La Crise sud-africaine

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La crise sud-africaine
Dr A. Kuyper

Revue des Deux Mondes tome 157, 1900


LA CRISE SUD-AFRICAINE

Le XIXe siècle touche à sa fin. Il s’ouvrit par de belles promesses de liberté, et par des revendications de droits violés. D’abord il répondit à une si grande attente, et se fit l’initiateur de bien des réformes émancipatrices. Pourquoi faut-il que maintenant, prêt à retomber au passé, il soit souillé, presque à sa dernière heure, par une guerre d’usurpation que rien ne saurait justifier ?

Quelles magnifiques espérances d’avenir la Conférence de la Haye n’avait-elle pas pourtant fait éclore au cœur des nations, courbées sous le fardeau de plus en plus lourd des charges militaires ! L’arbitrage allait désormais résoudre, sans qu’on eût recours aux armes, les querelles entre les États ; et voici que l’Angleterre, aujourd’hui, — l’Angleterre, qui en fut à la Haye l’une des plus zélées promotrices, — à la première menace de guerre, s’obstine à le repousser et ne le connaît plus ! Une fois encore, la nuit de Noël a fait retentir le message angélique : « Paix sur la terre ! » jusque parmi les indigènes accourus aux humbles chapelles de nos missionnaires ; et voici que stupéfaits, ces sauvages assistent à une lutte meurtrière entre chrétiens et chrétiens, pour voir qui des chrétiens d’Europe ou des chrétiens d’Afrique finira par avoir le dessus. De tout temps, l’Angleterre s’était fait gloire d’être le champion de l’indépendance des peuples faibles et opprimés ; et voici que, là-bas, les vieillards de 70 ans et leurs petits-fils de 14 doivent escalader de toutes parts les rochers pour guetter les soldats anglais qui s’apprêtent à anéantir la liberté de leur patrie.

Un cri de détresse s’est élevé, un cri de la conscience européenne, qui se révolte, non pas cette fois contre le Turc, mais contre le pays des Burke et des Pitt, contre ce pays jadis si fier de son amour inné de la justice. N’est-ce pas un désolant spectacle ? Le progrès s’arrêterait-il ? Est-ce que, dans le siècle qui va naître, nous allons rebrousser chemin ?


I

Cette guerre néfaste, si l’on en veut bien comprendre les causes et bien connaître les origines, il faut remonter dans l’histoire.

A deux reprises, au cours du XVIIIe siècle, la Hollande a tenté d’essaimer en une colonisation d’outre-mer : vers l’Amérique, en 1628, vers le Cap en 1650 ; et, toutes deux, ces colonies sont tombées aux mains des Anglais, toutes deux par voie d’usurpation. New-York fut occupé en pleine paix par le colonel Nicholson, en l’an 1646 ; le Cap le fut en 1805, lors de la guerre entre la France et l’Angleterre, par le général Baird. La Hollande, étant la moins forte, fut forcée de céder sa colonie américaine par le traité de Bréda de 1667, et sa colonie du Cap par la convention de Londres, du 13 avril 1814.

Le bruit, d’après lequel le prince d’Orange aurait vendu le Cap n’est qu’un faux bruit : les recherches historiques de M. Heeres l’ont démontré. Tout au contraire, son ministre des Affaires étrangères, Nagoll, a résisté jusqu’au bout ! Mais lord Castlereagh lui opposa sa déclaration formelle : « Notre parti est pris ; c’est à nous de juger ce qu’il nous convient de rendre ou de garder de vos colonies[1]. » La somme payée par l’Angleterre était destinée non pas à remplir la bourse princière, mais à dédommager le roi de Suède de la cession qu’il faisait de l’île de la Guadeloupe, ainsi qu’à la construction de fortifications contre la France sur sa frontière du Nord[2]. Les colons le comprirent bien ainsi. L’explication malveillante d’un abandon intéressé ne leur fut souillée que plus tard. Mais, en ce temps-là, tous étaient encore convaincus que l’Angleterre avait forcé la main à leur mère patrie. Et quand le prince d’Orange visita le Cap, en mai 1838, il fut acclamé par ses anciens compatriotes avec un enthousiasme frénétique. Dans l’occupation du Cap, en 1805, l’Angleterre vit non pas une question de droit, mais ce que M. Chamberlain devait, plus tard, baptiser du nom de paramountcy. Comme elle avait perdu ses riches colonies d’Amérique et sentait la nécessité de consolider les conquêtes du fameux Hastings dans les Indes orientales, il lui parut indispensable de s’assurer, au Cap, une station navale. Le capitaine Robert Percival, — un de ses agens probablement[3], — qui, dans un voyage de reconnaissance, visita le Cap en 1803, n’hésita pas à le déclarer. « La prise de possession des ports du Cap, en effet, suffirait presque à réduire tous nos ennemis en notre pouvoir[4]. »

Cependant, ni en Amérique, ni au Cap, l’Angleterre n’a su gagner les sympathies de ses nouveaux sujets d’extraction hollandaise. Tout effort de fusion entre eux et elle s’est brisé contre la ténacité de la race des Pays-Bas. Même à présent, après deux siècles, en Amérique, l’animosité des gens d’origine néerlandaise contre l’Angleterre est demeurée tout aussi vive. Au Metropolitan Club de New-York, je les ai entendus discourir contre les injustices et les violences de l’Angleterre comme on ne l’a jamais fait ni en Natalie ni à Pretoria. Quoiqu’ils aient maintenant perdu jusqu’au souvenir de leur langue maternelle, partout cependant ils s’associent encore en unions, dites Holland Societies. Leur origine hollandaise leur est comme un titre de noblesse dont ils sont fiers, et, lors de la grande guerre de l’Indépendance, ils ont scellé de leur sang leur aversion pour tout ce qui est anglais. Or, dès le commencement, la même chose s’est vue au Cap[5]. Le capitaine Percival en témoignait lui-même en 1803 : « Un Anglais sera surpris de l’aversion et même de la haine que les Hollandais paraissent éprouver pour nous[6]. »

C’était le contre-coup de la rivalité des deux grandes puissances navales du xviiie siècle, lutte dans laquelle la Hollande avait succombé. Le ressentiment contre la « perfide Albion » n’avait pénétré nulle part dans l’esprit national plus profondément qu’aux Pays-Bas ; et l’Angleterre elle-même avait rendu ce ressentiment plus amer par la manière hautaine dont elle n’avait cessé d’appliquer à la Hollande le Væ victis ! — Dutch et double Dutch sont encore, parmi la populace anglaise, des expressions malsonnantes. Certes, le temps a adouci ces antipathies de race : en Hollande, les cercles ne manquent pas qu’on accuse même d’anglomanie ; et, d’autre part, un historien comme Rogers, dans son History of Holland, a reconnu sans ambages non seulement que l’Angleterre était redevable à la Hollande d’une partie considérable de sa civilisation, mais aussi que l’Angleterre l’avait fort mal payée de ses appréciables services[7].

A l’époque de la prise de possession du Cap, les relations étaient encore très tendues, et M. Theal, le célèbre historien du Cap, ne craint pas de dire que les colons néerlandais considéraient les Anglais « comme bien plus arrogans que tous les autres mortels, insatiables dans la poursuite de la richesse, sans respect pour les droits d’autrui, et regardant toutes choses avec des yeux troublés par le préjugé national[8]. » L’aversion d’ailleurs était réciproque. Le capitaine Percival nous raconte que, « pour les Anglais, les colons étaient une race insociable, inhospitalière et rustre, et leurs actions, toujours inspirées par des motifs mercantiles et intéressés[9]. » Des deux côtés, il y avait de l’exagération, sans doute ; mais, en tout cas, c’est la preuve évidente que les deux élémens qui désormais seraient contraints de vivre ensemble là-bas se prêtaient bien mal à une fusion plus intime.

Le caractère national des Anglais diffère foncièrement, en effet, du caractère hollandais. Tous deux ont leurs qualités très accusées, mais entre les deux il y a incompatibilité absolue. Pour tout ce qui est de la belle apparence, de l’action instantanée et énergique, des larges conceptions et de l’organisation matérielle, les Anglais sont, sans contredit, supérieurs ; mais cette médaille a son revers dans leur amour pour le show, dans leur impuissance à bien observer, et dans leur penchant à confondre l’idée de l’organisation avec l’effort tendant à angliciser tout le monde. Le Hollandais, au contraire, moins amateur de parade, est trop lent dans le développement de ses projets, il laisse faire, et subit les impressions, se contentant trop longtemps d’observer les choses d’un œil attentif ; mais, dès l’instant que son énergie dormante se réveille, il s’est toujours montré doué d’une persévérance et d’une ténacité que rien n’ébranle. Ni les Espagnols, au XVIe siècle, ni les Anglais du Cap n’ont jamais compris ce caractère fait d’énergie latente. Parce qu’en hiver ils n’avaient vu dans ces maigres ruisseaux qu’un filet d’eau gelée et inoffensive, ils ne se sont jamais rendu compte du torrent formidable qu’au printemps la fonte des neiges ferait bientôt descendre dans leur lit débordé.

Aussi, bientôt après l’occupation du Cap, en 1814, les choses entre les colons et leurs nouveaux maîtres se gâtèrent-elles. Les fermiers de la frontière du Nord, surtout, refusèrent de s’accommoder aux nouveaux procédés. Un d’entre eux, du nom de Bezuydenhout, résista tout seul à une compagnie de soldats. Il fut tué sur place. Sa femme, le fusil à la main, jura de le venger. Une émeute éclata. Acculés par une force militaire trois fois supérieure, les quelques récalcitrans furent pris, jugés, et cinq d’entre eux condamnés à être pendus, tandis qu’on forçait les autres à assister à leur pendaison. Le 9 mars 1816, la potence fut érigée au haut d’une colline, devant une foule de colons accompagnés de leurs femmes et de leurs enfans. Bientôt les cinq condamnés se balancèrent l’un à côté de l’autre, accrochés à la même poutre. Ils avaient déjà perdu connaissance, quand la poutre se rompit sous leur poids. Les cinq corps gisaient à terre. La respiration suffoquée se ranima chez ces malheureux. La foule y vit la clémence de Dieu et, poussant des cris déchirans, implora la grâce du juge anglais. Mais lui, homme d’une sévérité que rien ne troublait, resta inexorable. Les condamnés furent pendus une seconde fois, et livrés de nouveau aux angoisses d’une mort plus affreuse. Les assistans donnèrent à cet endroit le nom de Slachtersnek, ce qui veut dire : Colline de la Boucherie ; et, de l’aveu des auteurs anglais eux-mêmes, jamais plus le souvenir de cette horrible exécution ne s’est effacé de la mémoire des fermiers hollandais. Remember Amajuba ! tel a été le cri de guerre des beaux grenadiers d’Ecosse ; N’oubliez pas Slachtersnek ! resta pendant tout un siècle le cri de vengeance des Boers scandalisés.


II

Toutefois il ne faut pas identifier d’une manière trop absolue les Boers avec les Hollandais. Dès le mois de janvier 1659, débarquait au Cap un groupe de huguenots français, comptant environ 300 personnes, et suivi de près par 17 familles piémontaises[10]. En 1827, ce furent 380 Allemands qui s’y établirent, et, après la guerre de Crimée, 2 000 Allemands de la Légion étrangère y obtinrent des fermes étendues[11]. Les Écossais eux-mêmes, en assez grand nombre, se mélangeaient avec les Boers par le mariage. Pour connaître approximativement la proportion actuelle de ces divers élémens, j’ai prié le docteur Muller, consul général de l’Etat libre à la Haye, de faire consulter la liste des électeurs de son pays. On a pu constater ainsi que 68 pour 100 des noms étaient hollandais, 12 pour 100 français, 12 et demi pour 100 écossais, 3 et demi pour 100 allemands et 3 et demi pour 100 Scandinaves, italiens, etc. Les deux grands généraux Joubert et Cronjé sont d’origine française ; le président Krüger et le secrétaire d’Etat Reitz sont d’extraction allemande : d’où il appert que, quoique l’élément hollandais prédomine jusqu’à l’absorption des autres, au moins quant à la langue, l’influence directrice des autres nations sur ce complexe et multiple assemblage est loin d’être réduite à une quantité négligeable. Ceux qu’on appelle les Afrikanders se reconnaissent parmi les Boers à cette légère nuance, qu’ils se montrent plus accessibles à la civilisation anglaise, dans l’intention d’engager les fermiers anglaisa faire cause commune avec eux contre la mère patrie, comme cela s’est vu en Amérique. Les Boers proprement dits, au contraire, craignent que l’infiltration des coutumes anglaises n’affaiblisse leur type. Mais, au moment du danger, le sang n’a jamais menti, et les Afrikanders ont toujours secouru leurs frères d’outre-Orange et d’outre-Vaal.

Le nom « Boer » (prononcez Bour) signifie « paysan », mais on se tromperait en comparant les Boers aux paysans français, aux farmers anglais, ou même aux settlers d’Amérique. C’est plutôt une race conquérante, qui s’est établie parmi les Hottentots et les Bantous, comme les Normands, au XIe siècle, se sont installés parmi les Anglo-Saxons. S’abstenant de tout labeur manuel, ils s’occupent de leurs propriétés, parfois de 2 000 à 3 000 hectares, où ils élèvent des chevaux et du bétail ; quant au reste, la grande affaire de leur vie est la chasse, même aux fauves. Ce sont d’intrépides cavaliers, et ils s’exercent sans relâche au maniement des armes. Sans être d’une culture raffinée, ils brillent par cette sagesse inspiratrice qui de tout temps a été le privilège des nations de pionniers au début de leur développement historique. De là leur soif d’indépendance et leur amour insatiable de liberté sociale et politique. Ils ont l’échine trop dure pour courber la tête sous le joug de qui que ce soit. Nulle part il n’y a une public life plus développée et plus généralement répandue. Le Boer est l’homme politique et militaire par excellence. Ils ont tous leur journal qu’ils ne lisent pas seulement, qu’ils étudient. Leur organisation est toute démocratique. Ils choisissent eux-mêmes leur Président, leurs magistrats, leurs juges et jusqu’à leurs officiers, qu’ils appellent veldkornet et kommandant. Quoiqu’ils ignorent toute discipline militaire au sens de nos armées européennes, ils combattent d’une manière parfaitement homogène et convergente, chacun d’eux étant son officier à soi et coopérant de sa propre initiative au but que leur kornet leur indique. Leur religion, toute calviniste, est l’âme même de cette existence chevaleresque, et ne fait qu’un avec elle. L’Ancien Testament, surtout, les a pénétrés de la haute valeur d’une piété fervente pour la consolidation de la force nationale. C’est ainsi qu’ils ouvrent leur conseil de guerre par la prière et qu’en marchant à la bataille ils chantent les psaumes de David, faisant ainsi revivre les traditions des armées de Gustave-Adolphe, des Huguenots et de Cromwell. Sous le rapport religieux, leur prédilection bien marquée pour le protestantisme ne saurait étonner chez les descendans des Gueux et des Huguenots, mais il n’est pas vrai qu’ils excluent pour cela les catholiques romains de tout service d’Etat. Le docteur Leyds m’a donné les noms de plusieurs catholiques actuellement fonctionnaires de la République sud-africaine[12] ; et lorsque les Anglais, en 1804, prirent possession du Cap, ils y trouvèrent un curé catholique, que les Boers toléraient, mais que les Anglais eurent soin de chasser[13]. Leur moralité est au-dessus de tout soupçon. Les liaisons avec les négresses, qui de tout temps ont été la honte et le fléau des peuples colonisateurs, sont, parmi eux, chose absolument inconnue. Leur vie conjugale est des plus pures, et l’alcoolisme ne les a jamais séduits. Aussi leur fécondité est-elle presque incroyable. Les familles de quinze enfans ne sont point une exception très rare, et d’en avoir jusqu’à dix est la mesure moyenne. Ajoutez à cela que leur longévité égale celle des Russes, et vous vous expliquerez leur augmentation vraiment surprenante.

Le capitaine Percival, en 1804, ne trouva que 60 000 personnes de leur race[14]. En 1822, ce nombre s’était accru jusqu’à 111 451. En 1866, les blancs du Cap seuls ne formaient pas moins de 187 439 personnes[15]. A présent, la population d’origine européenne, d’après le recensement de 1891, est de 376 957 âmes dans la seule colonie du Cap[16], de 285 270 dans le Transvaal[17], de 77 716 dans l’Etat libre[18], de 44 415 au Natal, formant un total de 745 581 âmes. Il faut encore ajouter à ce chiffre les blancs du Bechuanualand, de Griqua-West, de Humpata, et surtout un nombre assez élevé qui exprime l’accroissement continu depuis 1891. En calculant d’après les proportions de la période décennale précédente[19], cette augmentation serait de 2,60 pour 100 par an, de sorte que le chiffre de 900 000 âmes sera bien vite atteint. Sur ce chiffre, les Boers figurent pour 520 000, les autres nations ensemble pour 380 000. En tout cas, pour les Boers, qui, depuis 1804, sont montés de 60 000 à plus d’un demi-million, l’accroissement est sans aucun doute extraordinaire[20].

