Le Volga/02

La bibliothèque libre.
Deuxième livraison
Le Tour du mondeVolume 15 (p. 65-80).
Deuxième livraison

Isadij, sur le Volga, en aval de Nijni (rive droite). — Dessin de M. Moynet.


LE VOLGA,


PAR M. MOYNET[1].


1858. — TEXTE ET DESSINS INÉDITS[2].


Séparateur



Kazan. — Pyramide funéraire. — L’université. — Les bazars. — La chasse à l’ours. — Le quarantième ours. — Les fourrures. — Exilés. — La galère de Catherine II.

La ville de Kazan est située à quelques verstes du Volga. Comme nous y débarquons la nuit, il faut que nous acceptions un logement quelconque dans un des grands magasins situés près du fleuve.

Le lendemain, je m’empresse de me diriger vers la ville, et je suis saisi d’admiration. À l’extrémité d’une plaine, Kazan se dresse fièrement devant moi avec ses coupoles, ses minarets (car la ville tatare a conservé bon nombre de ses premiers habitants et les mosquées s’élèvent à côté des églises grecques), son Kremlin et sa tour de la reine Subiéka. Une grande chaussée, construite sur pilotis, et ressemblant à une jetée en charpente comme on en voit dans les ports, conduit en ligne droite jusqu’à la ville. À ma gauche, s’élève une pyramide quadrangulaire tronquée, dont chacune des faces est décorée de colonnes doriques surmontées d’un fronton ; quatre escaliers servent de base. Ce monument a été élevé, en 1811, à la gloire des soldats russes morts au siége de Kazan.

La plaine où je suis est souvent inondée. La ville est entourée d’un lac immense dont le niveau est à la hauteur des plus grandes crues du Volga ; c’est ce qui a rendu nécessaire la construction d’une route à plusieurs mètres au-dessus du sol, afin d’assurer une communication constante entre la ville et les magasins établis sur les bords du Volga.

En 1552, Yvan IV, dit le Terrible, après avoir passé le Volga, avait mis le siége devant Kazan ; il avait posé son camp dans la vaste plaine qui sépare la ville du fleuve.

Le 2 octobre il livra l’assaut qui fut terrible ; les Tatars se défendirent de rue en rue, de maison en maison. La ville fut prise, mais elle coûta cher aux Russes : c’est au souvenir de cette victoire que fut élevée, au commencement de ce siècle, la pyramide qui domine la plaine.

À l’intérieur du monument est une chapelle dont le milieu est occupé par un sarcophage qui renferme, dit-on, toutes les têtes des principaux officiers. La crypte, qui est au-dessous, renferme les os des soldats : tout cela serait probablement fort difficile à vérifier. Lors de la construction de la pyramide, on recueillit les restes des braves enterrés sur le champ de bataille deux cent cinquante ans auparavant. Comment aurait-on pu s’y prendre pour distinguer les Tatars des Russes ? Il est très-vraisemblable qu’amis et ennemis dorment ensemble.

Les descendants des Tatars, dont ce mausolée rappelle la défaite, habitent encore aujourd’hui la ville, et ils y sont en majorité ; Kazan est presque à la limite de l’Europe et de l’Asie ; non-seulement les Tatars, mais les Tchouvachs, les Mordouans et les Kalmouks y sont mêlés aux Russes.

Chef-lieu du département qui porte son nom, Kazan a été le théâtre de grands événements politiques, et n’est tombé définitivement sous la domination russe que pendant le règne d’Ivan IV. Il reste peu de monuments très-anciens, la ville ayant été plusieurs fois saccagée et incendiée. Les églises sont des spécimens médiocres du mauvais goût mi-byzantin et italien très-fleuri : elles sont invariablement couronnées de cinq coupoles peintes en beau vert.

Les anciens fossés de la ville, dont les murs fortifiés ont à peine laissé quelques traces, sont bordés à perte de vue de maisons toutes en bois et d’un aspect très-pittoresque.

C’est dans la grande cathédrale que l’on conserve limage miraculeuse de Notre Dame de Kazan, célèbre par toute la Russie et qu’on ne fait sortir que dans les circonstances les plus solennelles.

La ville a une université et cent cinquante étudiants. On m’a conduit dans l’établissement où ils passent leurs soirées. Si ces messieurs font d’aussi bonnes études qu’ils font de bruit dans le café où ils étaient attablés, fumant et buvant, on ne peut que les féliciter.

Nous visitons la bibliothèque qui renferme vingt-sept mille volumes, un musée d’histoire naturelle fort curieux et un observatoire pourvu de beaux instruments.

L’industrie des cuirs est une des plus importantes de la contrée. Les ouvriers tatars et les russes rivalisent à qui fera les travaux les plus remarquables en ce genre. Les marchés sont pleins de cartouchières, de ceintures, de bottes brodées en soie qui ne sont pas indignes d’être comparées aux plus précieux produits de l’Orient.

Les bazars sont abondamment pourvus de peaux de toutes espèces : peaux de loup, peaux de renard bleu, de martre, etc., surtout de belles peaux d’ours.

Le gouvernement de Kazan est un pays de prédilection pour les chasseurs d’ours. On nous invite à une partie qui s’organise en ce moment et qui est bien séduisante : mais le temps nous manque. Nous devions chasser à la carabine. D’autres tendent des piéges. Le paysan russe s’y prend plus simplement : il n’a pour armes qu’un épieu dont la pointe durcie au feu est bien rarement garnie de fer, et un petit couteau à la ceinture. Sans plus de préparatifs, il se met en campagne à la poursuite du premier ours qu’on lui a signalé jusqu’à ce qu’il l’aperçoive. L’ours, comme la plupart des animaux sauvages, n’accepte guère le combat à moins d’être blessé ou d’avoir des petits à défendre ; il fuit, le chasseur le poursuit, et l’appelle maraudeur, lâche, voleur… mais l’animal fuit toujours, cherchant à gagner une retraite sûre ; son adversaire redouble d’invectives, bien persuadé qu’il finira par lui faire perdre patience, ce qui arrive toujours. Enfin l’animal, serré de trop près, se retourne et se lève avec l’intention évidente d’étouffer le chasseur entre ses formidables bras. Le combat va commencer. C’est alors que notre brave paysan, pour bien persuader à l’ours que la rencontre est sérieuse et qu’un des deux doit rester sur le sol, lui lance en pleine figure une suprême et dernière insulte, la plus énergique, la plus véhémente du vocabulaire russe, et qui n’est qu’une calomnie bien gratuite touchant la mère du pauvre animal !  !… Le chasseur est bien convaincu que cette fois l’ours n’hésitera plus ; dès qu’il a proféré son outrage, il lance l’épieu avec vigueur ; si la bête n’est pas éventrée du coup, c’est un combat corps à corps que le couteau doit terminer. Mais il faut que l’homme ait été assez adroit pour toucher l’animal au cœur avant que les terribles pattes de celui-ci ne l’aient étouffé ; et c’est ordinairement ce qui arrive… excepté au quarantième ours.

Le quarantième ours, celui-là est l’ennemi fatal. Le plus brave chasseur (et lorsqu’on en a tué trente-neuf on a fait ses preuves), le plus brave tremble à la pensée de le rencontrer ; aussi fait-il ses dévotions, des pèlerinages et des offrandes. Il y a un grand nombre de sombres légendes sur ce fantastique quarantième, légendes racontées les soirs d’hiver dans l’isba, et qui font pâlir les plus hardis ; cependant on ne peut pas reculer : il faut vivre, il faut se débarrasser de ces voisins incommodes, qui, dans la province de Kazan et de Kostroma, sont si nombreux que les paysans en certains endroits ont dû renoncer à la culture, les ours se chargeant de faire à eux seuls la récolte.

