Les Frères Zemganno/86

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G. Charpentier, éditeur (p. 372-375).

LXXXVI

Une nuit Nello s’éveilla.

Par la porte qui restait toujours ouverte entre les deux chambres, de sorte que lorsque l’un des deux frères ne dormait pas, il pouvait entendre la respiration de l’autre, Nello n’entendit rien.

Il se souleva sur son séant, tendit l’oreille. Encore rien. Il n’y avait dans la chambre de son frère, que le bruit de la vieille et grosse montre de leur père qui faisait le bruit des montres d’autrefois.

Sous le coup d’une de ces alarmes irraisonnées, qui viennent pendant les heures nocturnes aux soudains réveils, il appela une fois, deux fois Gianni. Pas de réponse.

Nello se jeta à bas de son lit, et sans prendre ses béquilles, et s’accrochant aux meubles, et marchant comme il pouvait, alla jusqu’au lit de son frère. Il était vide, et les couvertures défaites et rejetées en tas disaient que Gianni s’était relevé après qu’il s’était endormi, lui ! « C’était bien nouveau… pourquoi son frère, qui lui disait tout, lui confiait tout… s’était-il caché de lui pour sortir ?… » Une idée lui traversa la cervelle, et se dirigeant vers la fenêtre, ses yeux fouillèrent l’obscurité de l’ancien atelier du menuisier. « Oui, ça éclairait bien peu…, mais il y avait une lumière là dedans. »

Alors il descendit l’escalier, traversa la cour, se traînant sur les mains, sur les genoux.

La porte était entrebaillée ; à la lueur d’un bout de chandelle posé à terre, Gianni s’exerçait sur le trapèze.

Nello entra si doucement que le gymnaste ne s’aperçut pas qu’il était là. Et agenouillé, le jeune frère regardait son aîné volant dans l’air avec l’agilité furieuse d’un corps vaillant et de membres intacts. Il le regardait, et, en le voyant si souple et si adroit et si fort, il se disait qu’il ne pourrait jamais renoncer aux exercices du Cirque, et cette pensée tout à coup lui fit monter aux lèvres un déchirant sanglot.

L’aîné, surpris par ce sanglot au milieu de son tourbillonnement, retomba assis sur le trapèze, pencha en avant la tête vers l’espèce de paquet douloureux rampant dans l’ombre, par une secousse violente détacha le trapèze qu’il lança au travers de la baie vitrée, volant en éclats, courut à son frère, le souleva contre sa poitrine.

Et tous deux, dans les bras l’un de l’autre, se mirent à pleurer, à pleurer longtemps, sans se dire une parole.

Puis l’aîné, jetant un regard qui enveloppa toutes les choses de son métier et leur dit adieu dans un renoncement suprême, s’écria : « Enfant, embrasse-moi…, les frères Zemganno sont morts… il n’y a plus ici que deux racleurs de violon… et qui maintenant en joueront… le derrière sur des chaises. »