Ce qui rend ce fait plus intéressant encore, c’est que la fécondité est considérée parmi les Boers comme une bénédiction du Seigneur, et que la femme-mère, — sans ombre de féminisme, — y jouit d’une prépondérance indiscutée dans la vie de famille et même dans les arrangemens sociaux. Exemptes de tout désir de luxe, les femmes boers se vouent presque exclusivement à leur époux et à leurs enfans. Elles sont fortes, courageuses. Sans trahir leur sexe, elles manient le fusil et montent à cheval comme les hommes. L’enthousiasme de leur passion nationale surpasse même assez souvent celui de leur mari, et lorsqu’en octobre, la guerre éclata, ce furent elles qui, quand le père hésitait et même refusait, allumèrent dans le cœur de leurs garçons de 14 ans et même de 13 ans le désir irrésistible de partir pour la guerre. Il est vrai que les Anglais, à de rares exceptions près[21], nous ont toujours dépeint ces Boers comme « présentant un lamentable spectacle de paresse et de stupidité, » et leurs femmes comme « menant une vie endormie et inactive ! » Mais les Boers opposaient invariablement à ces reproches leur : « Monsieur, vous ne connaissez pas le Cap[22] ! » et la triste expérience que les Anglais ont faite à Modder rivier et à Colenso ne leur permet pas de dire que les Boers aient eu tort. Même après plus de quatre-vingts ans, ils ne connaissent encore ni le Cap ni les Boers ; et leurs défaites le leur ont bien prouvé. Les Anglais ne comprennent que ce qui leur est semblable, et, pour cette raison, tâchent d’assimiler à leur type tout le monde. Mais les Boers demeurent opiniâtrement réfractaires, et s’entêtent à rester absolument inassimilables.


III

Il n’est pas de gouvernement bien avisé qui, ayant à s’installer sur une terre conquise, ne doive faire tous ses efforts pour ménager, dans la mesure du possible, les susceptibilités et les coutumes de ses nouveaux sujets. A cet effet, il évitera tout changement trop subit dans l’organisation politique et sociale ; il mettra son étude à ne se faire presque pas sentir, et s’ingéniera à donner l’impression que tout marche encore comme du temps de son prédécesseur. Tout au plus s’informera-t-il des plaintes de la population contre l’administration qu’il a remplacée, et fera-t-il de son mieux pour se concilier les esprits par des remèdes efficaces. L’Angleterre, plus qu’aucune autre nation, aurait dû suivre cette leçon de sagesse gouvernementale ; car elle ne pouvait pas ne pas savoir qu’elle aurait à franchir parmi ces colons d’une nationalité rivale un défilé très difficile. Elle n’en fit rien. Tout au contraire, avec une suffisance hautaine, et forte de sa puissance alors incontestée, elle froissa, elle blessa, dès le début, les Boers dans leur religion, dans leur sentiment d’honneur, et dans leurs intérêts, et tout cela d’une manière presque tracassière. Purvis l’a reconnu franchement : « L’histoire de la domination anglaise dans l’Afrique du Sud n’est qu’une série de fautes et de maladresses, qui résultent des préjugés et de l’ignorance de notre gouvernement[23]. » Et M. Froude, dans ses Lectures, n’hésite pas à dire : « Nous sommes tout simplement en train de récolter ce que soixante-dix ans d’erreurs ont semé[24]. »

Dans leur impuissance à bien observer, les Anglais se sont repliés sur eux-mêmes ; et ils ont cru qu’en essayant d’angliciser le plus vite possible les vieux colons, ils devenaient éminemment leurs bienfaiteurs. Dès le 1er janvier 1825, onze ans après la prise de possession officielle, un décret impérial leur enlevait, à partir de l’an 1828, l’usage de leur langue maternelle dans les cours de justice et dans la vie politique. Il ne se pouvait guère concevoir de mesure plus irritante. D’un coup, les Boers se voyaient exclus des jurys et privés de siéger dans les municipalités. Dorénavant ils étaient inéligibles comme juges, ils se voyaient obligés d’avoir recours à des avocats anglais ; et la traduction de toute pièce, ainsi que l’emploi d’interprètes, exigeait des dépenses notables. On se sentait exilé dans son propre pays, et déchu de toute participation à la vie publique. Même quand le parlement fut institué, en 1852, le même régime persista, et l’acte du 3 avril stipulait : « Tous les débats auront lieu en anglais. » Ce ne fut qu’en 1882 que l’article 2 de l’acte du 25 mai rendit aux colons l’usage du hollandais[25].

À cette première injure vint s’ajouter bientôt une liste interminable d’autres griefs. Un missionnaire anglais, le docteur van der Kemp, accusa, à Downing-street, les Boers d’avoir maltraité leurs esclaves, de les avoir torturés, et d’en avoir assassiné plusieurs ; une femme boer aurait même brûlé vif un nègre dans de l’eau bouillante. Le Secrétaire pour les Colonies ordonna une enquête. Une cour de circuit parcourut toute la contrée. Plus de mille témoins furent entendus, cinquante-huit Boers furent cités sous les inculpations les plus déshonorantes. Et après tout ce fracas, le 9 mars 1816, les juges se virent obligés d’acquitter tous ceux qui étaient accusés de meurtre ou de torture, et il fut prouvé que le nègre qu’on disait avoir été brûlé vif, rentrant un jour les pieds gelés, sa maîtresse, pour les dégeler, lui avait simplement versé un bain de pieds trop chaud. Certes, cet acquittement général fut pour les Boers une satisfaction, mais il ne put adoucir l’amertume dont les avait abreuvés une telle humiliation devant leurs esclaves.

Vint alors, en 1835, l’affranchissement de ces esclaves. Ils étaient au nombre de 40 000, et, représentant une valeur moyenne de 2 000 francs par tête, ils formaient pour la plupart des colons le plus clair de leur petit avoir. Le Parlement de Londres, qui avait promis une indemnité, aurait donc dû payer 80 millions de francs ; mais, pour le Cap, il n’alloua qu’un million et quart de livres sterling, qu’on stipula payable non pas au Cap, mais à Londres, clause qui eut pour effet d’obliger les Boers à vendre leurs assignations aux agens anglais pour le tiers de leur valeur nominale. Par suite, un petit colon qui possédait douze esclaves ne reçut à titre d’indemnité que 4 600 francs au lieu de 24 000, soit une perte sèche de 20 000 francs. Dépourvus des moyens nécessaires pour louer des ouvriers, les Boers furent alors contraints d’abandonner la plus grande partie de leurs terres, tandis que les esclaves libérés, mourant de faim, se jetaient dans le vagabondage, volant le bétail des colons et les attaquant jusqu’à leur porte. Les veuves surtout en souffrirent. Plusieurs d’entre elles abandonnèrent tout et vinrent se réfugier dans leur famille. La police, trop peu nombreuse, était incapable de réprimer ces violences, notamment sur la frontière, de sorte que la position devenait intenable. Ajoutez à cela qu’à l’instigation des missionnaires et de la Clapham sect de Londres[26], toutes les cours, tous les magistrats prirent fait et cause pour les indigènes et contre les Boers. Les rôles étaient intervertis : les nègres brutalisaient les colons, tandis que ceux-ci, humiliés devant leurs anciens esclaves, n’osaient guère lever la tête.

Mais l’exaspération allait bientôt déterminer la crise. Cette crise éclata de 1835 à 1838, sous la forme de ce que l’histoire appelle le grand exode (de groote trek). Par milliers, les familles boers résolurent de fuir cette Égypte avec ses fureurs pharaoniques et de s’aventurer dans le grand désert. Plutôt mourir dans la lutte contre les fauves et contre les sauvages que de s’avilir davantage dans une telle ignominie ! Ils attelèrent leurs bœufs à leurs chariots, les chargèrent de tout ce qu’ils pouvaient emporter, et, la Bible en tête, ils descendirent dans le Natal, gravirent le plateau d’Orange, quelques-uns même passèrent déjà le Vaal. Dans leurs rencontres avec les Zoulous de Tchàka, sous Dingaan, et de Moselekatsi, ils furent affreusement éprouvés, et partout, derrière leurs ennemis, ils trouvèrent les missionnaires anglais comme conseillers et comme meneurs. Mais ils se sentaient libres : ils se battirent avec un élan et un héroïsme dignes d’une Iliade ; et, après des sacrifices inouïs, ils purent enfin fonder leurs trois petites républiques, en Natalie, sur les bords de l’Orange, et au-delà du grand Vaal. C’est alors que l’Angleterre commit la faute grave de les réclamer à titre de sujets britanniques. On connaît la vieille théorie anglaise, que le caractère de subject to the Queen est indélébile : Nemo exuere potest patriam. Des troupes débarquèrent à Durban ; d’autres escaladèrent le plateau d’Orange. En juillet 1842, les Boers furent battus près de Durban ; le 29 août 1848, à Boomplaats, sur le plateau d’Orange ; et, nonobstant leurs protestations, la Sovereignty of the Orange-River et la Natalie furent incorporées, par proclamation, dans l’empire britannique. C’est ainsi que l’Angleterre a poussé au désespoir ces colons intrépides.

L’Angleterre les avait humiliés devant leurs esclaves, exposés à un vagabondage meurtrier, et comme chassés du foyer de leurs ancêtres. Alors, au lieu de se révolter, ils s’étaient exposés, eux, leurs femmes et leurs enfans, à toutes les horreurs d’un exode et à toutes les atrocités d’une lutte inégale avec les indigènes. Et maintenant qu’ils voyaient approcher l’heure où ils cueilleraient le fruit de toutes leurs souffrances, le Pharaon, comme ils l’appelaient, se lançait à leur poursuite, et, à l’aide d’une théorie de droit international que, depuis 1870, l’Angleterre elle-même s’est vue obligée d’abandonner, on leur imposait ce joug dix fois maudit de la suprématie anglaise. Cet état de choses ne pouvait durer longtemps. Les indigènes excités y mirent fin en harcelant les Anglais jusque dans la colonie du Cap. D’autres hommes d’Etat, de vues plus libérales, s’installèrent à Downing-street. Le gouverneur du Cap, sir Harry Smith, reconnut lui-même la nécessité d’en finir avec cette politique d’agression, et une nouvelle ère commença. La Natalie resterait colonie anglaise, mais on se retirerait de l’Orange et du Vaal ; et c’est ainsi que l’indépendance du Transvaal fut reconnue par le traité de Zandrivier, le 17 janvier 1852, et l’indépendance de l’Etat libre par la convention de Bloemfontein, le 22 février 1854.

Pourquoi donc les idées de justice et d’équité qui avaient inspiré ces deux traités n’ont-elles pas continué à guider les conseils de Downing-street ? L’Angleterre se serait ménagé des alliés sincères et reconnaissais, et tout le monde l’aurait applaudie. Le premier Président, M. Brandt, le déclara tout net : « Vos amis et vos alliés, nous voulons l’être, mais vos sujets, jamais[27] ! » Malheureusement l’Angleterre ne l’a pas voulu. Ces traités ont été violés tous les deux : celui de Bloemfontein par le vol judiciaire de Kimberley ; celui de Zandrivier par l’annexion tout arbitraire de 1879.


IV

Mais pourtant on aurait tort de ne pas reconnaître que, durant cette première période, le motif auquel obéissaient les Anglais dans leur action contre les Boers relevait encore de l’ordre moral ; quoique déjà imprégné d’ambition, il ne trahissait encore en rien cet égoïsme brutal, ce matérialisme farouche dont M. Chamberlain s’est fait depuis l’apôtre acharné. Peu soucieux des droits réels de leurs anciens colons, les Anglais se piquaient de défendre les droits supposés des indigènes. Trompés par les rapports, peu dignes de confiance, de leurs missionnaires, et fourvoyés par l’amour sentimental de l’homme primitif, à la mode en ce temps-là, la plupart d’entre eux, tant chrétiens que déistes, étaient convaincus que les Boers maltraitaient les naturels et que l’Angleterre avait reçu de Dieu la mission de les protéger. C’était le temps des Aborigines protection Societies, si éloquemment flétries par Edmond Burke. Peu satisfait de l’état moral, social et politique du monde contemporain, le libéralisme de la fin du siècle précédent avait cru devoir chercher son idéal, non pas chez l’homme civilisé, mais chez l’homme de la nature, dont la vie simple et nomade était devenue un sujet d’idylle. La vogue était alors au Vendredi de Robinson Crusoé, et toute oppression des indigènes d’outre-mer causait une impression de lèse-humanité. C’est pourquoi les déistes, dans leurs Aborigines Societies, se posaient, sur le terrain politique, en protecteurs des naturels, tandis que les chrétiens, par leurs Missionary Societies, se donnaient, dans la sphère religieuse, comme leurs bienfaiteurs. Or, l’occupation du Cap leur offrait la première occasion favorable à la réalisation de leurs idées. Le Hottentot était bien ce véritable enfant de la nature dont ils faisaient leur idole, et par cela même le Boer, qui le tenait en esclavage, dut se présenter à leur imagination exaltée comme l’ennemi qualifié du genre humain.

Que cette opinion ne fût nullement fondée, c’est ce que les Anglais eux-mêmes confessent à présent. M. Theal nous apprend que « les aborigènes de l’Afrique du Sud sont des sauvages du type le plus dégradé, les plus répugnans à l’œil d’un Européen qu’il y ait en aucun lieu du monde, et dont à peine saurait-on décrire la paresse et la malpropreté. » Impitoyablement ils massacrèrent les Boschimans, pour être massacrés par eux à leur tour ; les uns et les autres restant exposés aux boucheries ininterrompues des Bantous. Comme ils étaient en très petit nombre au milieu de ces tribus sauvages, les Boers avaient été forcés de prendre des mesures efficaces pour veiller à la sécurité de leurs familles, et avaient introduit un système d’esclavage, imité, il est vrai, du système suivi par les Anglais dans leurs colonies d’Amérique, mais très adouci. « L’opinion de tous les gens capables de s’en former une s’accorde à reconnaître que nulle part l’esclavage n’est moins lourd[28]. » « Au temps de leur affranchissement, écrit M. Froude, il n’y avait pas d’esclaves qui eussent moins à se plaindre que ceux des Hollandais du Cap[29]. » Et le capitaine Percival lui-même, le grand calomniateur des Boers, écrivait en 1804 : « Il faut reconnaître qu’en général les esclaves sont humainement traités (well treated)[30]. » A Londres, néanmoins, on prit l’habitude, — c’est encore M. Froude qui le dit, — d’attribuer toutes les vertus aux naturels, et aux Boers toutes les injustices[31]. M. Purvis se voit toutefois contraint de constater que « le gouvernement exagéra les complaisances pour les esclaves, alors qu’ils foulaient aux pieds les droits des colons[32]. » Même M. Colenso, le grand évêque du Natal, quand il eut rectifié son jugement sur place, en 1880, dans une lettre à sir F. W. Chasson, rendit aux Boers ce témoignage digne d’être retenu : « Ma conviction est que nous avons indignement traité les Boers, tandis qu’au contraire ils agissaient admirablement, dirigés qu’ils étaient par la sagesse de leurs chefs, et faisant tout ce qu’ils pouvaient pour éviter l’effusion du sang. Et, quant à ce qui est de leur conduite à l’égard des indigènes, les Boers ont-ils jamais rien fait d’aussi monstrueux que nous, quand nous faisions sauter à la dynamite, dans les cavernes d’Indomo, des centaines de femmes et d’enfans[33] ? »

Je ne nie pas que les Boers aient été parfois trop sévères et qu’ils aient commis des excès, mais il reste acquis que la grande enquête, comme nous l’avons vu, tourna à leur justification ; et, en tout cas, ce que les colons d’origine anglaise se permirent en pareille circonstance surpasse tout ce que l’on peut mettre à la charge des Boers. Le plaidoyer de Mrs. Beecher Stowe pour les esclaves d’Amérique ; sous leurs maîtres d’origine anglaise, n’est pas encore oublié. Dans les guerres qu’ils ont provoquées sans cesse avec les Cafres, Colenso nous rappelle les 10 000 Zoulous qu’ils ont tués en une seule rencontre[34]. La manière dont ils ont traité les envoyés de Lobengula est une honte pour la Chartered Company. Ce que les bombes à la lyddite et les balles dum-dum ont fait lors de la conquête récente du Soudan effraie l’imagination. Et le biographe de Colenso nous montre, par des documens officiels, que, dans leurs guerres avec les Indiens d’Amérique, leur général, sir Jeffrey Armherst, n’hésita pas à donner l’ordre au colonel Bouquet de distribuer parmi eux des couvertures saturées du virus de la petite vérole, et d’employer des dogues pour les dévorer. Ses propres paroles étaient : « Vous ne ferez pas mal d’essayer d’inoculer la petite vérole aux Indiens par le moyen de couvertures saturées de virus, comme aussi bien d’employer toute autre méthode qui vous paraîtra propre à exterminer cette exécrable race, et par exemple de leur faire donner la chasse par des chiens[35]. »

Il n’est pas nécessaire de dire que je ne songe point à imputer ces monstruosités au caractère anglais. Je suis convaincu qu’il n’est pas à Londres un homme de cœur qui ne les condamne et ne les abomine. Mais ce que j’ose prétendre, c’est qu’avec des pages aussi sombres dans leur propre histoire, les Anglais n’ont pas suffisamment médité la parabole de la poutre et du brin de paille, avant de se dresser, dans ce temps-là, en accusateurs des Boers. Et ce qui se comprend plus clairement encore, c’est que les missionnaires anglais qui, comme le docteur van der Kemp, le docteur Philips et M. Read, se firent les infatigables instigateurs du mouvement anti-boer, qui, dans leur passion méthodiste, taxèrent leur calvinisme d’hypocrisie, et qui ne cessèrent d’exciter contre eux le gouvernement du Cap et les chefs indigènes, n’aient jamais été bien vus dans leurs cercles. Trop souvent, dans les stations anglaises, ces missionnaires se constituèrent plutôt en pionniers politiques qu’en ambassadeurs du Christ, et le système, Glenelg-system, qu’ils essayèrent d’appliquer, avorta déplorablement[36]. Aussi les Boers savaient-ils trop bien qu’ils n’avaient pires ennemis que ces messieurs en lévite noire, et s’efforcèrent-ils de les tenir à distance.

