des vainqueurs. Le roi Carol, pas plus qu’il n’avait deviné la débâcle de la Turquie, ne pressentit la tempête qui allait fondre sur l’Europe. Il n’en fut averti ni par ses alliés de Vienne, qui lui gardaient rancune, ni par ses parens de Berlin ; les uns et les autres se défiaient désormais des Roumains et faisaient mystérieusement des avances aux Bulgares, en leur promettant de déchirer avec eux le traité de Bucarest, qui ne serait, lui aussi, qu’un chiffon de papier.


VII

La santé du vieux monarque était chancelante depuis plusieurs années. La Grande Guerre lui porta un coup fatal. Il sentit d’abord se réveiller avec une ardeur sénile ses sentimens germaniques. Aveuglément fidèle au pacte conclu avec François-Joseph, il réunit un conseil de la couronne et lui demanda d’unir les armes roumaines à celles des Empires centraux contre la Russie. Elle marchait au secours des Serbes, comme il avait fait lui-même l’année précédente. Voilà à quelle contradiction l’entraînait sa funeste politique germanophile ! Mais il ne trouva qu’un vieillard, aussi obstiné dans ses haines qu’intransigeant dans ses idées, Pierre Carp, pour affirmer la validité et la force obligatoire du traité secret. Tous les conseillers du Roi virent, — les uns plus clairement que les autres, — de quel côté étaient le droit, le salut de l’Europe et l’intérêt même de leur pays. La Roumanie resta donc neutre contre le gré de son souverain. Lui qui avait conseillé aux Belges d’augmenter leur armée, afin de mieux défendre leur indépendance et leur neutralité, il ne put se tenir de dire au représentant du roi Albert que c’était folie à la Belgique de n’avoir point livré passage aux Allemands. Nous ne nous attendions pas à entendre ce langage dans la bouche du champion de l’indépendance roumaine.

Son successeur, le roi Ferdinand, élevé comme lui à l’école de l’armée prussienne, a fait à la Roumanie le plus grand sacrifice qu’une patrie d’adoption puisse exiger du prince étranger qu’elle a mis à sa tête. Il a brisé tous les liens qui l’attachaient à son pays d’origine ; il a repoussé l’attraction, plus puissante peut-être encore, du vieux foyer familial, pour n’être plus que Roumain, et il a tiré l’épée contre ses anciens frères d’armes. Inclinons-nous devant la vaillance de ce geste, en songeant à ce qu’il a dû coûter à l’homme qui en fut capable. Dans la seconde année de la guerre, la Roumanie s’est rangée aux côtes de la Quadruple Entente. Elle y a été portée par le courant impétueux de l’opinion publique, qu’excitait sans relâche l’éloquence de ses hommes politiques, amis enthousiastes de la France et admirateurs de son héroïsme inflexible. Elle y a été poussée aussi par des espoirs nationaux qu’elle ne pouvait pas renoncer à réaliser : rendre à la liberté, réunir à la mère patrie des millions de Roumains qui, sur l’autre versant des Carpathes, attendaient anxieusement que l’aube de la délivrance vint blanchir la crête de leurs montagnes. Et, d’autre part, plus la guerre s’étendait, plus la situation du royaume danubien, isolé comme un îlot au milieu d’une mer furieuse, devenait précaire. La neutralité n’était plus pour lui qu’une fiction difficile à prolonger, à maintenir intacte, entre les exigences croissantes des deux adversaires, dont l’un prétendait se ravitailler au moyen des récoltes roumaines, et l’autre l’en empêcher. Si les Empires centraux avaient fini par remporter la victoire, une victoire même fragmentaire, circonscrite au front oriental, à quelles représailles, à quels sacrifices ne devait-on pas s’attendre à Bucarest, pour avoir répudié l’engagement signé par le feu Roi ? L’indépendance n’eût-elle pas été en péril ? L’Autriche-Hongrie, maîtresse du Danube, aurait enveloppé la Roumanie dans la servitude, dont elle projetait d’étendre le filet sur la péninsule balkanique, et le dernier flambeau de la civilisation latine dans l’Orient européen se serait éteint sous le souffle du germanisme.