On trouve au bazar de Kazan des peaux d’ours au prix de quatre-vingts à cent vingt francs. Les noires sont les plus recherchées. Les peaux de martre, zibeline, petit gris, renard bleu, sont aussi une des principales branches du commerce.

Outre l’admirable fabrication des cuirs, qui sont en abondance, on nous fait remarquer les curieux travaux des soldats russes dont nous avons parlé plus haut, et qui, brodés en soie par leurs mains habiles, peuvent en effet passer pour des chefs-d’œuvre de goût, d’art et de patience.

Presque toutes les fourrures viennent de la Sibérie ; les chasseurs du Kamchatka même alimentent le marché de Kazan. Tous les Sibériens sont d’une adresse remarquable et parviennent à tuer les petits animaux, martre, renard bleu, petit-gris, etc., sans altérer leur fourrure ; ils les chassent avec un fusil d’un très-petit calibre ; la balle n’est pas grosse comme une chevrotine et entre le plus souvent dans l’œil.

En général, les fourrures sont plus chères en Russie qu’en France, mais elles ont l’avantage d’être authentiques. Le condamné, en Sibérie, obtient quelquefois la permission de se livrer à la chasse des zibelines. On lui remet avec un fusil une mesure de poudre et une de plomb, qu’on ne lui renouvelle qu’en échange des fourrures ; il paye les impôts avec le produit de sa chasse, et peut se procurer quelques douceurs, en abandonnant toutefois cinquante pour cent aux employés russes, qui font à ce petit commerce d’assez beaux bénéfices.

En traversant une grande rue, je vois passer une centaine de pauvres diables garrottés et réunis ensemble par la même chaîne ; ce sont des condamnés qui partent pour la Sibérie, voleurs et meurtriers, car la loi ici ne punit pas de mort. Malheureusement ce ne sont pas toujours des voleurs et des meurtriers qui passent ainsi enchaînés.

À l’avénement d’Alexandre II, les condamnés politiques, du règne précédent, ceux de Pologne, ont été graciés, dit-on, et rendus à leur famille. Mais les ressentiments des anciennes guerres ne sont pas apaisés. Quand on parcourt la Russie, on rencontre souvent une ville, des campagnes, que les Polonais ont jadis dévastées. Les Russes racontent ces souvenirs avec une irritation que la politique du gouvernement russe ne paraît pas avoir pour but d’apaiser.

Nous nous disposons à quitter Kazan. La saison est avancée. On nous conseille de profiter du passage d’un bâtiment qui se rend à Astrakan ; c’est le dernier : plus tard un bateau qui entreprendrait ce voyage s’exposerait à être arrêté par les glaces

Je me dirige vers le Volga pour m’informer du bâtiment, et je profite de l’occasion pour visiter un immense hangar vitré, renfermant une grande galère qui transporta autrefois Catherine II à Astrakan. L’arrière de ce navire est encore peint et doré, les salons ont conservé l’aspect pompeux des appartements du dix-septième siècle ; mais le brillant navire qui n’a servi qu’une fois ne servira plus : son bois se fendille, ses joints s’ouvrent ; il ne tardera pas à tomber en poussière.

Après avoir, regardé cette luxueuse ruine, je me mets en quête du Nakimof. On achève d’y charger des marchandises. Je m’entretiens avec le capitaine qui consent à nous emmener, tout en me prévenant que nous ne serons pas très-bien et que nous n’irons pas très-vite, car il compte s’arrêter partout. Cette circonstance me fait grand plaisir ; nous aussi nous désirons nous arrêter partout. Je conviens donc du prix, et reprenant mon droscki, je retourne bien vite chercher mes compagnons et nos bagages.


Le Nakimof. — La navigation sur le Volga. — Les poissons. — Le sterlet. — À quelle sauce ? — Le sovdack. — Un intendant invraisemblable. — Avec la justice il y a des accommedements. — Taracanes et cancrelats. — Pêcheries. — Ruines.

Notre capitaine ne m’avait pas trompé en nous disant que nous ne serions pas très-bien. Nous trouvons le pont et le grand salon, tout à la fois salle à manger et chambre à coucher, encombrés de bagages : il y a de la paille, du foin partout ; les cloisons et les portes, fatiguées par un service continuel, sont toutes disjointes : mettre de l’ordre dans ce chaos n’est pas peu de chose ; enfin nous avons le bonheur de trouver deux chambres que nous faisons nettoyer, et nous voilà installés.

Le Nakimof est un bateau d’Astrakan que notre bonne fortune ramenait chez lui. Son industrie n’était pas seulement de transporter des voyageurs et des marchandises ; il remorquait au besoin trois ou quatre grands bateaux, et, comme presque tous les pyroscaphes du Volga, il chauffait au bois, ce qui le forçait à s’arrêter très-souvent pour renouveler sa provision, presque aussitôt absorbée qu’embarquée, n’étant guère composée que de bouleau, de sapin et autre bois léger. Rien n’était plus curieux que chacune des stations du bateau. Sur la rive, une quarantaine d’indigènes et de Bourlakis précipitaient du haut des grandes berges des charges de bois à brûler, que d’autres rangeaient ou plutôt ne rangeaient pas sur le pont du bâtiment : pendant quelques heures, toute communication était coupée entre l’arrière et l’avant, et même d’un bord à l’autre. Grâce au prodigieux appétit de notre machine, on pratiquait à la fin des chemins dans ces amas confus, l’ordre se faisait peu et peu, et la circulation se rétablissait.

Nous voyagions cette fois avec des marchands russes et quelques Tatars, qui revenaient de la foire de Nijni. Les Chinois que nous avions vus descendre jusqu’à Ratan, avaient pris à l’est et s’en allaient chez eux avec leurs chariots, en traversant toute la Sibérie orientale ; Nous étions peu de monde et bord du Nakimof ; nous avions dû nous pourvoir de tout ce qui nous était nécessaire pour vivre et préparer notre nourriture ; il n’y avait pas à compter sur l’espèce de maître d’hôtel qui était à bord ; outre qu’il était d’une malpropreté révoltante, son ignorance en l’art culinaire rendait immangeables les viandes, le poisson et tout ce qu’on voulait bien lui confier.

Au reste, il était bon de nous exercer à des pratiques qui nous deviendraient indispensables dans les pays que nous allions visiter.

Nous commençâmes par nous livrer à des études approfondies sur les moyens de bien accommoder le fameux poisson des Russes, le sterlet. On nous en pêchait pour chaque repas. Nous lui fîmes subir toutes les préparations prescrites par la cuisine française, et celles que nous suggéra notre imagination, mais, il faut bien l’avouer à notre honte, nous ne pûmes jamais trouver celle qui lui convient. Son congénère, le sovdack, poisson peu estimé sur le Volga et qui ressemble au mulet des côtes de France, nous parut lui être bien supérieur. Mais à quoi tiennent les renommées ! Le sterlet pêché et emprisonné dans des tonnes pleines d’eau du Volga, afin d’être transporté vivant au lieu où il doit être mangé, se vend cent cinquante francs à Pétersbourg et ne figure que sur les grandes tables. Le sovdack, fumé, ou séché et salé, est entassé comme du bois à brûler sur les quais d’Astrakan, d’où on l’expédie à pleins bateaux au centre et au nord de la Russie pour la nourriture du peuple.

Le Volga est le fleuve d’Europe le plus riche en poissons. Aussi subvient-il en grande partie à l’alimentation de la Russie. Tous les engins de pêche imaginables s’y trouvent réunis. Sans compter les différentes espèces d’esturgeon, on trouve dans le Volga, outre le sterlet et le sovdack, le saumon rouge et le saumon blanc, le barbeau, l’alose, la carpe, la brême et la lamproie.

C’est vers les mois de novembre et de décembre, que les saumons rouges et blancs remontent le fleuve. Le saumon blanc est le plus abondant, et son passage est bien plus long, puisqu’on en pêche jusqu’au mois de juin ; les plus gros pèsent jusqu’à 15 kilogrammes.