Les Boers ne sont pas des sentimentaux, mais des hommes au génie pratique. Ils ont compris que ces Hottentots et ces Bantous étaient d’une race inférieure, et que les mettre sur un pied d’égalité avec les blancs, dans les familles, dans la société et dans la politique, n’était tout simplement que de la folie. Ils ont compris, en outre, le danger des liaisons mixtes, et, pour soustraire leurs fils à ce fléau, ils leur ont inculqué l’idée que l’accouplement avec la fille cafre serait un inceste. Mais, d’ailleurs, ils les ont traités en bons enfans, ils les ont habitués au travail, ils ont adouci leurs mœurs, et dans le Sud africain, vous ne trouverez homme plus entendu au commerce avec les naturels qu’un patriarche boer. Ni dans l’Etat libre, ni dans le Transvaal, la présence des indigènes sur les fermes boers ne soulève la moindre difficulté ; et la preuve la plus concluante des excellentes relations qui existent entre eux et leurs serviteurs noirs, se trouve dans ce fait qu’il n’y a point dans tout le pays la moindre émeute à signaler, maintenant même que toute la population mâle a passé la frontière, et qu’il n’y a avec les Cafres, sur ces fermes isolées et si étendues, que des femmes et des enfans. Les Boers regardent d’un mauvais œil non pas la mission, mais la mission anglaise, dont ils conservent de trop tristes souvenirs. Un missionnaire suisse, au contraire, rapporte du Transvaal : « Les Boers eux-mêmes demandent des évangélistes pour les indigènes établis chez eux[37]. A Pretoria, les Cafres ont deux églises avec leurs pasteurs. » Et un missionnaire allemand nous raconte comment le général Joubert, revenant de son expédition contre le cruel chef Mpefo, visita sa station et exprima sa joie de se trouver parmi des Cafres christianisés et comme tels adorateurs du même Dieu que son peuple[38].

J’ajoute que les Boers ont toujours envisagé résolument le péril noir, que les Anglais s’obstinent à perdre de vue. Les noirs augmentent dans l’Afrique australe de la manière la plus inquiétante. Jadis ils se massacraient entre eux chaque automne. Mais, à présent qu’ils ont cessé d’être nomades, ils se multiplient d’année en année, et bientôt ils atteindront un chiffre qui deviendra menaçant pour les blancs, Boers ou Anglais. Une extinction graduelle, comme celle qui a détruit les Indiens d’Amérique, n’est ici nullement probable. En 1805, il y avait dans la colonie du Cap 60 000 noirs, Javanais compris[39] ; maintenant ils sont au nombre de 1 150 337[40]. Les Basoutos sont au nombre de 250 000. Au Bechuanaland, on évalue les naturels à 250 000[41]. Au Transvaal, on en trouve 763 225[42]. Dans l’Etat libre, il y en a 128 787. Enfin, en Natalie, il y en a 459 283, sans compter les 50 000 Indiens[43], soit un total de 3 à 4 millions de noirs, contre 748 536 blancs. C’étaient là du moins les chiffres de 1891, mais on devine de quelles quantités ils se sont accrus depuis lors. Déjà ces noirs, en tant que christianisés, sont entrés en relations avec les coloured d’Amérique. Un « évêque méthodiste de couleur, » — a coloured Bishop, — est venu présider une sorte de concile nègre en Afrique. Et n’allez pas croire que le christianisme de ces noirs ait oblitéré leur passion de race ! Lors de ma tournée en Amérique, l’an passé, j’ai eu des conversations très confidentielles avec « des gens de couleur de toute condition, » et j’en ai rapporté la conviction que la conquête sur les blancs reste encore et toujours leur idéal chimérique. Abel était le noir, et le signe de malédiction que le Seigneur mit sur Caïn fut très sûrement qu’il le blanchit. Du reste, la scène violente de Wilmington, en 1898, l’a prouvé une fois de plus : entre noirs et blancs, il n’y aura jamais réconciliation définitive. Et si, tôt ou tard, la lutte d’extermination entre noirs et blancs devait éclater de nouveau dans le Sud-Africain, toutes les responsabilités en retomberaient sur M. Chamberlain et ses journalistes jingoes, qui, hors de tout propos et avec une outrecuidance plus que téméraire, ont attisé entre noirs et blancs une haine dont vainement, quand il ne sera plus temps, ils s’évertueront à éteindre la flamme livide.


V

Ce serait se méprendre du tout au tout sur le remuant fanatisme des coloniaux jingoes du Cap et de Londres que de supposer qu’ils auraient donné aux tendances vers l’équité et la réconciliation, qui avaient inspiré les traités de Zandrivier (1852) et de Bloemfontein (1853), ce que, dans leur propre langue, ils appellent si noblement a fair chance. Ces traités avaient reconnu comme absolument indépendans et sans aucune entrave, même pour leur politique extérieure, la république Sud-Africaine et l’Etat libre, dont la première équivalait en superficie à la Grande-Bretagne tout entière (308 600 kilomètres carrés contre 314 628) ; l’autre à la Bavière, le Wurtemberg, le Grand-Duché de Bade et l’Alsace-Lorraine pris ensemble (138 070 kilomètres carrés contre 125 097)[44]. A Downing-street, on s’était résigné, et la paix régna du Cap au Zambèze durant une vingtaine d’années. Malheureusement, dans ce quart de siècle, l’esprit public en Angleterre changea de fond en comble. On rejeta tout motif d’ordre moral. Les mobiles d’un matérialisme égoïste et usurpateur prirent librement le dessus, et quoique, liée par des traités solennels, l’Angleterre ne pût passer outre sans violation ouverte de la foi jurée, on n’hésita pas. Les diamans de Kimberley brillaient, dans l’Etat libre, d’un éclat trop séduisant, et les mines d’or du Rand devenaient le malheur du Transvaal[45].

En 1867, le south-african, diamant devenu célèbre, fut vendu pour 2 500 livres sterling. Un chef cafre, du nom de Waterboer, soutenu par M. Arnot, éleva des prétentions sur le terrain où ces pierres précieuses avaient été trouvées. Et, dès 1871, M. Burkley annexait, en flagrante violation du traité de Bloemfontein, tout le riche district de Kimberley. Le 13 juillet 1876, le président Brandt se vit forcé de signer, à Londres, une convention par laquelle il devait céder à raison de 90 000 livres sterling un territoire dont le produit annuel on diamans a monté jusqu’à 4 millions de livres. Puis, à cette première et cynique violation des droits dûment acquis, l’Angleterre ajouta, le 12 avril 1877, une rupture plus scandaleuse encore de ses engagemens par l’annexion pure et simple du Transvaal tout entier. Shepstone, à la tête d’une petite armée, entra à Pretoria ; pour sauver les apparences, il consulta quelques marchands et employés, et, se tenant pour satisfait de ce plébiscite frauduleux, il anéantit d’un seul coup le fruit de tous les sacrifices que les Boers avaient consommés pour conquérir leur indépendance. Une fois encore le sort des indigènes servait de prétexte ; mais le hasard a de ces jeux : deux ans plus tard, les Anglais eux-mêmes en vinrent aux prises avec eux, et en massacrèrent 10 000, hommes, femmes et enfans[46].

Cependant, confondus d’une telle impudence, les Boers ne purent songer à résister. Ils crurent avoir affaire à un coup d’audace du gouverneur du Cap, et, persistant dans la respectueuse confiance qu’ils avaient en la reine Victoria, ils se décidèrent à envoyer en 1877 une députation à Londres. Quelle déception les y attendait ! L’accueil qu’on leur fit fut plus que froid. Une seconde députation, partie de Pretoria en 1878, fut traitée d’une façon presque blessante. Sir Bartle Frère, au Cap, déclara sèchement : « Le Transvaal est anglais et reste anglais. » Et Wolseley ajouta avec hauteur que le soleil disparaîtrait du firmament et que le Vaal remonterait à sa source avant que le Transvaal ne fût rendu aux Boers[47]. Mal lui en prit de sa forfanterie ! Onze mois après, le drapeau tricolore, à bande verte le long de la hampe, fut arboré à Heidelberg ; le triumvirat de Krüger, Pretorius et Joubert fut investi de pouvoirs discrétionnaires, et, par leur proclamation, les Boers exaspérés reprirent leur indépendance, protestant au nom du Dieu trois fois saint contre la perfidie de l’Angleterre. Le général Colley accourut de la Natalie avec ses régimens écossais, mais il fut battu et tué à Amajuba, le 27 février 1881. De Londres, on expédia des ordres pour conclure un armistice. Il était temps. Déjà les commandos de l’État libre se mettaient en marche pour descendre dans la Natalie[48]. Les préliminaires furent conclus à Langsnek, et, le 3 août, on signa à Pretoria une convention qui restituait au Transvaal son indépendance intérieure, mais, hélas ! sous la suzeraineté de la reine d’Angleterre.

Toutefois cette convention devait être de courte durée. Les Boers refusaient d’acquiescer à la suzeraineté. Les demi-mesures leur inspiraient pour l’avenir une méfiance indicible. Et une nouvelle députation, composée de Krüger, du Toit et Smidt, s’embarqua pour Londres, afin d’obtenir une modification radicale. Cette fois ils rencontrèrent dans la capitale un esprit de conciliation, et quoique lord Derby, gêné par l’opposition, surtout à la Chambre des lords, fût obligé de ménager les apparences, il signa, le 27 février 1884, la fameuse Convention de Londres, par laquelle la suzeraineté fut virtuellement abolie, et la République sud-africaine reconnue comme État entièrement indépendant et libre, toute ingérence de l’Angleterre étant restreinte à ce seul point, que les traités avec les puissances étrangères (à l’exception de ceux avec l’État libre) après avoir été complétés, resteraient soumis au veto de l’Angleterre[49]. Ce fut M. Gladstone qui, calviniste lui-même et comme tel comprenant les Boers, répandit l’huile de son idéalisme sur les vagues furieuses des préjugés coloniaux, et une fois encore, comme en 1852-1854, le soleil de la paix sourit à l’Afrique du Sud.

Mais le Jingoïsme ne désarma pas, et rencontra bientôt un fidèle allié dans le capitalisme des Rhodes, des Beits et des Barnato’s. La découverte des mines d’or fut annoncée. Une bande d’aventuriers s’abattit sur le Rand, et Johannesburg devint le centre de l’opposition au gouvernement de Pretoria. Il se forma en 1892 un comité révolutionnaire sous le nom de National Union. Plus tard se présentait le South-Africa legion. Se retirer d’un État pauvre, passe encore ! mais laisser aux Boers les trésors inouïs du Rand, ce serait de la folie pure. Déjà le docteur Jameson prépare son raid à Mafeking sous la protection du ministre du Cap et, en 1895, il l’opère. M. Chamberlain lui-même n’a jamais pu se laver d’une certaine complicité[50]. Et quoique les Boers aient eu bientôt raison des envahisseurs, que l’Empereur allemand ait lancé sa fameuse dépêche, et que le monde entier ait retenti de louanges sur la clémence du Transvaal envers ses pires ennemis, le président Krüger avait trop de fine expérience pour ne pas sentir que la perte du Transvaal était jurée décidément à Londres. L’indemnité de deux millions impayée ; les coupables acquittés après une détention passagère ; Rhodes maintenu comme membre du Privy Council ; l’enquête parlementaire arrêtée dans sa force, au moment même où les pièces décisives devaient être produites : tout cela ne lui laissait aucun doute, il était sûr que le projet ainsi tramé ne serait pas abandonné. Et pendant que, de son côté, M. Krüger, en homme d’État prévoyant, commençait à augmenter son artillerie, à s’approvisionner de munitions de toute espèce, et concluait, le 17 mars 1897, son traité d’alliance avec l’Etat libre, M. Chamberlain ouvrait de propos délibéré ses négociations criminelles, lesquelles ont abouti à la guerre actuelle.

Je crois qu’il a été sincère quand, le 18 octobre, il a déclaré, au Lower-House, qu’il n’a pas cherché la guerre. La menace de la guerre lui eût sans doute suffi ; et, si M. Krüger se fût laissé intimider jusqu’à accepter toutes ses exigences, la paix lui aurait paru préférable. Seulement le but qu’il poursuivait était clair comme le jour. Par sa menace d’une occupation militaire, il a voulu contraindre le Transvaal à se faire dicter par les bureaux de Downing-street les conditions de naturalisation et de droit électoral, afin de donner aux Uitlanders une chance de supplanter les Boers, et d’angliciser de cette façon la République sans coup férir.

Malheureusement pour lui, son adversaire, dont Bismarck a dit que nul homme d’Etat en Europe ne le surpassait en sagacité et en rectitude de jugement, n’est pas tombé dans ce piège. Il a prolongé les négociations entamées, pour bien sonder les projets de M. Chamberlain, et pour faire preuve devant toute l’Europe de ses intentions conciliatrices. Mais, du moment qu’il a eu en main les preuves indéniables que M. Chamberlain le leurrait et cherchait à gagner du temps pour être à même de le surprendre avec une force supérieure, il a lancé contre lui l’accusation « de guetter la vigne de Naboth ; » et l’ultimatum a été adressé à Londres. Cet ultimatum, M. Chamberlain le reçut comme un bon atout dans son jeu. Ce serait donc lui l’homme de la paix, puisque ce serait M. Krüger qui aurait forcé la Grande-Bretagne à la guerre ! Et donc, que l’armée anglaise se mette en route pour sa promenade militaire à Pretoria ! Mais, au dehors, personne n’a été la dupe de cette interversion des rôles. Partout, sur le continent, l’opinion publique et la presse ont très bien compris que d’attendre patiemment jusqu’à ce que l’agresseur ait fini d’aiguiser sa lame, équivaudrait au suicide. Et quand on a vu entrer les soldats anglais à Pretoria, mais captifs, et les meilleurs généraux de l’Angleterre battus successivement par ces Boers tant méprisés, le cœur de tous les peuples a frémi du sentiment de la justice. C’est en effet au Dieu de justice que les Boers avaient fait appel : ils n’ont pas été confondus.


VI

De quels prétextes a-t-on essayé de couvrir l’effronterie de pareilles négociations ? Ils se divisent en trois catégories : les grandes questions de la suzeraineté et de la franchise (suffrage) auxquelles je reviendrai plus tard ; en second lieu, les griefs spéciaux attachés aux noms de Lombard, d’Edgar et de l’Amphithéâtre ; et enfin l’oligarchie vénale du gouvernement.