VIII

La lumière se fera complète, implacable, sur les déceptions de la malheureuse campagne de 1916, commencée avec l’entrain de la victoire. Nous sommes trop près de cette tragédie et trop loin en même temps de la scène où elle s’est accomplie pour en parler avec le sang-froid d’un historien. Mais l’armée roumaine, réorganisée, l’hiver suivant, par ses instructeurs français, et brûlant de se venger, était sur le chemin de la revanche, quand la défaillance volontaire de ses auxiliaires russes l’a réduite à la défensive et à l’immobilité.

En prenant les armes pour empêcher l’exécution du crime prémédité par les Puissances germaniques contre la Serbie, la Russie restait fidèle à une politique qui n’était pas sans noblesse. Une nation sœur à sauver et un prestige séculaire à conserver aussi bien aux yeux de l’Europe qu’aux yeux du monde slave justifiaient la responsabilité qu’assuma le cabinet de Pétrograd, en présence du spectre inattendu de la guerre. Plus tard, de concert avec ses alliés, il a déterminé par des promesses d’agrandissemens territoriaux la Roumanie à se jeter à son tour dans la mêlée. Le rêve des patriotes roumains ne pouvait se réaliser qu’avec l’aide loyale et désintéressée de la puissance russe. Grouper tous les élémens ethniques répandus sur les deux versans des Carpathes en une patrie commune et faire d’une grande Roumanie une citadelle indestructible de la race latine aux bords du Danube inférieur, ce projet grandiose n’était exécutable qu’avec la coopération étroite des armées du Tsar. La première condition du succès était que ces armées eussent derrière elles un gouvernement résolu à tenir ses engagemens et à jouer franc jeu avec ses alliés comme avec ses adversaires.

Ce n’est pas le moment, je pense, d’accabler le tsarisme déchu, victime de la corruption invétérée de ses fonctionnaires et de sa résistance aveugle à d’indispensables réformes. L’impuissance et l’incohérence du gouvernement issu de la révolution, les folies et les fureurs des soviets, nous inclineraient plutôt à l’indulgence pour le dernier autocrate russe. Il a eu tout de même d’autres conseillers que Raspoutine. Ces ministres se rendaient compte sans doute du danger de lâcher la bride aux passions violentes et confuses qui agitaient l’immense corps social de la Russie, c’est pourquoi ils ont voulu résister à leur pression. Ils ont fait ainsi crouler l’édifice miné à sa base par la propagande occulte des révolutionnaires. L’avenir se chargera de les juger.

Dès aujourd’hui cependant, la publication des documens diplomatiques du Pont aux-Chantres, par les soins trop obligeans du soviet de Pétrograd éclaire d’un jour singulier l’esprit des conseillers du Tsar en ce qui touche la politique étrangère. On dirait que la diplomatie russe n’avait rien oublié ni rien appris depuis le temps de Pierre le Grand et de Catherine II. Toujours la folie de la grandeur, comme si l’Empire n’eût pas été déjà trop vaste, toujours le besoin d’annexer de nouveaux territoires, sans se préoccuper de les amalgamer et de les civiliser, toujours l’obsession de Constantinople et des Lieux-Saints. Plus instructive encore pour les confians alliés du Tsar est la révélation de la jalousie du cabinet de Pétrograd à l’endroit de la Roumanie. Il va jusqu’à se féliciter des revers de la campagne de 1916, parce que l’échec des grands projets roumains n’était pas défavorable aux intérêts politiques de la Russie. Quelle amertume a dû gonfler le cœur des patriotes roumains à la lecture de ces tristes dépêches ! Quelle justification des défiances des Carp et des Stourdza à l’égard de la grande voisine slave ! Mais ce n’était pas une raison suffisante pour se jeter dans les bras de l’Autriche, qui ne valait pas mieux que sa rivale.