Kazan : Monument élevé à la gloire des soldats russes. — Dessin de M. Moynet.

Tous les poissons du Volga sont d’une taille et d’un poids supérieurs à ceux de la même espèce que nourrissent les autres fleuves d’Europe. On nous a apporté une vingtaine d’écrevisses dont la taille est triple de celle de ces crustacés en France ; elles sont peu estimées dans le pays.

Les aloses remontent le Volga au mois de mai, et en quantité si prodigieuse qu’elles remplissent les filets, au grand désespoir des pêcheurs, qui ne les prennent qu’à regret, ce poisson étant peu estimé, je ne sais par suite de quel préjugé. Aussi peut-on s’en procurer à vil prix ; il n’y a guère que les Tchouvachs et les Mordouans, les voyageurs et les hommes des classes éclairées, qui en mangent. Le peuple n’en veut pas.

Nous faisons connaissance avec un gros commerçant, que la tournure appétissante de notre dîner intéresse vivement. Nous nous empressons de nous mettre, à sa disposition, en lui offrant de le partager avec nous ; de son côté, notre capitaine nous a fait prier d’aller prendre le thé avec lui. Voilà notre soirée employée. Il eût été du reste impossible d’écrire ou de dessiner au milieu du désordre qui nous entoure. Notre commerçant parle français ; il a été intendant d’un grand seigneur, et devine à notre sourire l’arrière-pensée que fait naître en nous son ancien titre.

« Tous les intendants ne sont pas ce que vous pensez, nous dit-il ; et la preuve, c’est que le maître que je servais a été, grâce à moi, en état de se passer d’intendant : il gère maintenant ses affaires lui-même. Sa reconnaissance m’a permis de fonder un établissement qu’il protége, et dans lequel j’ai trouvé une belle fortune. Non-seulement je prenais les intérêts de mon maître, mais j’ai souvent protégé les paysans contre la rapacité des employés de l’administration.

« Voici un exemple entre plusieurs.

« Au milieu d’une fête, une rixe s’élève entre les


Kazan : Les fossés de l’ancienne ville. — Dessin de M. Moynet

paysans ; dans la bagarre, un individu reçoit un mauvais

coup et vient tomber sur le sol de notre propriété. C’était la nuit ; on le retrouve mort le lendemain. Grand émoi ! La police est avertie ; on va faire une enquête, et ces messieurs ne laisseront pas passer une si belle occasion de sévir quelque peu contre les habitants, d’autant plus que la mêlée ayant été générale, on trouvera plutôt vingt coupables qu’un. Le village à qui appartient le mort jette les hauts cris. Comment faire ? on met des gardiens auprès de la victime ; procès-verbal est dressé. L’affaire est grave ; on ne s’en tirera pas à moins de dix ou quinze mille roubles. J’assemble mes paysans, qui me donnent pleins pouvoirs pour assister à l’enquête et transiger, s’il se peut.

« Trois jours après, arrivent le médecin de l’arrondissement avec son aide, l’ispravnick avec son écrivain, le stanavoï, l’écrivain du stanavoï et un saute-ruisseau. Il faut vous dire que tous ces gaillards-là voyagent, sont nourris et hébergés aux frais des paysans.

« Je commence par leur faire servir un bon repas, où le vodka n’est pas épargné, et, quand je vois tous mes convives bien égayés, je leur dis : « Mes petits pigeons, nous avons là une vilaine affaire ; nos paysans ne sont pas riches et ils sont rusés : de plus, ils ont le bon droit, mais je sais que cette petite considération est indifférente ; ce qui est certain, c’est que vous allez avoir bien du mal, sans profit pour vous, car ils aimeront mieux payer de leur carcasse que de rien débourser au profit de la partie lésée ; tandis que moi, j’ai quelque argent ; je puis m’arranger avec vous, quitte à me faire rembourser par eux avec quelque bénéfice, si je leur en laisse le loisir. Arrangeons-nous donc à des conditions raisonnables. Il fait bien mauvais temps pour aller verbaliser auprès de ce pauvre mort ; une autopsie est une bien vilaine besogne ; et, je vous le répète, mes gredins aimeront mieux recevoir chacun vingt coups de fouet que de débourser un kopeck. »

« Après ce petit préambule, vous jugez que l’enquête à faire auprès de ce malheureux, qui n’a pas bougé depuis trois jours, leur paraît assez désagréable. Nous traitons séance tenante ; je donne vingt-cinq roubles au médecin, cinq roubles à son aide, vingt-cinq roubles à l’ispravnick, cinq roubles à son écrivain, trois roubles au saute-ruisseau. Procès-verbal est dressé par moi et signé par tous, et le récit de la bataille se réduit à ceci : « l’homme en état d’ivresse est tombé ; l’air froid de la nuit l’a tué ; il n’y a pas de coupable. » En conséquence, l’ordre d’inhumation est donné. Je fais rapporter du vodka à profusion : une heure après, tous mes convives étaient sous la table.

Le lendemain, je reçois les félicitations d’un millier de paysans, heureux de s’en être tirés à si bon compte. »

Enchantés de la petite histoire de notre intendant honnête homme, nous allons tous prendre le thé avec notre capitaine, puis on s’arrange pour passer la nuit. Déjà nos couvertures sont posées sur les bancs qui doivent nous servir de lit, et nous nous berçons de l’espoir de dormir en paix ; mais, hélas ! j’ai compté sans les taracanes et les cancrelats qui vivaient tranquilles en ce réduit. Aussitôt la lumière éteinte, je sens des centaines de petits individus courir sur ma figure. J’allume ; j’en vois des milliers sur les cloisons et au plafond : il est absolument impossible de rester dans cette société. Je m’empresse de retourner dans la chambre commune, où je rencontre mon compagnon en quête d’une pauvre petite place, mais toutes sont prises. Adieu le sommeil, ce sera pour une autre nuit. Nous allons faire un tour sur le pont.

Nous sommes amarrés au bord du Volga, devant une ville appelée Bogorodskoë : s’il faisait jour, nous verrions de l’autre côté la Kama, dont l’embouchure est à deux verstes de nous.

Au lever du jour, en effet, nous avons un spectacle magnifique : le soleil se lève dans l’immense nappe d’eau qui se trouve devant nous ; le bateau chauffe et nous reprenons le milieu du fleuve. Nous ne tardons pas à apercevoir la Kama, dont les eaux pures font un contraste parfait avec celles du Volga. Pendant longtemps les deux fleuves coulent dans le même lit sans se confondre : la Kama, d’un vert limpide, à côté des eaux limoneuses du Volga.

Nous apercevons des pêcheries, une vingtaine de tentes, ou plutôt de cabanes, mi-parties en bois et en toile, quelques-unes n’ayant qu’une toiture en bois supportée par des poteaux, afin de servir au besoin de séchoir pour les filets. De grands appareils, composés d’une traverse horizontale, portée par des poteaux verticaux et disposés parallèlement, servent à étendre les filets. À travers le brouillard doré qui nous entoure, nous apercevons des embarcations qui viennent nous offrir du poisson et surtout l’inévitable sterlet.

Peu à peu, le pont se couvre de voyageurs ; la rive gauche commence à s’élever. Nous passons devant un bourg appelé Ghelangha ; les îles deviennent plus nombreuses ; nous marchons à toute vapeur sur Simbirsk.

En attendant, nous prions notre intendant modèle de continuer à notre profit ses indiscrétions, ce qu’il fait de très-bonne grâce. Les exactions de la bureaucratie lui fournissent des sujets inépuisables ; son témoignage, joint aux notes déjà prises dans différentes localités, nous édifie complétement sur les faits et gestes de ces messieurs.