Pour commencer notre examen de ces plaintes par la dernière catégorie, certes, je ne songe pas à présenter le gouvernement boer comme un modèle. Le système politique des Boers est défectueux sous plusieurs rapports. Leur constitution, modifiable par simple résolution du premier Volksraad, manque de stabilité. L’administration financière laisse à désirer. Les rapports entre le pouvoir législatif et le pouvoir judiciaire donnent lieu à des observations qu’on ne saurait qualifier d’imaginaires. Mais il faut être juste ! Est-ce que jamais gouvernement s’est trouvé devant la lourde tâche d’organiser tout un pays dans des conditions aussi difficiles ? Depuis la convention de Londres, il ne s’est pas écoulé plus de quinze années sans que la paix fût interrompue. Au nombre de moins de 100 000, les Boers étaient dispersés sur une superficie bien plus étendue que celle de l’Italie entière. Ils avaient sur le dos une population indigène cinq fois plus nombreuse. L’éducation académique, la préparation théorique leur manquait. Le gouverneur du Cap les harcelait de ses récriminations incessantes. Ils avaient en même temps à administrer le protectorat du Swaziland. Et, pour comble, la découverte des mines d’or et l’affluence accablante d’une émigration cosmopolite désarticulaient toute leur machine gouvernementale. Tout se trouvait à régler à la fois : le service des chemins de fer, du télégraphe, de la défense nationale, des mines, de l’éducation ; et, pour accomplir cette tâche immense, le président Krüger ne pouvait appeler à son aide que quelques rares capacités. Voyez cependant par l’exemple de l’Etat libre ce que les Boers savent faire quand on les laisse tranquilles et qu’on n’entrave pas leur développement. A Bloemfontein, les établissemens d’instruction supérieure l’emportent déjà sur ceux du Cap. De même, les Boers n’ont-ils pas fait preuve d’un esprit éminemment organisateur dans la fondation éphémère de ces petites républiques de Humpata, de Stella, de Gozen et de Vryheid ? Et que reproche-t-on enfin au Transvaal ? De ne pas avoir une constitution arrêtée en un texte rigide ? Mais l’Angleterre n’en a jamais eu, et ne songe pas à s’en donner une. La toute-puissance du Volksraad ? Mais le Parlement anglais, qui, si la Couronne n’interpose pas son veto, n’est lié par aucun pouvoir supérieur, se glorifie de son omnipotence. On crie à l’infamie parce que le premier juge de la cour supérieure a été déposé ? Mais aux Etats-Unis, en 1839, le président Johnson tourna la difficulté en portant à neuf les membres de la Cour suprême, et en se procurant de la sorte une majorité complaisante[51]. Et c’était bien « sauver la face ; » mais quant au résultat ? Le gouvernement des Boers serait une oligarchie ? Mais tout citoyen y est électeur ; les membres du parlement ne siègent que quatre années ; toute personne qui occupe des emplois publics rétribués est exclue de l’éligibilité au Volksraad ; tout électeur peut officiellement porter plainte même contre le Président[52]. Partout il y a des jurys. Tout fonctionnaire, juge ou officier local est élu par ses concitoyens, et tous les citoyens de la république, d’autre part, nomment le président et même le commandant général. En vérité, il faudrait que les Anglais prissent avec la logique d’étranges libertés pour faire s’accorder avec tout cela une définition acceptable de « l’oligarchie. »

Ce n’est pas tout. Les Léonard’s et consorts nous disent bien qu’à Johannesburg, les impôts dépassent proportionnellement la somme payée dans tout autre État ; mais ils oublient d’ajouter qu’un ouvrier blanc gagne, dans cette même ville, 25 francs par jour, ce qui prouve que la valeur de l’argent y diffère de plus de moitié de celle qu’il a à Londres et à Edimbourg : de telle sorte que leur plainte est fondée sur la comparaison de deux quantités qui ne se peuvent comparer entre elles. Et quant à la quote-part des neuf dixièmes que les Uitlanders paieraient au Trésor public, que les Anglais nous permettent de leur rappeler deux choses : premièrement, qu’ils sont exonérés de tout service militaire, et qu’il est autrement grave pour les Boers de payer de leur vie et de la vie de leurs fils, qu’il ne l’est pour ces richards des mines d’or déverser tant pour cent sur leurs énormes dividendes ; ensuite, que personne ne les a appelés, qu’ils sont accourus de leur propre mouvement, et que, s’ils payent au Transvaal des milliers de francs, ils en retirent des millions. Ainsi, par exemple, en 1898, alors qu’ils avaient payé au Transvaal environ 70 millions de francs, ils exportèrent du Transvaal 500 millions en or. De plus, tandis qu’au Cap les impôts sur les denrées sont de 15 pour 100, au Transvaal ils sont de 10 pour 100 seulement. Au reste, jamais l’amour du Transvaal n’est entré dans leur cœur métallisé. Une fois les mines épuisées, ils disparaîtront, comme les vautours du champ de bataille. Il est vrai : ils ont expédié à Londres leur supplique monstre signée de 21 681 noms, mais ne sait-on pas que le président Krüger a fourni à sir Alfred Milner, lors de la conférence de Bloemfontein, des preuves, affirmées par serment, qu’une foule de ces signatures étaient fausses ; qu’il faut en défalquer à peu près 5 000 noms de femmes, qui, en aucun cas, ne pourraient acquérir le droit de vote ; et que le gouvernement de Pretoria a pu opposer aux 15 000 qui pourraient être valables une déclaration de confiance signée de 23 000 Uitlanders, parmi lesquels se trouveraient bon nombre d’Anglais[53]. Au surplus, ni Les Russes, ni les Allemands (au nombre de 2 262), ni les Américains (615)[54], ni les sujets d’aucune autre nation, n’ont porté plainte auprès de leur gouvernement. Le mécontentement factice ne régnait que parmi les Anglais ; et, une fois la guerre déclarée, on a vu, au contraire, les hommes valides de toutes les nationalités s’empresser de prendre les armes pour la défense de la République contre l’invasion anglaise.

Examinons maintenant les plaintes de la deuxième catégorie : les cas dits Edgar, Lombard et de l’Amphithéâtre. Ces trois affaires ne sont que des algarades de police. Le 18 décembre 1868, un sujet anglais, du nom de Forster, fut assommé par un certain Edgar. La police accourut, et, comme Edgar s’était enfui dans sa maison, le sergent Jones y pénétra pour l’arrêter. Edgar, alors, l’assaillit, lui porta un coup formidable avec un instrument dangereux, et Jones, en état de légitime défense, tira sur Edgar et le tua. Traduit par ordre du procureur devant le jury, l’agent de police fut acquitté. Voilà les faits que M. Chamberlain a boursouflés jusqu’à en faire « l’exemple récent le plus frappant d’acte arbitraire des fonctionnaires et d’approbation de cet acte par les cours[55]. » Eh bien ! de bonne foi, examinez les rapports de police de Londres et de Paris, et assurément les récits d’échauffourées tout à fait semblables ne vous manqueront pas. Ou, mieux encore, informez-vous de ce qui s’est passé en Californie lors de la découverte de l’or dans cet État, ou de ce qui se passe à cette heure même au Klondyke, et jugez vous-même de la valeur de ce « cas Edgar ! »

Lombard était, lui aussi, un policier de Johannesburg, du même genre que Jones, un peu brusque dans ses façons. Une série de plaintes furent déposées contre lui, pour toutes sortes d’outrages qu’il aurait commis envers des hommes et des femmes ; plaintes que M. Chamberlain a eu soin d’insérer dans toute leur longueur en ses Livres Bleus. Mais quand et ces plaintes furent-elles portées ? Non pas devant le parquet de Johannesburg ; mais chez l’agent britannique à Pretoria, et cela un mois entier après que ces prétendus faits auraient eu lieu. Aussitôt prévenu, le gouvernement de Pretoria confia l’enquête à trois personnes de distinction. Pendant de longues journées, cette commission entendit tous les plaignans et tous leurs témoins ; et le résultat fut que plaignans et témoins furent tous trouvés coupables de toute espèce d’infractions à la loi, mais que le policier Lombard, quoiqu’un peu rude dans ses manières, n’avait pas commis le moindre outrage. Le seul reproche demeuré à sa charge fut qu’il avait opéré ses perquisitions pendant la nuit et sans mandat spécial.

Le cas dit de l’Amphithéâtre est encore plus ridicule. La South African league voulut un jour tenir un meeting dans l’Amphithéâtre et prévint le procureur d’Etat, par l’entremise de M. Wyberghe, qu’il lui serait agréable de ne pas être importunée par la présence de la police. Se conformant à ce désir, le procureur télégraphia à la police de Johannesburg de s’abstenir et de ne point paraître. Mais à peine le meeting était-il commencé que les opposans à la « league » envahirent la salle ; une bagarre s’ensuivit ; et les quelques agens qui faisaient sentinelle à la porte ne furent pas en état de séparer assez vite les combattans. De là, plainte à Londres, que le gouvernement du Transvaal eût fait preuve de son impuissance à protéger les sujets britanniques[56] ; et toute la presse capitaliste du Cap de battre la grosse caisse contre les Boers ; et M. Chamberlain de porter toutes ces récriminations et toutes ces déclamations de journaux devant l’aréopage du Parlement, dans ses Livres Bleus. C’est ainsi que l’on crée une opinion publique à sa guise et qu’on prépare la nation à une guerre de brigandage. Oh ! que non, ce n’était pas s’immiscer dans les affaires intérieures du Transvaal ! C’était tout simplement veiller à la stricte protection des sujets britanniques, ou plutôt de ces bons apôtres de Johannesburg, qui avaient commencé par dire aux magistrats du Transvaal : « Dispensez-nous donc de votre police ! » et qui, plus tard, rentrant de leur meeting roués de coups, se plaignaient amèrement de ce que la police ne les avait pas protégés[57]. Mais qu’est-ce que cette bagarre dans l’Amphithéâtre de Johannesburg, si on la compare à la scène honteuse de Trafalgar-square, à Londres même ?

Reste l’imputation de vénalité. Chose étrange ! Le Volksraad serait vénal ; et précisément on fait la guerre au Transvaal parce que le Volksraad s’obstine à ne pas faire ce que les capitalistes désirent. — Ici il y a une contradiction formelle, et l’une des propositions exclut l’autre.


VII

En abordant le grief autrement sérieux tiré des conditions de naturalisation et du droit de vote qui s’en déduit, il est de toute nécessité de nous tenir sur nos gardes pour éviter d’embrouiller deux questions foncièrement différentes, dont l’une porte sur la valeur intrinsèque de la loi transvaalienne et l’autre sur le droit d’intervention que l’Angleterre a eu la velléité de s’attribuer.

Quant à ce dernier point, il est constant en droit international, il est admis par les maîtres de la science, que tout État souverain règle lui-même de plein droit les conditions auxquelles sera soumise l’incorporation d’un étranger dans la nation. Il est admis que l’État, même sous l’empire de ces conditions générales, garde toujours le droit absolu d’accorder ou de refuser la naturalisation à tel ou tel individu. Et il est non moins certain que tout Etal indépendant possède le droit absolu de fixer lui-même les conséquences politiques de la naturalisation accordée[58]. La France, à elle seule, donne l’hospitalité à 1 320 211 étrangers, dont 465 800 Belges et 286 042 Italiens, mais ni le roi des Belges, ni le roi d’Italie n’ont jamais eu la prétention de réclamer pour leurs sujets des droits politiques, ni d’importuner la France de leurs « bons conseils, » en vue d’une modification de la loi sur la naturalisation. L’Angleterre, qui moleste le Transvaal au sujet de ses 23 000 soi-disant plaignans, n’a jamais soufflé mot à Paris en faveur des 40 000 sujets britanniques qui résident en France. Et M. Chamberlain, dans sa dépêche du 4 février 1896, l’a déclaré lui-même : « Depuis la convocation de 1884, le gouvernement de Sa Majesté reconnaît la République sud-africaine comme gouvernement libre et indépendant pour ce qui regarde ses affaires intérieures, qui ne sont pas touchées par la convention[59]. »

Or, la Convention de Londres, dans son article 14, ne réclame pour les habitans d’autres nationalités que : 1° le droit de résidence ; 2° le droit de possession ; 3° le droit de commerce ; et 4° le droit de ne pas être assujettis à des impôts spéciaux. Par conséquent, selon les propres paroles de M. Chamberlain, toute intervention pour l’acquisition au profit des Uitlanders des droits politiques lui était interdite. Je sais bien que, pour se tirer d’affaire, M. Chamberlain s’est appuyé sur une déclaration faite par le président Krüger lors des pourparlers de Langsnek, en 1881 : « qu’il ne ferait pas de différence entre Boer et Anglais. » Mais quelle était la portée de cette déclaration ? Nul ne saurait la définir exactement. Et, en outre, depuis quand une telle déclaration, qui n’a été insérée ni dans les préliminaires ni dans le traité même, a-t-elle acquis force de droit ? Comment une déclaration de M. Krüger pourrait-elle lier le Volksraad, lequel en qualité de souverain, n’a approuvé que les articles de la convention ?

Bien plus encore : comment une déclaration verbale, faite lors des discussions sur les préliminaires de la convention de 1881, peut-elle être citée en droit, après que cette convention elle-même a été abolie et remplacée par celle de 1884 ? Et quant à la bonne foi personnelle de M. Krüger, comment la déclaration de 1881 pourrait-elle le lier, sous l’empire de circonstances tout à fait différentes, en 1898 ? En 1881, il n’était question que de quelques centaines d’Anglais ; en 4898, c’était un déluge ! Il faut donc bien reconnaître que M. Chamberlain, en faisant accuser publiquement M. Krüger par la Reine, dans son discours du trône, de ne pas avoir tenu ses promesses, s’est rendu coupable d’un procédé inqualifiable, et qu’en intervenant au profit de ses cliens, avec ses instances répétées, pour une franchise de cinq ans, et même pour une autre distribution des sièges, il a violé la convention de Londres, sans qu’il soit besoin de donner à cette convention une autre portée que celle qu’il lui a attribuée lui-même. Et pourtant, dès le mois d’août, il poussait la témérité jusqu’à appuyer par la menace ouverte son intervention illicite, puisqu’il proclamait que le gouvernement anglais, « ayant pris en main les réclamations des Uitlanders, serait obligé de les appuyer au besoin par la force[60]. »

Toutefois, il est évident que de repousser les sophismes de M. Chamberlain, ce n’est pas encore dire que la loi transvaalienne n’ait pas eu tort. Pour juger de la valeur intrinsèque de cette loi, il faut avoir recours à l’étude du droit comparé, quand les cas sont semblables, et à l’étude des principes mêmes de la naturalisation, s’il y a hétérogénéité. Ce que l’Angleterre exigeait avait trait, on se le rappelle, à la grande, non à la petite naturalisation, car, dès l’origine, le but poursuivi fut d’assurer aux Uitlanders les droits d’électorat et d’éligibilité pour le premier Volksraad. Or, quelles sont les conditions auxquelles ce droit est assujetti, par exemple en Belgique ? L’article 2 de la loi du 6 août 1881 statue que, pour obtenir la grande naturalisation, un veuf ou un célibataire doit avoir atteint sa cinquantième année et justifier d’une résidence continuelle de quinze ans. Les étrangers mariés et ceux qui sont pères de famille en sont quittes avec l’âge de vingt-cinq ans et une résidence ininterrompue de dix ans[61]. La Roumanie exige une résidence de dix ans continus après l’introduction de la demande[62]. Les Boers, au contraire, se sont contentés d’une résidence de trois ans dans l’Etat libre[63], et, dans la République Sud-Africaine, d’une résidence de deux ans révolus[64]. Et voilà donc leur manque de civilisation ! Plus tard, sans doute au Transvaal, en face d’une invasion cosmopolite très inquiétante, on a exigé une résidence de quatorze ans, mais ce dernier chiffre même restait au-dessous de la loi belge ; et, à la conférence de Bloemfontein, M. Krüger n’hésita pas à réduire ces quatorze années à sept ans seulement[65] proposition acceptée par le Volksraad, et élargie même dans un sens rétroactif. Voyons maintenant ce que fait en cette matière l’Angleterre elle-même.

Il est bien vrai que le paragraphe 7 du Bill du 12 mai 1870 ouvre la possibilité d’obtenir les droits civiques après une résidence de cinq ans, mais le même paragraphe attribue au secrétaire d’Etat le droit absolu et sans appel de la refuser sans aucune explication, même après cette période révolue[66]. L’article, en effet, dit expressément du secrétaire d’Etat : « Et il pourra, en donnant ou sans donner ses raisons, accorder ou refuser un certificat, comme il le juge utile au bien public, et sa décision sera sans appel[67]. » C’est dommage, vraiment, que M. Krüger n’ait pas connu, à Bloemfontein, le texte de cet article. Il eût pu le copier et mater ainsi sir Alfred Milner. Et encore, ce qu’on obtient en Angleterre par cette procédure, ce n’est que la petite naturalisation ! Pour être éligible au Parlement, il vous faut une loi spéciale[68], et dans la période de 1875 à 1878, cette grande naturalisation n’a été accordée qu’à trois personnes. Il suit de là qu’à Bloemfontein, l’Angleterre a voulu imposer au Transvaal bien plus qu’elle n’accorde elle-même aux étrangers résidant en Grande-Bretagne. Et quand M. Chamberlain se vante de ce que, dans la colonie du Cap, les citoyens d’origine néerlandaise sont mis sur le même pied que ceux d’extraction anglaise, il se permet d’intervertir singulièrement les faits. Au Cap, ce ne sont pas les Anglais qui ont naturalisé les Boers, mais ce sont les Boers qui, étant les premiers habitans de la colonie, y ont ensuite reçu les Anglais.

