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2 LE TOUR DU MONDE.

les parlements se préoccupèrent aussitôt de cette question. Bref, tous les yeux étaient fixés sur la Crète. C’était le moment favorable pour aller étudier là-bas l’importance du mouvement.

Je partis donc le 15 février, et le 18 je profitai de quelques heures d’arrêt du paquebot pour descendre à Corfou. Il serait oiseux de décrire, même brièvement, la perle des Ioniennes, le merveilleux spectacle de la rade, [a transparence exquise de l’air, la douceur paisible d’un climat incomparable. À droite, les montagnes se profilent en masses sonibres dont les cimes diminuent de plus en plus dans le lointain pour aller enfin s’accroupir dans l’azur de Ia mer. À gauche, c’est l’éclatante blancheur des cimes neigeuses de l’Aïbanie.

Mais, arrachons-nous à notre contemplation. Les bateliers bruyants et quémandeurs envahissent le pont du lelcro : il nous faut descendre à terre et faire la chasse aux nouvelles. Notre tâche sera d’ailleurs singulièrement facilitéc par l’aimable complaisance du consul de France, M. Pollio, un ancien confrère qui nous accucille à bras ouverts.

Tout de suite une information : Berovitch-Pacha est à Corfou ; l’ancien gouverneur de Crète est venu se réfugier là, fuyant les amertumes du pouvoir, les méfiances des chrétiens, les exigences des musulmans. |




DÉPART DES TROUPES À CORFOU. DÉSSIN DE BOCDIER.

Belle occasion en vérité de commencer le voyage par une intéressante entrevue. Je me fais done annoncer à Berovitch par un des gendarmes albanais qui l’ont suivi, superbe gaillard revêtu d’un élégant costume de drap blanc, brodé de noir, serré à la taille par une ceinture rouge où reluisent des armes luxneuses.

Beroviteh-Pacha est chrétien et parle admirablement le français. C’est un grand bel homme, très dis-Ungué avec son fez, sa redingote noire ct son pardessus gris. Il était prince de Samos quand il fut choisi par le sultan pour gouverner la Crète,

Poignées de mains échangées, la conversation s’engage :

— - Votre qualité de chrétien, dis-je, ne vous a done point permis, monsieur le gouverneur, d’aplanir hien des difficultés ?

-- Mais non ! au contraire. Comme chrétien j’étais suspect aux musulmans, et comme fonctionnaire turc, Je ne pouvais inspirer confiance aux chrétiens.

— - Quelle est done la cause du soulèvement ?

C’est l’application des réformes. Les musulmans ne voulaient point eu entendre parler et les chrétiens les réclamaient avec impatience, Ajoutez à cela que là-bas tout est désorganisé. Il n’y a ni justice, ni tribunaux. La gendarmerie qui devait être créée par les grandes puissances n’existe pas davantage, et la situation financière est déplorable !

-— Afais comment cela a-t-1l commencé ?

— - Par des rixes. Un des chefs de l’insurrection de l’an dernier était venu à la Canée. Il fut injurié et altaqué par les musulmans, riposta et blessa quelques-uns de ses agresseurs. Les représailles furent terribles ct les massacres commencèrent, véritable guerre d’extermination où les gens étaient tués, les habitations pillées et incendices, les arbres même arrachés et brûlés.

— Vous avez alors quitté l’ile, monsieur le gouverneur ?

— Oh oui ! j’étais fatigué, écœuré, impuissant à rétablir l’ordre. Comme je regrette Samos et sa tranquillité !

Sur ces mots, je pris congé de cet homme épris de calme et désireux d’oubli. Sa conversation était utile : à rapporter, car elle précise assez exactement les causes de l’insurrection.