Il nous conseille de nous arrêter longuement à Saratof et d’aller voir les mines de Sarepta, colonie allemande qui a prospéré pendant une centaine d’années, pendant lesquelles elle s’est administrée elle-même, mais qui a dû succomber lorsque l’administration est venue la protéger.

Tout en causant, nous passons devant Tétiouchki, situé sur la rive droite. Le sol de ce côté s’élève graduellement et forme une chaîne de collines, tandis que la rive gauche s’aplanit de plus en plus.

Les deux rives sont entièrement désertes ; à peine aperçoit-on de temps en temps Tétiouchki.

À neuf verstes de cette ville on trouve des ruines considérables, celles de l’ancienne capitale de la Bulgarie. La crainte, si nous nous écartions trop du Volga, de ne plus pouvoir trouver de bateau et le froid qui commence à se faire sentir la nuit, nous forcent de nous en tenir à ce que nous en disent nos compagnons de voyage.

Ces ruines occupent un espace de six verstes de circuit, environ 60 hectares ; elles ont été visitées par Pierre le Grand et Catherine II. Ce sont les restes de plusieurs monuments tartares qui témoignent, dit-on, d’une architecture avancée. On a réparé ou du moins consolidé ce qui était le mieux conservé.

On a relevé et traduit toutes les inscriptions arabes et arméniennes. Les inscriptions arméniennes sont datées de 984 et de 1579, ce qui prouve que cette ville a existé un assez grand nombre de siècles avant la conquête des Russes, et que le pays, maintenant a peu près désert, était jadis très-habité. Les Russes ont beaucoup plus détruit de villes qu’ils n’en ont bâti. Ils étendent leur territoire : ils ne civilisent pas. Dans le Caucase et les pays environnants soumis à leur domination, on rencontre bien des villes autrefois florissantes et aujourd’hui anéanties. On attribue généralement à leur mauvaise administration le vide qui semble se faire autour d’eux. Le régime inauguré par l’empereur actuel changera-t-il cet état de choses ? l’ancienne organisation exclusivement militaire a-t-elle fait son temps ? C’est ce que les Russes intelligents espèrent. Mais il faut bien reconnaître que certaines races semblent impuissantes à atteindre les degrés supérieurs du progrès social. Les Turcs en sont une preuve : on peut assurément l’affirmer après tant de siècles écoulés sans qu’ils soient parvenus à prendre rang parmi les nations laborieuses, inventives, sans cesse en recherche des moyens de rendre la vie humaine plus heureuse et plus digne. On ne saurait encore prononcer le même jugement contre la Russie ; mais il devient temps qu’elle sorte de son immobilité et qu’elle s’avance résolument vers l’avenir.


Navigation sur le Volga. — Simbirsk et Samara. — La tarentule. — Saratof. — Moyens expéditifs d’avoir des chevaux de poste. — Kirghis et Kalmouks. — Extraction du sel au bord du lac Elton.

Le fleuve s’élargit toujours. — Nous arrivons à Simbirsk, chef-lieu du gouvernement de ce nom.

La ville est perchée à une assez grande hauteur sur le sommet d’une colline, et elle offre cette particularité qu’elle est placée entre deux cours d’eau parallèles, qui coulent en sens contraire, le Volga du nord au sud et la Sviaga du sud au nord.

Les deux courants ne sont pas séparés seulement par la ville, et la Sviaga ne rejoint le Volga, dans le gouvernement de Kazan, qu’après une course de cent verstes.

Nous embarquons des Tchouvachs, parmi lesquels se trouve une femme en grand costume de fête ; je m’empresse de faire un croquis : il est assez différent de ceux que j’ai rapportés de Kazan. Il paraît que le contact de la civilisation a influé sur ces costumes des femmes tchouvachs, mordouanes et tatares. Les hommes seuls sont restés fidèles à la tradition.

Après avoir passé Singhïlei, sur la rive gauche, nous voyons devant nous le village de Boumarat, et celui de Mordovo à droite, placé en face de la rivière Tchéremchan, qui vient grossir encore le Volga. Tous ces villages sont habités par les Tchouvachs et les Mordouans, ceux de la rive gauche surtout.

À Stavropol, on commence à apercevoir les Kalmouks. C’est dans cette ville que demeurent leurs chefs et ceux qui servent d’intermédiaires dans leurs relations avec la Russie. Quant aux simples Kalmouks, ils ne quittent pas leur vie libre sous leurs tentes de feutre ; un grand nombre d’entre eux a été converti au culte grec, et leurs prêtres demeurent à Stavropol. On en compte une trentaine de mille ; mais on n’a jamais pu les astreindre à la culture des terres, ils sont restés pasteurs. Les autres, la moitié de la nation, vivent dans les steppes, professent le culte de Lana et mènent la vie nomade. Nous les retrouverons bientôt.

Stavropol est une ville d’administration. Elle est bien située. Elle m’a paru remplie de soldats. On lui a donné le nom de Stavropol (ville de la Croix) parce qu’elle a été construite, en 1730, pour servir de résidence aux Kalmouks chrétiens.

À Stavropol, le Volga fait un brusque détour à l’est pour revenir en arrière. À Sizran, peu éloigné de son point de départ, la route de terre, qui a une quinzaine de verstes, et est côtoyée par la petite rivière Oussa, réduit le trajet de cent vingt verstes à quinze. Mais la rivière n’a pas été canalisée ; aussi sommes-nous obligés de passer par Samara.

Nous perdons de vue les collines à droite. Les deux rives sont très-basses et n’ont rien d’intéressant. Notre pyroscaphe a pris à la remorque deux grands bateaux, dont un, chargé de canons et de projectiles de guerre, se rend à Astrakan. Il a fait à Stavropol sa provision de combustibles. Le pont en est littéralement couvert. Il nous est bien difficile de circuler. Nous descendons dans la chambre, afin de mettre nos notes et nos dessins en ordre.

Je termine un croquis que j’ai fait pendant qu’on encombrait notre bateau, opération qui n’a pas demandé moins de quatre heures. D’après l’autorité de notre intendant, qui me regarde faire, les saules que j’ai dessinés sont d’une espèce particulière que je ne retrouverai pas ailleurs. En effet, j’avais été surpris de ne pas apercevoir de tronc. Ils se multiplient par leurs racines, qui vont s’étendant autour d’eux à mesure que les premières tiges meurent et se dessèchent. Cet arbre se rencontre communément sur les bancs de sable, dans toute la contrée, jusqu’à Astrakan. On l’appelle Tchernata (saule noir) parce que ses feuilles ne sont pas, comme celles du saule, argentées.

Vers le soir nous arrivons à Samara. Le pont n’est pas encore débarrassé. En sautant tant bien que mal par-dessus les bûches, je m’empresse de me rendre à terre.

Il est nuit lorsque nous entrons dans la ville. Construite presque toute en bois, elle est située sur la rive gauche du Volga, dans l’angle que forme le fleuve avec la rivière du même nom. On y fait un grand commerce de bétail, de suif, de poisson frais ou salé et de caviar. On y élève beaucoup de moutons kalmouks et kirghis. Une partie considérable des fines peaux d’agneau, désignées sous le nom d’Astrakan, vient de Samara. On en exporte aussi une grande quantité de pelisses ou touloupes.

Les environs nous ont paru bien cultivés et fertiles.

Pour quelques copecks, on nous vend des melons d’une très-bonne qualité. Les pastèques, les arbouses ou melons d’eau viennent en abondance dans les terrains humides et chauds qui bordent la Samara et le Volga. On les conserve dans le sel pour l’hiver : c’est, en somme, une nourriture assez fade.

Nous rencontrons partout une grande quantité de pommiers, dont quelques-uns, nous dit-on, produisent la pomme transparente que nous avons remarquée à Kazan.