Du reste, les conditions additionnelles de la loi transvaalienne sont celles mêmes qu’on retrouve partout. L’étranger doit avoir la libre disposition de soi-même. Il doit posséder des moyens de subsistance. Il doit être d’une moralité irréprochable. Il doit affirmer son intention de devenir citoyen de l’Etat. Enfin il doit prêter serment de fidélité. La seule condition discutable est celle qui demande au naturalisé d’abjurer son ancien souverain, condition que dans la pratique, du reste, on a laissée tomber. Mais, même en imposant cette condition pénible, le Transvaal ne fit nullement preuve de barbarie, car elle n’est, comme on sait, que l’imitation pure et simple du modèle américain[69].

Il appert de là que, tant que le Transvaal se trouva dans des conditions normales et analogues à celles des États européens, il les devança par ses résolutions libérales et larges, n’exigeant qu’une résidence de deux ans contre les cinq, dix et même quinze ans de l’Angleterre, de la France, et de la Belgique. Mais, après la découverte des mines, toute comparaison cessa, et Mme Olive Schreiner a très bien établi que, pour comprendre les embarras du gouvernement de Pretoria devant cette avalanche imprévue d’aventuriers, il faudrait imaginer qu’un beau jour 40 millions de Russes et d’Allemands eussent fait irruption en Angleterre pour y venir épuiser les mines du pays de Galles et de l’Ecosse, et en exporter chez eux le produit. Placé en face de cette situation éminemment dangereuse, il était sans contredit du devoir du Volksraad de veiller à la conservation du corps de la nation. Le débordement de ce corps par ses incorporés n’est jamais admissible, l’idée de l’adoption dans une famille existante et destinée à persévérer devant toujours rester le principe directeur de toute naturalisation. Les mesures rigoureuses que le Volksraad prit alors étaient donc entièrement justifiées. Tout gouvernement européen, en pareil cas, on aurait pris de bien plus draconiennes encore. Et le fait que le Volksraad osa tout de suite abaisser le stage de quatorze à sept ans ne s’explique que par l’expérience acquise, que ceux qui ont vraiment l’intention de rester se métamorphosent bien vite en demi-Boers qui font cause commune avec les vieux colons contre l’Angleterre, tandis que la majorité de cette population aventurière, n’ayant d’autre intention que de tourner le dos au Transvaal, aussitôt fortune faite, se soucie très peu d’une naturalisation qui soumette ceux qui en bénéficient au service militaire.

Remarquez d’ailleurs que dans la Natalie, où les Anglais se sentent débordés par les coolies des Indes orientales, ils sont les premiers à vouloir exclure ces « mal venus » de la direction des affaires, ou même arrêter leur immigration. M. Younghusband nous dit même[70] que le cri de Loose from England leur paraît préférable au danger de se voir supplantés chez eux par des étrangers. En outre, pour bien juger toute cette question, il est utile d’observer que toute naturalisation détache les sujets de la nation à laquelle ils appartiennent, pour les incorporer dans une autre nation dont ils deviennent les fils adoptifs. Que penser alors d’un gouvernement qui insiste pour hâter et faciliter la naturalisation de ses propres sujets ? C’est comme si une mère, voulant se défaire de ses propres enfans, tâchait de forcer un tiers à les adopter. Donc il est clair que toute action d’un gouvernement quelconque pour contraindre un autre État à naturaliser ses sujets est ou contre nature, ou bien un pur contresens.


VIII

La question de la suzeraineté se résout d’elle-même. La suzeraineté peut être une « relation organique » ou bien une « relation mécanique. » Organique, elle relève de la féodalité ; mécanique, elle est stipulée par contrat. L’État-lige se trouve en une condition d’infériorité et de vassalité par principe ; l’État lié par contrat se trouve en une condition de parfaite indépendance et d’égalité, sauf les entraves que le contrat lui impose. Donc, pour l’État-lige, qui est dans la mouvance de son seigneur, tout est dans le nom de suzeraineté, cette suzeraineté étant la source intarissable de sa sujétion ; pour l’État lié par contrat, le nom ne dit rien, et peut être omis, l’unique source de sa dépendance se trouvant dans les stipulations du traité.

Cette distinction faite, rien n’est plus facile que de démontrer que la suzeraineté mentionnée dans la convention de 1881 est d’ordre mécanique, et n’a rien à faire ni avec la vassalité ni avec le principe de féodalité. Dans sa dépêche du 31 mars 1881, lord Kimberley l’a reconnu en ces termes : « Le mot a été choisi comme le plus convenable pour désigner une supériorité exercée sur un État qui possède des droits de gouvernement indépendans, mais sujets à des réserves (ou à des restrictions) par rapport à certaines matières bien spécifiées ; » et, le 19 octobre, M. Chamberlain déclarait : « Personne, assurément, n’a jamais soutenu que la suzeraineté fut autre chose que ce qui est défini par les articles de la convention… La définition de lord Kimberley est celle que nous avons toujours acceptée[71]. » Ainsi, il ne s’agit que d’une suzeraineté reposant exclusivement sur les stipulations de la convention. Quant au nom de suzeraineté, sir Alfred Milner avouait que c’était « une question d’étymologie plutôt que de politique[72], » et M. Chamberlain, dans son discours du 19 octobre, est allé plus loin encore en disant : « Quel que soit le mot que vous préfériez, je m’en soucie comme d’une guigne ; dites abracadabra si vous voulez, mais gardez la substance de la chose[73]. » Or, lorsque, dans la Convention de 1884, ces « matières spécifiées » furent restreintes au seul article 4, lord Derby déclara, à la Chambre des lords, que les choses étaient restées en l’état, et que, si le nom de suzeraineté a été omis, « l’Angleterre en avait gardé la substance[74]. »

Il est donc dûment constaté que la substance de la suzeraineté de 1881 tenait toute dans les stipulations exprimées aux divers articles de cette convention, et était passée inaltérée dans la Convention de 1884, condensée pour ainsi dire dans le seul article 4, c’est-à-dire dans le veto restreint de l’Angleterre contre tout traité du Transvaal avec les puissances étrangères. Mais, le gouvernement du Transvaal ayant déclaré à plusieurs reprises et dans la forme la plus solennelle qu’il respecterait ce droit de veto, il n’y avait, entre honnêtes gens, ni différend, ni collision possibles. L’Angleterre possédait vis-à-vis du Transvaal une certaine suprématie, cette suprématie tirait son origine d’une convention bilatérale ; la substance en était définie par l’article 4, et cette substance, la République sud-africaine la reconnaissait sans réticence ni détour.

On arrive à la même conclusion, en suivant le raisonnement auquel on s’est accoutumé à Downing-street. Là, on aime à dire que la Reine, qui était depuis 1879 la souveraine du Transvaal, céda, en 1881, ses droits de souveraineté, mais en retenant le droit de suzeraineté. Soit ! mais, en tout cas, ce qu’elle en retint n’était autre chose que ce qui fut stipulé expressément dans les articles de la Convention de 1881. Et comme, en 1884, elle céda de nouveau la plus grande partie des droits qu’elle s’était réservés encore en 1881, il est de toute évidence qu’à présent, tout ce qui lui reste de ces droits antérieurs est le veto restreint de l’article 4 de la Convention de 1884. Ni plus, ni moins. Ce n’est pas là le point de vue de M. Krüger qui, comme nous, a toujours stigmatisé l’occupation de 1879, la qualifiant de violation du traité de Zandrivier. Mais, en fait, cela revient au même. La suprématie que l’Angleterre, sous le régime du traité, peut faire valoir sur le Transvaal ne consiste actuellement que dans son droit de veto restreint, droit que le Transvaal n’a jamais contesté.

M. Chamberlain, au contraire, s’est cramponné désespérément non pas au mot, mais à l’idée de suzeraineté, pour en déduire une espèce de dépendance générale. C’est ainsi qu’il s’écria : « Le fait capital pour moi, c’est la suprématie, la prédominance, la prépondérance…, appelez-la comme vous voudrez[75]… » Cette idée de « paramount power » le hante ; il veut à toute force l’introduire sous l’étiquette de la « suzeraineté » de 1881 ; et, dès lors, il a prétendu obliger le Transvaal à reconnaître cette suzeraineté dans un sens général. A peine le Transvaal eut-il fait mine de regimber que les régimens d’Aldershot ont reçu l’ordre de s’embarquer.

À ces prétentions ridicules les Boers ont riposté par le plaidoyer serré et foudroyant du docteur Leyds ; en Europe, en Amérique, en Afrique même, tous ceux qui font autorité dans le droit international se sont levés en nombre pour donner le coup de grâce à M. Chamberlain et à ses rodomontades. Je citerai M. Arthur Desjardins, de l’Institut de France ; M. Westlake, de l’Université de Cambridge ; M. Van der Vlugt, de l’Université de Leyde ; M. Despagnet, de l’Université de Bordeaux ; M. de Louter, de l’Université d’Utrecht ; M. le docteur Whiteley, dans le Forum américain ; M. le docteur Farelley, du Cap, etc. Pour soutenir la thèse du secrétaire pour les Colonies, pas un spécialiste ne s’est présenté. Au contraire, on s’est fort gaussé de sa théorie « du double préambule, » comme si lord Derby lui-même n’avait pas mis le premier entre crochets, lorsqu’il fit remettre son projet à M. Krüger. On a fait valoir, à ce propos, que le gouvernement du Cap, par sa dépêche du 27 février 1884, annonça lui-même au président Steyn la conclusion de la nouvelle convention, en ajoutant que la position du Transvaal serait dorénavant toute pareille à celle de l’Etat libre, à la seule exception du veto restreint[76]. On a produit la déclaration officielle de lord Derby du 15 février 1884 : « Votre gouvernement sera laissé libre de gouverner le pays sans intervention, de conduire ses affaires diplomatiques et d’établir sa politique extérieure, en respectant seulement les stipulations de l’article 4. » On a insisté sur la formule par laquelle la députation, le 28 juillet 1884, communiqua la convention au Volksraad, formule portée à la connaissance de l’Angleterre et acceptée sans protestation de sa part[77]. On a avancé que, pendant tout le temps écoulé, jamais, avant 1898, l’Angleterre n’avait soufflé mot de suzeraineté dans ses interminables correspondances. On a fait observer enfin que le droit du Transvaal de déclarer la guerre, même à l’Angleterre, n’avait pas été contesté[78], et que l’Angleterre avait échangé l’exequatur des agens consulaires à Londres et à Pretoria.

Voyant s’écrouler ainsi tout son bel échafaudage, M. Chamberlain n’osa pourtant pas mettre en avant le protectorat. Le fait indiscutable que le Transvaal a exercé, depuis 1894, avec le consentement de l’Angleterre, le protectorat sur le Swaziland, l’en empêcha[79]. Protéger le protecteur, c’eût été trop fort ! Mais de sa « paramountcy, » il ne se désista point pour cela. L’Angleterre était une grande puissance, les États boers étaient de petites républiques enclavées dans son territoire. De plein droit donc, l’Angleterre était autorisée à considérer ces petits États comme appartenant à sa sphère d’influence. Même sur l’Etat libre, elle fit valoir ses prétentions[80]. Et, comme les six grandes puissances tâchent d’exercer une certaine hégémonie sur les États de second et de troisième ordre, l’Angleterre dut prétendre à une hégémonie analogue sur toute l’Afrique australe. Seulement c’était oublier qu’une telle suprématie peut exister de fait, mais n’existe jamais de droit. A l’exception de M. Lorimer[81], tous les juristes sont unanimes à maintenir l’égalité des États entre eux comme principe même du droit international. Ainsi que l’a dit expressément M. Rivier : « L’égalité est la supposition chez tous, toute inégalité entre États doit être prouvée par les traités[82]. » Or, la Convention de 1884 ne lui conférant nui autre droit que le veto restreint de l’article 4, M. Chamberlain se trouve toujours acculé dans le même coin. De même qu’entre individus, la suprématie entre États ne s’accuse jamais que de fait, par la supériorité de puissance morale, intellectuelle ou physique. Mais, dites : est-ce que l’Angleterre a fait preuve en Afrique de supériorité morale, par sa violation répétée des traités ? de supériorité intellectuelle, dans sa lutte diplomatique avec M. Kruger ? ou encore de supériorité physique sur la Tugela et la Modder-rivier ? Il semble qu’on en puisse encore douter, quand un Anglais lui-même constate, nous l’avons vu : « Nous recueillons les fruits de soixante-dix ans de fautes gouvernementales[83]. »


IX

Lasse de ces échappatoires mesquines et de ces chicanes diplomatiques, l’opinion publique en Angleterre, dans ses cercles les plus éclairés, s’est retournée et a allégué la mission civilisatrice de la Grande-Bretagne. Le régime boer, c’était du pire moyen âge, et à l’Angleterre incombait la mission de le remplacer par sa civilisation toute moderne. Là-dessus pourtant, il faut qu’on s’arrête un moment. Est-ce que la civilisation a le droit de se propager par la guerre ? La certitude qu’un autre peuple se trouve dans un état de civilisation inférieur donne-t-elle une justa perduellionis causa ? Mais, en outre, il y a civilisation et civilisation. Sans doute les Anglais de Johannesburg portent des habits de meilleure coupe. Leurs coutumes sociales sont en quelque sorte une imitation plus servi le du high life. Ils sont plus experts dans les sciences exactes. Leurs bibliothèques sont pleines de toute espèce de romans. En revanche, les bars se sont multipliés à Johannesburg. La prostitution y fait scandale. Les bagarres y font fureur. Une canaille nombreuse y menace constamment la sécurité publique. Il y règne tout le dévergondage des ports de mer. Ce n’est pas là, je pense, la civilisation dont les moralistes de Londres souhaiteraient répandre la bénédiction sur un peuple que M. Gibson Bowler a dépeint, dans le Parlement anglais même, comme « a sturdy, brave, simple, Godfearing people[84]. »

Certes, la civilisation telle qu’on la rencontre dans les meilleurs cercles de Londres est très supérieure à celle des Boers, mais sous le rapport moral, les Boers ne le cèdent à aucune nation européenne. D’autre part, comment négliger la connexité qui existe toujours entre la forme de notre civilisation et le climat, la contrée, les occupations habituelles, qui partout exercent leur empire ? Quelle différence entre le Monténégro et l’Italie, et, en Italie même, entre les grandes villes et les vallées des Alpes ! Les Boers ont déjà fait des progrès étonnans, et ils avanceront encore ; mais qui donc a le droit de leur imposer un développement-éclair ? Les plantes de serre chaude ne valent pas les chênes de montagne ; et que gagneraient les Boers, si une évolution précoce allait les doter de nos vices, sans que leur caractère eût pris assez de force pour y résister ? Je ne crains nullement que leur développement soit trop lent : j’ai peur, au contraire, qu’il ne marche trop vite !

Mais, en tout cas, pour gagner tout un peuple à votre civilisation, il faut bien que vous lui prêchiez d’exemple, et ce n’est pas précisément cela que l’Angleterre a fait, ni dans sa lutte diplomatique avec Pretoria et Bloemfontein, ni, j’ose à peine le dire, sur le champ de bataille. Sans un respect scrupuleux pour les droits acquis, et sans une sincérité au-dessus de tout soupçon, toute civilisation s’effondre. Or, l’Angleterre a violé les traités de Bloemfontein et de Zand-rivier, et, par une interprétation injustifiable, a lâché de se dérober à la Convention de Londres. Il y a plus ! Une des résolutions les plus importantes du Volksraad a été insérée dans le Livre Bleu, non pas d’après le journal officiel, mais d’après la Press (numéro du 29 juillet) et, dans ce texte du Livre Bleu, les mots essentiels : « avec les droits d’une complète franchise : étaient supprimés[85]. C’est ce que le docteur Clark a appelé the lying misrepresentation of the text in the Blue book[86]. » De même, la dépêche du président Steyn, du 27 septembre, a été mutilée, dans le Livre Bleu, par l’omission de 29 lignes en cinq différens alinéas[87]. Plus fort encore : dans son avant-dernière dépêche, M. Krüger avait offert, sous une triple réserve, la naturalisation après cinq ans, en dépassant même, dans ses propositions additionnelles, les ouvertures de sir Alfred Milner à Bloemfontein. Cette proposition acceptée, la guerre aurait été prévenue. M. Chamberlain y répondit par une dépêche où tout le monde, et M. Krüger comme tout le monde, crut voir un refus absolu. Mais voilà que le 19 octobre, M. Chamberlain vient nous déclarer à la Chambre des communes que sa réponse avait été : a qualified acceptance, une acceptation conditionnelle, ajoutant que le désaccord ne portait plus que sur un dixième à peine de la proposition[88] ! Ainsi M. Chamberlain avait voulu dire : « J’accepte ; » il l’avait dit de telle sorte que tout, le monde avait compris le contraire ; lorsqu’il s’aperçut que M. Krüger, comme tout le monde, était dupe de l’ambiguïté de son langage, il ne protesta pas, il se tint coi, et, sachant que l’effet de ce malentendu serait de déchaîner la guerre, il alla pérorer dans le Nord de l’Angleterre pour échauffer contre M. Krüger la haine populaire. Et voilà pour ce qui est de la véracité diplomatique.