La révolution russe a ouvert la porte non à la liberté, mais à l’anarchie. Le vent révolutionnaire a balayé du même coup le trône qui chancelait et l’esprit militaire qui n’avait jamais paru plus solide, à en juger par les prodiges de vaillance et d’abnégation qu’il avait accomplis sous les obus allemands. La disparition de la Russie du théâtre de la guerre était à prévoir au lendemain même du renversement du tsarisme, aussitôt que le soviet des ouvriers et des soldats de la garnison de Pétrograd se fut dressé en antagoniste de la Douma et du ministère provisoire, qui essayait d’organiser un semblant de gouvernement. Le refus de ces soldats d’aller au front impliquait, si le soviet était vainqueur, la suppression du front lui-même. L’armistice négocié par Lénine et Trotsky, accepté sans déplaisir par toutes les armées qu’avait énervées la propagande des maximalistes, est donc la suite inévitable du triomphe de ces derniers. Que l’armistice conduise plus ou moins lentement, après des résistances plus ou moins fières et des capitulations plus ou moins résignées, à une paix dictée par l’Allemagne, la Russie, dégoûtée de la lutte, n’en aura pas moins mis bas les armes volontairement devant l’ennemie

Comme tout s’enchaîne dans les catastrophes que provoque une guerre, la défection des armées russes a réduit l’armée roumaine à l’impossibilité de continuer la lutte, après l’avoir réduite à l’immobilité. Cette brave armée aura été soutenue jusqu’au bout par la fermeté stoïque de son roi et par l’âme généreuse de sa belle et poétique souveraine. Le sort de la Roumanie, isolée et sans secours en face de la coalition germano-touranienne, remplissait d’angoisse tous les amis de ce noble pays. Jamais elle n’avait paru en si grand péril et jamais elle ne leur avait été aussi chère. Les Alliés, à qui la Roumanie a donné tant de preuves de son courage et de son dévouement à leur cause, ne l’abandonneraient pas, même si elle était forcée de signer une paix temporaire avec ses ennemis. L’heure viendra du règlement de comptes définitif où les droits des nations seront restaurés, l’heure de la révision des accords provisoires qui seraient arrachés par l’Allemagne et ses complices à des adversaires vaillans et malheureux.

La paix générale pourra seule décider de l’avenir de la Roumanie et des autres États qui, au risque de leur existence, se sont levés à côté des Grandes Puissances pour la défense de l’indépendance de l’Europe. A la Conférence de la paix, les Grandes Puissances n’oublieront pas les petites, ni les infortunes imméritées qu’elles ont supportées dans l’intérêt commun. La péninsule balkanique et la région danubienne, foyers d’intrigues germaniques, feront certainement l’objet d’un règlement spécial. La politique allemande cherche à y installer l’hégémonie des Empires centraux et à en interdire l’accès aux Puissances occidentales. Que le Danube devienne un fleuve allemand, que les Balkans ne soient plus qu’une marche de l’Autriche-Hongrie et de l’Allemagne, grevée à leur profit d’une servitude de passage pour atteindre Constantinople et Salonique, c’est là ce qu’on veut à Vienne et à Berlin.

La politique des Alliés, en présence de ces visées indéniables, ne sera-t-elle pas d’en prendre le contre-pied ? Favoriser la formation d’un bloc balkanique où tous les États intéressés auraient la certitude, sous la protection des Puissances de l’Alliance, de vivre indépendans, de se développer sans contrainte à l’intérieur de frontières équitablement fixées ; persuader à ces États d’enterrer profondément les rivalités et les haines qui les ont livrés à leurs ennemis étrangers, pour ne s’occuper qu’à panser les blessures faites par la guerre ; les inciter à contracter des unions douanières, — premier stage de leur rapprochement et prélude d’unions plus intimes, — faciles à établir entre pays peu industrialisés et vivant de l’exportation des produits du sol. Dans ce cadre commun, qui embrasserait le bassin inférieur du Danube, la Roumanie occuperait une place considérable. Elle ne resterait pas exposée aux dangers que sa situation de sentinelle perdue de la race latine aux confins de l’Orient ne manquerait pas de lui attirer, tant que ne s’ouvrira pas l’ère pacifique, dont on nous promet la venue.


BEYENS.


  1. Voyez la Revue du 1er janvier.
  2. Les chiffres que j’ai l’occasion de citer sont empruntés à l’intéressant ouvrage de M. Nicolas Xénopol, ancien ministre de l’Industrie et du Commerce de Roumanie : La richesse de la Roumanie. Bucarest, 1916.