On nous apporte un petit animal qui a beaucoup de rapport avec un lièvre, mais qui n’est que de la grosseur d’un rat : on le nomme Tchokouska. Il vit dans les broussailles, et il a des terriers comme le lapin ; il n’en sort que le matin et le soir. Il pousse un cri très-perçant qu’on entend à une très-grande distance. Pendant l’hiver, il creuse des galeries sous l’épaisse couche de neige qui couvre le gazon et cherche sa nourriture sans se faire voir au grand air.

Le rat musqué est aussi très-commun dans les environs de Samara. Les pêcheurs en prennent très-souvent dans leurs filets.

Les reptiles, qu’on trouve si rarement dans le nord de la Russie, commencent à se montrer ici. — Les lézards égayent les buissons. — On rencontre aussi cà et là la vipère commune et un serpent noir dont je n’ai pu savoir le nom.


Tchouvachs, types et costumes. — Dessin de M. Moynet.

La tarentule est commune à Samara. Elle n’inspire pas une grande terreur aux habitants, sa morsure n’ayant jamais occasionné d’accident grave. Il y a des endroits où le sol est criblé de ses traces.

Un des ennemis de cette contrée est l’insecte ovoïde appelé tique du chien. Au printemps on ne peut aller nulle part sans être couvert de ces vilaines petites bêtes.

Après Samara, le Volga est divisé en plusieurs bras par des îles qui se succèdent sans interruption. Le paysage, qui était très-riche autour de la ville que nous venons de laisser derrière nous, s’appauvrit ; la rive gauche redevient très-basse et toute nue ; mais sur la rive droite toujours bordée de collines, se dresse, à 340 mètres, un peu en aval de Syzran, le Biélij-Kliousk, le plus haut sommet de la Russie centrale.

Saratof, chef-lieu du gouvernement de ce nom, est une ville très-importante située sur la rive même du fleuve ; on y fait un grand commerce de cuirs et de sels. L’établissement de colonies allemandes à sa proximité l’a fort enrichie.

On nous raconte que la ville de Saratof avait été bâtie d’abord sur la rive gauche, près d’un petit cours d’eau. Au dix-septième siècle, la ville fut reconstruite sur l’emplacement actuel, au pied des montagnes Sokolofskié. Le sol qu’elle occupe est très-accidenté. Les maisons sont partagées en deux par un grand ravin qu’on traverse sur des ponts. On a trouvé au fond de ce ravin les os fossiles de très-grands animaux. Les maisons en pierre sont en majorité ; une petite colonie française y exerce diverses professions. Une des premières choses qu’on remarque en entrant dans l’intérieur de la ville est un joli magasin dont la devanture est garnie de gravures de modes françaises, d’une foule de rubans, et d’autres objets de toilette de la plus grande fraîcheur. Ces sortes de rencontres nous font toujours plaisir.

Notre capitaine nous prévient qu’ayant un


Village russe sur le bord du Volga. — Dessin de M. Moynet.

chargement à faire, il pourra bien rester un ou deux jours à

Saratof. Nous allons tout droit chez notre compatriote, et nous y sommes parfaitement reçus.

Nous voulons mettre à profit la lenteur de notre bateau pour en sortir à Nicols-Kaia ou Nicolaevsk et faire une excursion jusqu’au lac Elton : nous nous rembarquerons à Staritzine. Une fois cette résolution bien arrêtée, nous utilisons notre séjour à Saratof pour nous munir des provisions nécessaires à un voyage de soixante lieues à travers les steppes des Kirghis.

Ainsi que nous l’avons dit plus haut, les colonies allemandes, suisses et même françaises, qui entourent Saratof, après avoir prospéré pendant plus d’un siècle, ont vu de mauvais jours ; elles ont trouvé l’administration russe trop maternelle. Elles espèrent que le nouveau régime inauguré par l’empereur Alexandre II leur rendra la liberté qu’elles avaient de s’administrer elles-mêmes. Mais nous constatons que, pour le moment, plusieurs sont abandonnées ; celle de Sarepta notamment, qui a été fondée par les Frères Moraves, est aujourd’hui déserte. Leur régénération est d’autant plus désirable que l’ensemble de cette population, qui se montait à huit ou dix mille familles, trente ou quarante mille âmes à peu près, avait apporté avec le travail l’aisance et le bien-être dans le pays.

Le lendemain, à 9 heures du matin, le Nakimof toujours de plus en plus obstrué par son bois de chauffage, nous débarque donc à Nicolaevsk, petit village situé sur la rive gauche, et nous nous acheminons vers la station de poste, où nos tribulations pour obtenir des chevaux vont recommencer. Le starostat (maître de poste) fait les difficultés ordinaires, qu’Alexandre Dumas lève en mettant ses décorations. Il y a bien un autre moyen qui consiste à essayer nos fouets sur le dos de ce fonctionnaire, mais quoique nous ayons dû nous y habituer par la suite, il nous répugne encore.

La mauvaise volonté des maîtres de poste n’a jamais d’autre but que de faire augmenter le prix des chevaux. À chaque relais le starostat, qui, d’après son dire, n’a plus le moindre bidet dans ses écuries, trouve tout ce qu’on désire chez un voisin, dès qu’on ajoute une prime au prix fixé par l’État. Si l’on ne veut pas payer, il ne s’agit que d’avoir une bonne nagaïka.

« La nagaïka, écrit Dumas dans une charmante relation de notre voyage en Russie, la nagaïka est un fouet qui s’achète, en général, le jour même où l’on prend le padarodjné ; il arrivera un moment où, pour la commodité des voyageurs, on fournira l’un et l’autre dans le même bureau… En 1858 on les vendait encore séparément. »

Nous nous lançons dans le steppe uni et sablonneux au grand galop de nos deux troïkas. Nous ne voyons presque plus de végétation ; le sable s’étend partout. Après une course d’une vingtaine de verstes, nous arrivons à une maison de poste où, pour toute curiosité, on nous montre un puits, mais dans ce pays de lacs salés, un puits d’eau douce est chose intéressante.

Deuxième station, Magontefskoi-oumet. Nous avons aperçu un lac à notre droite ; on le nomme Karavaïnoï. Nous dressons notre tente à côté d’un poste de Cosaques ; un peu plus loin sont campés des Kirghis.

Ces derniers sont une nation bien distincte de celle des Kalmouks qui habitaient autrefois ces steppes et étaient soumis à la Russie ; mais à la suite de quelques discussions et de quelques actes arbitraires du gouvernement russe, les Kalmouks, partirent tous le même jour en 1771 au nombre de cinq cent mille, et retournèrent du côté de la Chine, d’où leurs ancêtres étaient venus.

Le pays resta désert, comme tout récemment le Caucase par suite de l’émigration des populations circassiennes. Vers le commencement de ce siècle, quelques tribus kirghis vinrent camper au bord de l’Oural, puis elles poussèrent jusqu’au Volga, où la Russie leur abandonna le terrain laissé libre.

La Russie y gagna, au lieu d’une nation douce et paisible comme les Kalmouks, une population d’environ cinquante mille pillards. Nous allons rendre visite à ces nomades, qui nous accueillent avec la plus parfaite hospitalité ; sans aucun doute, ils nous auraient dévalisés avec le plus grand plaisir, mais la vue de nos pistolets et le voisinage des Cosaques arrêtent leur convoitise. Deux heures s’écoulent avec eux dans la plus douce intimité, grâce surtout à une gourde d’eau-de-vie de Cognac que nous faisons circuler.

Le lendemain nous repartons au grand galop ; nous passons devant nos amis de la veille que notre tyemchikc traite assez lestement de canailles.

Station de Soubofskoi-oumet. Du sable, quelques citernes et des plantes salines.