Quant au champ de bataille, je passe sous silence le fait qu’on a tiré sur la Croix-Rouge. Cela s’est fait de part et d’autre, non pas de propos délibéré, mais à cause des brouillards et des distances. Dans un tir à 3 000 ou 4 000 mètres, c’est à peine si la Croix-Rouge se distingue, et la direction des bombes est trop incertaine. Mais il y a autre chose. Le gouvernement de Pretoria a saisi les consuls d’une plainte formelle, fondée sur ce qu’on aurait abusé de la Croix-Rouge, pour servir de sauf-conduit à un train blindé, qui allait réparer les rails. Le docteur Kakebeeke a déclaré, dans une lettre autographe, qu’il avait vu de ses yeux, lors de la bataille d’Elandslaagte, des lanciers anglais percer de coups plusieurs Boers qui gisaient blessés ou qui avaient jeté les armes[89]. M. P. R. Kock, adjudant du général de ce nom, a publié, dans le Standard and Diggernews du 4 novembre, une déclaration faite sous serment où il raconte qu’il a trouvé le général Kock, blessé au bras gauche par une balle dum-dum, tout nu, couvert seulement d’un linge ; et que le général affirma que, pendant la nuit, un soldat anglais lui avait pris tous ses effets, tous ses habits, et l’avait laissé comme cela, dans ses angoisses. M. Stead, dans son War against war raconte que le soldat anglais J. Gavin, des King’s royal rifles, a vu de ses propres yeux un autre soldat des Dublin fusiliers enfoncer son sabre jusqu’à la garde dans le corps d’un prisonnier qui s’était rendu. De même, toutes les lettres des blessés ou captifs du corps hollandais, qui ont été insérées dans nos journaux, attestent que les lanciers surtout ont fait rage à Elandslaagte, et qu’à presque tous les blessés et captifs, on a volé leurs bourses, leurs montres et leurs bijoux. Or je suis convaincu que l’état-major anglais réprouve ces inhumanités, et qu’en Angleterre, tout homme de cœur les déteste, mais je le répète, est-ce ainsi qu’on peut faire de la propagande à une civilisation supérieure ? Les prisonniers de Pretoria, y compris M. Churchill, ont été unanimes à reconnaître que les Boers traitent blessés et captifs d’une façon irréprochable. Les généraux anglais ont reconnu qu’ils font la guerre d’une manière chevaleresque.

L’arbitrage est comme le mot d’ordre de notre civilisation moderne. Eh bien ! M. Krüger et M. Steyn s’y sont toujours attachés. Il a été admis en principe, quoique avec des restrictions, dans la Convention de Londres. On y a eu recours en 1885, dans l’affaire des coolies. M. Krüger a présenté à sir Alfred Milner, lors de la conférence de Bloemfontein, un projet d’arbitrage élaboré en plusieurs articles. Ce fut l’Angleterre qui refusa. Le suzerain ne pouvait admettre l’arbitrage ! L’interprétation de la convention devait rester unilatérale, et au besoin serait imposée par la force. Comme si, même dans le système de M. Chamberlain, entre patrons et ouvriers, l’arbitrage n’était pas de règle ! De quel côté, ici encore, est la civilisation la plus avancée ?

On se rappelle la scène de Trafalgar-square, où la racaille ministérielle a fait cohue, et, avec toute sorte de menaces, a conspué les amis de la paix, leur a jeté des œufs pourris à la figure et les a empêchés de parler. Croyez-vous que l’impression que fit à Pretoria le récit de ce scandale ait été fort édifiante ? N’avait-on pas dit aux Boers que la liberté de la parole était l’apanage presque sacré de la civilisation moderne ? La presse était partout considérée comme la grande force motrice du mouvement civilisateur, et, dans ses meilleurs jours, la presse anglaise marchait à la tête de toute la phalange des journaux. Mais qu’en dire à présent, depuis sa dernière campagne jingoïste ? Seule la Westminster-Gazette tient encore aux principes. Le rédacteur en chef de la Daily Chronicle, qui ne pensait point comme les autres, a dû donner sa démission. Nulle dissidence d’opinion ne saurait plus être tolérée. De la presse au télégraphe, il n’y a pas loin. Or, quel usage en a fait le War-Office ? Toutes les dépêches mutilées ; les défaites changées en batailles gagnées ; les plus petits avantages, dans des escarmouches insignifiantes, enflés en victoires importantes ; les pertes de l’ennemi triplées, les pertes anglaises diminuées ; et la censure d’Aden isolant les républiques sud-africaines de leurs propres agens, des gouvernemens étrangers et du monde entier. Je connais à Amsterdam une famille distinguée, dont la fille mariée est dangereusement malade à Pretoria. Aucune dépêche ne passe, et on laisse les parens dans la plus navrante incertitude !

Mais ce que craignent par-dessus tout les médecins du Transvaal (ils sont au nombre de 250), c’est une invasion des maladies syphilitiques, qui règnent à un degré vraiment inquiétant dans l’armée anglaise des Indes. Lord George Hamilton, à la Chambre des communes, le 25 janvier 1897, est allé lui-même jusqu’à dire : « Le nombre total des admissions à l’hôpital pour cause d’affections vénériennes, parmi les troupes de l’Inde, s’est élevé, en 1895, à 522 pour 1 000, et le nombre des hommes hors de service, à la suite de ces maladies, à 46 pour 1 000 par jour. » Les médecins du Transvaal en sont avertis, et c’est pourquoi la peste à Lourenço-Marquez les laisse indifférons, mais ils redoutent plus que tout l’infection vénérienne qu’apportent avec elles les troupes des Indes. Qu’en pensent les moralistes de Londres ? Est-ce que les Boers ont si grand tort, quand ils refusent d’accepter, autrement que sous bénéfice d’inventaire, la civilisation que les Anglais promettent à l’Afrique du Sud ?


X

Comment donc résoudre cette énigme ? Car, on vérité, c’est jouer aux rébus que de mettre à la charge de la glorieuse nation que, pendant tout ce siècle, on avait crue libérale et progressive entre toutes, le crime de cette guerre absolument inique, guerre de rapine et de conquête, et qui ne se recouvre que de futilités. Cette nation, sous plusieurs rapports, selon moi, il n’y en a pas d’autre qui la surpasse. Si je n’étais Hollandais, je voudrais être de ses fils. Sa véracité ordinaire est au-dessus de tout soupçon. Le sentiment du devoir et du droit lui est inné. Ses institutions constitutionnelles ont été l’objet d’une imitation universelle. Nulle part vous ne trouverez le self respect plus largement développé. Sa littérature, quoique inférieure au point de vue artistique, brille par une conception de la vie à la fois sérieuse, saine, et profonde. Même dans la coupe de ses modes et dans le soin du corps, elle sait observer un caractère de dignité qui impose le respect. Sa philanthropie ne connaît pas de bornes, sa moralité est au-dessus de la moyenne, et, pour tout ce qui est du domaine religieux, elle marche à la tête de tous les autres peuples. Comment donc se fait-il qu’une telle nation en soit venue à une telle chute ?

Le mot de cette énigme est dans le charme magique de l’Impérialisme, pris au sens national, et foncièrement différent de l’Impérialisme personnel d’un Alexandre le Grand ou d’un Napoléon. Jusqu’ici, le phénomène de l’Impérialisme national ne s’était présenté dans l’histoire qu’une seule fois, dans le césarisme des Romains ; et, à présent, ce même phénomène se reproduit dans la manie du jingoïsme anglo-saxon. Aussi les analogies sont-elles réellement frappantes. A Rome comme à Londres, l’observation la plus stricte du droit entre citoyens, et, en même temps, un manque de respect qui frise le dédain pour les droits des autres peuples[90]. De la part de Rome, la ferme volonté de dominer tout le monde connu par son armée de terre ; chez le peuple du Rule Britannia, l’axiome de dominer toute la terre par sa flotte. Les proconsuls romains, tout comme les High Commissioners anglais, accordant aux nations conquises le selfgovernment dans la plus large mesure, à cette seule condition, que formulait M. Chamberlain le 19 octobre : « que nous aurons le droit d’employer la force pour obtenir la soumission à nos volontés that we shall have the right to use force to compel submission to our will[91]. » Alors comme à présent, deux sortes de colonies, dites Senatus et Imperatoris à Rome, et selfgoverning and Crown-colonies à Londres. A Rome, la concentration de l’impérialisme dans l’idée hautaine du civis Romanus, que, fût-il le plus triste des aventuriers, toute la puissance de l’empire devait couvrir ; à Londres, M. Chamberlain prononçant son plaidoyer éloquent pour le British subject[92], l’idole devant laquelle tous les drapeaux de la flotte et de l’armée s’inclinent. L’auri sacra fames, attirant tout l’or du monde vers Rome pour permettre, déjà au temps de la République, au parvenu Crassus d’amasser un capital de 85 millions, à Lucullus de briller à ses dîners de 400 000 francs, et, au temps des Césars, à l’empereur de dépenser 600 000 francs pour ses roses  ; en Angleterre, le luxe inouï des uppertenthousands, les Reits, les De Beers et les Rhodes amassant des fortunes incalculables, et un ministre de la couronne payant des prix fous pour ses orchidées. A Rome, Cicéron déployant toute son éloquence contre le crime d’un Verres ; à Londres, les dignes successeurs de Burke fulminant contre un jingoïsme impérialiste qui blesse leur conscience. A Rome, le cri déchirant : « Vare, Vare, redde mihi legiones meas ! » et, dans son palais de Windsor, la reine d’Angleterre fondant en larmes sur les pertes que les descendans des héros du Teutoburgerwald ont fait subir à sa garde. Eh bien ! cet impérialisme est une obsession. Il s’insinue dans les entrailles de la nation, du moment que le dernier adversaire qui la gênait plie sous ses coups, ouvrant ainsi toute voie de terre à l’aigle de son armée, comme autrefois pour Rome, ou toute route de mer au pavillon de sa flotte, comme pour l’Angleterre après Trafalgar. Tant que le dernier adversaire résiste encore, il sera toujours, malgré vous, l’allié de votre conscience, qui, par les forces dont il dispose, vous contraint au respect du droit. Mais, une fois le dernier rival réduit à merci, votre amour du droit reste seul et, sans aucun appui du dehors, il doit se suffire à lui-même. Si donc, en ce moment psychologique, la conscience de la nation se trahit elle-même, le danger est là, pour elle, qu’elle aille se précipiter de l’idéalisme le plus haut dans le cynisme le plus vulgaire. Plus forte sur terre ou sur mer que toute autre nation, et même que toutes les autres nations ensemble, sa puissance illimitée lui suggère inconsciemment le rêve de la toute-puissance, et c’est l’histoire de Tyr qui peut se répéter, quand Dieu l’apostropha par la voix d’Ezéchiel : « Tu as multiplié ta puissance ; tu as assemblé de l’or et de l’argent dans tes trésors ; puis ton cœur s’est enorgueilli comme si tu étais un Dieu ; à cause de cela, je te livrerai à la main de celui qui te blessera mortellement[93]. »

Cet impérialisme, d’ailleurs, submerge de plus en plus l’idée nationale sous une conception œcuménique, et, en revanche, il tâche d’assimiler tout le monde à son type national. Il permet, il encourage même tout mouvement social jusqu’à la périphérie la plus éloignée, pourvu qu’il en reste le centre, Urbi et orbi devient l’intitulé tacite de ses décisions, et, chaque fois que sa suprématie risque d’être contestée, la persuasion machiavélique du salus reipublicæ suprema lex esto ! étouffe dans la masse de la nation ses aspirations les plus saintes. Lord George Hamilton n’a pas craint de vanter le patriotisme de ceux qui firent avorter l’enquête Jameson : « parce qu’ils avaient agi comme le font toujours les Anglais, quand des intérêts anglais sont en cause[94]. » En d’autres termes : parce qu’ils avaient sacrifié le droit au salut de leur patrie ! Cet impérialisme se glisse, inaperçu comme un streptocoque, dans le sang de la foule, l’empoisonne, et fait fléchir sa conscience. Le premier venu commence à se sentir un homme d’importance par le seul fait qu’il porte dans ses veines le sang de sa nation. Tous se sentent relevés, exaltés, glorifiés. La grandeur, la puissance de leur pays, doivent être mises à profit pour leur propre grandeur, pour le bien-être de leur famille, pour l’accroissement de leur fortune. Une fois la barrière du droit tombée, en politique, il n’y a plus de raison pour que la barrière morale les retienne dans leur acheminement vers l’appât du trésor. Alors la pente fatale commence à se dessiner. Les capitalistes ne cachent plus leur arrogance. Jusque dans les rangs des nobles, appauvris par la baisse des fermages ou endettés par le jeu, ils lancent l’alléchement corrupteur de leur convoitise. La machine électorale subit leur influence. La presse fléchit. L’opinion publique se laisse entraîner. Les hommes d’Etat eux-mêmes se sentent menés par la bride. Et la conséquence funeste s’accentue, chaque fois qu’on voit encore passer à l’ennemi une des convictions les plus robustes. Optimi corruptio pessima.

Parce que le caractère anglais dans son essence est doué d’une si intime et si noble virtualité, sa déchéance n’en serait que plus affreuse. « Bien bas choit, comme dit le proverbe, qui était monté le plus haut ! » Le progrès humain perdrait, par la chute de l’Angleterre, un de ses organes les plus délicats. Nous ne pouvons nous passer de cette Angleterre qui a été noble, fière et chrétienne, qui peut le redevenir encore. Et c’est pourquoi les hommes de bonne volonté dans l’Europe entière, les plus belles intelligences dans le monde entier, s’attristent et s’indignent à la fois à ce spectacle farouche et désolant que l’Angleterre persiste à nous imposer par cette guerre de conquête, l’une des plus iniques que mentionne l’histoire du XIXe siècle.

Heureusement, l’avenir de l’Angleterre n’est pas encore décidé. Toutes nos prières sont pour qu’elle se relève. Ses revers pourraient devenir son salut. Déjà l’un de ses archevêques a fait entendre la voix de la repentance et de l’humiliation. Un groupe d’hommes éminens, faisant preuve d’un courage moral qui commande notre plus sincère admiration et s’inspire des meilleures traditions de Gladstone, — les Morley, les Harcourt, les Courtney, les Stead, les Clark, les Labouchère, les Harrison et tant d’autres, — veillent sur les trésors les plus sacrés de leur nation, disputent pied à pied le terrain aux jingoes, et élèvent la voix si haut que bientôt leur vox clamantis in deserto sera entendue jusque dans les Highlands d’Ecosse. Toute possibilité d’arrangement n’est pas encore exclue. La chute de M. Chamberlain donnerait le signal du salut. Et si un cabinet mieux avisé, abandonnant toute idée de vengeance et ne faisant aucun cas des susceptibilités militaires, offrait à l’Afrique australe confédérée sa pleine indépendance, en ne se réservant que la partie est de la colonie du Cap proprement dite et quelques points indispensables sur la côte, peut-être l’Angleterre pourrait-elle encore changer en allié sans égal son ennemi redoutable. Mais qu’on ne tarde pas. C’est le moment suprême. Il faut que l’Angleterre revienne à elle-même et renonce à son rêve d’Impérialisme ; sinon, l’Impérialisme finira par la perdre, comme il perdit la Rome de l’antiquité.