Station de Balouchtinskoï-oumet. L’aspect change un peu ; quelques marais desséchés ; on voit à la place de l’eau une croûte de sel ; au bout de cette croûte monotone, une grande ligne blanche nous annonce le lac d’Elton. Il est nuit ; c’est à grand’peine qu’à la clarté douteuse des étoiles nous dressons la tente et allumons notre feu. Il n’y a pas une demi-heure que nous avons commencé notre installation lorsqu’un officier russe vient nous offrir l’hospitalité : nous acceptons ses offres de service, mais seulement pour le lendemain afin de visiter l’exploitation.

Le lac Elton ou d’Elton que les Kalmouks et les Kirghis appellent Altan-nor (lac doré), parce que ses eaux sont rouges lorsque le soleil les éclaire, a soixante douze verstes de tour ou dix-huit lieues. Sa forme est elliptique et assez régulière. Ses rives escarpées ont quelquefois huit à neuf mètres d’élévation. Le lit est très-uni, et les eaux sont si basses qu’on peut le traverser partout à gué.

Treize ruisseaux, tous plus ou moins chargés de sel, se jettent dans ce grand réservoir, sans compter un certain nombre de sources qui jaillissent sur les bords, et quelques-unes dans les eaux mêmes.

Le lac Elton est exploité depuis un nombre considérable d’années. C’est une mine intarissable de sel. La muire (on appelle ainsi l’eau mère chargée de sel et qui reste après le dépôt) est assez abondante pour suffire à l’évaporation et ne point tarir, comme dans certains petits lacs où la production a cessé. Le sel déposé forme de nouvelles couches d’année en année. On n’exploite que quelques endroits du lac, quoique ce soit dans une assez forte proportion.

On soulève la nouvelle couche qui n’a pas encore la solidité nécessaire et on la laisse sur place : puis on enlève les autres croûtes séparées les unes des autres par des couches de limon noir. Sous la cinquième croûte qui est très-dure, on ne rencontre qu’un limon très-fluide : on ne va pas plus loin.

Sur les bords, on voit parfaitement la formation du sel à plusieurs degrés ; ce sont d’abord de petites pellicules qui, en se réunissant, finissent par former une masse plus lourde que l’eau ; elle s’enfonce alors, et va se joindre à la croûte du fond.

Les sources et les ruisseaux qui traversent le lac, forment des canaux, qui après la retraite des eaux sont fort dangereux pour quiconque, voulant passer à gué, ne s’en garderait pas ; on disparaîtrait dans la vase qui au désagrément de teindre solidement en noir ajoute celui de parfumer d’une odeur d’œuf pourri.

L’exploitation, commencée au printemps, allait finir à l’époque où nous la visitions ; elle occupe de douze à quinze cents ouvriers. Elle est de plus en plus facile à mesure que la partie liquide s’évapore. Les ouvriers se réunissent par petits groupes à l’endroit où le travail doit se faire. Ils commencent par casser avec des pics la première couche de sel qui est rouge et imparfaite, puis ils tirent à eux successivement les autres, en ayant soin de laver les morceaux de sel pour les débarrasser de la couche vaseuse ; ils les chargent ensuite sur des bateaux très-plats, pour lesquels on creuse quelquefois un chenal jusqu’à l’endroit de l’exploitation ; sans cette précaution, une fois chargés, ces bateaux ne pourraient pas toujours atteindre le bord ; quand ils y sont arrivés, des voitures, attelées de bœufs, sont remplies de ces morceaux de sel et dirigées par Saratof vers l’intérieur de la Russie, sauf ce qu’on en garde à Saratof, dans les magasins impériaux.

Il y a quelques postes cosaques aux environs et dans la région des lacs. Cette précaution est devenue nécessaire depuis l’établissement des Kirghis, peu redoutables d’ailleurs tant qu’ils ne sont pas plus de dix contre un. Les maisons des ouvriers sont en bois comme les isba et quelquefois en branchages, mais, pendant l’été, il est impossible de s’y loger ; on y est exposé à la compagnie de l’araignée-scorpion et de la tarentule ; aussi plus d’un ouvrier a-t-il adopté la coutume tatare de passer la nuit sous la partie avancée d’une toiture en bois qui s’étend tout le long de l’habitation. Les toits en terrasse servent aussi au même usage, et ce n’est pas le plus mauvais parti à prendre, pourvu qu’on ait soin de garder sur soi une espèce de papack ou de peau.

Notre déjeuner se compose d’un mouton et surtout d’arbouses. L’arbouse est une pastèque. Les bords du Volga, depuis Saratof jusqu’à Astrakan sont pleins de ces cucurbitacées que l’on vend presque pour rien, et qui sont cependant très-renommées. On les emploie même contre la fièvre.

Nous faisons à cheval une promenade que nous ne pouvons prolonger, notre retour au Volga étant devenu urgent, si nous voulons retrouver le lendemain notre bateau et nos bagages.


Tzaritzyn. — L’insurrection de Pougachef. — La colonie des Frères Moraves à Sarepta. — Les hermines.

Nous partons sur les cinq heures du soir : le ciel est froid et splendide. Rien d’intéressant : toujours des tentes kirghis. Après avoir passé le Volga qui en ce moment a au moins trois verstes de largeur, nous entrons à Tzaritzyn.

Tzaritzyn est, à l’exception d’Astrakan, la ville la plus ancienne de la partie inférieure du Volga : elle est située sur la rive droite, près du petit ruisseau Tzaritza. Le fleuve se sépare en deux bras en face de Tzaritzyn, et forme une grande île, nommée Sarpiuskoi-Ostrow, qui s’étend jusqu’à l’embouchure de la Sarpa et sert de haras.

La ville a été fortifiée et l’est encore ; elle a été souvent assiégée et prise ; les remparts ont été bien des fois reconstruits.

Le dernier siége a eu lieu en 1774, sous le commandement de Pougachef, paysan qui, après avoir servi dans l’armée russe, avait déserté, et, étant parvenu à réunir une armée composée de paysans comme lui, s’était fait passer pour Pierre III. Cette imposture eut un plein succès, la disposition des esprits, opprimés par la noblesse, l’ayant fait admettre sans examen.

Pougachef se fit des partisans parmi les tribus tatares qui habitaient le pays que nous visitons, populations mal soumises et sur lesquelles la Russie ne pourrait peut-être pas compter même aujourd’hui. De plus il groupa sous ses ordres les Cosaques de l’Oural, qui, ayant à se plaindre de certaines vexations de la part des autorités locales, avaient inutilement adressé leurs réclamations à l’impératrice Catherine II. Le retour de leurs envoyés maltraités les avait vivement irrités. Pougachef se composa ainsi une petite armée assez forte pour devenir une cause de sérieuse inquiétude.

En même temps le faux Pierre III frappait sur les seigneurs et annonçait l’affranchissement des serfs ; un instant on put craindre qu’il ne soulevât la Russie.

On promit d’amnistier tous ceux qui abandonneraient sa cause, et on mit sa tête à prix. À la suite d’une bataille où il avait été complétement battu, il fut livré par trois de ses officiers. Conduit à Moscou dans une cage de fer, il fut condamné à mort et exécuté.

La forteresse Tzaritzyn dut son salut à de nombreux canons destinés au port d’Azof, et qui se trouvaient dans la ville en attendant leur transport par les steppes de Koumant.

Tzaritzyn avait été moins heureuse un siècle auparavant, en 1669, lors de l’attaque d’un bandit, espèce de Fra-Diavolo, nommé Stenka-Rasine, qui dévalisait les riches pour donner aux pauvres, en ayant soin toutefois de garder les trois quarts de ses déprédations pour lui. Il vint devant Tzaritzyn, la prit, la pilla, et passa au fil de l’épée les riches habitants ; puis il rêva la conquête de Moscou, ambition qui causa sa perte : il rencontra en route le prince Dolgorouky, qui après l’avoir battu, l’emmena où il voulait aller, mais pour l’y faire rouer vif.

Tzaritzyn occupe le point le plus rapproché du Don : aussi a-t-on toujours eu le projet de réunir les deux fleuves. Zélim, en 1559, avait donné l’ordre à une flottille militaire qui remontait le Don, lorsqu’elle serait arrivée à Katchaliuskaia, d’y ouvrir immédiatement un canal de réunion avec le Volga. Ce projet avorta par suite de la déroute de l’armée turque. Pierre le Grand eut la même idée ; il fit même faire un tracé et recommanda de pousser les travaux avec activité.

À son tour, l’empereur Nicolas fit ordonner de nouvelles études qui n’amenèrent pas plus de résultats.

Aujourd’hui, on parle de la construction d’un chemin de fer. En attendant les transports continuent à se faire d’un fleuve à l’autre à l’aide de chariots.

Il s’en fallut de peu, au commencement de notre siècle, que Tzaritzyn ne devînt une ville célèbre dans les fastes militaires.

Avant la rupture de l’amitié d’Alexandre Ier avec Napoléon, qui amena la campagne de 1812, il avait été convenu, entre les deux souverains, que, pour ruiner le commerce anglais, on irait l’attaquer à son point de départ même, en Asie.

Selon ce projet, quarante mille Français devaient descendre le Danube, s’embarquer sur la mer Noire, remonter le Don et se diriger vers Tzaritzyn, et quarante mille Russes auraient descendu le Volga, traversé la mer Caspienne et débarqué à Asterabad. Les Français les auraient suivis sur les navires revenus à vide.

Ce plan n’eut pas de suite, comme on sait ; la campagne de 1812 fut résolue, et les Anglais et les Russes s’allièrent contre nous.


Jeune fille russe. — Dessin de M. Moynet.

On me montre des hangars en ruine, qui faisaient partie, dit-on, des travaux qu’on avait commencés dans l’attente de cette grande agglomération d’hommes.

Nous retrouvons le Nakimof, mouillé en face de la ville. Pendant notre absence, il a conclu deux marchés pour remorquer deux autres bâtiments, dont l’un est chargé de blé, ce qui va ralentir encore notre marche ; nous n’avons rien à objecter, notre capitaine mettant ainsi toute l’obligeance possible pour faciliter nos excursions sur les rives du Volga.

Nous passons devant la colonie des Frères Moraves à Sarepta, dont il a été question plus haut. Les villages sont déserts, les maisons fermées, les champs en friche. On nous donne quelques nouveaux détails sur les causes qui ont déterminé les colons à s’éloigner après un siècle de travail.

Cette colonie s’était établie en 1765. Les fondateurs avaient obtenu du gouvernement entre autres priviléges, celui de relever directement de la chancellerie des tutelles à Saint-Pétersbourg et de ne dépendre d’aucune juridiction provinciale. Ils choisissaient parmi eux des préposés pour veiller aux intérêts de la communauté, y maintenir le bon ordre et tenir les comptes. Mais l’administration russe, voyant prospérer cette colonie, a voulu à l’expiration de la concession y introduire ses employés ; à partir de ce moment, comme si une machine pneumatique eût agi sur eux, les Moraves sentirent l’air leur manquer, et un beau jour, de même que les Kalmouks sous Catherine, de même que les Circassiens à notre époque, ils partirent tous à la fois, abandonnant leur culture et le pays qui était devenu leur patrie.

Une quinzaine d’années avant nous, un couple de voyageurs, devenus célèbres, un par sa science, l’autre par son talent d’écrivain, M. et Mme Hommaire de Hell, ont visité cette localité destinée à un si court avenir. Nous ne pouvons résister au désir de reproduire ici une partie des pages qu’ils lui ont consacrées, « l’esprit et le cœur encore tout émus du charme et de l’hospitalité morave. »

« … Les impressions nouvelles qui attendent à Sarepta le voyageur, presque abruti par l’ennui des mornes solitudes qu’il vient de traverser, lui font l’effet d’un


Kaback (auberge), entre Sarostaw et Kostramma, sur les bords du Volga. — Dessin de M. Moynet.

rêve dont l’attrait inespéré tient presque du prodige.

Quand même Sarepta serait transporté au milieu de la Suisse, on ne pourrait manquer de s’éprendre de ce délicieux séjour. Mais pour l’apprécier à sa juste valeur, il faut être fatigué, brisé comme nous l’étions en l’abordant ; il faut avoir désiré un peu d’ombre et d’eau comme une manne céleste ; il faut avoir parcouru, pendant plusieurs jours, un pays semblable à celui que nous avons essayé de décrire, sous un soleil torréfiant, sans voir autre chose que des plaines de sable !

« Qu’on se figure une jolie petite ville d’Allemagne, avec ses maisons à pignons, ses arbres fruitiers, ses fontaines, ses promenades, sa propreté minutieuse, son bien-être et son heureuse population, et l’on n’aura qu’une faible idée de Sarepta, qui réunit, dans ce coin du monde éloigné, tous les avantages des pays les mieux civilisés : industrie, beaux-arts, morale, sociabilité, commerce, etc.

« Cette colonie morave, cachée dans un pli du Volga, au milieu des hordes kalmoukes et khirghises, prouve éloquemment jusqu’à quel point la volonté et la persévérance peuvent opérer de miracles. C’est le premier jalon que l’Europe ait planté dans une contrée aussi reculée, parmi des peuples pasteurs, si jaloux de leur indépendance ; et l’on ne peut que s’émerveiller en face des résultats obtenus par les Frères Moraves, tant sur le sol inculte qu’ils ont fertilisé, que sur le caractère plus inculte encore des habitants, résultats qui font vivement apprécier les bienfaits de notre civilisation.

« Tout respire la paix et le contentement dans cette petite ville bénie de Dieu. C’est le seul endroit que je connaisse en Russie où le regard ne soit pas contristé par l’aspect de la servitude. Là, aucune fâcheuse pensée ne vient se mêler aux observations intéressantes que glane la curiosité. Chaque maison est une fabrique, chaque individu un industriel. Durant la journée, tous sont au travail ; mais le soir une population gaie et heureuse se répand sur les promenades et sur la place publique, et donne à la ville une animation des plus agréables.

« En véritables Allemands, les Frères Moraves aiment la musique avec passion. Les sons du piano qu’on entend dans presque toutes les maisons, leur rappellent la mère patrie et les consolent du voisinage des Kalmouks.

« Nous visitâmes l’établissement des Sœurs Moraves, où, par un singulier hasard, nous rencontrâmes une vieille dame allemande qui parlait fort bien le français. L’existence de ces sœurs est calme, modeste, asservie aux préceptes les plus purs de la morale et de la religion. Elles sont au nombre de quarante, et paraissent heureuses, autant du moins qu’on peut l’être avec une existence tout à fait monacale. Un ordre parfait, des appartements commodes, un beau jardin, leur rendent la vie matérielle aussi douce que possible. La musique leur est aussi d’une très-grande ressource. Nous remarquâmes, dans la salle de prières, trois pianos dont elles s’accompagnent pour chanter des hymnes en chœur. Elles font de très-jolis ouvrages en perles et en tapisserie, qu’elles vendent au profit de la communauté. Ces détails n’auraient rien que de fort ordinaire s’il s’agissait de tout autre pays ; nous craignons même qu’ils ne semblent oiseux ; mais pour peu qu’on songe que cette oasis de civilisation est égarée à l’extrémité de l’Europe, au milieu des Kalmouks, sur les confins du pays des Khirghis, on trouvera notre enthousiasme bien naturel et bien excusable.