XI

Cependant il ne faut pas s’abuser : la crainte que l’Angleterre ne recule pas devant la pente fatale est loin d’être chimérique. Le péril gît dans le détachement des principes moraux et l’insuffisance du mouvement chrétien. M. Fairfield l’a très bien dit : « Sans être un moraliste, je maintiens que la morale et l’impérialisme ne pourront jamais se concilier[95]. » Et, il y a trois ans, M. Chamberlain lui-même le reconnaissait encore : « Faire la guerre aux Boers afin de leur arracher les réformes voulues, serait unwise and immoral[96]. » La cause de cette incompatibilité est évidente. La morale impose avant tout le respect inaltérable des droits d’autrui, et l’Impérialisme ne peut, sans passer outre, faire sa lugubre besogne. Pour sauver les apparences, il faut donc une conception du droit qui lui enlève sa stabilité, son caractère objectif et sa sainteté inviolable, en le rendant si mobile qu’il se plie à votre gré. Or, c’est là justement ce qu’aujourd’hui la tendance des esprits est d’en faire. Tant que le principe moral et le principe du droit cherchaient leur point d’appui en Dieu et dans la révélation, ils étaient revêtus d’un caractère objectif, et nous imposaient une autorité devant laquelle les nations aussi bien que les individus n’avaient qu’à s’incliner. Mais tout est changé depuis le moment où Schleiermacher, chez les protestans, a placé toute notre connaissance théologique, y compris celle de la morale, sous l’empire du subjectivisme. Martensen, l’évêque luthérien danois, en a tiré la conséquence incontestable, en disant que « ce qui est permis ou prohibé au point de vue moral ne saurait être défini qu’individuellement[97]. »

On sait comment on a abusé de cette théorie pour dispenser les hommes d’Etat de la trempe de Bismarck de toute obligation à la morale « bourgeoise ; » et l’Impérialisme s’en déclare satisfait. Dès que le droit cesse d’être une barrière qui vous oblige à vous arrêter, et se change en un décor de théâtre que tout acteur fait déplacer selon les besoins de son jeu, l’Impérialisme, même le plus outré, a la main parfaitement libre. Peu importe alors la manière dont on arrange les coulisses. L’homme d’Etat pratique, qui aime à se moquer de toute théorie, prendra son bien où il le trouve, et saura exécuter ses projets sans nul souci des droits d’autrui. Un théoricien dévot comme M. Mac Kinley vous explique, à Omaha, dans son fameux discours de Duty and Destiny, que toute nation puissante doit prévoir la mission que Dieu lui a réservée et régler ses devoirs sur les exigences du but à atteindre. D’autres, dociles adeptes du Transformisme, vous diront que l’utilité est la seule force directrice qui doive nous guider, et que, sans aucune règle fixe, le droit évolue de forme en forme, tout comme le tissu cellulaire, rien que par l’utilité fortuite, s’est métamorphosé de reptile en oiseau.

Je sais que M. Spencer a blâmé sévèrement les menées de M. Chamberlain ; je l’en loue ; et pourtant je n’hésite pas à exprimer mon opinion mûrement réfléchie, que lui et son école, en appliquant le darwinisme de la nature à la psychologie et à l’éthique, d’après une théorie que M. Th. Ribot nous a supérieurement exposée, ont aplani, par l’affaiblissement du caractère fixe du droit, l’obstacle principal auquel l’Impérialisme se serait heurté dans sa marche triomphale. Un clergyman des plus connus et des plus distingués, R. S. de Gourcy Laffan, nous en fournit la preuve incontestable, par sa lettre du 29 décembre 1899 publiée dans l’Indépendance belge du 15 janvier. Les termes d’ « égoïsme individualiste » et d’ « égoïsme social » dont il aime à se servir, prouvent surabondamment qu’il adhère à la théorie des Data de M. Spencer. Or, quel est son raisonnement ? Il laisse de côté la question du droit ; il admet que la cause des Boers puisse être juste, mais, même dans cette hypothèse, il maintient « qu’il n’y a ni de la part du peuple anglais, ni de la part de l’Empire britannique, une erreur morale. » Tout au contraire, cette guerre affreuse a noyé l’égoïsme individualiste dans une espèce d’égoïsme national. Et c’est là, suivant lui, le progrès moral. « Que le peuple anglais se trompe ou ne se trompe pas sur les causes de la guerre, » cela d’ailleurs lui est égal. Il lui suffit que le patriotisme éveillé marque un acheminement vers l’idéal, et que le peuple anglais soit pénétré « de la croyance à la mission que Dieu a confiée à sa patrie. » Et c’est en éliminant de la sorte toute question de droit et de justice que ce prélat anglais dit « travailler à l’accomplissement de la prière du Maître : Notre Père, qui êtes aux deux, que votre règne arrive ! » Pour moi, c’est un exécrable blasphème ! Mais de quoi pourrions-nous encore nous étonner ?

Le darwinisme évite intentionnellement toute influence d’un principe théologique, et c’est justement le but arrêté d’avance, dont la conception du droit ne saurait se passer. Livré à l’arbitraire de l’individualisme, subordonné à l’utilité, et en proie aux caprices du hasard, il se volatilise en un brouillard insaisissable. Ajoutez à cela que cette école découvre dans le struggle for life le principe directeur de son mouvement, et qu’elle en déduit la conclusion brutale que les faibles sont fatalement prédestinés à succomber devant les plus forts ; il vous sera difficile, alors, de vous soustraire à la logique de Nietzsche qui fait appel aux plus forts, pour mettre fin le plus vite possible aux velléités des faibles, afin d’accélérer la marche de l’humanité vers le progrès. De là aux projets de l’Impérialisme et aux manœuvres louches dont il se sert pour les réaliser, il n’y a guère de distance perceptible. Et qui donc oserait nier que, dans les milieux où l’on cultive l’agnosticisme, les esprits ne soient assez aisément disposés à plier ? Dans le Livre d’or allemand, le docteur Rothnagel l’a nettement établi : — « Dans les sciences, dans le domaine de la nature, le progrès de notre siècle a été surprenant ; mais, au point de vue éthique, son commencement était supérieur à sa fin[98]. »

L’Angleterre surtout risque d’être entraînée par cet ébranlement de la fixité morale. L’affaiblissement éthique se bifurque, selon la double ornière du péché humain, soit dans l’empire plus despotique de la sensualité, soit dans celui de l’orgueil ; et il ne saurait être douteux de quel côté penche le caractère anglais : « Combattre tout le monde, et prendre tout ce qu’on peut[99], » est l’expression vulgaire de ce sentiment hautain, qui veut planer au-dessus de tous. Dans les affaires coloniales, cette tendance s’accuse davantage par la prééminence incontestable de la flotte anglaise, par la supériorité de toute race blanche, et par la présomption que les Anglais, les colonisateurs par excellence, sont les grands bienfaiteurs des pays d’outre-mer. Cependant, et sans vouloir nier que les Settlements de l’Australie et de la Nouvelle-Zélande, puissent passer pour des modèles, l’article de M. A. Filon dans la Revue du 15 novembre, et celui de M. Robert Buchanan dans la Contemporary Review, suscitent des doutes trop fondés, quant aux bienfaits de la suprématie anglaise dans les Indes. La peste et la famine qui y règnent semblent donner corps à cette appréhension. Mais, en tout cas, on comprend que le respect du droit risque singulièrement de s’affaiblir chez une nation colonisatrice, une fois que la conception d’un droit évolutif, et par-là même mobile, s’est installée dans l’âme de ces aventuriers sans scrupules, qui se piquent d’arborer le drapeau anglais jusque dans les recoins les plus reculés de l’Asie et de l’Afrique.

Malheureusement, le mouvement chrétien en Angleterre ne met aucun frein à cette tendance des esprits. Au contraire, il l’encourage. Le dogme de la justification, ce rempart infranchissable pour la défense même de tout principe de droit, est absorbé dans la sanctification. La leçon des vieux Covenanter, « d’être aveugle quant à l’issue, mais d’avoir l’œil fixé au commandement, » est oubliée même en Écosse. On s’habitue de plus en plus à l’idée d’identifier l’empire britannique avec le royaume de Dieu, et d’anglicaniser jusqu’au Christ même. « Dieu a créé et largement étendu l’empire britannique, et en même temps aussi le christianisme anglais. Le véritable impérialisme voit, dans chaque nouveau territoire, une extension de la glorieuse tâche de répandre l’évangile du Christ anglais[100]. » Et même, dans une récente réunion de l’église libre d’Edimbourg, on ne s’est pas retenu d’applaudir chaudement un ministre de l’Evangile qui s’écriait : « Ce dont l’Afrique a besoin, c’est d’une civilisation chrétienne. La guerre présente est une partie du prix qui doit être payé pour arriver à ce but. Voilà donc sous quel jour il faut envisager cette guerre, pour n’avoir ni regrets, ni aucuns doutes sur sa nécessité et sa justice[101]. » C’est ainsi qu’une église fourvoyée assoupit les consciences et qu’un méthodisme sotériologique finit par sanctifier, en vue du but sacré, les moyens les plus condamnables. Un tel langage vous soulève le cœur, et vous met en colère contre ces ministres de l’Évangile qui trahissent le Dieu de justice. Il vous fait comprendre comment une exagération inique a pu parler des « trois P’s » de Pecksniff, Pirate, and Pharisee. Mais, au lieu de vous livrer vous-même à ces excès, prenez bien garde, que c’est encore et toujours le même méthodisme du docteur Philips qui, en 1835, provoqua le grand exode, et qui, à présent, après tout un siècle d’avortemens, donne de l’éperon à l’Impérialisme d’un Chamberlain, et couvre du nom de Jésus-Christ la violation la plus flagrante du droit, ainsi que la rapacité des richards de la Chartered.

C’est bien sous cette couleur chrétienne de l’Impérialisme que se cache le pire péril. Ce sont ces méthodistes, parfaitement intentionnés, j’en suis convaincu, mais malheureusement égarés, qui, par la violation ouverte de droits acquis et par toutes les atrocités d’une guerre d’extermination, se croient chargés, de par la grâce de Dieu, d’aller porter leur civilisation anglo-chrétienne aux Boers de l’Afrique australe. Et ce qui règne parmi ces Boers, c’est le calvinisme, qui a été la gloire et la grandeur des Écossais. Ils les entendent prier encore de ce ton fervent qui rendit la prière des Convenanter toute-puissante, chanter ces mêmes psaumes qui furent le chant guerrier de leurs ancêtres dans leur lutte contre l’absolutisme. Mais plutôt, eux-mêmes, ils restent chez eux. C’est la Reine, avec sa noblesse, qui fait la guerre, et le peuple remplit le Trésor pour les mettre en état d’enrôler des mercenaires. Là-bas, c’est tout un peuple, pères, fils et petits-fils, qui, au nom de Dieu, versent leur sang pour leur patrie, et savent déployer une force morale qui tient le monde en suspens. Les Boers ne se vantent pas, ils ne changent pas leurs défaites en victoires, ils traitent bien leurs ennemis, ils soignent les blessés anglais en bon Samaritain, et leurs généraux, quand ils haranguent ces citoyens, ne les engagent jamais à s’en fier à leur tir infaillible, mais toujours à ne mettre leur confiance qu’en Dieu. Churchill lui-même, prisonnier évadé, a reconnu qu’un « pouvoir invisible » protégeait leurs commandos.

Surtout, pénétrez-vous de la fidélité fraternelle des hommes de l’Etat libre pour leur éminent Président, M. Steyn. Ils auraient pu se tenir à l’écart. La querelle anglaise avec le Transvaal ne les regardait pas. Au point de vue humain, leur non-intervention eût pu se justifier. Mais non ; ils n’ont point voulu. Ils se sont dit qu’en bons chrétiens, ils iraient au secours de leurs frères menacés, et toute la population mâle a quitté la patrie, pour faire face à l’invasion anglaise. Caïn aurait demandé : Suis-je le gardien de mon frère ? Eux, ils risquent, pour leurs frères, leur vie et la vie de leurs enfans. Exemple unique en notre siècle, comme l’a remarqué un journal suisse, d’une fidélité désintéressée, d’un sacrifice que rien ne surpasse, pour le maintien de la justice ! Prenez la balance, mettez dans le plateau de droite l’héroïsme tout chrétien de ces Boers, et dans le plateau de gauche les intrigues du capitalisme, la forfanterie des Impérialistes, et l’égarement de ces chrétiens méthodistes. De quel côté la balance penchera-t-elle ? Et, pour conclure, de savoir que ces chrétiens anglais sont des gens sincères et sérieux, et que ce noble peuple anglais maudirait tous ces projets d’iniquité si le bandeau lui tombait des yeux ; mais de voir comment les jingoës serrent ce bandeau de plus en plus, n’est-ce pas une réalité navrante, qui se tourne en une tragédie affreuse ? Une tragédie à laquelle, nous autres, spectateurs désintéressés, nous assistons avec une douleur et une humiliation profondes.


XII

Quel sera le dénouement de cette tragédie ?

Ici je m’abstiens scrupuleusement de toute conjecture sur l’issue de l’action militaire engagée. Nul ne saurait la pronostiquer. Elle dépend d’occurrences tellement fortuites, d’éventualités à un tel degré incertaines, qu’elle échappe à toute prédiction, même du plus avisé. Tout ce qu’on est en mesure de constater c’est que, si l’Angleterre ne se reprend pas, la lutte sera acharnée, sanglante et longue. Livrées à leurs seules forces, les deux républiques ne sauraient se mesurer avec la puissance de l’Angleterre, secondée par ses auxiliaires du Canada et de l’Australie. Les Boers tous ensemble auraient de la peine à remplir un seul quartier de Londres. Si l’éléphant met tout en jeu pour acculer le bouc qui le gêne, pour le piétiner et pour le lancer en l’air, il aura toujours quelque chance de succès ; et si la Grande-Bretagne ne recule devant aucun sacrifice ni en hommes, ni en réputation, ni en intérêts, il n’est pas impossible qu’elle finisse, après une guerre longue et coûteuse, par écraser momentanément ses vaillans adversaires.

Cependant les premiers augures ne lui ont pas été favorables, et l’histoire lui adresse ses avertissemens. La Grèce, si petite qu’elle fût, n’a pas été terrassée par les Perses. La Suisse a su se dérobera l’accolade mortelle de l’Autriche. Les Gueux de Hollande ont su résister, pendant quatre-vingts années, à la puissance écrasante de l’Espagne, et les Boers ont le sang des Gueux dans leurs veines. Ils sont, en outre, bien armés. Ils combattent chez eux, sur un terrain qu’ils connaissent à fond, et qui est exceptionnellement avantageux pour la défense. Ils forment une armée d’infanterie montée, mobile et alerte, comme on n’en trouve nulle part. Leur tactique et leur stratégie font l’objet de l’admiration des états-majors européens. Surtout ils ne risquent leur vie ni pour les capitalistes d’une Chartered, ni pour une farce politique de paramountcy ; mais pour l’existence même et pour l’indépendance de leur patrie. Pro aris et focis ! Ils savent que la conscience de toute l’Europe est de leur côté, et ils se sentent inspirés par le bon droit de leur cause. Ce ne sont pas des mercenaires qui maugréent et qui pestent, mais des pères de famille qui prient ; et, d’un commun accord, ils ont levé leur bouclier au nom du Dieu de la justice. D’une telle force morale, le canon a eu rarement raison.

Mais supposez que le général Roberts réussisse à forcer les défilés du Drakenberg et de Spytfontein, que Bloemfontein soit occupée et que le siège soit mis devant Pretoria, c’est alors, sûrement, que les difficultés, loin de finir, ne feraient que commencer pour les Anglais. Le ravitaillement de leur camp serait des plus pénibles. Il leur faudrait une armée de 50 000 hommes au moins, rien que pour s’assurer la communication avec leur base d’opérations à Capetown, à Port-Elisabeth et à Durban. Leurs convois seraient constamment harcelés, leur armée d’investissement serait inquiétée jour et nuit par les Boers, bourdonnant en essaims autour de leur camp. Bientôt, comme à Ladysmith et à Modder-rivier, les assiégeans, pris entre deux feux, deviendraient les assiégés, et, quoique leur cavalerie pût alors leur rendre d’excellens services pour tenir à distance les bandes de guérillas, ils éprouveraient le plus grand embarras à préserver leurs chevaux des maladies du pays et à trouver de quoi les nourrir. Les tacticiens, même les plus audacieux, avouent qu’il y a des distances et des forces élémentaires qui délient toute force humaine. Napoléon en a fait l’expérience en Russie, et, même après la prise de Pretoria, le Vaal pourrait devenir pour le général Roberts ce que la Bérésina a été pour le victorieux Empereur. Souvenez-vous bien des énergiques paroles de M. Krüger : « Quand on réussira à nous terrasser, le monde sera étonné du sang humain qu’il en aura coûté. »

Du reste, l’armée des Anglais est encore à former. Leurs meilleurs régimens sont déjà usés. Ce qu’ils transportent à présent n’a qu’une valeur militaire bien inférieure, et, une fois la conquête achevée, il leur faudra une armée d’occupation qui dépassera de beaucoup les forces dont ils disposent actuellement. Jusqu’ici, selon le principe de Cromwell, le programme de l’Angleterre a toujours été la plus grande flotte et la plus petite armée qui suffise à cette lourde tâche ; il lui faudra donc changer de système, et alors la politique intérieure se trouverait mise on cause. Dès maintenant, il s’élève, entre les électeurs, des divergences d’opinion bien tranchées. La vieille garde de M. Gladstone ne désarme pas ; les Irlandais sont en opposition ouverte ; les sympathies du pays de Galles sont très douteuses ; bientôt l’énormité des dépenses effrayera les petits bourgeois, et lorsque à tout cela viendra se joindre l’aversion profonde de tout Anglais pour le service obligatoire, la majorité ministérielle pourrait très vite s’éparpiller. La popularité de M. Chamberlain pourrait très bien s’éclipser.

Ajoutez encore les dangers des complications extérieures, qui sont loin d’être chimériques, et qui obligent l’Angleterre à poursuivre à l’infini l’augmentation de sa flotte pour ne pas être à la merci d’une combinaison des flottes continentales. La France, réveillée par la triste affaire de Fachoda, remplit ses chantiers de constructions nouvelles, de plus en plus persuadée qu’une direction politique, qui la mettrait définitivement à la discrétion de l’Angleterre, finirait dans une banqueroute nationale. La Russie double sa flotte. L’Allemagne va tripler la sienne. Les sympathies de l’Italie ont été froissées en Chine. En Amérique, la chute de M. Mac Kinley et l’avènement de M. Bryan feraient s’effondrer tout l’échafaudage de l’alliance anglo-saxonne. Est-ce qu’alors, dépourvue de tout ami et de tout allié, réduite à l’isolement le plus complet, l’Angleterre serait à même de faire face à tout le monde ? A coup sûr, en homme d’Etat prévoyant, lord Salisbury, avant de s’engager dans cette grande guerre, a sagement tâché de s’arranger avec la Russie en Chine, avec l’Allemagne en Afrique et dans les îles de Samoa, et avec la France dans l’Afrique du Nord : il a voulu faire table rase des questions pendantes qui pourraient l’embarrasser, et il savait en outre que l’Exposition prochaine entraverait toute action immédiate de la part de la France. Néanmoins, les points sensibles ne manquent pas. En Chine, en Afghanistan, en Perse, en Égypte, partout, il y a collision d’intérêts. Dans tous les coins de la terre, les combustibles sont entassés. La moindre étincelle peut faire éclater la conflagration qui nous menace depuis 1870. De là ces projets d’alliance qui sont dans l’air et qui incontestablement ont tous tendance à converger contre cette puissance insulaire, qui, dans sa suffisance, a froissé les sympathies de toutes les nations sans en gagner aucune.

Mais supposez que l’Angleterre surmonte toutes ces difficultés, que son sang-froid sache éviter tous ces écueils, que la conscience morale ne s’éveille pas, et que le tax-payer ne se lasse point de jeter chaque fois une partie plus considérable de ses économies dans ce gouffre insatiable du Sud-Africain, alors même l’Angleterre ne serait pas au bout de ses peines. Derrière elle, en Afrique, elle aurait semé les graines d’une rancune sourde, d’une répugnance indicible, d’une haine de race indestructible, et ces graines pousseraient. La résolution des Boers est inébranlable. Jamais ils ne seront les sujets volontaires de l’Angleterre. Subjugués par la force brutale, chaque matin et chaque soir, leurs prières monteraient vers le Dieu de leurs pères pour implorer la délivrance d’un joug qu’ils persisteraient à maudire en leur cœur. A la première chance qui s’offrirait, ils reprendraient la lutte. A la première guerre qui s’abattrait sur l’Angleterre, ils seraient les alliés dévoués de son ennemi. Lisez et relisez leur manifeste : Un Siècle d’Injustice, et chaque ligne vous convaincra que leur ténacité ne se laissera jamais dompter.

Voilà la plaie dont l’Angleterre, si elle ne se repent, saignera pendant tout un siècle. Pour venir à bout des Boers par la force brutale du nombre, il lui faudrait les extirper et les faire disparaître de la face de la terre. Alors, oui, le Sud-Africain serait aux Anglais seuls… et aux nègres. Mais, puisque rien que l’idée d’un tel crime leur ferait horreur et n’entre pas un moment dans leurs projets, qu’ils sachent bien que de persévérer dans l’ornière de violence, serait indubitablement le présage du commencement de la fin pour la grandeur de l’Angleterre en tant que puissance. Peut-être réussirait-elle à désarmer les hommes, jamais elle n’anéantira la fécondité de la femme boer. En moins d’un siècle, de 60 000 qu’ils étaient, les Boers, grâce à cette fécondité merveilleuse, se sont accrus jusqu’à un demi-million. Dans le siècle qui vient, ils atteindront trois, quatre, cinq millions, et le Sud-Africain sera à eux. La femme du général Joubert, — qui l’accompagne jusqu’au plus fort de la bataille, — est le type accompli de cette femme boer dont la fécondité dépasse toute prévision, et qui saura inspirer à tous ses enfans la vertu nationale. Tant que la lionne transvaalienne, entourée de ses lionceaux, rugira contre l’Angleterre du haut du Drakenberg, les Boers ne seront jamais définitivement assujettis.


Dr A. KUYPER.

Amsterdam, janvier 1900.


  1. Werken van de Maatschappij van letterkunde, 1896-97, p. 69.
  2. Article additionnel de la convention de Londres, 1er, 2e et 3e. Lagemans Recueil des Traités, etc., La Haye, 1858, t. I, p. 34-38.
  3. Le même capitaine visita de la même manière Ceylan, qui, comme le Cap, était alors une colonie hollandaise, et que l’Angleterre convoitait. Son rapport sur Ceylan porte le titre identique d’Account of Ceylon.
  4. Account of the Cape, p. 330. Il ajoute : « Ces considérations, sur une grande partie de nos territoires, sont par elles-mêmes, indépendamment de toutes autres, certainement suffisantes pour justifier une tentative de prise de possession du Cap. » (P. 394. )
  5. Chase. History of South-Africa, p. 349.
  6. Percival. p. 305.
  7. Dans la collection : The story of the nations, à la dernière page.
  8. South-Africa, p. 116.
  9. Account of the Cape, p. 223.
  10. Chase, History of South-Africa, p. 108. Ils partirent du Texel sur le Lange Maaiken et trois autres navires. Chase donne cette liste officielle des noms de famille : Anthonarde, Avis ; — Basson, Bastions, Beaumons, Benezat, Bota, Briet, Bruet ; — Camper, Cellier, Corbonne, Corban, Claudon, Cordier, Carpenant, Couteau, Couvret, Crogne ; — Dailleau, Debuze, Debeurier, Du Plessy, Decabrière, Delporte, Deporte, Deruel, Dumont, Dupré, Du Toit, Durant, Dubuisson ; — Extreux ; — Fracha, Foury, Floret, Fraichaise, Furet ; — Gauche, Grillon, Gardiol, Gounay, Goviand, Grange ; — Hugot ; — Jacob, Joubert, Jourdan ; — Lanoy, Laporte, Laupretois, Le Clair, Le Clerq, Lefebvre. Le Grand, Lecrivent, Lombard, Longue ; — Maniel, Martinel, Mesnard, Madan, Malan ; — Nice, Norman, Nortié ; — Passeman, Pérou, Pinnares, Prévot, Pelanchon ; — Rassimus, Relief, Rousse, Resne ; — Savoye (Jacques), Sellier ; — Terreblanche, Terrier, Tenayment, Terront ; — Vallete, Vaudray, Vanas, Valtre, Verbal, Villons, Viviers, Vyol. Villion, Vivet, Viton, Vitroux, Verdette, Verdeaux, Vyton. Il ressort de cette liste que la famille Joubert appartenait aux huguenots.
  11. Purvis et Biggs. South-Africa, p. 65.
  12. On sait en outre que, le 20 août 1899, le président Krüger a proposé au Volksraad une modification à l’article 31 de la constitution.
  13. Theal, South-Africa, p. 139. — Dont 15 000 cavaliers ou hommes portant les armes. Account of the Cape, p. 273.
  14. Theal, South-Africa, p. 139. — Dont 15 000 cavaliers ou hommes portant les armes. Account of the Cape, p. 273.
  15. Chase, p. III du premier Appendice.
  16. The Argus annual, p. 400. Statemans yearbook, 1899, p. 184. Le Handbook, p. 233, donne le chiffre de 337 000.
  17. Staats-almanak, p. 36.
  18. Rapport de M. Aubert dans le Moniteur officiel du Commerce, 1898, p. 97.
  19. Cape Argus, p. 400-403.
  20. En 1891, sur un total de 1 527 241, représentant la population blanche et noire du Cap, proprement dit, 1 472 000 étaient natifs d’Afrique. 27 689 natifs d’Angleterre, 6 648 d’Ecosse, 4 186 d’Irlande, 6 549 d’Allemagne, 899 de Russie. 866 de Hollande, 696 de Suède et Norvège, 354 de la France, 343 du Danemark. Official Handbook, p. 234.
  21. Je cite, en dehors du groupe de M. Gladstone, les noms de Froude, de sir George Grey, de Selous, de Gordon Cunning, de J. -C. Millner et de H.-A. Bryce. Voyez Grey, holds up the Boer as a model of the civil and communal spirit. Cf. Purvis et Biggs, p. 55. Froude dit : « Il n’y a pas sur la terre de gens moins stupides. » No people on earth were less stupid. » P. 115.
  22. Percival, p. 205, 217, 255.
  23. P. 6.
  24. P. 4.
  25. Pour les cours de justice, l’usage du hollandais ne fut restitué qu’en 1884. Voir l’acte du 25 juillet, n° 21 : art. Ier.
  26. Chase, p. 335.
  27. Froude. p. 43.
  28. Theal, p. 1, 4, 181.
  29. P. 11.
  30. P. 283.
  31. p. 15 et 8.
  32. p. 15 et 8.
  33. The life of John William Colenso, II, p. 533 et 549. — D’autre part, dans le Wiesbadener Tagehlatt, le comte de Marillac assurait, la semaine passée, qu’en 1883, lors de sa visite au Cap, un fonctionnaire anglais, qui avait participé entre 1875-1880 à la guerre des Anglais contre les tribus des Gaïka, lui raconta comment un colonel avait donné l’ordre to take the captives to the rear, ce qui voulait dire que tous les prisonniers cafres devaient être fusillés derrière une colline.
  34. The life of John William Colenso, II, p. 533 et 549. — D’autre part, dans le Wiesbadener Tagehlatt, le comte de Marillac assurait, la semaine passée, qu’en 1883, lors de sa visite au Cap, un fonctionnaire anglais, qui avait participé entre 1875-1880 à la guerre des Anglais contre les tribus des Gaïka, lui raconta comment un colonel avait donné l’ordre to take the captives to the rear, ce qui voulait dire que tous les prisonniers cafres devaient être fusillés derrière une colline.
  35. P. 690. Les originaux de ces lettres se trouvent au British Museum, parmi les Bouquet papers, n° 21, 634.
  36. Theal, p. 126.
  37. Bulletin de la mission romande, mai 1899, p. 371.
  38. Berliner Missionsberichte, oct. 1899, p. 643. L’église réformée entretenait déjà en 1890 vingt-huit missionnaires, parmi les naturels. Voir Afrikaander Staats-almanak, 1892, p. 71.
  39. Aitton, Histoire Sud-Africaine, p. 196.
  40. Official Handbook, p. 233.
  41. Statemans Yearbook, p. 180 et 182.
  42. Staats-almanak, p. 53.
  43. Cape Argus, p. 403.
  44. Leurs budgets s’élevaient déjà en 1897 : pour le Transvaal, à 160 millions, et pour l’État libre, à 26 millions de francs. — Staats-almanak du Transvaal, 1899, p. 59. Official Handbook of the Cape, p. 450.
  45. Younghusband l’avoue lui-même : « C’est la richesse du Transvaal qui a tout gâté. » P. 161.
  46. Colenso, p. 519. C’est dans cette guerre contre les Zoulous que le prince Louis-Napoléon trouva la mort.
  47. Aitton, p. 292-293. A l’honneur de M. Froude, j’aime à constater ici qu’il déclara déjà en 1880 : « Le Transvaal, en dépit des préventions contre le drapeau britannique, sera, je l’espère, restitué à ses légitimes propriétaires. »
  48. Du Plessis, The transvual Boer speaking for himself, p. 119.
  49. Recueil général des traités, de Martens, continué par Hopf, 2e série, I. X, p. 184.
  50. Voyez les dépêches publiées par l’Indépendance belge du 6 janvier 1900.
  51. Bryce. The American Commonwealth, I, p. 367.
  52. Grondwel, 1896. Art. 42 et 73.
  53. Livre Vert, VI, 1899, p. 15. — Livre Bleu, July 1899, p. 21, 22. Acts of Parliament, p. 1277.
  54. Census, Comité sanitaire de Johannesburg, p. IX.
  55. Livre Vert, p. 19.
  56. Livre Vert, p. 19 et 20.
  57. Cf. Een eeuw van onrecht, p. 48 (éd. Dordrecht). Une édition anglaise a été publiée à Baltimore par M. van der Hoogt.
  58. Cf. Docteur Cahn, Das Reichsgezetz über Erwerbung der Staatsangehörigkeit, 2e édit., Berlin. 1896, p. 70 et suiv. — Cf. Dr Ullmann, Das Völkerrecht. 2e édit., 1898, p. 233 et suiv. — Dr H. Rivier, Lehrbuch des Völkerrechts, 2e édit.. 1899, p. 194 et suiv.
  59. Livre Vert, p. 14. « Since the convention of 1884, Her Majesty’s Government recognises the South African Republic as a free and independent Government as regards all its internal affairs, not touched by the convention. »
  60. Livre Bleu, c. 9521, p. 15. «… if necessary to press them by force. »
  61. Loi du 26 juin, art. 8, 5 b.
  62. Loi de 1866, 1884, 51.
  63. Constitutie, sectie, 1, art. 1 D.
  64. West van 1890, n 5, art 1 D,
  65. Livre Vert, n. 4. 1899, p. 30.
  66. Naturalisation-Act, 1870. Victoria, 33. Art. 2.
  67. Statutes, p. 169.
  68. Bill., 6 Aug. 1844. Vict. c. 66. Cf. Cordogan, p. 181, note.
  69. Revised Statutes of the United States, 2e édit., 1876, Title 30.
  70. P. 161.
  71. « Surely no one has ever argued thaï suzerainty was otherwise, than defined by the articles of the Convention… Lord Kimberley’s definition is the definition we always accepted. » — Acts of Parliament, p. 278.
  72. Livre Bleu, c. 950, 7. p. 6.
  73. « I do not care a brass button winch of these words you choose. You may call it Abracadabra, if you like, provided you keep the substance. »
  74. Acts of Parliament, p. 277 a. « We have kept the substance of it. »
  75. Acts of Parliament, p. 277 a : « The cardinal fact for me is supremacy, predominance, preponderance, paramountcy, call it what you will. »
  76. Livre Jaune de l’État d’Orange, p. 9.
  77. Livre Bleu, c. 950. 7. n° 4 et p. 8.
  78. Stead. Are we in the right, p. 22.
  79. Convention du 10 déc. 1894. Voir Kock, Conventies en tractaten p. 64.
  80. Acts of Parliament, p. 278.
  81. Institutes of law of nations. I, p. 170 et suiv.
  82. Rivier. ouv. cité, p. 127.
  83. Froude, p. 4.
  84. Acts of Parliament, 1899, p. 776.
  85. Acts of Parliament, p. 777.
  86. Ibid.
  87. Comparez les deux textes dans le Livre Jaune et le Livre Bleu. On le trouve aussi dans le War against war de M. Stead, p. 36.
  88. Acts of Parliament, p., 290.
  89. Nieuwe Rollerdamsche Courant du 18 décembre.
  90. Voyez, sur la manière dont ils ont traité mes compatriotes, Tacite, Annales, IV. c. 72 s. s. Cf. Zeifschrift für Gymnasialwesen, t. III, novembre, p. 263.
  91. Acts of Parliament, p. 267 et p. 299.
  92. Voyez Marquardt, Röm-Stantsrewaltungf, II, V, 256 et suiv. et Friedländer. Sittengeschichte Roms, III, 98.
  93. Ezéchiel, XXVIII. 4-9.
  94. Stead. Are we in the right, p. 66.
  95. Stead, the Scandal, p. 26.
  96. Dans son discours du 8 mai 1896.
  97. Ethik, I, p. 580.
  98. Das goldne Buch des Deutschen Volkes, an der Jahrhundertsende, p. 63.
  99. « To fight every body and to take everything. »
  100. Greater Britain Messenger, 1899, July-August, p. 319 et 323.
  101. La Foi et la Vie. 1899, 19 déc., p. 383.