« Comme il faut toujours qu’un peu de critique se mêle à l’appréciation des choses, pour en augmenter la saveur, je me permettrai d’attaquer la prétention maladroite avec laquelle s’habillent les femmes. Croirait-on que dans ce petit coin de terre, si éloigné de tout l’univers, on porte le ridicule jusqu’à singer les modes françaises, modes qui datent de l’Empire, tout au moins ? Combien le costume simple, sévère, et le petit bonnet alsacien des mennonites sont préférables à cet assemblage d’élégance et de mesquinerie qui caractérise les Sœurs Moraves ! Cela n’a point de caractère, point de sérieux ; on croirait voir des chanteuses de rue.

« Pour en donner l’idée, voici la description exacte d’une élégante de Sarepta (la fille de notre hôte) : robe d’indienne à fleurs, courte et étroite ; tablier noir, grand mouchoir de madras cachant une fort jolie taille ; ridicule à la main, fait de morceaux d’étoffes différentes ; souliers à grosse semelle, bras nus et chapeau rose orné de fleurs. Ajoutons, pour que le portrait soit complet, une charmante figure et des bras potelés. Les femmes sont du reste beaucoup plus jolies ici que partout ailleurs en Russie : chez plusieurs d’entre elles se retrouve à un degré remarquable le type allemand du Nord, avec son sang si beau, ses traits si naïfs et son abandon si plein d’innocence.

« Le soir de notre arrivée, on nous conseilla d’aller entendre une musique funèbre, dernier hommage rendu à l’un des principaux habitants de Sarepta. Le corps, exposé dans une chapelle ardente, était entouré de la famille et des nombreux amis du défunt, et ne devait être transporté au cimetière que le quatrième jour ; coutume précieuse, qui peut prévenir d’horribles accidents.

« Il serait difficile d’imaginer rien de plus solennel et de plus mélancolique que l’harmonie produite par ces voix humaines et ces instruments en cuivre, qui, se répondant alternativement, semblaient l’écho des pensées les plus tristes et les plus profondes du cœur. Une foule nombreuse assistait à cette scène avec un recueillement un peu troublé, je dois le dire, par la vive curiosité qu’inspirait notre présence. La gravité de la cérémonie ne put empêcher ces bons Allemands de nous entourer avec la plus vive curiosité, et de nous faire mille et mille questions sur le but de notre voyage…

« … Entourés de tous les côtés par les hordes sauvages des Kalmouks, isolés à plus de cent trente kilomètres de toute ville russe, ce ne fut qu’à force de persévérance que les pères de la colonie parvinrent à organiser leur établissement sur le Volga. Mais, à des commencements difficiles succéda une rapide prospérité[3]. »

Hélas ! la fondation de Sarepta date du temps où régnait Catherine II, où gouvernait Potemkin et où le fantasque et puissant favori aimait à émailler d’églogues suisses et allemandes l’âpre sol de l’empire confié à ses soins. On se rappelle les décors d’opéra comique, les villages factices, les chalets de carton, les forêts sans racines, les moujiks enrubanés, les Cosaques déguisés en bergers de Florian, dont il borda la route suivie par sa souveraine allant visiter la Tauride. De ces jeux d’une autocratie capricieuse, que restait-il le lendemain ?… De la pastorale fondée pour un peu plus de temps à Sarepta, que reste-t-il aujourd’hui ? Le vent des steppes asiatiques a tout emporté.

La navigation sur le Volga se fait au moyen de bateaux très-longs, qui ressemblent fort aux anciennes galères ; sur la plupart on a établi, pour la facilité de la manœuvre, de larges galeries qui dépassent les bords du bateau et lui tiennent lieu de pont.

Au milieu du bâtiment se dresse un mât garni de deux vergues et d’une grande voile carrée : on s’en sert quand le vent est favorable.

Depuis que l’on a fait des routes sur les bords du Volga, les bateaux font moins usage de rames, de voiles, et, presque tout le long du fleuve, il y a des stations de Bourlakis pour les haler.

Ces Bourlakis sont une race d’ivrognes et de paresseux, très-disposés à remplacer les anciens bandits qui attaquaient les barques avec impunité au moyen des refuges que leur assuraient les innombrables îles situées au milieu du fleuve, ainsi que les forêts et les montagnes, voisines de ses rivages.

Les autorités russes ont eu déjà fort à faire avec eux, à propos des remorqueurs à vapeur.

J’ai vu sur le Volga, de grands bâtiments de transport, dont l’arrière était décoré, même avec profusion, de sculptures et de peintures ; les dorures ne sont point épargnées. Ces navires sont construits avec une grande élégance de forme ; on les nomme Baschiva.

Le Volga, qui reçoit les eaux d’une infinité de grandes et petites rivières, est toujours d’une dangereuse navigation par suite du grand nombre de ses angles, bas-fonds, d’îles et bancs de sable.

C’est seulement au mois de mai que ces affluents, considérablement grossis par la fonte des neiges, et faisant monter les eaux au-dessus du niveau ordinaire, diminuent tous ces obstacles.

Le Volga n’est pas sans quelque rapport avec le Nil ; l’accroissement de ses eaux est tel, au printemps, que le fleuve recouvre en grande partie les îles et les rives : il n’y a que les très-grands arbres dont on puisse voir encore le sommet ; ces inondations répandent une remarquable fertilité.

En hiver le Volga gèle entièrement et la glace est assez forte pour supporter les traîneaux les plus lourds. À Astrakan et sur la mer Caspienne, la saison froide dure à peine deux mois, quelquefois un seul.

En sortant de Sarepta, nous côtoyons une grande île d’une vingtaine de verstes de longueur sur dix de largeur. Elle est occupée par des pâturages et des prairies. Nous commençons à apercevoir quelques pélicans sur des bancs de sable.

Toute la contrée abonde en hermines. Il paraît que la réputation de douceur qu’on a faite à ce joli rongeur est quelque peu exagérée et qu’on doit le ranger parmi les animaux féroces. On a essayé de l’apprivoiser sans y parvenir. On a beau lui donner la nourriture en abondance, l’hermine mord vigoureusement aussitôt qu’on l’approche. C’est d’ailleurs un animal très-courageux. Il attaque et poursuit des rats énormes jusque dans leurs trous ; aussi les cultivateurs, au lieu de les chasser, les protègent autant qu’ils peuvent. Une hermine enfermée dans un grenier met à mort, grâce à son agilité, toutes les souris, sans en excepter une, y en eût-il un millier.

Nous approchons des campements de Kalmouks. Le steppe jusqu’à Astrakan est leur séjour. À la fin de l’automne, ils passent le Volga et vont chercher une contrée plus chaude au bord de la Kouma.

La rive droite du fleuve cesse peu à peu d’être boisée ; les montagnes s’éloignent à l’est ; le sable commence à dominer partout. Le Volga se divise en plusieurs bras, qui forment en se ramifiant des îles nombreuses, nues et arides, où la végétation se ralentit, où les arbres deviennent de plus en plus rares.

Notre capitaine a fait à Tzaritzyn une large provision de bois ; il en a même chargé les navires qu’il remorque. Dans la province d’Astrakan le combustible est rare ; la ville ne s’en approvisionne qu’à l’aide des bateaux qui descendent du Nord.

Nous passons sans nous arrêter devant la ville d’Enostaevsk, sur la rive droite, et, comme nous marchons lentement, j’ai le temps de dessiner les campements de plus en plus nombreux : les Kalmouks se disposent à faire leur émigration vers le Sud.

Enfin nous apercevons, dans la brume dorée d’un magnifique soleil couchant, les coupoles des minarets et une multitude de mâts de navires, c’est Astrakan[4].

Moynet.

(La fin à la prochaine livraison.)




Forêt de sapins en Russie. — Dessin de M. Moynet.

  1. Suite. — Voy. page 49.
  2. Voyez la note sur les gravures, page 49.
  3. Voyage dans les steppes de la mer Caspienne, édition de 1860, p. 92 et suivantes. Paris, Hachette et Cie.
  4. Voyez tome Ier (1860, premier semestre).